mercredi 12 octobre 2016

Forçats T1 : Dans l’enfer du bagne - Bedouel et Perna

« Vous voulez que je vous raconte le bagne ? Alors je vais vous parler de la Guyane. Parce que le véritable enfer n’est pas ici, entre les murs de ce cachot… mais dehors, tout autour. […] On peut dire, sans risquer de se tromper, que la Guyane est juste une putain de forêt vierge où l’homme n’a pas sa place. Pour avoir une chance d’y survivre, il faut se garder des serpents venimeux qui tombent des arbres ou se faufilent entre les herbes hautes de la savane. Des colonnes de fourmis s’y déplacent jour et nuit, dévorant tout sur leur passage. Certaines font deux centimètres de long et leur venin peut tuer un bœuf. Et puis il y a les mouches. Elles vous attaquent, pire que des abeilles et piquent au sang ou pondent leurs œufs sous la peau, jusqu’à vous rendre dingue. Vous voulez que je vous dise, m’sieur ? Ici pas besoin de barbelés ni de gardiens ».

Ce témoignage est recueilli par le journaliste Albert Londres à Cayenne, en 1923. Il lui est fourni par Dieudonné, membre supposé de la bande à Bonnot envoyé au bagne après un procès inique. Enfermé suite à une tentative d’évasion, Dieudonné se confie et montre à Londres l’innommable réalité d’une vie de bagnard. Une prison à ciel ouvert où l’état français a mis en œuvre une déportation de masse pour se débarrasser de ses criminels les plus dangereux. Une prison à ciel ouvert où la durée de vie moyenne n’excède pas cinq ans. Une prison à ciel ouvert où l’on paie pour attraper la tuberculose ou la lèpre afin de s’offrir un séjour prolongé à l’infirmerie et s’extraire de l’horreur du quotidien.

« Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu ici. Quelle que soit la nature des crimes qu’ils ont commis, ces hommes ne méritent pas le traitement indigne que la république leur inflige. Rien ne justifie qu’on dépossède à ce point un homme de son humanité. La Guyane est une machine à broyer, sans distinction ni remords ».

Je crois que j’ai lu tout Albert Londres dans ma jeunesse. Au-delà de son engagement, de sa vision du journalisme (« notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie »), j’ai adoré son écriture, son lyrisme contenu et sa façon incroyablement puissante de vivre et de raconter chacun de ses reportages. C’est un plaisir de le retrouver ici dans cette libre adaptation de son recueil d'articles « Au bagne », adaptation fidèle à la réalité historique mais prenant parfois les accents d’un roman d’aventure.

Graphiquement, je découvre avec bonheur le trait aiguisé de Fabien Bedouel, ses grands aplats noirs, son bleu profond, son rouge sang, sa façon de retranscrire l’atmosphère suffocante et la violence de la colonie pénitentiaire, l’absence totale d’espoir et de lumière pour les condamnés.

Une plongée dans l’indicible sur les pas d’Albert Londres pour rappeler à quel point Cayenne et son bagne sont à jamais restés une honte pour la France (d'ailleurs l'enquête du journaliste aura un tel retentissement qu’elle aboutira à la fermeture du pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni).

Forçats T1 : Dans l’enfer du bagne de Bedouel et Perna. Les arènes, 2016. 64 pages. 15,00 euros.











mardi 11 octobre 2016

Happy-End - Anne Loyer

Les journées de Tom sont réglées comme du papier à musique. Le matin c’est sardines à l’huile au petit déjeuner, toilette rapide, installation devant la télé puis déjeuner avec maman. L’après-midi c’est le parc, le goûter, le passage chez le marchand de journaux. Le soir douche, repas devant le JT et lectures de contes au moment du coucher. Tom a 17 ans. Pour les moqueurs, c’est un attardé. Pour sa mère, il est Tompouce, un garçon différent, un colosse, un esprit d’enfant dans un corps d’adulte.

Depuis que sa nouvelle voisine Béa est arrivée, Tom est fasciné. Il la trouve belle et mystérieuse avec ses yeux tristes et ses vêtements noirs. Béa s’est installée avec son père, un homme sévère et brutal. Tom voudrait la protéger, il s’imagine en prince charmant. Un prince prêt à tout, même à bousculer un quotidien si bien réglé pour venir en aide à sa princesse…

Anne Loyer n’a pas peur de s’attaquer à des sujets difficiles. Les grossesses d’ados (Candy), les secrets de famille qui bouleversent les enfants (Comme une envie de voir la mer) ou encore un fugueur s’échappant d’un centre pour mineurs (La Belle Rouge). Et à chaque fois je suis resté admiratif devant sa capacité à incarner avec réalisme ses personnages. Ici, elle met en scène un simple d’esprit confronté pour la première fois au sentiment amoureux. Sans caricature ni angélisme, elle exprime à travers la voix de Tom la candeur et le regard tendre porté sur le monde par un gamin attachant en diable.

Un texte court, simple, direct et émouvant.  

Happy-End d’Anne Loyer. Alice Éditions, 2016. 64 pages. 11,00 euros. A partir de 15 ans.


Une nouvelle lecture jeunesse que j'ai une fois encore le plaisir de partager avec Noukette.









lundi 10 octobre 2016

Le vieux saltimbanque - Jim Harrison

Le vieux saltimbanque a tiré sa révérence le 26 mars dernier. Un mois plus tôt paraissait ce recueil en forme de testament littéraire. L’auteur de Légendes d’automne y relate ses souvenirs, fragments de vie remontant de façon aléatoire le cours d’une mémoire forcément sélective. Une autobiographie à la troisième personne pour « échapper à l’illusion de la réalité » dont chaque épisode est pourtant on ne peut plus véridique. En vrac, il parle de la perte de son œil gauche à l’âge de sept ans, de la mort de sa sœur à dix-neuf ans et de celle de son père dans un accident de la route. Autres thèmes abordés, le mariage, son infidélité et son alcoolisme chroniques, sa passion pour la cuisine, le sexe, les femmes, le vin et la France. Mais aussi son parcours professionnel depuis sa décision de devenir poète à l’adolescence, ses années de prof de fac, sa difficulté à vivre de sa plume et la manne assurée par l’écriture de scénarios pour Hollywood.

La nature reste au cœur de son existence, dans le Montana et en Arizona. L’épisode le plus cocasse et le plus touchant est celui où il raconte avoir acheté sur un coup de tête une truie enceinte et passé les mois suivants à voir grandir avec amour les porcelets. Une passion dévorante où le vieil homme, débordant de tendresse, semble parfaitement épanoui. Moins reluisantes ses frasques alcoolisées, son attirance pour les étudiantes ou son incapacité à gérer correctement l’argent gagné au fil des années.

