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jeudi 5 mars 2015

Pike - Benjamin Whitmer

Une fois n'est pas coutume, je profite du lancement aujourd'hui même de "Neonoir" pour remonter un billet vieux de plus de deux ans et vous parler du premier titre de cette nouvelle collection des éditions Gallmeister, un roman qui m'avait scotché à l'époque.

Pike est un gros dur qui s’est rangé des voitures. Depuis son retour à Cincinnati, il vit de petits boulots qu’il effectue avec son pote Rory. Sa fille Sarah, qu’il n’a pas vue depuis qu’elle avait six ans, vient de mourir d’une overdose. Sarah a eu une fille, Wendy. La gamine d’une dizaine d’années débarque chez son grand-père, qu’elle ne connait pas, avec pour seul bagage un chaton prénommé Monster. Pike savait que Sarah se prostituait pour payer ses doses, mais il voudrait retrouver les vrais responsables de sa mort. Pour cela, il va devoir s’immerger dans les pires quartiers de Cincinnati, de squats de junkies en motels miteux. Une plongée effroyable dont il ne sortira pas indemne…

Pour un premier roman, Benjamin Whitmer fait fort, très fort, et nous plonge dans cette Amérique où "on se fait grossir à la bière jusqu'à ce que le cœur lâche définitivement". Lire Pike, c’est comme avaler une cuillère à soupe de Tabasco cul-sec. Ça gratte, ça brûle, ça vous donne envie de hurler. On à beau se dire qu’à un moment où l’autre les choses vont s’adoucir, on se trompe lourdement et l’effet reste hautement abrasif. Des années que je n’avais pas lu un roman aussi noir. La tension et la violence permanentes vous laissent au bord de la nausée. L’écriture de Whitmer, très visuelle, offre des descriptions d’une froideur clinique. Les pires exactions sont exposées sans aucun jugement, comme si tout cela était absolument naturel.

Pike n’est pas un polar. Au-delà de son effet coup de poing évident, de sa grossièreté, de son coté sordide, de ses dialogues au couteau, c’est un texte d’une infinie tristesse dans lequel il ne faut se lancer que si l’on a le cœur bien accroché.

Pour l’écrivain Stephen Graham Jones, « voici le noir dans toute sa splendeur, ce que le genre devient lorsqu’il renonce à se montrer gentil – une force dramatique brutale rongée jusqu’à l’os qui vous promène de page en page. » Pas mieux.

Pike, de Benjamin Whitmer, éditions Gallmeister, 2015 (1ère édition en 2012). 288 pages. 16,00 euros.

Extrait : "Il est possible de tellement s'éloigner du lieu d'où l'on vient que tout retour est impossible. Tout vrai retour. On peut briser tous les ponts avec son passé, il suffit d'être prêt à s'amputer d'un bout de soi-même que l'on ne craindra pas de regretter le reste de sa vie. Et il faut se préparer à accepter la merde, quelle qu'elle soit, qui viendra combler le trou."

Les avis de From the Avenue et Keisha







dimanche 16 juin 2013

Promenades avec les hommes - Ann Beattie

New York, 1980. Jane, 22 ans, a quitté le Vermont et son ami Ben pour s’installer avec Neil, un journaliste deux fois plus âgé qu’elle. Fascinée par cet homme séduisant, la jeune diplômée de Harvard va pourtant vite déchanter. Non seulement Neil est un manipulateur et un coureur mais en plus il est déjà marié. Sa femme va demander le divorce, Jane l’épousera, ils passeront leur temps à se disputer et à se rabibocher avant qu’il ne disparaisse sans donner d’explications. A part ça ? Et bien pas grand-chose en fait.

A peine 110 pages et je me suis fait ch... comme c’est pas permis. A croire que Wharton a fait des petits. Jane raconte son histoire et on s’en tamponne royalement. Une jeune femme rêveuse qui se retrouve prise dans les filets d’un vieux beau et qui va finir par le regretter, ce n’est pas super rigolo mais il y avait matière à plus de légèreté.  Si au moins elle avait résumé les choses avec détachement et humour. Là, où bien elle se jette des fleurs (je réalise un documentaire, il remporte un oscar, j’écris un livre, il devient un best seller…) ou bien elle plombe son récit avec des détails sans aucun intérêt. Exemple, son contrat de mariage qu’elle nous impose dans les moindres détails : « Chaque année où il ne me tromperait pas, et inversement, et où je n’aurais aucune raison de demander le divorce pour ce motif, je recevrais 40 000 dollars le 30 décembre, en plus du règlement de toutes nos dépenses courantes. Si je divorçais pour incompatibilité, ce qu’il acceptait de ne pas contester (clause imposée par mon avocat), que je l’aie trompé ou pas, je n’aurais droit à aucune pension, mais je conserverais tout mes biens, y compris les voitures, bijoux et autres cadeaux et, je toucherais une somme unique de 50 000 dollars. S’il me trompait j’aurais les mêmes voitures, bijoux et autres cadeaux et, en seul versement, 50% de sa valeur nette, dont il paierait les impôts (clause imposée par mon avocat) ». Franchement, qu’est-ce qu’on en a à cirer ? Même l’ambiance des années 80 à New York n’est que survolée.  Beaucoup de drogue, une communauté gay omniprésente, un maximum de superficialité… Certes, et après ? Rien à sauver donc, ni l’écriture, ni l’histoire, et encore moins les personnages, tous plus barbants les uns que les autres.  

Un livre boulet, de ceux que l’on se traîne pendant des jours, voire des semaines, avant d’en voir le bout. Heureusement que c’est un emprunt de la médiathèque, ça m’aurait fait mal au ventre de dépenser quinze euros pour un navet pareil.    


