samedi 31 octobre 2015

Labyrinthes - Théo Guignard

Un incroyable livre-jeu proposant seize labyrinthes se déployant sur des double-pages fourmillant de détails. Décor animal, végétal, festif, futuriste, estival, abstrait, médiéval ou architectural, le choix est vaste. A chaque labyrinthe le style graphique change, comme le degré de difficulté. C’est incroyable d’inventivité, les énigmes proposées demandent une attention visuelle constante.

Un album que mes filles ont déjà parcouru des dizaines de fois. Car c’est bien un album, très grand format cartonné à la finition soignée. Interdit donc d’écrire dessus, même au crayon à papier ! On suit donc les chemins proposés avec le doigt, ce qui complique encore un peu les choses. Mais rien d’insurmontable au final, surtout que si l’on est vraiment coincé, les solutions se trouvent en dernière page.

Impossible de ne pas se laisser prendre au jeu, toutes les personnes passées à la maison ces derniers jours ont plongé la tête la première après l’avoir eu entre les mains. Bref, une idée-cadeau parfaite pour petits et grands.

Labyrinthes de Théo Guignard. Amaterra, 2015. 40 pages. 17,90 euros.












mercredi 28 octobre 2015

Chiisakobé T1 - Minetarô Mochizuki

Shigeji, apprenti charpentier, perd ses parents dans l’incendie de l’entreprise familiale. Décidé à sauver la société coûte que coûte, il veut reconstruire de ses mains et sans aide les ateliers détruits par le feu. De retour dans sa maison natale, il engage Ritsu, une amie d’enfance, comme cuisinière et femme de ménage. La jeune femme arrive chez lui avec cinq orphelins turbulents…

Adaptation d'un roman publié en 1957 par Shûgorô Yamamoto (célèbre écrivain dont l'oeuvre a été adaptée de nombreuses fois au cinéma, notamment par Akira Kurozawa), ce manga dégage une atmosphère vraiment particulière. Shigeji est un personnage inclassable, barbu taciturne et têtu refusant la moindre main tendue pour rebâtir ce qu'il a perdu et gardant en permanence à l'esprit les valeurs transmises par son père, "Volonté et humanité". Sa relation avec Ritsu, d'une délicatesse toute japonaise, illumine le récit d'un touchante timidité. Les orphelins sont pour leur part grossiers, irrespectueux et incontrôlables mais on sent que le charpentier, même s'il ne s'intéresse de prime abord que très peu à eux, va finir par les amadouer.

Graphiquement c'est très surprenant, proche de la ligne claire franco-belge, épuré, avec un décor minimaliste ou absent et beaucoup de gros plans. Il se dégage de l'ensemble une certaine forme de lenteur, énormément de silences et de non-dits. Le triangle amoureux qui se forme dans les dernières pages laisse augurer une intrigue plus complexe et psychologique particulièrement prometteuse.

Un premier tome qui prend son temps et distille un charme assez indéfinissable. Une série prévue en quatre volumes que je prendrai plaisir à suivre, c'est une évidence.


Chiisakobé T1 de Minetarô Mochizuki. Le Lézard Noir, 2015. 206 pages. 15,00 euros.






mardi 27 octobre 2015

Mauvais fils - Raphaële Frier

Ghislain, fils unique, n'est pas celui que ses parents attendaient. Pas bon au lycée et surtout pas hétérosexuel. Difficile de leur cacher la vérité, difficile de ne pas répondre quand sa mère lui demande quand il amènera sa petite amie à la maison, difficile d'envoyer bouler son père qui veut lui apprendre le bricolage et faire de lui un gars viril. Un paternel tellement coincé et obtus que quand la vérité éclate au grand jour, Ghislain se retrouve à la rue, livré à lui-même...

Bon, c’était mal barré. Un démarrage que j’ai trouvé trop brutal. Un malaise trop profond chez Ghislain, un père trop beauf, caricature de l’homophobe sans nuance qui veut faire de son fils un homme, un vrai. Sans compter un virage glauque avec l’épisode des bars gays (un ado de 17 ans qui va « chasser » des partenaires dans des lieux pareils, outch quand même !). Entre ce que je considérais comme très cliché et une ambiance assez malsaine, j’ai failli lâcher prise. Mais j’ai persévéré et j’ai bien fait.

Parce que le narrateur ne s’enferme pas dans sa colère et son désespoir. Il reste debout et avance. Parce que la lumière survient et balaie le glauque avec finesse. Parce s'il n’y a pas de coup de baguette magique pour résoudre la situation, si l’avenir, en pointillé, n’aura rien d’un long fleuve tranquille, les choses peuvent néanmoins s’envisager de façon positive.

Et puis j’ai beaucoup aimé cette fin (que je ne vais pas vous raconter), dont le puissant symbolisme a fini par emporter ma totale adhésion. Un texte court, percutant, tendu, nerveux et intelligent qui propose une jolie réflexion sur la tolérance et l’acceptation de soi. Bref, typiquement le genre de pépite jeunesse que Noukette et moi aimons dénicher chaque mardi ou presque.

Mauvais fils de Raphaële Frier. Talents Hauts, 2015. 95 pages. 7,00 euros. A partir de 15 ans.









lundi 26 octobre 2015

Djibouti - Pierre Deram

Le lieutenant Markus rentre à Paris demain. Pour sa dernière nuit à Djibouti, il s’embarque avec Maronsol et le capitaine Gallardo pour un adieu aux armes d’une incandescente mélancolie…

J’ai craint au départ les clichés sur les beaux légionnaires sentant bon le sable chaud et se tapant, le treillis sur les chevilles, une chèvre crevée au piquet depuis trois jours en chantant « Tiens, voila du boudin ». Mais il n’en est rien. Djibouti est un très beau premier roman, plein de souffle, qui se laisse parfois déborder par quelques emportements lyriques mais dont l’écriture est dans l’ensemble magnifiquement tenue. Un texte charnel qui dit la moiteur d’une ville au bord de l’asphyxie, une ville où la chaleur épouvantable écrase les êtres, où le soleil dissout les âmes. Sur cette terre désolée, on suit les errements nocturnes de soldats paumés et de putains fatiguées partageant la même solitude dans des rues où « l'ivrognerie et la tension sexuelle sont partout palpables ».