J’ai adoré retrouver l’écriture fluide et bourrue, la légèreté de ton et l’humour d’Harrison. Aucune tristesse dans ces pages où ne cesse de planer l’ombre de la Grande Faucheuse. Beaucoup d’humilité et de lucidité, une bonne dose d’autodérision aussi, notamment lorsqu’il relate la disparition du désir et de sa virilité, sa crainte de finir sur le banc des vieux croulants installés face à l’hôtel de ville que tout le monde surnomme « le banc des bites mortes ».

Un recueil comme une dernière salve, sincère et malicieuse, sans le moindre filtre, à l’image de ce grand monsieur libre et indomptable qui n’aura cessé de brûler la chandelle par les deux bouts.

Le vieux saltimbanque de Jim Harrison. Flammarion, 2016. 150 pages. 15,00 euros.





samedi 8 octobre 2016

Les lectures de Charlotte (24) : Une île sous la pluie de Morgane de Cadier et Florian Pigé


Il existe une île où il pleut chaque jour du matin jusqu’au soir. Juste à côté se trouve une seconde île sur laquelle il ne pleut jamais. Les habitants de la première île ont constamment la mine triste et sortent toujours avec un parapluie. « Ce sont des chats très distingués : ils ne se mouilleraient pour rien au monde ». Le jour où un habitant de l’île ensoleillée débarque chez eux à la nage, ils s’offusquent. Ce matou vulgaire saute dans les flaques et danse en riant sous la pluie, c’est une honte ! Après avoir vainement tenté d’éduquer ce sauvageon comme il se doit, les chats au parapluie décident de le chasser de chez eux. Une décision dont ils vont vite se mordre les doigts…

Un album intelligent qui démontre à quel point il importe de s’enrichir de nos différences. L’ouverture à l’autre, l’entraide et le nécessaire changement de comportement face à l’étranger sont également abordés tout en suggestion au fil de cet ouvrage au format à l’italienne où chaque double page offre au regard une grande profondeur.



Et si on cessait de vouloir à tout prix intégrer car au final, n’est-ce pas ce qui tue l’identité ? Charlotte adore le déroulement de l’histoire, la mine chafouine des chats n’aimant pas l’eau et l’insouciance du sauvageon. Un album malheureusement de circonstance dont le message positif apporte un peu de lumière dans la grisaille ambiante.

Une île sous la pluie de Morgane de Cadier et Florian Pigé. Balivernes, 2016. 40 pages. 13,00 euros.






jeudi 6 octobre 2016

Là où les lumières se perdent - David Joy

« Rester me semblait tout simplement inimaginable. J’ai alors su qu’il y avait dans ce monde des choses ben pires que mourir, des choses qui pouvaient pousser un homme à accueillir la mort comme une vieille amie le moment venu. Et rester en était une. Rester signifiait qu’avec le temps je deviendrais exactement comme lui. »

Rejeton d’un baron de la drogue, Jacob sait que son chemin est tout tracé. Mais contrairement à son père, Jacob n’est pas un gros dur violent et impitoyable. Contrairement à son père, il garde de l’affection pour sa mère camée jusqu’à l’os qui sombre peu à peu dans la folie. Contrairement à son père, il se verrait bien quitter ce trou paumé des Appalaches dont il n’est jamais sorti depuis sa naissance. Car contrairement à son père, Jacob éprouve des sentiments. Il s’imagine un avenir avec Maggie, cette copine d’enfance qui est devenue sa petite amie. Mais pour que cet avenir puisse se concrétiser, il va lui falloir couper le cordon. Et pour couper le cordon, pas d’autre solution que de tuer le père…

Là où les lumières se perdent, c’est l’histoire d’une impossible rédemption, l’histoire d’un drame inévitable. Le poids de l’atavisme a ici tout de la malédiction. L’hérédité que voudrait fuir Jacob est une chape de plomb pesant trop lourd pour ses frêles épaules. S’en extraire nécessite des choix douloureux qu’il ne semble pas encore prêt à faire, sauf si, poussé par les circonstances et la rancœur, il décide d'agir sans réfléchir.

Un premier roman sombre au titre on ne peut plus évocateur. Le récit emmène le lecteur vers une tragédie à venir dont personne ne doute dès les premières pages. Une noirceur qui n’est pas sans rappeler des auteurs tels que Benjamin Whitmer, John Bassoff ou Jake Hickson. Du polar « redneck » qui ne brille certes pas par son originalité mais reste diablement efficace. La fin, aussi prévisible que crépusculaire, m’a beaucoup plu.

Là où les lumières se perdent de David Joy. Sonatine, 2016. 300 pages. 19,00 euros.






mercredi 5 octobre 2016

Martha et Alan - Emmanuel Guibert

Emmanuel Guibert, après avoir relaté dans les grandes lignes l’enfance californienne de son regretté ami Alan Ingram Cope, s’attarde cette fois sur la relation particulière tissée par ce dernier à l’âge de cinq ans avec une petite fille rencontrée dans la cour d’école. Martha, rejetée par ses camarades de classe, a trouvé d’emblée en Alan un ami fidèle. De ceux que l’on invite à la maison pour le goûter, de ceux avec lesquels on grimpe aux arbres où on fait de la balançoire. A sept ans tous deux sont devenus enfants de chœur et ont mené avec brio la chorale de l’église à chaque fête importante : « Je chantais très bien et elle aussi. Vraiment, nous avons eu des années de bonheur, ensemble ».

A onze ans, Alan perd sa mère. Sa nouvelle belle-mère lui interdit de voir la petite fille : « Peu à peu, c’est devenu une habitude de ne plus voir Martha. On n’était plus dans la même école, on habitait très loin, je n’avais pas de vélo et puis on a déménagé ». A 18 ans, appelé sous les drapeaux en pleine seconde guerre mondial, le futur soldat veut revoir son amie avant de partir pour l’Europe. Ce sera la dernière fois...

Que dire face à cet album tendre et mélancolique à l’esthétique soignée ? Que c’est beau comme du Guibert. Et qu’il est toujours fascinant de découvrir sa manière sobre et poignante de relater des petits riens où l’anodin ne cesse de faire monter l’émotion. Le récit est un enchaînement de somptueux tableaux accompagnés de récitatifs à la première personne où résonne la voix d’Alan. L’auteur déploie au fil des pages une fresque intimiste où se mêlent pudeur et nostalgie. Il montre ce qui fut entre Alan et Martha mais aussi, entre les lignes, ce qui aurait pu advenir.



Les dessins, réalisés sur des feuilles de plastique transparent à l’aide d’encre, de crayons aquarellés et de pigments de gouache mêlés à de la cire, sont d’une beauté à couper le souffle et rappellent les œuvres de Norman Rockwell.

Une sublime peinture de l’Amérique des années 30 dont le propos, alliant simplicité et humanité, touche à l’universel.

Martha et Alan d’Emmanuel Guibert. L’Association, 2016. 120 pages. 23,00 euros.


mardi 4 octobre 2016

Intimidation - Harlan Coben

Voilà, c’est fait, j’ai lu un thriller du grand maître du genre. Enfin il paraît que c’est le grand maître du genre, perso je n’y connais rien en thriller et je passe mon temps à dire que je fuis ce type de roman comme la peste.

