mercredi 26 septembre 2018

Noise T1 - Tetsuya Tsutsui

La campagne japonaise se vide peu à peu. L’exode rural ne laisse que des villages fantômes hantés par des vieillards attendant sagement la grande faucheuse. A Shishikari, l’espoir de renouveau est pourtant palpable depuis l’installation de Keita Izumi. Ce trentenaire a connu un vif succès en relançant la production d’une figue noire au goût délicieux. Le développement de son verger a permis à l’économie locale de repartir sur les chapeaux de roue, à tel point que la recherche de main d’œuvre est permanente. Mais le jour où un inconnu au comportement étrange propose ses services, tout dérape. Apprenant que l’homme est un assassin fraîchement sorti de prison, Keita refuse de l’engager. Lorsqu’il le voit de nouveau rôder près de son exploitation le lendemain et qu’il le surprend en train d’observer son ex-femme et sa fille, la peur et la colère le poussent à réagir de façon inconsidérée…   

Un manga à lire comme le premier épisode d’une série où se posent les bases d’une intrigue addictive. Rien de glauque, de morbide ni de sanguinolent, tout se passe ici dans les têtes (pour l’instant du moins). Je ne suis pas un grand lecteur de thriller (loin s’en faut !) mais il me semble que la trame de celui-ci ne brille pas par son originalité. Pour autant, la qualité est au rendez-vous de ce récit où des hommes sans histoire sont poussés dans leur retranchement par la peur et l’angoisse. Il suffit parfois de l’arrivée d’un élément perturbateur pour faire vaciller la sérénité et l’équilibre d’une paisible communauté.

Au-delà des faits, Tetsuya Tsutsui fouille les recoins les plus sombres de la nature humaine. Il montre que sous des apparences tranquilles personne n’est à l’abri d’un écart de conduite. Dès lors les rôles se confondent ou s’inversent, les victimes ont tôt fait de basculer du côté des coupables. Et derrière les actes, les questions : Jusqu’où peut-on aller pour protéger les siens ? A quel moment s’autorise-t-on le droit de bafouer la loi ? Comment la simple méfiance peut se transformer en légitime défense ?
Aucune réponse dans ce premier tome mais autant d’hameçons lancés avec maestria pour ferrer un lecteur impatient de connaître la suite. Diaboliquement efficace !

Noise T1 de Tetsuya Tsutsui. Ki-oon, 2018. 190 pages. 7,90 euros.










mardi 25 septembre 2018

À la belle étoile - Éric Sanvoisin

Pierrot est différent. Son handicap mental lui a valu un placement en institut spécialisé mais depuis qu’il a eu 18 ans il est revenu à la maison et ne fait rien de ses journées. Sa petite sœur Yaëlle lui propose un matin de l’accompagner à l’école, pour le sortir un peu et lui faire plaisir, depuis le temps qu’il rêve de voir une « vraie » école ! Seulement, quand les copines de sa sœur se moquent de lui, Pierrot s’enfuit. Dans le square où il s’arrête pour reprendre son souffle, il découvre une dame vivant dans son château en carton. Une dame qui va essayer de l’aider à rentrer chez lui…

Honnêtement j’ai eu peur. Le handicapé, la SDF, les bons sentiments qui risquaient de dégouliner à chaque page et rendre mes doigts collants de sucre et de miel, bonjour l’angoisse ! Heureusement, Éric Sanvoisin n’est pas un perdreau de l’année. Il a suffisamment de bouteille pour éviter les écueils d’une bienveillance caricaturale.

D’abord il choisit une narration tout sauf linéaire en offrant successivement, pour une même scène, les points de vue de Yaëlle, Pierrot et La Dame. Un choix formel intéressant pour  mettre en perspective le fait que chacun ressent différemment un événement vécu en commun. Ensuite, et c’est de loin le plus remarquable, il trouve et les mots justes pour exprimer les pensées de Pierrot. Enfin, il a le bon goût de ne pas clore son histoire avec le happy end attendu, un point aussi rare que positif, surtout en littérature jeunesse.