Pierre Deram décrit un monde en faillite dans lequel chacun navigue les « yeux perdus au fond d’une nuit d’ivresse ». Une indicible mélancolie face à laquelle Markus veut trouver un semblant de sens : «  Toute cette désolation… je veux croire qu’il y a… tout de même… quelque chose comme la flamme d’une bougie… si fragile… vacillante… Il faut qu’il y ait cela ou alors… […] ou alors c’est le naufrage ». Ici la chair est triste, la violence partout présente et l’alcool abrutit les esprits. Les corps trempés de sueur s’affrontent pour un regard ou par simple jeu, chacun semble au bord de l’abîme, toujours plus proche d’un chaos prêt à tout emporter sur son passage.

J’ai beaucoup aimé ce texte brutal et hypnotique, sans doute parce que les nuits d’ivresse et d’abandon, les bars crasseux et les rencontres d’un soir ravivent en moi les souvenirs d’une autre vie…

Djibouti de Pierre Deram. Buchet-Chastel, 2015. 114 pages. 11,00



samedi 24 octobre 2015

Les vraies fées de la nature - François Lasserre et Stéphane Hette

Les fées existent. En vrai. Stéphane Hette les a photographiées. Sans trucage. Grâce à lui nous découvrons dans cet ouvrage superbe un petit peuple à la beauté envoûtante sur lequel notre regard peut se poser avec la plus grande attention, scrutant le moindre détail.

 Il suffit d’admirer ces somptueuses photos pour comprendre que les fées des textes et légendes ont été inspirées par les insectes de nos champs et de nos jardins. La libellule, mystérieuse créature volante, apparition évanescente, furtive et vaporeuse, en est sans doute le plus parfait exemple. Comme nombre de papillons drapés dans leurs longues ailes au tissu épais. Même le célèbre gendarme devient, sous l’objectif du photographe, un être magique laissant apparaître, une fois la tête en bas, « un masque humain avec deux yeux ronds, un nez, une moustache et deux petites larmes ».




L’ouvrage s’organise en double pages avec sur la droite la photographie et sur la gauche les précisions concernant le spécimen représenté : son nom latin, quelques lignes de présentation et deux rubriques intitulées « pouvoir naturel » et « pouvoir magique », la première donnant de vraies informations sur sa vie d’insecte et la seconde des informations imaginaires sur sa vie de fée. Les textes du naturaliste François Lasserre allient simplicité et précision scientifique dans un esprit de vulgarisation remarquable.


Il se dégage des photographies sur fond blanc une incontestable poésie féérique, renforcée par une mise en page épurée dégageant un charme assez indéfinissable. Un magnifique objet-livre, instructive invitation à la rêverie et à l’émerveillement face à la beauté et la grâce de ces êtres aussi fascinants que fragiles.

Les vraies fées de la nature de François Lasserre et Stéphane Hette. Plume de Carotte, 2015. 144 pages. 27,00 euros.




jeudi 22 octobre 2015

L’intérêt de l’enfant - Ian McEwan

Fiona Maye est une brillante juge aux affaires familiales, « divinement hautaine, diaboliquement intelligente et  encore belle ». A 59 ans, mariée et sans enfant, ce bourreau de travail fait passer sa vie privée après ses dossiers, à tel point que son mari la menace d’aller voir ailleurs si elle ne lui accorde pas davantage de temps (et de faveurs). Une forme de chantage insupportable qui la rend folle de rage et l'incite à engager un bras de fer dont son couple risque de ne pas se remettre.

Au même moment, professionnellement, Adam Henry entre dans sa vie sous la forme d’un cas particulièrement épineux. A 17 ans le jeune homme, témoin de Jéhovah et souffrant d’une leucémie, refuse au nom de sa foi les transfusions sanguines qui lui sauveraient la vie. Fiona doit décider en urgence s’il est légal de le guérir malgré lui ou s’il possède suffisamment de discernement pour être considéré comme un (presque) adulte responsable de ses actes et dont il faut respecter les convictions. Sur un coup de tête, elle se rend à l'hôpital afin de se faire une idée précise de son degré de lucidité et de maturité. Cette rencontre avec le malade va engendrer un bouleversement auquel la juge n’était à l’évidence pas préparée…

Il y a une forme de concision dans l’écriture qui me convient tout à fait. Une retenue proche de la froideur clinique. Le personnage de Fiona n'attire aucune empathie, mais sa psychorigidité a du charme je trouve, surtout lorsqu’affleure sous le vernis des convenances sociales les doutes et les hésitations d’une femme bien plus fragile qu’il n’y parait. Sans compter que la force de sa réflexion est impressionnante, on suit le cheminement de sa pensée et on ne peut qu’être en admiration devant la précision et l’élégance de ses jugements. Le décalage est d’ailleurs terrible entre la facilité avec laquelle elle s’exprime dans le cadre de sa charge et sa difficulté à communiquer dans l’intimité. Avec son mari et avec Adam, les non-dits deviennent des désastres, les silences creusent des fossés impossibles à combler.

Un roman grave et austère d’une grande puissance où McEwan prouve que sobriété, délicatesse et raffinement peuvent aller de pair. Pas un coup de cœur à cause d’une séquence fleurant bien trop l’eau de rose à mon goût  mais pour le reste, la partition ne souffre d’aucune fausse note (en référence à la musique, très présente dans ce texte).

L’intérêt de l’enfant de Ian McEwan. Gallimard, 2015. 232 pages. 18,00 euros.





mercredi 21 octobre 2015

Les beaux étés T1 : Cap au Sud - Zidrou et Lafebre

Été 1973 (je n’étais même pas né - oui, je sais, je suis un gamin). Sardou chante « La maladie d’amour » et la famille Faldérault s’apprête à quitter la Belgique en 4L pour rejoindre le sud de la France. Pas question de prendre l’autoroute, il faut profiter des paysages. Le père conduit et la maman gère les quatre enfants pas toujours très sages. On roule sans ceinture et sans GPS, les gamins n’ont pas de smartphone ou de tablette pour s’occuper, un pompiste fait le plein de la voiture, on campe au bord d’une rivière, on se baigne tout nu dans l’eau glacée et le soir venu on fait une partie de Mille Bornes. Une autre époque, un autre monde…

Le mari et la femme ont tout du couple idéal, les marmots sont pétillants et l’ambiance estivale offre un air de légèreté tellement surannée que l’on pourrait vite tomber dans le cucul la praline le plus dégoulinant. Sauf que Zidrou est dans la place, alors forcément, ça pique un peu.