Pourquoi cette lecture alors ? Parce que j’ai eu besoin de comprendre. Comprendre pourquoi ce Harlan Coben fascine ma femme à ce point. Pourquoi le soir venu, alors que je l’invite avec toute la conviction nécessaire à faire un gros câlin, elle me snobe pour rester avec Harlan. Et ce n’est même pas une excuse bidon genre « j’ai mal au crâne », non, non, c’est un sincère « attends, je termine mon chapitre » qui s’éternise tellement que je finis par m’endormir en me la collant derrière l’oreille. Donc j’ai voulu savoir ce que ce mec avait de plus que moi. Bordel.

Intimidation, c’est l’histoire d’un secret. Un secret révélé à Adam Price par un inconnu dans un bar. Un secret que sa femme lui cache depuis des années. Après avoir refusé de donner la moindre explication à propos de ce secret, l’épouse disparaît et envoie un mystérieux SMS. Disparition volontaire ? Enlèvement ? Meurtre ? Adam se lance à corps perdu dans une enquête dont il ne sortira pas indemne (je le vends bien, hein !).

La pile d'Harlan Coben au pied de notre lit...


Pourquoi ça fonctionne à ce point ? A vrai dire je me le demande. Ok, il y a un côté addictif. Ok, le gars prend son temps, il soigne les préliminaires, caresse la lectrice dans le sens du poil, la fait frissonner et la réchauffe quand il faut. Il change de point de vue comme on change de position pour offrir une respiration au cœur de l’action avant de mieux revenir aux fondamentaux. Il joue sur le tempo (lent, rapide, trépidant), donne le rythme et offre cette accélération finale qui fait la différence.

Mais punaise, il n'y pas non plus de quoi grimper aux rideaux ! Ça reste un page-turner, un truc dont on dévore les courts chapitres à toute vitesse pour connaître la suite sans s’arrêter sur la profondeur des personnages et de l’intrigue. L’écriture, truffée de dialogues, est plate comme le dos de la main et les grosses ficelles scénaristiques sautent aux yeux, même pour un novice du genre comme moi.

En gros, c’est mécanique : des enchaînements qu’on voit venir de loin, zéro prise de risque, aucune passion. Tout juste se contente-il de faire monter l’intensité crescendo (ce qui est déjà pas mal, je le concède). Pour autant, ce n’est pas parce qu’on a trouvé une technique efficace qu’il est interdit de varier les plaisirs. Où est l‘effet de surprise sinon ? Franchement, monsieur en fait des caisses mais on est à la limite de l’esbroufe. Ok, je suis un peu (beaucoup) de mauvaise foi sur ce coup-là. Mais je déteste l’idée qu’un auteur perturbe ma vie sexuelle, faut me comprendre. L’évidence c’est qu’il sait y faire et que j’ai du mal à soutenir la comparaison. L’enfoiré.

Intimidation d’Harlan Coben. Belfond, 2016. 375 pages. 21,50 euros.









lundi 3 octobre 2016

Hiver à Sokcho - Elisa Shua Dusapin

Sokcho en hiver. Une improbable station balnéaire sud-coréenne, tout près de la frontière ultra-militarisée avec la Corée du Nord. Désertée à cette période de l’année, la pension décrépie où travaille la narratrice accueille un dessinateur de BD français en quête d’inspiration. Entre eux le courant passe en mode alternatif. Elle occupe ses journées entre le ménage, la cuisine et les visites à sa vieille mère. Lui, taciturne, solitaire, lui demande parfois de l’accompagner dans ses sorties et l’ignore le reste du temps. Ils se croisent, s’effleurent, s’éloignent et mettent leurs émotions en sourdine.

Le froid, la neige, l’ennui. Ce premier roman traversé par la mélancolie et dépouillé à l’extrême exhale une atmosphère étrange à la fois pleine de pudeur et de tension érotique contenue. Attente, silences, hésitations, dialogues épurés de tout bavardage excessif et envahissement du désir, cette rencontre de deux solitudes qui s’attirent et se repoussent possède de forts accents durassiens. Franchement, je suis bluffé par la maturité de l’écriture d’Elisa Shua Dusapin. A 24 ans, son utilisation magistrale de l’ellipse, son mépris de la parole vaine, du développement inutile, impressionne. Avec une force d’évocation et de suggestion sidérante, elle va droit au but, à l’essentiel.

De l’indifférence à la naissance du sentiment amoureux, chacun intériorise, conscient que les silences sont plus signifiants que toute parole. La lenteur du récit et les images semblant défiler au ralenti expriment un bouleversement immobile où la passion affleure sans jamais déborder, sans jamais sortir du cadre. Un charme assez inexplicable se dégage de ce texte où les non-dit règnent en maître. Un des premiers romans les plus singuliers de cette rentrée.

Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin. Zoé, 2016. 140 pages. 15,50 euros.





samedi 1 octobre 2016

Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 - Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib

Ça me gave cette mode actuelle consistant à reprendre une série « mythique » de la BD franco-belge pour la remettre au goût du jour avec de nouveaux auteurs. Mais pour Gai-Luron, je veux bien faire une exception. D’abord parce que son créateur est l’inégalable Marcel Gotlib, ensuite parce que son « repreneur » n’est autre que le génial Fabcaro (Zaï, zaï, zaï, zaï).

Gai-Luron est un personnage né en 1964 dans les pages du journal Vaillant. Chien flegmatique fortement inspiré par le Droopy deTex Avery (Gotlib en a toujours revendiqué la filiation), Gai-Luron ne sourit jamais et semble en permanence à moitié endormi. Philosophe qui s’ignore, ce cabot est le personnage le plus « sage » de l’univers Gotlibien, loin de la transgression d’un Superdupont ou d’un Pervers Pépère. Décalé, poétique et absurde, l’humour de cette série ne pouvait à l’évidence que convenir à Fabcaro.


S’il respecte l’esprit du maître, le scénariste pose sa patte sur plusieurs séquences, notamment les extraits d’émissions télé ou quelques running gags dont il a le secret. Surtout, s’il a gardé les gags individuels, tous sont reliés par un fil rouge qui donne au final une histoire complète : Gai-Luron tente de séduire la jolie Belle-Lurette mais il s’y prend comme un manche et doit en plus affronter un rival pour lequel sa dulcinée a des yeux de Chimène.

Bon, qui aime bien châtie bien alors j’annonce d’emblée que quelques chutes tombent à plat et que, malgré un talent évident, le trait de Pixel Vengeur n’atteindra jamais la qualité de celui de Gotlib. Mais franchement, je suis bluffé par la qualité de l’ensemble. Entre non-sens et gros délire, c’est un vrai plaisir de retrouver la mine fatigué et triste de cet anti-héros lymphatique don les frasques ont illuminé mon enfance. Alors pour une fois je ne vais pas ronchonner en vous disant  que « c’était mieux avant » ou qu’il n’y a rien de plus facile que de faire du neuf avec du vieux, et je vais vous encourager fortement à découvrir cette reprise aussi moderne que fidèle.