Promenades avec les hommes d’Ann Beattie. Bourgois, 2012. 110 pages. 15,00 euros.



vendredi 22 mars 2013

La nuit tombée - Antoine Choplin

Choplin © La fosse aux ours 2012
L’Ukraine. Tchernobyl. La catastrophe. Des vies brisées à jamais. Gouri arrive de Kiev avec sa moto et sa remorque. Il veut aller dans la zone interdite, à Pripiat, revoir une dernière fois l’appartement qu’il à dû quitter définitivement quelques jours après « l’incident ». Il souhaite récupérer un objet particulier qui, il en est persuadé, n’a pas pu intéresser les pillards. Avant de pénétrer dans la zone, il s’arrête chez  Iakov et Vera. Deux ans qu’il ne les a pas vus. Une halte bienvenue qui ravive les souvenirs. Le temps d’avant, celui où il faisait bon vivre dans cette campagne verdoyante. Iakov se meurt. Gouri le poète va l’aider à écrire une dernière lettre à sa femme : « On ne s’est jamais trop dit les choses avec Vera. C’est pour ça. Mais maintenant, c’est différent. J’aimerais bien écrire quelque chose de gentil pour elle. Tu comprends. Quelque chose qu’elle pourra lire quand je serai passé et que ça lui fera du bien de le lire. Qu’elle pourra même garder avec elle, si elle veut, comme ça dans la poche de son tablier pour se le relire de temps en temps et se souvenir de tout ça. Comme on s’aimait bien tous les deux. Voila, c’est ça que j’aimerais faire pour elle. »

Un livre prêté par Noukette. Pas à dire, elle sait quand un roman va me plaire. Après Les Demeurées, je lui suis donc redevable d’une nouvelle pépite avec La nuit tombée. Pour le coup elle n’était pas la seule à avoir adoré ce roman puisque je me rappelle de billets très élogieux chez Valérie et Hélène, entre autres. Quoi qu’il en soit, c’est un texte fait pour moi. Court, percutant, plein d’émotion retenue, sans un mot de trop. Antoine Choplin marche sur un fil et jamais il ne tombe du coté du larmoyant.

A Tchernobyl, au bord du chaos, l’humanité reste debout. Certains sont condamnés, d’autres savent que ce sera sans doute bientôt leur tour. Mais en attendant, la vie continue et il faut rester soudé. L’amitié, l’entraide, les moments passés ensemble autour d’une bouteille de Vodka, c’est ce qui donne du sens à ces existences en perpétuel sursis. Une belle réflexion également sur la difficulté à quitter de force la terre qui vous a vu naître et où vos enfants on grandi.  Impossible d’oublier ce monde aujourd’hui défunt, ravagé par l’apocalypse. Finalement, il n’y a rien de mieux que les mots et l’écriture pour garder à jamais une trace de nos souvenirs les plus doux.

Un texte magistral.

La nuit tombée d’Antoine Choplin. La fosse aux ours, 2012. 122 pages. 16 euros.

Les avis de Noukette, Valérie, Hélène, Kathel, Philisine Cave, Cristie, Marilyne.




Prix France Télévision 2012






dimanche 23 décembre 2012

Du côté de Canaan de Sebastian Barry

Barry © Joëlle Losfeld 2012
« Quel bruit fait le cœur d’une femme de quatre-vingt-neuf ans quand il se brise ? Sans doute guère plus qu’un silence. » En voila une jolie première phrase pour débuter un roman. Lilly Bere vient de perdre Bill, son petit fils adoré. Une douleur insupportable la submerge. La vieille femme a décidé d’en finir. Mais avant de tirer sa révérence, elle veut coucher sur le papier le récit d’une vie où les drames se sont succédé, pour expliquer son geste et pour faire un dernier point avec elle-même avant le grand saut vers l’inconnu.  
       
Lilly est née en Irlande. Sa mère est morte en lui donnant le jour. Elle a grandi entourée d’un père policier, de deux sœurs et d’un frère qui perdra la vie en Picardie au cours de la première guerre mondiale. Au début des années 20 son fiancé, Tadg, menacé par l’IRA, doit quitter le pays. Elle le suit, direction l’Amérique. D’abord New York, puis Chicago où Tadg sera finalement assassiné. Seule, désespérément seule, Lilly entre au service d’une riche famille irlandaise. C’est durant cette période qu’elle rencontre Joe Kinderman, un homme qui disparaitra dans la nature alors qu’elle est enceinte. Elle mettra Ed au monde à 40 ans et l’élèvera seule. Il s’engagera plus tard pour le Vietnam dont il reviendra totalement brisé. Devenue septuagénaire, Lilly recueillera Bill, le garçon d’Ed, à peine âgé de 2 ans. Un petit fils qu’elle adorera plus que tout, jusqu’au jour où il partira faire la guerre en Irak. Un destin funeste de plus dans une vie où chaque homme qu’elle a connu semblait voué à disparaître dans des circonstances tragiques. 
      
Du coté de Canaan est le troisième roman que Sebatian Barry consacre aux Dunne, une famille irlandaise perpétuellement touchée par la disgrâce. Derrière ce roman d’adieu, Barry dresse un magnifique portrait de femme. Lilly l’irlandaise qui traverse les turpitudes de ce 20ème siècle si meurtrier avec bonne humeur et résignation. Lilly l’optimiste qui aura la chance, malgré ses déboires, de rencontrer des personnes d’une incroyable bonté qui n’auront de cesse de la soutenir dans les moments difficiles.          
         
Lilly raconte les bonheurs simples, elle se remémore aussi les événements les plus dramatiques sans jamais se plaindre. Elle se repasse en esprit de vieilles bobines, « des films simples, sans intérêt pour les autres. Le cinéma privé de chacun. » Point de mélo ici, rassurez-vous. La confession est parfois traversée d’une grande tristesse mais elle sait aussi s’illuminer de rires, de tendresse et de joie de vivre. Surtout, le témoignage reste empreint d’une belle dose d’humanité. On pourra certes trouver qu’à certains moments la barque de Lilly semble bien trop chargée. Vivre autant de drames en une seule existence peut paraître irréaliste. Mais pour créer une telle généalogie romanesque, il ne faut parfois pas hésiter à forcer le trait, surtout quand cela est fait avec autant de talent.

Du côté de Canaan de Sebastian Barry. Joëlle Losfeld, 2012. 275 pages. 19,50 euros. 



dimanche 2 décembre 2012

Les Immortelles de Makenzy Orcel (rentrée littéraire 2012)

Orcel © Zulma 2012
« Tous les monstres de béton sont tombés. Tous les bordels. La Grand-Rue n’est plus ce qu’elle était. Mais nous, on ne mourra jamais. Nous, les putains de la Grand-Rue. Nous sommes les immortelles. » Les immortelles sont les prostitués de Port-au-Prince. L’une d’elle témoigne après le tremblement de terre de janvier 2010. Elle confie sa parole à l’écrivain. Le deal est simple : « Tu me donnes ce que je te demande et toi après tu pourras m’avoir dans tous les sens que tu voudras. » Elle veut laisser couler le sang des mots pour narrer l’histoire de la petite, une gamine fugueuse débarquée chez elle à l’âge de 12 ans et se faisant appeler Shakira. Une fillette devenue l’une des putes les plus courtisées de la capitale. « La petite, elle est morte après douze jours sous les décombres, après avoir prié tous les saints. » La petite avait quelque chose en plus, elle connaissait les livres. Une passion dévorante qui la rendait si singulière. Le témoin s’épanche auprès de l’écrivain pour ne pas oublier, pour ne pas sombrer : «  Je raconte pour toi, ma petite. Je te raconte et t’appelle de mon exil intérieur. […] Tous les mots de mon corps ne sauraient suffire pour dire la douleur de la terre. » 