En fait, les parents veulent offrir un dernier souvenir de vacances communes à leur progéniture et "faire comme si" avant de se séparer, parce que l’usure du quotidien les tue à petit feu : « La vérité, Pierre, c’est qu’on rêvait d’une vie au soleil et qu’on eu droit seulement à de timides éclaircies ». Le personnage de la mère est superbement croqué. Une femme qui arrive dans la quarantaine et constate être bien loin de l’existence qu’elle s’imaginait mener lorsqu’elle avait vingt ans et croyait en l’avenir. Une femme qui sait ce qu’elle ne veut plus mais ne sait pas ce qu’elle veut vraiment.

Rarement un duo scénariste/dessinateur ne m’aura paru aussi complice, aussi fusionnel. Chaque case, chaque plan, chaque scène semble traduire les plus infimes intentions de Zidrou, c’est absolument bluffant. Le découpage est juste parfait, dynamique, pêchu, alternant entre des phases joyeuses et d’autres plus contemplatives, plus introspectives.

Une formidable chronique familiale, pleine de fraîcheur et d’émotion, portée par des auteurs au sommet de leur art. Un gros, gros coup de cœur !

Les beaux étés T1 : Cap au Sud de Zidrou et Lafebre. Dargaud, 2015. 56 pages. 14,00 euros.

Et  une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette, qui accueille aujourd'hui les participants à la BD de la semaine.








mardi 20 octobre 2015

Ma mère, le crabe et moi - Anne Percin

Tania, 14 ans, est persuadée que sa mère, avec qui elle vit seule depuis que son père est parti avec une autre, lui cache quelque chose : « Elle fait le genre de grimace que font les mamans qui ont une idée en tête et qui ne veulent pas le dire, histoire d’épargner à leurs loulous une confrontation violente avec la réalité nauséabonde. » Malheureusement, l’adolescente a vu juste. Après quelques recherches dans l’historique internet de l’ordinateur maternel, les doutes deviennent des quasi certitudes. Et lorsque que sa mère rentre à la maison après avoir passé des examens à l’hôpital, elle exige de connaître la vérité. Une vérité difficile à entendre : mammographie, biopsie et un verdict terrible qui tombe quelques jours plus tard...

Attaquer un roman jeunesse en y allant à reculons, ça ne m’arrive pas souvent. Mais avant le coup je me suis dit, punaise, encore un texte sur le cancer, c’est devenu une mode ! Et puis n’ayant jamais lu Anne Percin, je me suis demandé si les grosses ficelles lacrymales seraient de sortie et si la corde de l’émotion serait le seul et unique moteur de l’histoire (oui, je me pose beaucoup de questions avant d’ouvrir un livre, c’est un vilain défaut, comme celui qui consiste à lire la dernière page en premier…).

Bref, soyons honnête, je m’attendais au pire. Et là, miracle, divine surprise, j’ai eu tout faux ! Bien sûr, la situation ne prête pas à rire. Mais son traitement est d’une surprenante légèreté, plein d’optimisme et de positive attitude. C’est simple, ce roman fait du bien. Et pourtant rien n’est éludé, du diagnostic aux différentes étapes du traitement, de l’opération qui mutile à la chimio qui dévaste, du moral qui flanche au regard de ceux qui s’apitoient sans finesse sur le sort du malade, etc.

C’est Tania qui raconte l’épreuve à laquelle sa mère et elle sont confrontées. Et Tania cherche avant tout à dédramatiser. Elle s’interroge de façon pertinente sur le cancer, cette injustice qui frappe aveuglément, sur l’exclusion sociale qu’il engendre, sur la difficulté à vivre au chevet d’une maman en souffrance, donc pas toujours simple à supporter. Mais elle le fait avec un regard pétillant où le bon sens prédomine. C’est une épreuve que toutes les deux vont traverser ensemble dans une forme de soutien réciproque extrêmement touchant. Leur complicité en sort renforcée et l’adolescente gagne en maturité. Surtout, elle garde un humour à toute épreuve, une répartie cinglante qui fait mouche et qui n’a rien d’une démission face à la maladie, bien au contraire. J’ai adoré lire le point de vue de cette gamine un poil moqueuse, lucide, décidée et en même temps d’une fragilité que l’on sent poindre sous un discours déterminé qui tient souvent de la méthode Coué.

Un texte d’une rare intelligence, mené de main de maître, sur un sujet forcément casse-gueule. Chapeau bas madame Percin !

Ma mère, le crabe et moi d’Anne Percin. Rouergue, 2015. 126 pages. 10,20 euros. A partir de 13 ans.

Et comme chaque mardi ou presque, c'est une lecture que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

Les avis de Cathulu, Hélène et Mirontaine











lundi 19 octobre 2015

L’école de Pan T1 : Le cube mystérieux de Maëlle Fierpied - Yomgui Dumont

Une île cachée au milieu d’un lac immense. Sur cette île a été construite l’école de Pan, un établissement qui accueille des apprentis super-héros devant apprendre à contrôler leur pouvoir. On y croise, entre autres, Félix l’enfant chat, Bilal le passe-muraille et Aglaé la fille chauve-souris. Un trio inséparable qui va faire face à de multiples épreuves, surtout à partir du moment où élèves et enseignants découvriront que leur école n’est pas si secrète que ça et qu’une association criminelle à la recherche de jeunes recrues s’intéresse à eux…

Une BD jeunesse bourrée de clin d’œil aux super-héros de comics que les enfants connaissent par cœur, notamment les quatre fantastiques. Prépubliées dans la revue « Moi je lis », ces histoires courtes, à première vue indépendantes, gagnent en profondeur avec certaines révélations concernant des professeurs ou avec l'apparition d'un mystérieux cube trouvé au fond du lac et revenant de manière récurrente dans plusieurs chapitres.

De l’aventure, du danger, de l’humour des personnages attachants, un message d’entraide positif, beaucoup d’action et un graphisme dynamique, les ingrédients utilisés sont classiques mais fonctionnent à merveille pour lancer au mieux cette nouvelle série prometteuse. Simple et efficace, une lecture idéale pour se faire plaisir pendant les vacances qui débutent aujourd’hui.  