A gauche la reprise, à droite l'original


Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 de Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib. Fluide Glacial, 2016. 48 pages. 10,95 euros.






jeudi 29 septembre 2016

Le Garçon : scènes de la vie provinciale - Olivia Resenterra

Punaise, elle n’est pas gaie la vie provinciale telle qu’on nous la dépeint dans ce premier roman ! Une vieille mère et sa vieille fille unique vivent ensemble sous le même toit. La vieille mère est acariâtre, la vieille fille ne la supporte plus. Cette vieille fille unique est la narratrice. Après ses vingt-cinq ans, elle a grossi et arrêté d’aller chez le coiffeur. Elle n’a aucune vie sentimentale, aucun revenu. Son rêve est d’installer une cabane en bois au fond du jardin pour prendre le large, enfin.

Commérages devant la télé en découvrant que le président a une liaison avec une actrice, commérages avec le voisinage, les journées sont tristes, monotones, répétitives. Dans la rue principale du village il y a la maison du père Bavin et de ses deux gamines. Le père Bavin aime « se secouer la bite devant la grande baie vitrée du salon ». On dit aussi qu’il « se tripote quand ses filles invitent des copines à la maison ». Un jour à la fête foraine les deux femmes rencontrent un garçon. La mère se comporte étrangement, le garçon entre dans leur vie, la fille se sent mise à l’écart. Dans un campement gitan installé depuis peu, elle va tenter de trouver des réponses à ses questions.

« Le Garçon », c’est un monde en vase clos, étriqué à l’extrême : « Nous fréquentons principalement les habitants du village, et comme le village n’est pas grand, nous voyons toujours à peu près les mêmes personnes ». C’est la rancœur et la cruauté comme raison d’être, l’amertume chevillée au corps. C’est une drôle de conception de l’amour maternel et de l’amour filial, une vision froide et déprimante de nos villages et de leurs habitants. Au final j’ai aimé ce ton grinçant, ces deux femmes détestables, chacune à leur façon, et cette ambiance délétère. Tout sauf un roman feel-good, et ce n’est pas pour me déplaire !

Le Garçon : scènes de la vie provinciale d’Olivia Resenterra. Serge Safran, 2016. 140 pages. 15,90 euros.






mercredi 28 septembre 2016

Winter Road - Jeff Lemire

Derek est un ancien joueur de hockey professionnel exclu de la ligue après avoir violement blessé un adversaire. Reparti  s’installer dans son village natal en Ontario, Derek travaille dans le restaurant où officiait sa mère avant son décès dans un accident de la route. Solitaire, dépressif, buveur invétéré, Derek est en proie à des accès de colère incontrôlables qui lui valent d’être dans le collimateur de la police locale. Le jour où sa sœur, accro aux drogues dures, débarque en ville pour fuir un compagnon violent, Derek décide de partir vivre avec elle en forêt, loin du monde et de leurs démons respectifs.

Bienvenue chez les indigents, les marginaux. Jeff Lemire ne vend pas du rêve, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans le fin fond de son Canada, le ciel est bas et triste, la neige boueuse, l’humidité suinte de chaque mur, le froid glacial mord les os sous les vêtements, le mauvais alcool échauffe les corps et les esprits. Pauvreté et désœuvrement poussent chacun vers le repli sur soi et la solitude. Les échanges sont rares, les rapports humains tournent en permanence au rapport de force. Chez ces laissés pour compte, on se bat et on se débat. Pour éviter la noyade, éviter la chute finale et définitive.

J’ai découvert Jeff Lemire avec Jack Joseph, je retrouve ici le côté introspectif qui m’avait charmé, sans les dimensions fantastiques et oniriques. Le récit intimiste est brut, sans filtre, linéaire malgré quelques flash-back. Beaucoup de silences chez ces gens de peu de mots, pas besoin de grands discours pour illustrer des vies aussi étriquées. C’est simple et direct, brutal, réaliste, sans complaisance. Le trait est aussi nerveux et torturé que les personnages, il se dégage de l’ensemble à la fois de la lenteur et une certaine forme d’urgence.

Une histoire qui gratte et bouscule, avec une petite touche de lumière finale qui laisse envisager un futur où l’apaisement pourrait enfin être de mise. Une lueur d’espoir dans les ténèbres, minime mais bien présente.


Winter Road de Jeff Lemire (traduction Sidonie Van den Dries).  Futuropolis, 2016. 280 pages. 28 euros. 


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo, en ce jour particulier où elle accueille pour la première fois les participants à la BD de la semaine.












mardi 27 septembre 2016

Mauvais joueurs - Julien Dufresne-Lamy

Il s’appelle Marceau et il grandit dans une famille en apparence classique : « Trois enfants, mère au foyer, père à carrure, une corbeille de fruits sans pépins. Une famille de ces maisons de briques, enveloppées de lierre, en retrait derrière une grille. Une famille sans histoire, cherchant l’adjectif ».

Sauf que. Marceau est trop sensible. Son père voudrait un fils solide, un vrai mec. Le temps passe, la mère sombre dans la dépression, le fiston traverse les années collège en souffrant, réservé et indécis quant à sa sexualité. Il est trop gentil Marceau, il veut toujours faire plaisir sans jamais penser à ce qui lui ferait plaisir. On l’appelle Marcelle, on se moque de lui en sport. Il s’isole, ne s’impose jamais aux autres. Il voudrait plaire au père mais celui-ci reste distant, froid, sans pitié. Les années défilent et un jour ce père implacable lui prépare sa valise et l’envoie chez un oncle, en Bretagne. Le garçon fugue, direction le sud-ouest, puis l’Espagne. Une vie d’errance, d’abord. Un port d’attache, ensuite. Une nouvelle vie, enfin. Partir, c’est mourir un peu. Mais pour Marceau, rester, c’était mourir beaucoup...

Un étrange roman d’apprentissage, tant sur la forme que sur le fond. Chaque chapitre s’ouvre sur une règle du jeu et les trois grandes parties ont pour titres « La partie », « La revanche », « La belle ». La vie est un jeu, on gagne (rarement), on perd (souvent), on triche (tout le temps). Un texte bizarre, dont je ne sais que penser. Peut-être trop singulier pour plaire à des ados. J’ai eu du mal à y trouver mes marques tant tout semble aller trop vite. Mais dans la seconde moitié, j’ai aimé accompagner Marceau vers l’émancipation, le voir atteindre son « stade méduse » : « Dans les mers, quand les cellules grandissent, on appelle ça le stade méduse. Les cellules quittent leurs racines. Elles se développent. Elles gagnent en liberté. »

L’écriture est superbe, la construction ambitieuse. Un roman jeunesse atypique qui interpelle et surprend. C’est déjà beaucoup.