Les immortelles est un chant de ruines. Oui, je dis bien un chant. Un chant lyrique où dominent la souffrance et l’abattement. Toute l’horreur de l’existence à travers de très courts chapitres de moins d’une page. Un style oralisé proche de la poésie en prose la plus libre. C’est brutal et dérangeant. La langue est belle, elle devrait secouer fortement le lecteur. Je dis « devrait » car malheureusement cela n’a pas été le cas pour moi. Difficile de l’avouer mais je suis passé à coté. Suis-je insensible à ce point ? Franchement la question se pose car ce texte avait tout me plaire et pourtant j’y suis resté totalement étranger, comme si je ne faisais que survoler les choses de très haut sans jamais m’immerger dans l’ignoble réalité. Peut-être à cause de la forme du témoignage, trop individuel. En comparaison, le chœur antique s’exprimant dans Certaines n’avaient jamais vu la mer m’a beaucoup plus touché. Je ne dis pas que Les Immortelles est un mauvais premier roman, loin de là. Je dis juste qu’il n’était pas pour moi.   

Les Immortelles, de Makenzy Orcel. Zulma, 2012. 134 pages. 16,50 euros.








dimanche 25 novembre 2012

Némésis de Philip Roth (rentrée littéraire 2012)

Roth © Gallimard 2012
Newark, New Jersey, 1944. L’Amérique est en guerre mais Bucky Cantor, 23 ans, ne peut prendre part au conflit. A cause de sa vue défaillante, il a été réformé. Jeune homme fort et athlétique, il est responsable d’un terrain de jeu du quartier juif de la ville. Sous sa responsabilité, des gamins suent toute la journée sous un soleil de plomb grâce aux différentes activités physiques qu’il leur propose. Au cours de ce mois de juillet suffocant, une calamité s’abat sur la ville. Une épidémie de polio se déclare. Deux jeunes garçons du terrain de jeu meurent subitement. Le virus se propage et la panique gagne les familles. Bucky veut résister au mal, il tente d’abord de répondre de façon rationnelle aux questions des parents mais il constate rapidement son impuissance devant le fléau qui ne cesse de s’étendre. Lorsque sa fiancée l’invite à le rejoindre dans un camp de vacances en forêt, Bucky hésite, conscient que sa place est à Newark, aux cotés de ceux qui souffrent. Se laissant finalement convaincre de quitter les miasmes de la ville, il se rend dans le cadre idyllique du camp où, malheureusement, la polio semble le poursuivre…

Mon premier Roth qui sera aussi son dernier puisque le romancier âgé de 79 ans a annoncé qu’il n’écrirait plus. Pour le coup, on peut dire qu’il termine sa carrière en beauté.

Némésis est la déesse de la vengeance qui veille à ce que les mortels ne tentent pas d’égaler les divinités. L’histoire de Bucky relève incontestablement de la tragédie. Parce qu’il a tout pour être heureux (la santé, une fiancée magnifique, un avenir radieux…) il subit un châtiment infligé à ceux qui transgressent, fût-ce sans le savoir, les limites humaines. En cela, son destin est en quelque sorte comparable à celui d’Œdipe. Autre référence évidente à la lecture de ce roman, La Peste de Camus. Même si l’auteur de L’étranger mettait en scène un combat et une résistance au fléau et que Roth décrit plutôt la stupeur et l’abattement des victimes, les parallèles restent nombreux.

La fatalité est au cœur du récit. L’écrivain déroule une mécanique impitoyable ou le pessimisme et le désenchantement jouent un rôle central. Bucky s’élève contre ce Dieu qui laisse périr ses enfants. En brisant un jeune homme exemplaire, Roth fait voler en éclat les valeurs supposées structurer nos sociétés : le devoir, le courage, la responsabilité, le sacrifice. Ce faisant, il met en lumière un élément fondamental qui nous concerne tous, la vulnérabilité. Le narrateur l’affirme : «  il n’y a rien plus difficile qu’un garçon honnête démoli […] et privé de tout ce qu’il avait passionnément voulu avoir ». Ce narrateur est un des garçons du terrain jeu qui a survécu à la polio. Pour lui, « la polio a cessé d’être le drame de ma vie […] J’ai compris que j’avais vécu un été de tragédie collective qui ne devait pas forcément devenir toute une vie de tragédie personnelle ». Exactement l’inverse de la façon dont Bucky a considéré les choses. Pour lui, au final, il ne reste que la culpabilité.

Un très grand roman américain, tout en sobriété, qui raconte à la fois un paradis perdu et une idylle disparue. Magistral !   

Némésis de Philip Roth. Gallimard, 2012. 226 pages. 18,90 euros.


samedi 10 novembre 2012

Les accusées de Charlotte Rogan (rentrée littéraire 2012)

Rogan © Fleuve Noir 2012
Août 1914. Alors que la guerre s’annonce en Europe, le transatlantique Impératrice Alexandra croise vers l’Amérique du nord avec à son bord de riches passagers fuyant le conflit à venir. Mais soudain, au milieu de nulle part, entre l’Angleterre et les États-Unis, c’est le naufrage. A peine quelques dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants peuvent prendre place à bord des chaloupes de sauvetage. Parmi eux, Grace Winter, 22 ans, qui vient de se marier et était en route pour Boston afin de rencontrer sa belle famille. Grace est la narratrice. Elle raconte vingt et un jours à la dérive en plein océan, dans une coquille de noix surchargée (39 personnes alors que la capacité maximale est limitée à 30) où les tensions se sont accentuées de jours en jours. La faim, la soif, le froid, l’humidité, les éléments déchaînés et les plus faibles qui ne survivront pas. Si Grace relate son histoire, c’est avant tout pour essayer de comprendre pourquoi, une fois revenues sur la terre ferme, elle et deux de ses camarades d’infortune furent accusées de meurtre avec préméditation à l’encontre de celui qui avait pris le commandement de la chaloupe.   