L’école de Pan T1 : Le cube mystérieux de Maëlle Fierpied et Yomgui Dumont. BD Kids, 2015. 64 pages. 9,95 euros. A partir de 7 ans.

samedi 17 octobre 2015

Les maîtres du printemps - Isabelle Stibbe

« Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs mais ils ne seront jamais les maîtres du printemps. »
Pablo Neruda

Les hauts-fourneaux de Lorraine et leur fermeture annoncée. Pierre le métallurgiste plein de panache, figure de proue du mouvement de grève qui attire les journalistes dès qu’il ouvre la bouche. Max le sculpteur, dandy octogénaire à qui le Grand Palais a commandé une œuvre monumentale et qui souhaite la réaliser à partir d’acier français, symbole d’un savoir-faire unique dont la disparition serait un drame national. Daniel le député, cœur à gauche depuis l’enfance, devenu ministre de l’industrie après la victoire socialiste à l’élection présidentielle et qui se saisit du dossier des hauts-fourneaux avec, chevillée au corps, la certitude de trouver une solution. Trois hommes et un même combat, celui de l’humain face à la voracité et la perversité des marchés : « ils sont la dignité combattante. Ils tomberont peut-être mais ils mourront debout. »

Un superbe roman choral, inspiré par la fermeture de Florange, où l’ouvrier, l’artiste et le politique prennent la parole à tour de rôle et vivent à leur manière les derniers mois d’un site industriel condamné à disparaître. Un texte à la prose habitée qui prend forcément parti. Un texte loin des modes actuelles sur lequel planent les ombres d’Hugo et Zola. La violence d’une réalité sociale insupportable est contrebalancée par une solidarité toujours présente et par une lutte collective sans arrière pensée. La peur, la colère, la perte de confiance et la désillusion sont exprimées sans caricature, tandis que la description très documentée du fonctionnement du haut-fourneau, « géant vorace avalant à grande goulée minerai de fer et charbon » se révèle d'un lyrisme inattendu.

Une littérature engagée comme j’aime et comme on n’en fait (presque) plus. Loin d’une dénonciation pure et dure et sans nuance, Isabelle Stibbe offre une réflexion profonde, sensible, lucide et argumentée sur le monde tel qu’il est et sur les réalités d’un univers ouvrier sans avenir face une mondialisation galopante.

Les maîtres du printemps d’Isabelle Stibbe. Serge Safran éditeur, 2015. 180 pages. 17,50 euros.


L'avis de Zazy







jeudi 15 octobre 2015

Ederlezi : comédie pessimiste de Velibor Colic

Strehaïa était un village se trouvant « tantôt en Macédoine, tantôt dans l’Empire Ottoman, souvent en Yougoslavie, mais aussi parfois dans le royaume serbe ». Dans ce village tzigane, un orchestre célébrait chaque événement majeur, enterrement, mariage ou fête traditionnelle. Les cinq hommes de l’orchestre prenaient la route au printemps et retournaient chez eux avec les premières neiges. Le roman retrace le destin de cet orchestre au fil du 20ème siècle et la légende de son chanteur qui vécut trois vies sous les noms d’Azlan Tchorelo, Azlan Bathalo et Azlan Chavoro Baïramovitch.

Velibor Colic nous entraîne sur les pas d’un peuple migrateur aux semelles de vent venu des Balkans, de la seconde guerre mondiale à la jungle de Calais, des années noires du communisme à la guerre en Yougoslavie. La musique, la fête, les beuveries, les coucheries, l’amour, la violence, les traditions, et une certaine forme de sagesse peuplent les pages de cette tragédie tzigane relatée à travers une inoubliable galerie de personnages. Avec une verve inimitable, l’auteur d’Archanges tisse les fils un brin foutraques d’une « comédie pessimiste » où le burlesque côtoie en permanence le drame. Surtout, il rend un hommage tendre et plein d’affection à une communauté trop souvent malmenée par les méandres de l’Histoire.

Ederlezi, fête de la Saint-Georges (le 6 mai), est l’occasion pour les Tziganes de célébrer le retour du printemps. Un symbole de renaissance présent tout au long du roman à travers la figure légendaire d’Azlan, le chanteur aux plusieurs vie qui, tel le phénix, renaît de ses cendres après avoir succombé de manière dramatique, mais aussi à travers l’histoire d’un peuple rejeté, exterminé, et qui ne cesse de se relever pour continuer sa route.

J’ai aimé retrouver la plume de Colic, sa faconde, son humour, sa capacité à aborder le tragique avec une forme de légèreté et d’élégance qui n’appartient qu’à lui. Un excellent moment de lecture.

Ederlezi : comédie pessimiste de Velibor Colic. Gallimard, 2014. 212 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plsir de partager avec Ingannmic



mercredi 14 octobre 2015

Une vie T1 : 1916, Land Priors de Guillaume Martinez et Christian Perrissin

1984. Anna Laurence débarque à Saint-Véran, dans les Hautes Alpes. Un pensionnaire de l’hôtel où elle vient d’arriver, n’ayant donné aucun signe de vie depuis des semaines, avait confié au gérant des lieux une lettre destinée à sa mère, décédée depuis quatre ans. S’installant dans la chambre du disparu, Anna ouvre le courrier et découvre par la même l’existence d’un certain Winston Smith, écrivain anglais octogénaire dont elle n’a jamais entendu parler mais qui semble avoir très bien connu sa maman. Dans une malle, elle trouve un manuscrit sobrement intitulé « Life : confession d’un imposteur » et se plonge dans l’autobiographie de cet homme né au début du 20ème siècle.

Une adaptation prévue en six tomes de l’autobiographie d’un auteur anglais méconnu. Ce premier volume couvre l’année passée par Smith à l’école privée de Land Priors, jusqu’à son admission au prestigieux collège D’Eton, en 1916. On y découvre un élève solitaire dont l’émotivité à fleur de peau lui vaut quolibets et sarcasmes de la part de ses camarades. Un enfant qui, sous la protection du directeur de l’établissement, va peu à peu s’endurcir et devenir prêt à tout pour parvenir à ses fins.