Mauvais joueurs de Julien Dufresne-Lamy. Actes sud junior, 2016. 152 pages. 13,20 euros. A partir de 15 ans.


Une nouvelle lecture du mardi que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.







lundi 26 septembre 2016

Watership Down - Richard Adams

J’ai toujours été fan des lapins. Depuis mes lectures du « Jojo Lapin » d’Enid Blyton dans la Bibliothèque rose, depuis le « Pierre Lapin » de Béatrix Potter, depuis la série d’albums de la famille Passiflore illustrés par le talentueux Loic Jouannigot. Plus généralement les univers animaliers et sylvestres me séduisent depuis ma plus tendre enfance, surtout après ma découverte des BD de Raymond Macherot. J’ai entretenu cette passion il y a quelques années avec le fabuleux « Vent dans les saules » de Kenneth Grahame et sa non moins fabuleuse adaptation en bande dessinée par Michel Plessix. Bref, tout ça pour dire que les récits avec des animaux dedans, ça me parle. Il m’était donc inconcevable de ne pas partir à la rencontre des lapins de Watership Down.

Le point de départ de ce roman publié pour la première fois en 1972 et vendu à 50 millions d’exemplaires depuis est simplissime : le jeune Fyveer annonce à son frère Hazel que leur garenne va disparaître suite à une grande catastrophe. Il ne peut pas expliquer pourquoi mais il en a la certitude. Une prémonition. Les deux lapins parviennent à convaincre une poignée de compagnons du danger imminent et quittent les collines verdoyantes qui les ont vus naître en quête d’un nouveau foyer où ils pourront s’installer en toute sécurité. Commence alors une odyssée longue et périlleuse dont personne ne sortira indemne.

Watership Down, c’est la quête d’une terre promise, une histoire de migrants à la recherche d’un monde meilleur. C’est l’histoire d’une communauté en danger permanent qui s’organise, s’adapte et s’unit pour survivre. Une communauté avec ses tensions, ses moments drôles ou émouvants, ses drames. Une communauté consciente qu’il va lui falloir s’agrandir, se reproduire pour ne pas disparaître.

Richard Adams ne donne pas dans le récit animalier anthropomorphique. Ses personnages ont un comportement propre aux lapins, ils griffent, mordent, se battent pour une femelle, tapent de la patte pour prévenir du danger, se font dévorer par les renards, les belettes et les chats. En cela, cette description quasi « naturaliste » m’a rappelé le magnifique « De Goupil à Margaux » de Louis Pergaud. Mais Adams donne une dimension supplémentaire à l’univers qu’il créé en lui offrant une mythologie, une langue spécifique, un Dieu (Krik) et un héros légendaire (Shraavilshâ).

Il y a sans doute une tonne d’interprétations allégoriques à donner à cet exode, cette recherche du paradis, mais je me contenterais d’y voir une aventure au long cours trépidante, incroyablement bien construite et qui m’a passionné de bout en bout. Un grand moment de lecture que je ne suis pas près d’oublier !

Watership Down de Richard Adams. Monsieur Toussaint Louverture, 2016. 542 pages. 21,90 euros.







dimanche 25 septembre 2016

Les lectures de Charlotte (23) : Les malheurs de Jean-Jean - Élodie Shanta

Jean-Jean n’aime pas trop l’école mais il n’a pas le choix, il doit y aller chaque matin. A peine arrivé dans la cour il est malmené par Brutos et en classe, il subit les moqueries de Folette et Bijou. A la récré, Jean-Jean s’isole près d’un arbre avec un livre. Sous les feuilles, il trouve un œuf. Un œuf qu’il va ramener chez lui le soir venu et qui va lui réserver une merveilleuse surprise.

 Un album pour les plus petits traitant de harcèlement scolaire, il fallait oser. Tout en suggestion, Élodie Shanta aborde la question avec finesse, montrant les réactions d’un enfant esseulé et de ses tourmenteurs sans s’apitoyer sur le sort du premier ni accabler les seconds. Elle trouve l’angle d’attaque idéal et prouve qu’il faut parfois peu de choses pour faire évoluer la situation favorablement.

La journée de classe déclinée au fil des pages (les activités manuelles, la récré, la cantine, la sieste, l’heure des parents) offre des repères dans lesquels les enfants, même scolarisés depuis peu, se retrouveront forcément. Au final cet album adopte un ton parfaitement juste pour parler d’un sujet grave sans le rendre anxiogène. Une porte ouverte bienvenue sur l’échange et la réflexion avec nos petits bouts, pas pour les traumatiser ni les mettre en garde mais pour leur faire comprendre que ce genre de chose existe et qu’il n’est jamais trop tôt pour en avoir conscience.


Les malheurs de Jean-Jean d’Élodie Shanta. Des ronds dans l’O, 2016. 24 pages. 10,00 euros. A partir de 3 ans.




vendredi 23 septembre 2016

De terre et de mer - Sophie Van der Linden

     - Pourquoi es-tu venu ici.
     - Pour revoir quelqu’un. Une femme. Qui ne répondait plus à mes lettres. Je  voulais savoir pourquoi.
     - Et tu l’as vue ?
     - Oui.
     - Mais si tu es là, c’est que ça s’est mal passé, n’est-ce pas ?
     - En un sens. Disons que j’ai eu des réponses, mais que celles-ci compliquent encore plus les choses. Je me dis qu’il vaut mieux que je reparte…

Ils se sont aimés mais elle est partie. Il lui a écrit mais elle ne lui a pas répondu. Il a donc décidé de lui rendre visite à l’improviste pour obtenir des explications et, éventuellement, recoller les morceaux. Henri débarque donc sur l’île de B. où Youna s’est installée. Il trouve sa maison, s’en approche et frappe à la porte. Elle lui ouvre et lui dit simplement « entre »…

Un livre acheté tout à fait par hasard, à cause de sa couverture (un tableau de Jean-Baptiste Corot). Sophie Van Der Linden écrit par petites touches un roman impressionniste. Elle invite le lecteur à suivre Henri sur l’île, à partager ses rencontres, ses flâneries. On croise ici un restaurateur déballant des denrées venues du continent, là quelques loups de mer attablés dans un troquet, une petite fille courant dans le sable, un marathonien à l’entraînement, un fermier rentrant ses vaches à l’étable, un allemand en fuite, un musicien accueillant, un chat chasseur de chouette ou encore un jeune garçon en vacances chez son oncle.

Une histoire du début du 20ème siècle, à peine esquissée, comme murmurée à l’oreille. Une histoire belle et triste aux accents contemplatifs. Entre vagabondage, nostalgie et amour brisé, on chemine sur la pointe des pieds avec Henri, ses attentes, ses doutes et ses certitudes. Un joli tableau, aussi bref que sensible, hors des modes et du temps. Après, il faut reconnaître que ce roman à l’atmosphère surannée pourra laisser plus d’un lecteur de marbre. Personnellement j’ai aimé cette ambiance un peu désuète, même si je ne suis pas certain qu’il m’en reste grand-chose d’ici peu.   