Une vraie bonne idée au départ de ce premier roman. Un huis-clos tragique, une tension palpable, des caractères que tout oppose et en filigrane une question métaphysique fondamentale : jusqu’où l’être humain est capable et a le droit d’aller pour sa survie ? Au cours du procès, le procureur interpelle les trois femmes : «  Et pourquoi avez-vous survécu ? Pourquoi n’avez-vous pas toutes les trois succombé aux éléments ? Pourquoi n’avez-vous pas dépéri, pourquoi n’êtes-vous pas tombées malades comme tant d’autres ? Quelqu’un de visiblement fort n’aurait-il pas choisi une voie plus noble et sauté à la mer pour sauver ses compagnons ? ». Et l’une d’elles de lui répondre : « Qui est véritablement noble ? Vous l’êtes, vous ? »

Tout cela est fort original et alléchant mais malheureusement, à la lecture, les déceptions se sont enchaînées. D’abord l’écriture est d’une platitude affligeante. Ensuite, les confidences de Grace n’ont rien de passionnantes. Les passages à bord de la chaloupe sont constamment entrecoupés par des considérations sur son mariage, sa sœur ou sa future belle-mère qui ont au final bien peu d’intérêt. Et même les scènes se déroulant à l’intérieur de l’embarcation ne m’ont pas convaincu. En fait, je crois que dès le départ je n’y ai pas cru. J’aurais voulu plus de réalisme, de bruit, d’odeurs forcément nauséabondes liées aux problèmes d’hygiène, bref, d’une description clinique de cette insupportable promiscuité. Tout semble aseptisé à l’extrême, comme si ce n’était qu’un jeu, une petite farce pour faire frissonner les lecteurs en mal de sensations fortes (et artificielles).      
  
Pour faire court, je me suis fait ch… alors qu’il y avait matière à trousser un récit passionnant. Dommage. 

 
Les accusées de Charlotte Rogan. Fleuve Noir, 2012. 260 pages. 18,90 euros. 

L'avis d'Ys






samedi 3 novembre 2012

A travers les champs bleus de Claire Keegan (rentrée littéraire 2012)

Keegan © Wespieser 2012
Difficile de résister au charme de Claire Keegan. Son roman Les trois lumières m’avait ébloui l’an passé. C’est donc avec une certaine impatience que j’attendais de la retrouver à l’occasion de cette rentrée littéraire avec un recueil de nouvelles intitulé A travers les champs bleus. Ses thèmes de prédilections sont toujours aussi présents. Il est donc question d’Irlande (sauf dans un texte se déroulant au Texas), de désir, de solitude, de monde rural et d’océan. Il y est aussi beaucoup question de renoncement, comme dans la nouvelle donnant son titre au recueil où un prêtre célébrant un mariage renonce à avouer son amour à la mariée. Renoncement encore dans La nuit des sorbiers, où un homme fruste voit partir femme et enfant sans chercher à les suivre. Renoncement également pour cette mère de famille mal mariée qui ne pourra se résoudre à quitter le foyer. Renoncement, une fois de plus, pour le frère d’une étudiante s’apprêtant à partir pour les Etats-Unis. Il dit lui aussi vouloir tourner le dos à la ferme et vivre autre chose mais au fond de lui, il sait qu’il n’en fera rien.

Dans ces nouvelles, les hommes sont des lâches, des salauds mal-dégrossis qui préfèreront toujours leurs terres à leur famille. Certains s’abîment dans le travail, d’autres s’abrutissent d’alcool. Beaucoup se perdent dans le désir de femmes qu’ils ne méritent pas. Ces dernières s’en tirent mieux. Elles ont du cran, sont déterminées et gardent un coté indomptable. Elles continuent de croire que tout reste possible malgré les écueils qui se dressent devant elles.

Je suis toujours aussi émerveillé par la prose de Claire Keegan. Elle sait retranscrire à merveille la pluie, le vent et les tourbières, la violence des liens archaïques qui unissent les êtres. Sa prose est simple, limpide, précise. Pas un poil de gras, pas un mot de trop.

Je sais bien que la nouvelle n’est pas un genre très prisé par chez nous. Mais si vous n’aviez qu’un seul recueil à lire cette année, je vous conseille de vous laisser tenter par cette étourdissante balade à travers les champs bleus.

A travers les champs bleus de Claire Keegan. Sabine Wespieser éditeur, 2012. 256 pages. 22 euors.

L'avis de Clara ; L'avis de Jostein ; L'avis de Maryline ; L'avis de Missbouquin



dimanche 21 octobre 2012

Un repas en hiver d’Hubert Mingarelli (rentrée littéraire 2012)

 Mingarelli © Stock 2012
Ils sont trois. Soldats allemands envoyés par leur hiérarchie débusquer des juifs cachés dans la forêt polonaise en plein hiver, ils affrontent des conditions climatiques épouvantables. Peu leur importe, ils préfèrent la chasse à l’homme aux fusillades, des fusillades qui les dépriment et dont ils rêvent la nuit. S’ils ne ramènent personne ils ne seront pas autorisés à battre à nouveau la campagne le lendemain. Alors ils cherchent, malgré le froid qui rentre par les yeux et se répand partout « comme de l’eau gelée qui serait passée par deux trous. » Un peu par hasard, ils finissent par en trouver un. Un jeune juif qui pourrait être leur fils. Alors que la faim leur vrille les entrailles, ils aperçoivent une maison abandonnée. Ils forcent la porte d’entrée, rallument le poêle et décident de se préparer une soupe avec le peu de vivres dont ils disposent. Ils accueillent peu après un polonais et son chien et le laisse s’installer près d’eux parce qu’il porte sur lui une bouteille d’alcool de pomme de terre dont ils vont pouvoir profiter. Commence alors un étrange huis-clos entre trois soldats allemands, un prisonnier juif condamné à une mort certaine et un polonais antisémite réunis autour d’un repas en hiver…

Un roman glaçant. Le froid, la guerre, le ciel gris et bas, la neige, la faim. Et puis le malaise qui s’installe à l’arrivée du polonais. Son attitude haineuse à l’égard du juif réveille chez les soldats un soupçon d’empathie envers leur prisonnier. Ils savent pourtant qu’il ne faut rien ressentir pour ceux qu’ils capturent. Mais l’un d’eux ne peut s’empêcher de proposer que celui-là, on le laisse partir : « je veux […] pouvoir me rappeler de celui-là quand j’en aurais besoin. » Seulement, un seul ne suffira pas à oublier, à effacer tous les autres.

Hubert Mingarelli ne cherche pas à faire passer d’infâmes salauds pour des gens biens. Il n’y a dans son texte ni salauds, ni gens biens. Juste des hommes, dans toute leur complexité. Impossible, malgré leur statut, de ne pas trouver chez ces soldats une pointe d’humanité et une bonne dose de fraternité. C’est toute la complexité et la richesse de ce court roman aux dialogues ciselés. Le style est direct, les descriptions d’une précision clinique et l’ensemble se lit d’une traite. Aussi beau que dérangeant.