L’éditeur précise que Christian Perrissin a découvert cette autobiographie chez un bouquiniste. Sauf que quelques recherches suffisent pour comprendre que ce livre n’a jamais existé et son auteur encore moins (pour info, Winston Smith est le héros du « 1984 » de Georges Orwell et ce n’est sûrement pas une coïncidence). En fait on nage en pleine supercherie et j’avoue que ce n’est pas pour me déplaire ! Surtout que cette supercherie fonctionne parfaitement. Oscillant entre les époques, le scénario se révèle très malin, d’ailleurs Perrissin a déjà prouvé avec Kongo et Martha Jane Cannary qu’il est particulièrement à l’aise dans l’exercice de la biographie, qu’elle soit ou pas fictive.

Au-delà du jeu d’illusionniste imaginé par les auteurs, le récit est passionnant et retrace l’ambiance particulière des écoles anglaises pendant la première guerre mondiale. Pénurie d’enseignants, pénurie de nourriture, tension entre élèves, patriotisme exacerbé, etc. Le dessin réaliste de Guillaume Martinez, tout en sobriété, reste pour sa part en permanence au service de l’histoire.

Un premier tome extrêmement prometteur, j’ai hâte de connaître la suite de cette vie inventée de toutes pièces (ou pas).

Une vie T1 : 1916, Land Priors de Guillaume Martinez et Christian Perrissin. Futuropolis, 2015. 66 pages. 15,00 euros.



La BD de la semaine est aujourd'hui
chez Stephie









mardi 13 octobre 2015

Mortel Smartphone - Didier Daeninckx

Pour des raisons « techniques », Noukette ne peut m’accompagner aujourd’hui pour vous présenter une pépite jeunesse. J’ai donc dû me débrouiller tout seul dans mon coin, et j’avoue que c’est quand même bien moins plaisant quand elle n'est pas à mes cotés. J’ai néanmoins réussi à dégoter un petit roman (d’un grand monsieur) qui aborde un sujet pour le moins méconnu.

Je n’avais jamais entendu parler du Coltan, ce minerai indispensable au fonctionnement de nos smartphones et à leur miniaturisation toujours plus poussée. Donc je ne savais pas que pour l’extraire, en République démocratique du Congo, des milices sans foi ni loi exploitent des hommes, des femmes et des enfants enlevés dans leur village pour devenir des esclaves.

Daeninckx raconte l’histoire de Cherald, 13 ans, kidnappé dans sa salle de classe avec tous ses camarades et qui se retrouve du jour au lendemain plongé dans l’enfer des mines de Coltan, où ses talents pour manier les armes à feu lui vaudront d’être désigné comme surveillant des prisonniers avec pour ordre d’abattre quiconque tenterait de s’échapper. Les circonstances vont lui permettre de rejoindre la Belgique après plusieurs mois de captivité. Un pays dans lequel il découvrira à quoi sert le minerai gris arraché dans le sang et les larmes à la terre d’Afrique…

Réédition d'un texte publié en 2013 sous le titre « Mortel smartphone : nos p... de téléphones portables valent-ils un tel bain de sang ? », ce petit livre ouvre les yeux sur une situation souvent méconnue, sur une forme d’esclavagisme moderne à laquelle nous participons pour la plupart, même indirectement. Et avec l'écriture directe, tendue, très visuelle de Daeninckx, le propos a d’autant plus de portée. Quelques éclaircissements géopolitiques et techniques sur la fabrication du coltan sont bienvenus mais pas besoin non plus d’explications trop poussées, la mise en contexte des faits se suffit à elle-même. En fin d’ouvrage, l’auteur précise dans une interview ce qui l’a poussé à écrire ce texte et exprime sa colère face un phénomène révoltant dont, pour ainsi dire, personne ne parle. Instructif et engagé.

Mortel Smartphone de Didier Daeninckx. Oskar, 2015. 60 pages. 5,95 euros. A partir de 10-11 ans.





lundi 12 octobre 2015

Petit éloge de la jouissance féminine - Adeline Fleury

« La jouissance féminine est une grande fête. Elle est puissante, belle, c'est une joie qui transporte, dans laquelle on lâche prise, on lâche tout, on laisse échapper. »

Je sais, nous ne sommes pas le 1er mardi du mois. Et alors ? Je suis un homme imprévisible vous savez. Et puis comment résister à un tel titre, croisé par le plus grand des hasards sur une table de librairie la semaine dernière (je vous jure que c’est vrai !).

« Cette nuit j’ai joui, j’ai joui pour la première fois de ma vie. J’ai senti cette chaleur intense m’emplir de l’intérieur, du vagin au cerveau, partout dans le ventre, la poitrine gonflée de plaisir, la bouche et les papilles pleines de saveurs inconnues. Mon corps a tressauté, j’en ai perdu le contrôle. Je suis émerveillée par ce que mon corps est capable de faire, de l’avoir confronté à ses limites. »

Adèle a 35 ans lorsqu’elle jouit pour la première fois. Cette journaliste, mariée et mère d’un petit garçon avait jusqu’alors aimé tendrement mais d’un amour où le sexe n’était pas primordial. Il a suffi d’une rencontre, avec celui qui allait devenir son amant, celui qu’elle qualifie « d’homme-électrochoc », pour que sa vie bascule, qu’elle s’éveille au désir et accède au plaisir.

Le désir est le point central de ce texte 100% autobiographique. Adèle est le double littéraire d’Adeline. Elle raconte sa transformation, ce que cette naissance du désir à impliqué comme changement, dans sa sexualité bien sûr, mais aussi dans ses relations sociales, son regard sur son statut de femme et sur un corps qu’elle n’avait jusque là jamais mis en valeur, qu’elle n’était jamais parvenue à habiter pleinement. Du désir naît l’accomplissement, du désir naît l’épanouissement : « Dans la jouissance, la distinction entre le corps et le sexe est gommée, la jouissance l’emporte sur tout, la jouissance est le grand Tout ».