De terre et de mer de Sophie Van der Linden. Buchet Chastel, 2016. 150 pages. 14,00 euros.




jeudi 22 septembre 2016

Forum Fnac livres : Les gagnantes !





Comme promis j’ai sorti mon chapeau magique pour effectuer le tirage au sort désignant les trois gagnants du dernier roman de Jonathan Franzen offert par la FNAC.





Vous étiez 40 sur la ligne de départ : 



Et les heureuses élues sont :









Félicitations à Titine, Saxaoul et dautresviesquelamienne !
Je fais partir les livres dès que vous me donnez vos coordonnées.




mercredi 21 septembre 2016

Pereira Prétend - Pierre-Henry Gomont (d’après le roman d’Antonio Tabucchi)

1938. Pereira est journaliste culturel dans un quotidien conservateur à la botte du dictateur Salazar. Il vit à Lisbonne et passe ses journées seul, avec pour passions sa femme décédée, à qui il parle quotidiennement, et la traduction des grands auteurs français. Bedonnant, flegmatique, sans véritable conviction politique, Pereira se contente de sa petite vie bien rangée jusqu’au jour où il rencontre un étudiant et sa compagne proches des milieux révolutionnaires antifascistes. Un couple pour lequel il va se prendre d’affection et qui va peu à peu faire évoluer sa perception des choses et de la vie en général.

Adapté d’un roman d’Antonio Tabucchi, cet album déroule le cheminement personnel et la métamorphose intime d’un apathique un peu falot. Pierre-Henry Gomont a eu l’intelligence de se libérer du texte original tout en en respectant l’esprit. Avec son trait nerveux, ses couleurs écrasées par la chaleur lisboète, sa lumière parfois glaciale, il restitue un Portugal où le temps semble être suspendu. L’ensemble est fluide, croqué sur le vif à la manière d’un carnet de voyage avec des trouvailles graphiques aussi audacieuses que réussies, notamment l’incarnation des doutes et des hésitations du héros par des ombres rouges symbolisant la dualité de ses sentiments entre bonne et mauvaise conscience.

Pereira, fermant d’abord les yeux sur les exactions d’un régime totalitaire qui l’indiffère, va entrer, à sa manière, en résistance. L’obèse cardiaque à l’apparente  mollesse s’engageant presque malgré lui sur la voie de la subversion pour combattre le totalitarisme et la censure est un personnage attachant et impossible à juger. Est-il lâche ou courageux ? Cherche-t-il à fuir une dictature ou refuse-t-il de voir la vérité en face ? Il nous pousse en tout cas à nous demander ce que nous aurions fait à sa place. Et franchement, bien malin celui qui peut répondre à cette question avec une absolue certitude.

Après Rouge Karma et Les nuits de Saturne, Pierre-Henry Gomont m’enchante à nouveau, avec un album totalement différent de ses deux illustres prédécesseurs, tant au niveau du contenu que de l’ambiance. Il confirme ici son immense talent et se classe parmi les talents incontournables de la BD actuelle. 

Pereira Prétend de Pierre-Henry Gomont (d’après le roman d’Antonio Tabucchi). Sarbacane, 2016. 160 pages. 24,00 euros.




Tous les participants à la BD de la semaine
sont aujourd'hui chez Stephie









mardi 20 septembre 2016

Tant que mon cœur bat - Madeline Roth

« Esra n’a pas envie de mourir. Elle ne sait pas vivre, c’est tout. Elle est venue ici pour le quitter. Ça veut dire qu’elle a fait la moitié du chemin. Plus que la moitié. Mais maintenant elle n’avance plus. Elle n’arrive plus à faire un pas. Il faut l’aider. Lui tenir la main ».

Un recueil composé de deux textes. Dans le premier, Bastien vient chaque jour visiter Esra, dans cette clinique où elle tente de se reconstruire après s’être enfin éloignée d’Antoine. Antoine, artiste torturé qui aurait pu être son père et dont l’ado est tombée éperdument amoureuse. Antoine et ses colères, sa folie, sa possessivité. Antoine qui l’a séduite, fascinée et entraînée dans une relation destructrice dont elle peine à se relever. Dans le second, Cyril apprend le suicide de Laura. Il repense à leurs rapports, purement sexuels, sans le moindre affect. Du moins pour lui. Laura et son mutisme, ses secrets bien enfouis. Laura dont il ne s’est jamais préoccupé à vrai dire. Pas question pour autant de culpabiliser, il lui importe plutôt de se dédouaner.

Madeline Roth m’avait ébloui avec son roman précédent, elle confirme ici l’étendue de son talent et la noirceur de son propos. Pour moi, c’est un peu une Antoine Dole au féminin (et croyez-moi, c’est un compliment !). Elle possède la même capacité que l’auteur du terrible « Je reviens de mourir » pour dire le mal être adolescent dans ce qu’il a de plus extrême et dérangeant. Il est question de liaisons toxiques, de passions ravageuses, d’une fragilité que l’homme prédateur entretient et utilise à son profit. C’est tendu et irrespirable, la souffrance suinte de chaque phrase, de chaque page. Ça pourrait être gratuitement morbide mais le désespoir n’a ici rien de sensationnaliste, il traduit une réalité difficilement supportable sans la moindre surenchère.

Et puis j’aime cette écriture simple et directe, ces paragraphes courts et percutants que l’on parcourt en apnée et dont on ressort groggy. Comment survivre quand on aime à la folie sans être aimée en retour ? Peut-on le supporter ? Peut-on s’en remettre ? Autant de questions posées en filigrane, de réponses pour le moins pessimistes. Un recueil qui ébranle, qui bouscule et ne peux pas laisser indifférent. Beaucoup d’audace dans ces deux textes sans concession. J’en suis personnellement ressorti aussi sonné qu’admiratif.

Tant que mon cœur bat de Madeline Roth. Éditions Thierry Magnier, 2016. 96 pages. 9,50 euros.



Une pépite jeunesse que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.




lundi 19 septembre 2016

Je vais m’y mettre - Florent Oiseau

« La vérité, c’est que je n’avais rien branlé. Ou plutôt, je n’avais rien voulu branler. Je m’étais laissé vivre, porté par le courant d’air d’une porte de bistrot entrouverte. Un demi de bière à la main, des espoirs en pagaille. »

Un roman de branleur ! J’adore les romans de branleur. Du moins quand ledit branleur donne dans l’humour et l’autodérision. C’est ici le cas de Fred, quadra désabusé, pochard, célibataire, mal rasé, un poil bedonnant et sans le sou. Un gars qui a accumulé les petits boulots (plongeur, crêpier, imprimeur, caissier au zoo de Vincennes…), qui a profité au max des aides sociales, s’est débrouillé pour toucher une allocation d’adulte handicapé et enchaîner les combines pour ne jamais en faire trop : « Je n’étais pas un bosseur dans l’âme, un amoureux du stakhanovisme et, en règle général, de l’effort, mais s’il s’agissait de magouiller, j’étais prêt à faire des heures supplémentaires sans demander mon reste ».