Un repas en hiver d’Hubert Mingarelli. Stock, 2012. 136 pages. 17,00 €.




dimanche 14 octobre 2012

Swamplandia, de Karen Russell (rentrée littéraire 2012)

Russell © Albin Michel 2012
Rien ne va plus chez les Bigtree. Depuis la mort brutale de la mère, Hilola, emportée par un cancer, c’est toute la famille qui part en lambeau. Le parc d’attraction de Swamplandia, situé sur une île à quelques kilomètres de la Floride, a vu peu à peu disparaître ses visiteurs. C’est sur cette terre hostile que les Bigtree ont construit leur fragile empire en proposant aux touristes le frisson d’une rencontre avec les alligators. Mais depuis le décès d’Hilola, dompteuse réputée dont le numéro consistant à traverser à la nage une fosse remplie d’effrayants reptiles représentait le principal attrait de Swamplandia, la fréquentation a chuté de façon vertigineuse. Kiwi, le fils, est parti pour le continent et à trouvé refuge dans « le monde de l’obscur », un parc concurrent. Chef, le père, a lui aussi regagné la terre afin de trouver de nouveaux investisseurs. Les deux sœurs, Ossie et Ava, sont restées sur l’île. La première s’adonne au spiritisme et quitte de plus en plus souvent la maison pour retrouver son futur mari, un fantôme qui se nomme Louis Thanksgiving. La seconde, âgée de treize ans, va faire une drôle de rencontre avec un « oiseleur » et tenter de trouver le chemin menant vers les enfers, au cœur des marais.

Alligators, esprits, disparitions, conflits, familiaux... drôle de galerie des mystères que propose Karen Russell dans ce premier roman. Une sorte d’éducation sentimentale qui se distingue surtout par son ambiance très particulière. Tentation du continent (Kiwi), tentation de l’au-delà (Ossie) et quête identitaire (Ava), voila les trois principales thématiques déclinées par l’auteur. Cette dernière joue sans cesse de l’opposition entre la Floride urbaine et l’aspect énigmatique des marécages. Elle créé dans cet entrelacs infini d’îlots à la moiteur étouffante des mondes parallèles, des lieux à la fois mythiques et parfaitement concrets où rayonne la beauté surnaturel du marais. Tout tient dans cette exubérance maîtrisée, cette tension permanente entre l’imaginaire et le réel.

La prose de Karen Russel se fait parfois luxuriante. Imagée, inventive en diable, elle entremêle brillamment l’étrange, le singulier et le quotidien qui traversent tout le récit.

Un coup de cœur donc ? Et bien paradoxalement non. J’ai eu du mal à rentrer dans cet univers si particulier et je me suis surpris à souvent voir poindre l’ennui au cours de la lecture, notamment pendant les chapitres relatant les mésaventures d’Ava et de sa sœur dans les marais. Cette ambiance vaporeuse et par trop énigmatique m’a laissé de marbre. A la limite, j’ai largement préféré l’histoire ultra-réaliste (et peu reluisante) de la découverte du continent par Kiwi. Au final, j’ai tourné la dernière page en me disant : « Tout ça pour ça ? ». Dommage, car je pense que Swamplandia est un premier roman extrêmement bien construit aux indéniables qualités. Je suis juste passé quelque peu à coté mais sachez que Karen Russell mérite vraiment que l’on s’intéresse à elle (ce n’est d’ailleurs par pour rien que le New York Times a plébiscité Swamplandia comme l’un des cinq meilleurs romans américains de 2011 et que Karen Russell a fait partie des trois finalistes du prix Pulitzer 2012 aux cotés de Denis Johnson et de David Foster Wallace).

Swamplandia, de Karen Russell. Albin Michel, 2012. 460 pages. 22,50 euros.

  L'avis enthousiaste de Reading in the Rain    




Une nouvelle participation au défi 1er roman de Anne


samedi 6 octobre 2012

Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka (rentrée littéraire 2012)

Otsuka © Phébus 2012
« Sur le bateau, nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assise sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important ».

Ces jeunes filles sont japonaises. Le bateau a quitté le pays du soleil levant pour traverser l’océan pacifique et se rendre à San Francisco. Là-bas les attendent des maris qu’elles n’ont vu qu’en photo. En ce début de XXème siècle, elles n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leur famille et la misère pour espérer une vie meilleure.

« Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucun idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. [...] Nous voila en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »

Quand vient la première nuit, chacune doit subir les assauts de son inconnu de mari. Difficile de parler d’une nuit de noces. Appelons plutôt cela un viol... Puis commence la dure vie de l’expatriée. Les japonais n’ont droit qu’aux corvées. Les exilées vont travailler dans les champs pour une bouchée de pain. Plus tard, quelques unes seront employées comme femme de ménage chez de riches blancs. Entre temps, beaucoup auront eu des enfants qui, en grandissant, renieront leurs origines, ne parleront plus la langue et auront honte de leurs parents. Enfin, ce sera la guerre. Pearl Harbour. L’ère du soupçon, la crainte de voir en chaque japonais un espion à la solde d’Hirohito. L’Amérique finira par les interner dans des camps disséminés dans différents États...

Julie Otsuka raconte l’histoire de ces femmes. Une douleur sourde, une violence insoutenable. Optant pour un mode narratif pluriel, elle créé une voix collective disant : « nous tous, témoins de l’horreur commune ». Cette entité qui s’exprime est une incantation, un chant, une prière chuchotée proche de l’élégie. Le « nous » rassemble des milliers de femmes aux destins similaires. De ce chœur sacré s’élève une triste mélopée. Pourtant, et c’est là que réside le talent de l’auteur, l’écriture, exempte de toute sensiblerie, reste délicate et sans complaisance. Le style épuré donne davantage de puissance au témoignage de cette entité collective. Un roman impressionnant qui vous sonne et vous laisse groggy comme un uppercut à la pointe du menton.

Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Phébus, 2012. 140 pages. 15 euros.

L'avis de Kathel

L'avis de Canel

L'avis de Philisine Cave





mardi 2 octobre 2012

Le premier mardi c'est permis (10) : Petite table, sois mise ! d'Anne Serre

Serre © Verdier 2012 
« Notre famille a toujours détesté et repoussé la haine, peut-être grâce à ces liens charnels qui nous unissaient. Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l’apologie des liens sexuels en famille : je sais trop combien le sujet est délicat. Mais puisque j’ai résolu de raconter ma vie en tentant d’exprimer le plus exactement possible ce que j’éprouvais dans cette situation déréglée et pourtant si réglée qui était la nôtre, nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire rit et demande à danser. »

Dans cette drôle de famille, les trois filles et leurs parents s’envoient en l’air. En couple, en trio ou tous ensembles. Il y a même quelques amis de passage qui n’hésitent pas à se joindre à eux. Le père se déguise en femme, la mère se promène nue dans la maison et passe ses journées à se brosser la toison devant la glace en attendant que son amant vienne la culbuter sur la table du salon. Les filles « s’explorent la motte » et s’extasient devant les attributs de leur géniteur : « Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. »

Je me plaignais il y a quelque temps de l’insupportable lecture des écrits pédophiliques de Pierre Louÿs. Pourquoi alors me replonger dans un texte où l’inceste a la part belle ? Maso le gars ? Il y a sans doute un peu de cela mais surtout, Anne Serre procède avec beaucoup plus de finesse. Loin des descriptions cliniques et scabreuses de Louÿs, elle propose un conte pour adultes avertis (qui a dit pervertis ?) où la naïveté le dispute à l’innocence.