Au cœur de cette métamorphose, « l’homme-électrochoc ». Une espèce rare, sans doute en voie de disparition, et que beaucoup de femmes ne croiseront jamais au cours de leur existence : « Mon amant fait partie de cette caste rare d’hommes qui font l’amour avec héroïsme, qui aiment faire jouir les femmes avant d’envisager de jouir eux-mêmes. […] Auprès de l’homme électrochoc, « je suis » à fond, pour la première fois, je n’intellectualise pas une relation, je la vis. Je suis en pleine catharsis inversée. Pour une fois, je ne transforme pas mes émotions en pensées, mais je ne suis qu’émotions et j’arrête de penser. »

J’ai beaucoup aimé cette réflexion sur la jouissance féminine, parfois crue, toujours profonde (la réflexion), n’idéalisant jamais totalement cette métamorphose qui suscita aussi de nombreuses souffrances. Et puis adoré les nombreuses références cinématographiques et les extraits littéraires cités tout au long du récit (Simone de Beauvoir, Flaubert, Henry Miller, Despentes, Louise Labé, Anaïs Nin, Sappho, Yourcener, etc.). Seul bémol, une vision « universelle » dans l’avant propos qui m’a quelque peu gêné, affirmant qu’une vie sans désir sexuel est une vie « sans envie, sans élan, une existence statique, immobile. » Dans son cas particulier, certes. Mais de là à généraliser à l’ensemble des femmes, il me semble que c'est loin d'être aussi simple, et heureusement d'ailleurs.

Je recommande chaudement cette lecture à tous les hommes. Pas parce que l’on donne ici dans le guide pratique, mais au contraire parce que ce livre est tout sauf un guide pratique. Et aussi parce que ce parcours individuel, ce témoignage sans fard, en toute franchise et en toute liberté, ne peut pas nous faire de mal.Un beau portrait de femme en tout cas. Entière, qui assume et s’assume. Vibre, souffre, aime, s’interroge. Et s'épanouit. 

Petit éloge de la jouissance féminine d’Adeline Fleury. Editions François Bourin, 2015. 145 pages. 18,00 euros


PS : par contre, beaucoup de coquilles pour si peu de pages, l’éditeur a moyennement fait le job niveau correction, c’est le moins que l’on puisse dire.





samedi 10 octobre 2015

Quand le diable sortit de la salle de bain - Sophie Divry

Sophie est dans la dèche. Et pas qu’un peu. Chômage, RSA, factures qui s’accumulent, compte en banque au bord du précipice. Pâtes ou riz à tous les repas, aucune sortie possible, aucun loisir, aucun homme dans sa vie en dehors d’Hector, son meilleur ami dans la même situation qu’elle. Pas la joie donc, dans son studio lyonnais de douze mètres carrés, mais elle fait avec. La colère est contenue mais bien présente. Elle narre sa vie au jour le jour, la débrouille, la lutte contre la faim, la pauvreté qui, une fois qu’elle vous est tombée sur le dos, ne vous lâche plus. Elle décrit les méandres kafkaiens de Pôle Emploi, les non-dits face à la famille (pas question de faire pitié, de demander de l’aide, de les entendre la plaindre ou l’enfoncer) et un retour à l’emploi plutôt mouvementé dans le monde de la restauration. Jubilatoire !

Jubilatoire, oui. Parce que le ton n’est pas larmoyant. Il est drôle, enlevé, direct. La précarité n’est certes pas des plus joyeuses mais ici elle est racontée dans une langue explosive, une construction foutraque pleines de digressions potaches, de listes interminables, de néologismes, de prise à partie (ou à témoin) du lecteur, de changement intempestif de typographie, d’interventions d’un diable à la langue bien pendue, j’en passe et des meilleures. Ça pourrait être du grand n’importe quoi, ça devrait être du grand n’importe quoi, et pourtant ça se tient car l’ensemble relève d’une forme d’humour très pointue et très maîtrisée.

D’habitude, ce romanesque débridé n’est pas ma tasse de thé et j’avoue que je suis rentré dans ce texte sur la pointe des pieds. Mais très vite mes réticences sont tombées. Parce qu’au milieu d’une liberté formelle déroutante, le propos n’en reste pas moins pertinent et la description de la dèche particulièrement précise. En gros, c’est cocasse mais lucide. Extrêmement lucide même. L’équilibre semblait impossible à trouver. On marche tout du long sur un fil et j’étais certain d’en tomber à un moment donné. Ce n’est jamais arrivé. La prose se révèle aussi énergique que nerveuse et au final je me suis régalé d’un roman picaresque à souhait.

Quand le diable sortit de la salle de bain de Sophie Divry. Notabilia, 2015. 310 pages. 18,00 euros.




vendredi 9 octobre 2015

Kokoro - Delphine Roux

Depuis le décès de leurs parents au cours d’un incendie, Koichi et sa grande sœur Seki essaient de se reconstruire. Seki s’est réfugiée dans le travail, a eu des enfants et mène une carrière brillante après des études aux États-Unis. Koichi, lui, magasinier dans une bibliothèque, a gardé une âme d’enfant : « Seki pense que j’ai l’âge mental d’un gosse de dix, tout au plus, qu’il faudrait que je pense à grandir, à agir en homme. » Une situation qu’il ne nie pas et avec laquelle il a appris à vivre, ne trouvant le bonheur qu’auprès de sa grand-mère adorée, une vieille femme perdant peu à peu la tête et croupissant dans une maison de retraite.  Mais le jour où sa sœur sombre dans la dépression, le garçon décide de prendre les choses en main et se révèle bien plus mature qu’il ne l’aurait lui-même imaginé.

Soyons clair, j’ai adoré le personnage de Seki version « homme-enfant ». Son absence du monde, son absence d’ambition, son absence d’esprit de compétition, sa philosophie de vie : « Je ne remplis guère mon temps vacant. Le plus souvent, j’observe le monde en proximité. Je n’agis pas sur lui, n’essaie pas de le modifier. Pas l’envie, la volonté de ça. Je laisser aller. » Beaucoup verraient dans ce comportement une parfaite tête à claques. Ce n’est pas du tout mon cas. Je le trouve parfaitement attendrissant, en décalage complet par rapport à une société japonaise hyperactive où une très grande majorité fait de la réussite sociale sa raison d’être. Lui ne regarde pas les choses de haut, en donneur de leçon, il les regarde de loin, en spectateur peu, voire pas du tout concerné. C’est peut-être une posture facile à tenir, une posture de l’évitement, mais c’est une posture qui me parle énormément.