Le titre sonne comme une promesse, un début de méthode Coué. Finie la glandouille, Fred va s’y mettre. Mais à son rythme : « Aujourd’hui j’arrête. J’arrête de tout arrêter avant de commencer. Terminé l’oisiveté, le vin qui tâche, la sonnerie du réveil à quatorze heures pour une petite sieste, peinard, en milieu d’aprem. On appelle ça la maturité je crois. Cette fois, c’est décidé, je m’y mets ». Une bonne volonté de façade qui ne sera évidemment pas suivie d’effet. Fred va devenir maquereau un peu malgré lui pour rendre service à deux copines michetonneuses. De l’humanitaire comme il dit. Sauf que le métier n’est pas sans risques, et après avoir marché sur les plates bandes d’un voyou rancunier, il va devoir  quitter Paris pour l’Espagne.

Un premier roman qui me va comme un gant. Grinçant, à l’écriture spontanée, très orale, un poil vulgaire, enchaînant les situations cocasses, les interrogations existentielles décalées. Et un personnage lucide quant à ses limites, dont le manque d’ambition et la mollesse exaspérera plus d’un lecteur. Un fainéant  lymphatique comme j’aime, un résigné se contentant du peu qu’il a sans rien chercher de plus et posant sur sa propre situation un regard férocement drôle.

C’est rythmé et plein de gouaille, la galère permanente, la misère, l’alcool et les mauvais choix qui s’accumulent auraient pu faire basculer le tout dans une noirceur poisseuse mais pour le coup, on donne davantage dans le tragi-comique hilarant. Seule la fin m’a déçu, Fred nous laisse en plan comme des vieilles chaussettes alors que la situation exigerait d’en savoir davantage. Mais l’ensemble procure un réel et grand plaisir de lecture, plaisir qu’il serait stupide de bouder.

Je vais m’y mettre de Florent Oiseau. Allary, 2016. 220 pages. 17,90 euros.





dimanche 18 septembre 2016

Les lectures de Charlotte (22) : Bonne nuit tout le monde - Chris Haughton

Le soleil disparaît derrière l’horizon, il est l’heure d’aller se coucher. Problème, Petit Ours ne veut pas dormir. Il va donc demander aux souris, aux lièvres et aux biches de jouer avec lui. Mais tous tombent de sommeil. Finalement, petit ours s’étire et baille. Pour lui aussi, il est temps de fermer les yeux et de sombrer dans les bras de Morphée.

Vous avez un petit bout qui rechigne à se glisser sous la couette ? Cet album ne résoudra pas le problème (faut pas rêver !) mais sa lecture constituera  une thématique parfaite pour aborder la question en douceur. Et je mets au défi l’adulte le lisant à voix haute de ne pas bailler à un moment ou l’autre. Pas parce que l’histoire est ennuyeuse, loin de là, mais parce qu’elle implique de mimer les bâillements, les étirements, les longues inspirations, les soupirs et les ronflements des différents animaux. Et si on le fait avec application, on finit forcément par bailler, impossible de faire autrement !

J’adore les illustrations de Chris Haughton, son choix de couleurs, son travail sur les postures et les mouvements des yeux qui traduisent la fatigue et l’endormissement gagnant peu à peu chacun.

Un bel objet-livre qui a tout pour plaire avec des découpes rendant sa manipulation ludique et une thématique universelle qui parlera aussi bien aux parents qu'aux enfants. C'est l'album réclamé chaque soir par Charlotte en ce moment, un signe de qualité qui ne trompe pas tant la demoiselle a déjà des goût affirmés !



Bonne nuit tout le monde de Chris Haughton. Thierry Magnier, 2016. 34 pages. 14,80 euros. A partir de 3 ans.

vendredi 16 septembre 2016

Si ce livre pouvait me rapprocher de toi - Jean-Paul Dubois

« Il est temps que je change ma vie. Cette vie qui n’avance pas et ne mène à rien. Je veux plonger les mains dans l’eau claire comme le faisait mon père. » (Raymond Carver)

Longtemps que je n’avais pas lu Jean-Paul Dubois. L’occasion s’est présentée quand ma femme m’a annoncé qu’elle voulait aller voir au cinéma « Le fils de Jean », film sorti il y a quinze jours adapté de ce roman. J’ai eu envie de lire le livre avant de découvrir l’adaptation, histoire d’avoir quelques points de comparaison.

Paul Peremülter, écrivain, décide après son divorce de tout plaquer pour partir sur les traces de son père, disparu des années auparavant au cours d’une partie de pêche dans un lac Québécois. Une région où il se rendait seul deux fois par an et dont personne ne savait vraiment ce qu’il allait y faire. Avant de rallier le Canada, Paul s’installe quelques temps en Floride pour y exercer des petits boulots « exotiques ». Arrivé à La Tuque, au Nord Est de Montréal, il est accueilli par un ami de son père qui lui révèle un secret aussi inattendu que bouleversant.

Dans (presque) tous les romans de Jean-Paul Dubois, le personnage principal s’appelle Paul. Dans (presque) tous les romans de Jean-Paul Dubois, il y a un problème avec le père. Dans (presque) tous les romans de Jean-Paul Dubois il est question de quête existentielle et de solitude intérieure, d’un fardeau lourd à porter et difficile à évacuer. Dans (presque) tous les romans de Jean-Paul Dubois on croise des types attachants en diable que l’on accompagne pour un bout de chemin et que l’on quitte à regret en sachant qu’on ne les oubliera pas de sitôt.

Dans tous les romans de Jean-Paul Dubois je retrouve une petite musique qui me met du baume au cœur, une écriture simple et précise, une pointe de nostalgie et de mélancolie, un humour qui confine parfois à l’absurde. Et toujours ces questions lancinantes qui empêchent de trouver la paix intérieure : « Je sais qu’elles reviendront tôt ou tard, que jamais elles ne lâchent leur proie. Le moment venu, j’espère avoir seulement la force de mutiler mes mains pour m’arracher encore à ces ronciers intimes ».

C’est beau comme un roman de Jean-Paul Dubois. Un auteur qui, décidément, sait me parler et me toucher en plein cœur.