Loin du fait divers glauque, elle tricote son récit en s’appuyant sur les excès que permet le conte. Si les parents ont tout d’un couple d’ogre et d’ogresse, jamais leurs enfants ne les considèrent ainsi. La sobriété du ton et la bonne humeur de la narratrice (la plus jeune des sœurs) laisse à penser que tout va de soi dans cette famille pour le moins particulière. Surtout, dans la seconde partie du texte, cette même narratrice, qui a quitté la maison à 15 ans et est devenue adulte, replonge dans ses souvenirs d’enfance sans douleur. Ce passé lui apparaît comme un songe, une étape marquante et importante qui lui a permis de se construire. Avec une belle lucidité, elle retrouve le moment du basculement, lors d’ébats en plein champ avec un amant de passage alors qu’elle n’était encore qu’une gamine : « pour la première fois, quelque chose naquit en moi. Non pas l’amour, j’en étais bien loin encore [...] mais un début d’amour, un début d’espérance, un début de douleur pour quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus mystérieux que le plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’étais pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant. » Sortie du rêve de l’enfance, la jeune fille va, en toute sérénité, pouvoir devenir une femme.

Un texte inclassable et troublant, sans doute l’une des plus grandes étrangetés de cette rentrée littéraire.

Pour info, Petite table, sois mise ! fait partie des premières sélections de quatre prix d’automne : le Fémina, le prix de Flore, le prix Wepler et le prix Sade (j’avoue que celui-là, je ne le connais pas du tout !).


Petite table, sois mise ! d’Anne Serre. Verdier, 2012. 60 pages. 6,80 euros.



Rendez-vous chez Stéphie pour découvrir d'autres lectures inavoubales






Ce billet signe ma seconde participation au défi cent pages
de La Part Manquante 
 

dimanche 30 septembre 2012

Le sermon sur la chute de Rome (rentrée littéraire 2012)

Ferrari © Actes sud 2012 
Mathieu et Libero, deux amis corses exilés à Paris pour suivre des études de philosophie à l’université, décident de tout plaquer et rentrent sur l’île de beauté pour reprendre le bar du village de leur enfance. L’endroit ne désemplit pas et devient un lieu festif où l’insouciance et la joie de vivre semblent régner en maître. Malheureusement, même dans ce « meilleur des mondes possibles », la bassesse de l’âme humaine va reprendre ses droits et tout engloutir…

Au-delà des mésaventures de jeunes écervelés emportés par leur triomphe commercial, Jérôme Ferrari relate la saga en accéléré d’une famille corse sur trois générations. De Marcel le grand-père à Mathieu son petit-fils, c’est une histoire placée sous le signe de la destruction qui est offerte au lecteur.

Sans forfanterie, l’auteur du sublime Où j’ai laissé mon âme entend élever la littérature face à la bêtise. Cette dernière est ici représentée par le troquet des deux amis. Pour eux, il importe de protéger leur paradis de tout contact avec l’esprit, d’ériger un monde dans lequel la pensée n’a plus sa place : « Mathieu et Libero étaient les seuls démiurges de ce petit monde. Le démiurge n’est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu’il construit un monde, il fait une œuvre d’homme, pierre après pierre, et bientôt, sa création lui échappe et le dépasse et s’il ne la détruit pas, c’est elle qui le détruit. »

Le sermon sur la chute de Rome montre l’effondrement des rêves les plus fous et des faux espoirs, cet effondrement qui sonne le glas des désirs insatisfaits, des croyances creuses et décevantes. En filigrane, le message est clair : point de salut dans le cynisme commercial qui ne pourra, à terme, qu’entraîner ceux qui le glorifient vers le pourrissement.

Comme toujours chez Ferrari, la langue est superbe, à la fois poétique et abrupte, et l’écriture, oscillant sans cesse entre un lyrisme maîtrisé et un vocabulaire des plus crus, reste d’une incroyable fluidité.

Cette réflexion sur la disparition d’un monde n’a rien d’une lamentation et encore moins d’une quelconque leçon de morale. Ce texte magnifique est surtout empreint de pessimisme et d’une bonne dose d’humour noir. Assurément pour moi le roman français de l’année.

Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. Actes Sud, 2012. 202 pages. 19 euros.


dimanche 9 septembre 2012

Peste & choléra de Patrick Deville (rentrée littéraire 2012)

Deville © Seuil 2012
« Alexandre Yersin 1863-1943 »

Né en Suisse. Très tôt orphelin de père, il part pour l’Allemagne. Puis ce sera l’institut Pasteur où il découvrira la toxine diphtérique. Devenu médecin (et français), il œuvrera en Asie pour les Messageries Maritimes avant d’enfiler les habits de l’explorateur le temps de tracer un chemin de l’Annam au Cambodge. C’est finalement au Vietnam, à Nha Trang qu’il créera une cité utopique devenue aujourd’hui une station balnéaire fréquentée par les milliardaires russes et asiatiques. Chercheur, médecin, ethnologue, agriculteur et géographe, Yersin aura vécu mille vies. Surtout, il restera dans l’histoire comme celui qui a découvert et vaincu le bacille de la peste.

Un drôle de personnage que ce savant autodidacte d’une curiosité insatiable et d’une ingéniosité sans pareille. Solitaire, misanthrope, il aura passé près de 50 ans dans un chalet perdu en pleine jungle. Membre historique de « la bande à Pasteur » avec Roux et Calmette, il restera constamment à la marge, préférant les recherches individuelles aux travaux collectifs. Se méfiant comme de la peste des idéologies et de la politique, il traversera les horreurs du 20ème siècle avec une certaine distance, en ermite. Yersin meurt avant les attaques japonaises sur le Vietnam. Jusqu’au bout, il sera resté à l’écart de la folie des hommes.