« Délicatesse » est sans doute le mot qui qualifie le mieux ce premier roman. Par le traitement de son sujet d’abord, et par son écriture ensuite. Une écriture légère, en apesanteur, d’une limpidité qui fait mouche. Pas de grands développements, on va à l’essentiel, peu de mots suffisent à dire l’intime, l’amour, les liens familiaux indestructibles malgré les apparences. C’est d’une rare subtilité, sans afféterie plombante. Une magnifique découverte, je suis tombé sous le charme de ce texte à la fois simple et lumineux !

Kokoro de Delphine Roux. Picquier, 2015. 114 pages. 12,50 euros.


Et une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette (oui, je sais, encore une, mais que voulez-vous, on adore ça !)






mercredi 7 octobre 2015

Au revoir là-haut - Pierre Lemaitre et Christian De Metter

Pour les rescapés de l’horreur de la Grande Guerre, difficile de retrouver une place dans la société civile. Albert et Edouard l’ont bien compris, la France n’a que faire de ses démobilisés et n’a de toute façon pas les moyens de les aider à se réinsérer. D’ailleurs, la patrie préfère glorifier ses morts et oublier les survivants, surtout quand ces derniers sont revenus amochés comme Edouard, gueule cassée refusant de dissimuler son facies sous une prothèse. Devant tant d’ingratitude, les deux amis comprennent que seule la débrouille leur permettra de survivre. Et quoi de mieux qu’une arnaque surfant sur la veine mémorielle pour assouvir une vengeance et s’imaginer un avenir...

Je n’ai pas lu le roman (acheté pourtant à sa sortie), et je pense que c’est un handicap au moment de découvrir cette adaptation. La comparaison m'aurait sans doute permis de mieux saisir les nombreuses différences entre les deux (notamment la fin, si j’ai bien compris). Il est rare qu’un écrivain adapte lui-même son roman en BD, sans doute parce que la narration « graphique » implique une prise de hauteur, une distance avec le texte d’origine qu’il n’est pas simple de mettre en œuvre. Ici,  Pierre Lemaitre a eu la chance d’être parfaitement accompagné pour mener à bien son projet. Il ne pouvait trouver meilleur partenaire que Christian De Metter, dessinateur s’étant déjà fait remarquer, entre autres, pour son adaptation de Shutter Island.

Comment passer de 600 à 160 pages ? En étant forcément moins bavard, en ne reprenant aucun dialogue ni extrait, en proposant un récit plus tendu, plus dans l’ellipse, le raccourci. Avec la BD on est davantage dans la suggestion . Le superbe travail sur les regards et leur expressivité par exemple en dit bien plus sur la psychologie des personnages que de longs récitatifs. Clairement, la force du dessin prend le pas sur l'écriture. D'ailleurs ce dernier n'a aucun mal à le reconnaître quand il il parle de son duo avec De Metter : « C'est mon histoire, mais c'est vraiment son album ».

L'interprétation « visuelle » d'un texte aussi littéraire avait, avant le coup, tout du plan casse-gueule. Mais la mise en images, inspirée et pleine de souffle, tendant même parfois vers le burlesque, offre une nouvelle dimension au Goncourt 2013 et évite l'écueil de la fidélité absolue à l'oeuvre d'origine. Une incontestable réussite.


Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre et Christian De Metter. Rue de Sèvres, 2015. 168 pages. 22,50 euros.



Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec ma très chère Noukette.


L'avis de Livresse des mots ; celui d'Antigone



mardi 6 octobre 2015

Le premier mardi c'est permis (41) : Pas dans le cul aujourd’hui - Jana Cerna

« Pas dans le cul aujourd’hui / j’ai mal / et puis j’aimerais d‘abord discuter un peu avec toi / car j’ai de l’estime pour ton intellect. »

Le premier vers de ce poème donne ici son titre à une longue lettre d’amour. Car ce texte est bien une seule et unique lettre d’amour adressée par Jana Cerna à son amant Egon Bondy au début des années 60. Cerna, icône de la culture underground pragoise décédée dans un accident de la route en 1981, écrit à celui qui vient à peine de la quitter mais lui manque déjà tant. « J’ai commencé à écrire cette lettre qui n’a ni rime ni raison, où je ne veux rien révéler ni rien résoudre, mais je ne crois pas qu’il y ait besoin d’explication, tu comprendras sûrement et ça ne te posera pas de problème. »

Elle revendique l’impossibilité de séparer le désir physique, la sexualité et l’intellect, exprime son refus de se soumettre à la primauté masculine, défend le pouvoir de l’imagination tant malmené par le stalinisme et invite à lier de manière inéluctable et naturelle poésie et philosophie. Une prise de position sans concession, parfois mystique, pleine de souffle et de vitalité, traversée par des passages dignes d’une confession amoureuse des plus touchantes : « Je me sens bien et j’ai la certitude que tout est pour le mieux, qu’il n’arrivera jamais rien qui ne doit arriver. Je ne peux pas te perdre et toi, tu ne peux pas me perdre, l’état des choses et ceux qui s’en prévalent n’y peuvent plus rien, nous sommes arrivés à un tel point que c’est sûr et certain. Comment cela arrivera n’est pas de notre ressort, je n’ai aucune intention de forcer le destin et je m’accorde le luxe de cette insouciance d’un cœur léger. » ou encore « il faut savoir aimer et j’ai payé cher pour l’apprendre, je ne sais pas si j’ai réussi, mais ce dont je suis sûre et certaine, c’est que ce temps et ce prix-là m’ont permis de comprendre ce que c’est que d’aimer et que tu es le seul homme avec qui je puisse avoir une relation digne de ce mot profané et banal, mais pourtant clair et précis. »

Dans le dernier tiers, elle se lance dans une énumération érotique de ses envies et de sa frustration due à leur éloignement avec une incroyable liberté de ton :  « Pourquoi sacredieu n’est-je pas ta langue dans ma chatte alors que c’est mon plus ardent désir, pourquoi je ne sens pas la chatouille douloureuse de ta morsure sur la plante de mes pieds, pourquoi je ne peux pas te tendre mon cul pour que tu le possèdes, le morde, l’étrilles et l’arroses de ton sperme ? » / « Je voudrais te coucher sur le dos et te mordiller les tétons, lécher le fond de ton nombril et prendre tout à tour chacune de tes couilles dans ma bouche jusqu’à te faire geindre. »

Cette lettre d'une sincérité et d'une force d'évocation remarquable dresse le portrait d'une femme libre et indomptable, d'une femme amoureuse et insoumise, d'une femme incapable de se comporter de manière raisonnable. Une femme moderne, quoi.