Un très joli texte, intelligemment mené et d’une touchante humanité.

À la belle étoile d’Éric Sanvoisin. Le muscadier, 2018. 76 pages. 9,50 euros. A partir de 12 ans.










vendredi 21 septembre 2018

La générosité de la sirène - Denis Johnson

Denis Johnson cultive à merveille l'art de la chute. Pas la chute de ses nouvelles mais plutôt celle de ses personnages. Dans ce recueil sont présentées des histoires d'hommes simples, fragiles, perdus, loin des classiques portraits de mâles aux prises avec leur identité virile. Ainsi ce publicitaire constatant que son existence s'est écoulée trop vite et que le poids des ans commence à se faire sortir. Ou encore ce drogué en cure de désintoxication qui a « une douzaine d'hameçons dans le coeur », ce taulard imbibé de LSD, et ce poète obsédé par Elvis.

Ils sont là, en suspens, comme prêts à se dissoudre. Des âmes seules entourées de souvenirs, de fantômes. Et le lecteur de les accompagner avec une forme de retenue proche de la pudeur. Les découvrir sans les juger, sans chercher à les comprendre, avec l'impression de les observer de loin tout en partageant des confidences qui ne lui étaient pas forcément destinées.

Décédé en 2017, Denis Johnson était admiré par ses pairs (Jonathan Franzen et Don DeLillo en tête) et considéré par les critiques comme un des auteurs les plus importants de sa génération. Dans ses nouvelles la filiation avec Carver saute aux yeux : même limpidité dans l'écriture, même minimalisme saisissant d'émotion. Mais Johnson y rajoute une touche de poésie, un soupçon de lyrisme, un trait d'humour. Surtout il porte sur le monde un regard désabusé d'une lucidité qui touche en plein coeur.



vendredi 14 septembre 2018

Un nommé Peter Karras - George P. Pelecanos

J’ai dû lire une quinzaine de romans de Pelecanos. Tous à la suite ou presque. J’ai d’abord adoré, puis je me suis lassé. Toujours le même univers, toujours la même écriture, toujours les mêmes ressorts narratifs. Beaucoup trop de similitudes d’un titre à l’autre, comme si, après avoir trouvé la bonne formule, il se contentait de la reproduire à l’infini sans chercher à se renouveler. Des années que je ne l’avais pas lu, jusqu’à la semaine dernière où j’ai découvert dans ma pal un roman de sa meilleure période, celle se sa formidable trilogie sur la ville de Washington des années 70 (King Suckerman), 80 (Suave comme l’éternité) et 90 (Funky Guns). Un roman sorti en 1996 qui précède ces trois titres et qui est la pierre angulaire de ce que les critiques et les fans ont fini par appeler le « D.C. Quartet » (en référence au « L.A. Quartet » de James Ellroy).

Un nommé Peter Karras pose donc les fondations de la trilogie à venir et met en scène, comme son titre l’indique, le fameux Peter Karras, immigrant grec vivant dans un quartier populaire de la capitale américaine. Nous sommes en 1948, Karras est revenu miraculeusement indemne de la guerre du Pacifique et après avoir fricoté avec la pègre locale en compagnie de son meilleur ami italien, il travaille dans un petit restaurant tenu par un compatriote, Nick Stephanos.

 Pas la peine d’en dire plus, sachez juste que Pelecanos est à ici à son meilleur. Le scénariste de la série « The Wire » prend le temps de creuser la psychologie de ses personnages, il donne surtout à voir le Washington de l’après-guerre avec une précision quasi documentaire. Comme d’habitude, les dialogues foisonnent, comme d’habitude le personnage principal va peu à peu sombrer dans une forme d’autodestruction, comme d’habitude la musique est omniprésente, comme d’habitude les immigrants subissent les coups durs et comme d’habitude la tension ne cesse de monter jusqu’à l’explosion finale.