Je ne suis d’ordinaire pas fan des biographies. Celle-ci m’a tout simplement enthousiasmé. Peut-être parce qu’elle ne ressemble en rien aux biographies habituelles. Patrick Deville est écrivain et non historien, c’est ce qui fait toute la différence. Faisant fi de la chronologie, il tricote son texte dans un désordre parfaitement maîtrisé, alliant l’érudition à une pointe d’humour bienvenue. Il n’hésite pas non plus à mettre en scène le « fantôme du futur », narrateur enquêtant dans les lieux fréquentés par Yersin, un carnet à couverture en peau de taupe à la main. Au-delà du portrait du génial découvreur du bacille de la peste, l’auteur dresse celui d’une époque où les aventuriers avaient encore de beaux jours devant eux, « où la nature n’est pas encore une vieillarde fragile qu’il faut protéger mais un redoutable ennemi qu’il faut vaincre. »

Patrick Deville écrit comme on explore. Sa langue est belle, sa plume affutée donne au roman le mouvement et le souffle qui emportent le lecteur. Il y a dans son propos beaucoup d’élégance, de précision et de virtuosité, la force d’un écrivain sûr de son art et qui ne tombe jamais dans l’esbroufe. Mon premier vrai coup de cœur de la rentrée littéraire !

PS : Peste & Cholera vient de remporter le prix du roman Fnac. Il fait également partie de la première sélection du Goncourt et Bernard Pivot, membre du jury du plus célèbre des prix littéraires français, lui a consacré un article élogieux dans le Journal du dimanche. De là à dire que Patrick Deville s’annonce comme le futur Goncourt 2012, il y a un pas que je me garderais bien de franchir. Réponse le mercredi 7 novembre…

Peste & choléra de Patrick Deville. Seuil, 2012. 220 pages. 18 euros.


vendredi 7 septembre 2012

Home de Toni Morrison (rentrée littéraire 2012)

Morrison © Bourgois 2012
Frank Money, soldat noir rentré brisé de la guerre de Corée, s’échappe d’un hôpital psychiatrique de Seattle et part vers le sud pour venir au secours de sa sœur, Cee. Cette dernière, utilisée comme cobaye par un médecin blanc, agonise. Sans autre richesse que sa médaille militaire, Franck se lance sur la route. Après avoir gagné Atlanta et arraché Cee aux griffes de son tortionnaire, le soldat Money retourne avec elle à Lotus, un bled perdu et arriéré où tous deux ont grandi. « Le pire endroit du monde » selon Frank, mais aussi le seul où il pourra trouver l’aide nécessaire au sauvetage de celle qui représente sa seule famille.

Le titre pourrait faire penser au fameux « Home Sweet home ». C’est tout le contraire. Frank, soldat rejeté par son propre pays à cause de sa couleur de peau ne peut-être chez lui nulle part. Dans cette Amérique de l’après-guerre où les droits civiques n’existent pas encore, un noir buvant un café au milieu de clients blancs peut se faire tabasser en toute impunité. Même à Lotus, dans la bicoque où une grand-mère indigne l’éleva, Frank n’était pas chez lui. Le roman raconte l’errance de cet homme au bord de la clochardisation, incapable de trouver un foyer. Un homme qui ne pourra même pas se réfugier en lui-même pour trouver un semblant de paix à cause des terribles cauchemars qui le hantent.

Le roman alterne l’histoire de Frank et celle de Cee jusqu’au moment de leurs retrouvailles. Tous les thèmes habituels de Toni Morrison sont présents dans ce texte court et dense : les liens familiaux, les fantômes du passé, le racisme ordinaire, le rôle des femmes et l’indispensable liberté individuelle. Dans ce portrait cinglant de l’Amérique des années cinquante, l’auteur décrit la colère des siens, la solidarité, l’entraide et le partage qui permettent de supporter l’oppression. Sans morale ni pathos, elle peint le tableau de vies complexes, parfois contradictoires. La construction est habile, la prose est dépouillée, elle va à l’essentiel même si de temps en temps surgissent quelques passages proche d’une certaine poésie. Il se dégage de ce texte d’à peine 150 pages une surprenante puissance romanesque, véritable marque de fabrique de celle qui reste à ce jour le seul auteur afro-américain couronné par le prix Nobel de littérature.

Home se termine sur une note positive. Au bout du chemin, Frank et Cee trouveront une forme de rédemption et d’apaisement. Une porte ouverte sur un avenir meilleur…


Home de Toni Morrison. Christian Bourgois, 2012. 152 pages. 17,00 euros.


L'avis de Choco






1ère participation au mois américain de Plaisir à cultiver


dimanche 2 septembre 2012

L’insatiable homme araignée de Pedro Juan Gutierrez (rentrée littéraire 2012)

Gutierrez © 13e note 2012
Il m’a manqué ce salopard. Cinq ans qu’il n’avait pas donné de nouvelles. Son dernier roman, Le nid du serpent, m’avait terriblement secoué. A la limite de l’insoutenable, il m’avait laissé au bord de la nausée, au sens propre du terme. Il faut dire que celui que l’on surnomme le Bukowski cubain n’y va pas avec le dos de la cuillère. Depuis son premier texte publié en France en 2002, Gutierrez utilise toujours à peu près les mêmes ingrédients : La Havane, le rhum, les filles, la crasse et la misère. Un cocktail explosif que l’on ingurgite à chaque page et qui est parfois difficile à digérer.

Les 19 nouvelles présentes dans ce recueil permettent à Gutierrez de répéter ses gammes. Le narrateur, double littéraire de l’auteur, est aigri et désenchanté. Il vit de l’écriture et de la peinture, boit beaucoup et est un sacré obsédé sexuel. Sa femme le sermonne : « Tu es choquant et lourd. Tu écris toujours sur la même merde de tous les jours, sur la misère et les emmerdes. Même moi je peux pas lire tes livres. Écris quelque chose de plus gai, de plus convenable. » Difficile de lui donner tort. Loin du Cuba des cartes postales, Gutierrez décrit la vie des moins que rien. Ses personnages sont cinglés, alcooliques et cradingues. Une de ses conquêtes, lucide, affirme : « Cette île est une cage. » Et force est de reconnaître que les spécimens qu’elle renferme ont de quoi vous foutre la trouille.

La prose, d’une grande vulgarité, reste étonnamment fluide. Beaucoup de sueur, de sexe, de brutalité, d’odeurs nauséabondes. Au cœur de tous les textes, la survie. Souvent, elle passe par les petits trafics, les touristes que l’on peut plumer ou la prostitution. Le narrateur navigue dans cette faune haute en couleur, toujours très à l’aise. J’aime son coté macho, latin, toujours prompt à parler de ses exploits au lit, à exhiber fièrement ses 18 cm et à vanter son endurance digne d’un coureur de fond.