Pas dans le cul aujourd’hui de Jana Cerna. La contre allée, 2014. 92 pages. 8,50 euros.

Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Moka en ce premier mardi du mois où, grâce à Stephie, tout est permis !










samedi 3 octobre 2015

Dandy - Richard Krawiec

Artie et Jolene. Lui est un voleur à la tire vivotant sans domicile fixe. Un laissé-pour-compte que personne ne remarque. Elle, de son coté, élève seule Dandy, son fils de deux ans qui sera bientôt aveugle si elle ne trouve pas les deux mille dollars nécessaires pour le faire opérer. Il la voit pour la première fois dans un bar. Elle est à moitié nue sur le ring au milieu de la salle, prête à se rouler dans la Jell-O avec une catcheuse sous les hurlements porcins d'une foule surexcitée. La seule solution qu'elle ait trouvée pour dégoter quelques billets. Il la rattrape dans la rue après le combat, entame la conversation. Le début d'une histoire d'amour passionnée et chaotique.

Un roman de 1986 qui plonge le lecteur au cœur du désespoir. Une mère qui n'a pas les moyens de sauver son bébé, le nourrit au beurre de cacahuète et au biberon de pepsi, qu'elle coupe au whisky quand elle veut l'assommer quelques heures. Un pauvre type, beau parleur, magouilleur à la petite semaine. Des pas grand-chose dans l'Amérique des années 80 et son capitalisme triomphant. Jolene et Artie sont des personnages inoubliables. Des personnages acculés, incapables de joindre les deux bouts. Ils veulent éviter la noyade, tentent des choses, se débattent. Échouent. Relèvent la tête, s'interrogent, replongent. Ils rêvent, tirent des plans sur la comète, envisagent des solutions extrêmes, les mettent en œuvre. Se plantent. Mais ils s'aiment et finalement, rien n'est plus important.

Au-delà du désespoir reste une humanité et une vitalité qui amène un rayon de lumière dans les ténèbres. Richard Krawiec n'enjolive rien. Il fut l'un des premiers auteurs américains à donner des cours d'écriture dans des centres d'accueil de SDF, des prisons ou des cités défavorisées, guidé par le souci de redonner la parole à ceux qui ne l'ont plus. Avec Artie et Jolene, il dresse le portrait s'un couple incroyablement touchant, un couple qui avance à tout petits pas et ne va nulle part. C'est beau et tragique sans jamais être sordide, malgré les apparences.

L'ombre de Selby plane sur ce grand roman sombre et crépusculaire. De la littérature américaine sans gants, décomplexée. Celle que j'aime plus que toute autre.

Dandy de Richard Krawiec. Points, 2015. 240 pages. 6,70 euros.








vendredi 2 octobre 2015

Alcoolique - Jonathan Ames et Dean Haspiel

J’adore la séquence d’introduction de cet album (peut-être parce qu'elle me rappelle quelques souvenirs de jeunesse...). Jonathan A., le narrateur et double de l’auteur, se réveille à l’arrière d’une voiture, pendant qu’une naine d’un certain âge (pour ne pas dire d’un âge certain) lui tripote la braguette. Il ne sait pas comment il est arrivé là mais quand les flics viennent cogner au carreau, il prend ses jambes à son cou, trouve refuge sur la plage, s’allonge sous un ponton et s’enfouit dans le sable pour passer inaperçu.

Entre temps, il a commencé à raconter son histoire. Ses premiers déboires avec l’alcool, à 15 ans. Des bières partagées avec son meilleur copain. Il trouve le goût infect et vomit presque à chaque biture, mais boire le rend cool aux yeux des autres alors que d’habitude, il passe inaperçu. Puis vient son dépucelage (un fiasco), ses études, brillantes, jusqu’au diplôme obtenu à la prestigieuse fac de Yale. La mort de ses parents dans un accident de voiture est un tournant. Il part pour Paris avec l’argent de son héritage et s’abîme dans la boisson et la drogue. Retour au pays, cure de désintox. Des années de sevrage, un boulot de taxi à New Haven, la publication d’un premier roman, un polar fortement inspiré d’Hammett et Chandler. Un gros chagrin d’amour et c’est la rechute. Sans parler de la tragédie du 11 septembre qu’il vit en direct depuis le toit de son immeuble New-yorkais et la perte de Sal, son ami d’enfance, emporté par le sida. Une succession de coups durs et une plongée vertigineuse (vodka, bière, cocaïne et héroïne), dont il ne se remet pas…

Si vous me connaissez un peu, vous vous doutez que cet album me va comme un gant. Peut-être parce qu’Alcoolique est un roman graphique de mec. Entendons-nous, pas un mec plein de testostérone, sûr de lui, avançant gaillardement et franchissant les obstacles avec calme, maîtrise et maturité, mais plutôt un mec fragile, faible, lâche, incapable de sortir la tête de l’eau et possédant suffisamment de lucidité pour proposer une belle dose d’autodérision. Du loser comme je les aime, tellement paumé qu’il en devient touchant. Il pense qu’il va s’en sortir, se dit que chaque cuite sera la dernière en sachant pertinemment qu’il remettra le nez dans un verre à la première occasion. C’est à la fois triste et drôle, pathétique surtout, mais jamais geignard.

Contrairement au sujet, le dessin est sobre (oui, elle est facile mais je suis fatigué en ce moment…). Du noir et blanc réaliste aux cadrages maîtrisés. Pas de fioriture et une recherche d’efficacité qui fait mouche.

Confession sans pathos de la romance destructrice d’un homme avec la bouteille, Alcoolique est une vraie belle réussite. Premier roman graphique des éditions Toussaint Louverture (Mailman, vous vous rappelez ?), l’ouvrage est, comme toujours chez cet éditeur, d’une qualité de fabrication bien au dessus de la moyenne. Un objet livre-livre somptueux et un contenu à consommer sans modération ! (fatigué je vous dis…).

Alcoolique de Jonathan Ames et Dean Haspiel. Monsieur Toussaint Louverture, 2015. 144 pages. 22,00 euros.