Pour ceux qui connaissent le bonhomme et ses origines grecques, pas besoin de vous faire un dessin, cet adepte de la tragédie ne ménage jamais ses personnages et d’emblée on sait que les choses vont mal tourner pour Karras. Il ne faut y voir aucune cruauté ni le moindre sadisme, c’est tout simplement l’aboutissement inéluctable et froidement réaliste d’une intrigue qui ne pouvait se conclure autrement.

Un roman noir urbain que j’ai dévoré d’une traite, dont l’écriture très visuelle et ultra-descriptive m’a permis une fois de plus d’arpenter en long, en large et en travers les rues de Washington. Pelecanos est sans conteste l’écrivain emblématique de cette ville dont il dissèque avec lucidité et pessimisme l’évolution depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Et si vous ne l’avez jamais lu, ce titre est parfait pour entrer de plain-pied dans son univers.

Un nommé Peter Karras de George P. Pelecanos. Points, 2001. 450 pages. 8,00 euros.






samedi 8 septembre 2018

Asta - Jon Kalman Stefansson

« Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou, comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. Dès que notre premier souvenir s’ancre dans notre conscience, nous cessons de percevoir le monde et de penser linéairement, nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. »

Tout est dit dès les premières pages. La vie d’Asta ne sera pas racontée chronologiquement. D’ailleurs est-ce vraiment elle « l’héroïne » de ce récit ? Elle en est évidemment un protagoniste principal mais c'est surtout son père Sigvaldi qui mène la danse des souvenirs. Depuis le trottoir sur lequel il vient de tomber du haut de son échelle, gisant sur le dos, incapable de se relever, le voila qui plonge dans son passé. Les années de bonheur avec Helga, la mère d'Ásta, avant qu'elle ne sombre dans un état proche de la folie et finisse par traîner sa carcasse d'alcoolique dans les rues de Reykjavik. L'enfance avec ce petit frère qu'il n'aura cessé de protéger, sa seconde épouse Sigrid, ses deux filles, dont l'une est morte et l'autre qu'il n'a pas eu le courage d'élever, l'exil d'Islande vers la Norvège et cette certitude au moment de faire le bilan : il n'aura donc pas assez aimé.

Ásta de son côté a grandi auprès d'une nourrice affectueuse. Après avoir cassé le nez d'un camarade de classe elle est condamnée à passer un été dans une ferme des fjords de l'ouest. Un été à la dure, en milieu hostile, où elle fera des rencontres inoubliables. Plus tard nous la retrouvons à Vienne, où elle étudie l'art. Tentative de suicide, internement en psychiatrie, Ásta navigue à vue, seule, livrée à elle-même, perdue.

Vous ne me ferez jamais dire du mal d’un roman de Stefansson. Je suis pourtant un adepte du qui aime bien châtie bien mais avec lui c’est juste impossible. Un roman de Stefansson est un breuvage au goût unique, un élixir magique porté par la fabuleuse traduction d'Éric Boury. Avec lui on sait d'avance qu'entre les pages, les époques, les pays, les destins, les petits bonheurs et les grandes tragédies vont s'entremêlées. On sait qu'avec ses personnages on va partager des méditations « qui ne font qu'alourdir le voyage à travers la vie », que le récit sera charnel, âpre, poétique, lyrique. On sais que l'on va naviguer entre l'ombre et la lumière, que rien d'extraordinaire ne va se passer, que l'ampleur romanesque tiendra dans des petites choses du quotidien.

La fresque familiale de Sigvaldi, d'Ásta et d'Helga ne cesse de jouer avec les sentiments, ne cesse de s'interroger sur le sens de l'existence, ne cesse de nous démontrer qu' « au bout du compte, nous finissons par perdre tout ce que nous avons gagné ». Une lucidité, un regard mélancolique sur le monde, une route sinueuse tracée par chacun dans un environnement rude, une nature sans pitié pour rappeler à quel point le chemin d'une vie peut être laborieux et finit toujours dans une impasse. Tout simplement magnifique.

Asta de Jon Kalman Stefansson (traduit de l'islandais par Eric Boury). Grasset, 2018.