Évidemment, L’insatiable homme araignée n'est pas à mettre entre toutes les mains. Trop cru, trop choquant, trop sensuel. Personnellement, c’est mon truc, mais je ne conseillerais cet auteur à personne. Faites-vous votre propre idée, en commençant par exemple par Trilogie sale de la Havane, publié en grand format par Albin Michel (réédité depuis en 10/18). Si vous passer ce cap, vous pourrez vous enquiller la suite sans sourciller et découvrir un auteur totalement inclassable. A vous de voir…


L’insatiable homme-araignée de Pedro Juan Gutierrez. 13e note éditions, 2012. 218 pages. 20,00 euros.


jeudi 30 août 2012

La vie de Régis de Sa Moreira (rentrée littéraire 2012)

R. de Sa Moreira ©
Au diable Vauvert 2012
Les personnages se croisent le temps de quelques lignes. Ils se succèdent de façon cohérente, la fin du propos des uns lançant celui à venir des autres. Chaque paragraphe se termine par des points de suspension permettant à ce flux ininterrompu de paroles de continuer sa route jusqu’à la dernière page. De quoi parlent ces gens ? De tout et de rien, d’un souvenir, d’une pensée qui surgit, de la description d’une scène, d’un décor. Une forme de hasard semble tirer les ficelles et mener la danse. Hommes et femmes sont ici tous plus banal les uns que les autres, même si certains s’expriment depuis l’au-delà. Ne cherchez là aucune véritable histoire, n’imaginez pas que vous pourrez ressentir une quelconque empathie pour ces anonymes qui traversent le temps d’un instant le fil du récit.

La vie est un exercice de style original. Déstabilisant de par sa forme mais malheureusement sans grand intérêt en terme de fond. J’ai juste eu l’impression de parcourir un micro trottoir géant où ceux à qui l’on donnait la parole n’avaient finalement pas grand-chose à dire. L’aspect répétitif de l’ensemble fini par lasser et la prose, si elle peu faire sourire de temps en temps, reste dans l’ensemble d’une grande platitude.

Au final, la seule chose qui m’intéresse vraiment est de savoir comment ce texte a été écrit. Est-ce que Régis de Sa Moreira a établi un plan ultra précis détaillant l’enchaînement des paragraphes ou bien a-t-il laissé son imagination prendre le pouvoir de façon totalement libre, un peu à la manière de l’écriture automatique d’un Kerouac ? Sans doute un peu des deux. J’avoue que la seule question qui me passionne au sujet de cette œuvre concerne le passage à l’acte d’écrire. Pour le reste, La vie m’a laissé de marbre.

La vie de Régis de Sa Moreira. Au Diable Vauvert, 2012. 120 pages. 15 euros.



Merci à Babelio et Au diable Vauvert pour la découverte.





Ce billet signe ma 1ère participation au défi des 100 pages
de la Part Manquante


dimanche 26 août 2012

Le rabbin congelé de Steve Stern (rentrée littéraire 2012)

Stern © Autrement 2012
Pologne, 1889. En plein hiver, le rabbin Eliezer ben Zephyr meurt en tombant dans une mare gelée. Un siècle plus tard, à Memphis, Bernie Karp, ado américain décérébré, retrouve le rabbin dans le congélateur familial. Lorsqu’une coupure de courant survient pendant l’absence de ses parents, Bernie voit le vieil homme dégeler et se réveiller bien vivant...

A lire le résumé, on se dit qu’il y a du Hibernatus dans ce rabbin congelé. Un Hibernatus juif dont la dépouille, préservée telle une relique sacrée, s’est transmise de génération en génération, de Lodz à New York et de New York à Memphis. Steve Stern remonte le fil de l’épopée du rabbin à travers le 20ème siècle. L’histoire de sa famille « protectrice » est picaresque à souhait. Alternant les bonds dans le passé et les événements du présent vécus par Bernie, le récit met en lumière à la fois la quête d’intégration d’expatriés juifs et les errements d’un gamin grassouillet n’ayant aucune connaissance de l’histoire de sa communauté. En fin connaisseur de la culture et des traditions juives, Steve Stern tisse d’esprit ironique et d’humour yiddish les péripéties de cette fresque polyphonique savoureuse.

Au final, ce Rabbin congelé habilement construit, même s’il souffre parfois de quelques longueurs, permet aux lecteurs français de découvrir un auteur dont le talent et la verve n’ont à l’évidence rien à envier à l’excellent Jérôme Charyn.

Le rabbin congelé de Steve Stern. Autrement, 2012. 512 pages. 23 euros.




Ouvrage lu dans le cadre de l’opération "On vous lit tout", organisée par Libfly et le Furet du Nord.




vendredi 24 août 2012

Le lynx de Silvia Avallone (rentrée littéraire 2012)

Avallone © Liana Levi 2012
« - Mais toi, pourquoi tu voles ? »
« - Parce que j’ai un lynx dans le sang. Parce que quand je m’approche d’une banque, ou d’une poste, et que je sais que l’instant d’après je serai à l’intérieur avec mon calibre à la main, et que je les obligerai à me refiler tout leur fric, je me sens vivant, je me sens un lynx. »

Piero est un petit malfrat proche de la quarantaine. Un gars qui a déjà connu la taule et qui passe ses journées à conduire des voitures de sport volées. Un homme, un vrai, qui aime les femmes et qui ne s’intéresse plus depuis longtemps à la sienne, aussi laide qu’apathique. Une nuit, alors qu’il s’apprête à braquer une station service, il tombe sur un ado androgyne qui lui demande s’il peut utiliser son portable. Ce gamin blond, maigrelet, aux yeux « d’un bleu indéfinissable proche de la glace », l’intrigue et l’électrise. Piero lui propose de le raccompagner chez lui. L’autre accepte. Le lendemain, Piero lui achète un smartphone et décide de lui apporter. Commence alors entre les deux une relation étrange, un véritable tournant dans la vie de Piero...

Sacrément séduit par ma découverte très récente de Silvia Avallone, je profite de cette rentrée littéraire pour me plonger dans ce court récit inédit paru à l’origine dans la presse transalpine. L’auteure dépeint une fois de plus les affres de cette Italie de Berlusconi où les femmes sont soit bigotes soit bimbos et où la figure du macho prédomine toujours autant. Si le récit est poignant, on a toutefois l’impression que Silvia Avallone s’amuse à faire succomber le dur à cuire Piero au charme du jeune éphèbe Andréa. Une façon subtile de désacraliser le mythe du bellâtre incapable d’exprimer le moindre sentiment.

Un très joli texte qui se lit malheureusement trop vite. A quand un vrai recueil de nouvelles, madame Avallone ?

Le lynx de Silvia Avallone, Liana Levi, 2012. 60 pages. 4 euros.

L'avis de Clara

 
 
Et une nouvelle contribution au challenge il viaggio de Nathalie