Si ce livre pouvait me rapprocher de toi de Jean-Paul Dubois. Points, 2000. 210 pages. 6,50 euros.



















jeudi 15 septembre 2016

Et la vie nous emportera - David Treuer

"Ils ont compris que tout ça était vain et qu'ils avaient commis une terrible erreur et ils ont agi comme s'ils me devaient quelque chose [...] et c'est ridicule parce que c'est une dette qu'ils n'auraient jamais pu rembourser"

Août 42. Emma attend avec impatience l’arrivée de son fils Frankie. Le garçon vient rendre une dernière visite à ses parents avant de partir faire ses classes dans l’armée de l’air. Autour de leur résidence du Minnesota perdue au fond des bois, l’ambiance est étrange. Tout le monde est à cran depuis qu’un prisonnier allemand s’est échappé du camp situé sur l’autre rive du lac, en face de la maison familiale. A peine arrivé, Frankie décide de retrouver le fuyard. Il part avec le fusil paternel, accompagné de Félix, le vieil indien en charge du domaine et de Billy, un métis de son âge avec lequel il a grandi et qui est devenu plus qu’un ami. Au détour d’un bosquet, quelques feuilles bougent. Frankie tire, le drame se noue…

Un roman se déployant sur dix ans, entre 1942 et 1952. On y suit les trajectoires tortueuses de personnages liés par un terrible secret. Des destins bouleversés, rattrapés par la petite et la grande histoire. Le déroulement peut paraître décousu, multipliant les points de vue et les ellipses, mais l'ensemble se tient parfaitement. David Treuer entrechoque les trajectoires d'hommes et de femmes d'âges et de conditions différentes. Il tresse un canevas mêlant histoire d'amour, scènes de guerre et vie quotidienne des minorités indiennes pour obtenir une tragédie dont l'issue inéluctable est annoncée dès la première page.

Un roman crépusculaire puissant et plein d'amertume dominé par la culpabilité et l'impossible résilience. J'ai beaucoup aimé le regard porté par l'auteur d'origine Ojibwé sur sa communauté, sans complaisance ni misérabilisme. Et j'ai maintenant très envie de me plonger dans son essai "Indian Roads" qui promet un voyage au cœur des réserves indiennes contemporaines.

Et la vie nous emportera de David Treuer. Albin Michel, 2016. 320 pages. 22,00 euros.







mercredi 14 septembre 2016

Au fil de l’eau - Juan Diaz Canales

Dans un Madrid en plein marasme économique, le vieux Niceto et ses amis arrondissent leurs fins de mois en vendant à la sauvette des objets « tombés du camion ». L’octogénaire et ses comparses ne font de mal à personne mais lorsqu’un des leurs est retrouvé mort la nuque brisée, l’inquiétude les gagne. Une inquiétude qui s’amplifie le jour où un second membre de la bande est assassiné. Quand Niceto se volatilise sans laisser de traces, son fils Roman et de son petit-fils Alvaro partent à sa recherche et découvrent quelques secrets pour le moins inattendus.

J’ai d’abord cru à un remake des Vieux Fourneaux, surtout après la sortie anticléricale d’un des vieillards dans une église pendant un enterrement, mais finalement ça n’a rien à voir, essentiellement parce qu’il n’y a aucune dimension humoristique dans cet album. Ensuite, si j’ai bien saisi qu’on avait affaire à une sorte de polar, j’avoue que je n’ai pas tout compris à cette partie de l’intrigue, notamment le mobile qui pousse le tueur à agir. Mais peu importe car cette histoire m’a emporté à travers la réflexion menée sur la vieillesse et le temps qui passe : les trois générations d’une même famille (le grand-père qui n’a plus beaucoup d’années devant lui, le père à l’aube de la retraite et le fils bientôt papa pour la première fois), les liens tissés depuis des décennies avec des copains eux aussi en bout de course, ces rêves restés à jamais inaccessibles et ces fautes passées que l’on traîne comme un fardeau. Il y a aussi la mise en lumière de la crise frappant de plein fouet la société espagnole et poussant un nombre toujours plus important de personnes vers la précarité.

Pour le dessin, Juan Diaz Canales, scénariste de la cultissime série Blacksad, s’en sort admirablement avec son noir et blanc semi-réaliste digne de son confrère Carlos Gimenez ou des maîtres argentins Risso et Munoz. La surprise est d’autant plus belle qu’il est quand même rare de voir un scénariste se mettre aux pinceaux (l’inverse étant beaucoup plus courant).

Un album dont la profonde dimension sociale m’aura bien plus marqué que l’aspect « polar ». Sombre et lucide, jamais complaisant, triste et pétri d’humanité, ce « Fil de l’eau » s’annonce comme une des belles surprises de cette rentrée BD.

Au fil de l’eau de Juan Diaz Canales. Rue de Sèvres, 2016. 104 pages. 17,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec mes complices Mo et Noukette.

Les avis de Mylène et Stephie














mardi 13 septembre 2016

Frères d’exil - Kochka

« Parce qu’on les a toujours connus d’une certaine façon ou parce que ça nous convient, on croit que les choses et les gens qui nous entourent ne changeront pas. On croit qu’on aura toujours ses parents, que les murs de nos maisons tiendront toujours, et qu’on aura toujours un toit.
C’est un tort. Il y a des moments dans la vie où ce qu’on croyait solide s’effondre. Alors il faut faire son bagage. »

Pour Nani, ce moment est arrivé. L’île où elle née et sur laquelle elle a toujours vécue est en train de s’enfoncer dans l’océan. Accompagnée de sa mère Youmi et de son père Janek, la petite fille gagne le port comme des milliers d’autres habitants. Bientôt des bateaux viendront les chercher pour les amener sur le continent. Un continent dont ils ne savent rien et une nouvelle vie dans un environnement auquel ils vont devoir s’adapter, au milieu de personnes pas forcément prêtes à les accueillir à bras ouverts. Nani a laissé derrière elle son grand-père adoré, Enoha, paralysé depuis un accident et qui, ne pouvant suivre les siens, a dû se résoudre à rester sur l’île. En chemin, la fillette rencontre Semeio « graine de petit homme trop tôt meurtri par la vie ». Un enfant de 8 ans, comme elle, qui va devenir par la force des choses le frère qu’elle n’a jamais eu.

Un très beau roman jeunesse sur l’exil, le déracinement. J’y ai retrouvé toute la douceur et la sensibilité de Kochka, une auteure qui m’enchante à chaque nouvelle publication. La thématique des réfugiés climatiques offre en filigrane une réflexion sur la responsabilité des pays industrialisés et la nécessité pour eux d’assumer leur statut de « pollueurs ». L’écriture poétique donne une dimension bouleversante au périple de Nani et de sa famille, sans jamais sombrer dans le pathos. Le message se veut positif, fraternel, solidaire, sans occulter les difficultés d’adaptation et les préjugés qui perdurent.

Détail non négligeable, l’objet-livre est superbe, illustré en trichromie par le talentueux Tom Haugomat. Un roman malheureusement d’actualité dont la portée universelle touchera petits et grands. A lire et à faire lire, surtout à l’heure où l’ouverture aux autres et l’acceptation des différences est de moins en moins une évidence.

Frères d’exil de Kochka. Flammarion jeunesse, 2016. 155 pages. 12,00 euros. A partir de 10 ans.

Une lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.

L’avis de Mirontaine