Après John Fante me voila à nouveau embarqué dans la relecture d’un roman exceptionnel, cette fois-ci grâce à Valérie. Ce roman met en jeu tellement d’aspects importants, il appuie là où ça fait mal et pose des questions qui ne peuvent qu’interpeller chacun d’entre nous.
Wiggins l’enseignant est un personnage d’une infinie complexité. Lucide, conscient que sa condition de noir dans la Louisiane des années 40 ne lui autorise aucun avenir. Conscient de ne pas pouvoir remplir la tâche qu’on lui a confiée. Conscient de sa lâcheté, notamment le jour de l’exécution : « Pourquoi n’étais-je pas là-bas, pourquoi n’étais-je pas à son coté ? Pourquoi mon bras n’était-il pas autour de ses épaules ? Pourquoi ? ». Conscient de l’injustice permanente que subissent les siens : « Douze hommes blancs décident qu’un homme noir doit mourir, et un autre homme blanc fixe la date et l’heure sans consulter un seul noir. C’est ça la justice ? […] Ils vous condamnent à mort parce que vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, sans la moindre preuve que vous ayez été mêlé au crime, en dehors du fait d’avoir été sur les lieux quand il s’est produit. Pourtant, six mois plus tard, ils viennent ouvrir votre cage et vous informent : nous, tous des blancs, avons décidé qu’il est temps pour vous de mourir. » Sa fragilité est au cœur du texte. Il ne se sent pas investi d’une mission. Il semble totalement perdu face à une situation qui le dépasse mais au fil de ses visites, il trouve un sens à l’action qu’il mène auprès du condamné. Petit à petit il parvient à apprivoiser Jefferson et à lui transmettre cette absolue certitude : tu es un homme, tu n’es pas un animal comme ils veulent te le faire croire.
De son coté, pour que Jefferson abandonne le statut d’animal et se considère comme un homme à part entière, le révérend Ambrose veut lui parler de Dieu. Le révérend Ambrose veut le sauver. Il veut le préparer pour le monde meilleur qui l’attend après la mort. Et pour cela il a besoin de Wiggins. Car c’est le seul que Jefferson écoute. Mais Wiggins ne sait rien de l’âme. Il ne croit pas au ciel, il ne lui dira jamais d’y croire.
- Suppose qu’il te demande s’il existe, qu’est-ce que tu feras ?
- Je lui dirai que je ne sais pas.
[…]
- Et s’il te demande si tu crois au paradis, tu feras quoi ?
- J’espère qu’il ne le fera pas révérend.
- Mais s’il le fait ?
- J’espère que non.
- Tu ne pourrais pas lui dire oui ?
- Non révérend, je ne pourrais pas. Je ne pourrais pas lui mentir dans un moment pareil. Je ne lui mentirai plus jamais, quoi qu’il arrive.
Wiggins l’athée refuse que Jefferson se mette à genoux devant le Seigneur avant de s'asseoir sur la chaise. Il veut le convaincre de rester debout jusqu’au dernier instant, pour briser le mythe de l’homme blanc :
« Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. Ça détruirait leur mythe. Ils n’auraient plus de justification pour avoir fait de nous des esclaves et nous avoir maintenus dans la condition dans laquelle nous sommes. Tant qu’aucun de nous ne relèvera la tête, ils seront à l’abri. […] Je veux que tu ébrèches leur mythe en faisant front. Je veux que toi – oui, toi- tu les traites de menteurs. Je veux que tu leur montres que tu es autant un homme, davantage un homme qu’ils ne le seront jamais.»
En fait, ce roman, c’est tout cela à la fois. L’injustice, la religion, l’éducation, l’amour, le statut de l’homme noir dans une région où la ségrégation n’est pas un vain mot, la place de chacun au sein d’une communauté… c’est tout cela et bien davantage encore. Je reconnais que l’écriture, très descriptive, n’a rien d’exceptionnel. Mais peu importe. Les vingt-cinq dernières pages sont poignantes. Elles vous attrapent le cœur et le serre tellement, tellement fort… C’est juste bouleversant, j’en ai eu des frissons et je peux vous dire que ce n’est pas le genre chose qui m’arrive souvent au cours d’une lecture.
Ernest J. Gaines est un immense auteur afro-américain bien trop méconnu sous nos contrées et Dites-leur que je suis un homme est son chef d’œuvre. Un roman essentiel, inoubliable. Pas pour rien qu’il a remporté l’année de sa sortie le National Book Critics Circle Award (le grand prix de la critique américaine). Je ne sais quoi dire de plus pour vous convaincre, je suis conscient de ne pas avoir trouvé les mots justes pour parler de ce texte mais sachez qu’il mérite plus que tout autre que l’on s’attarde sur son cas.
Dites-leur que je suis un homme d’Ernest J. Gaines. Liana Levi, 2003. 300 pages. 10 euros.
Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Valérie.
National Book Critics Circle Award 1994 |
Je l'avais repéré chez Valérie, je ne suis pas étonnée que tu confirmes son avis. Je le surligne.
RépondreSupprimerOui il faut le surligner !
SupprimerC'est surtout moi qui te remercie pour cette découverte. Voilà un roman assez court mais qui m'a totalement embarquée tant il est riche et puissant.
RépondreSupprimerAu départ je n'avais pas spécialement prévu de le relire. C'est parce que tu m'en a parlé que j'ai eu envie de m'y replonger, il est donc normal que je te remercie^^
SupprimerJe veux le lire!!!!
RépondreSupprimerJ'espère bien !!!!!
SupprimerJ'adore ce type de roman, qui me chamboule et me fait du bien à la fois. Je vais le noter de suite.
RépondreSupprimerOui, c'est un roman qui secoue, mais dans le bon sens du terme je trouve.
SupprimerBon lequel faut-il lire de l'auteur pour commencer ? Celui-ci ?
RépondreSupprimerTu peux commencer par celui-ci, tu attaqueras avec le meilleur. Sinon j'ai aussi beaucoup aimé "D'amour et de poussière" et "Autobiographie de Miss Jane Pitman."
SupprimerJe n'ai rien pour noter, tu exagères de nous tenter comme ça !!! :) je me trompe peut-être mais ça me fait penser à la ligne verte de Stephen King...
RépondreSupprimerPour la ligne Verte je ne pourrais pas te dire je ne l'ai pas lu. Par contre j'espère que tu vas trouver un stylo pour le noter !
Supprimeret un de plus .. tu en parles très bien!
RépondreSupprimermon carnet se remplit ....
Luocine
Celui-là j'avoue que j'ai envie de le mettre sous la lumière des projecteurs^^
SupprimerAttends bien sûr que tu as trouvé les mots. Merci pour ce billet.
RépondreSupprimerMerci. J'ai vraiment eu l'impression de ne pas proposer un billet à la hauteur de ce roman.
Supprimerfante, Gaines ,oui, oui, déjà noté, mais où est le temps?
RépondreSupprimerPour ces deux-là tu dois absolument trouver le temps !
SupprimerIl y a le bip rouge qui se déclenche sur "Par la petite porte" ! "Lis-moi, lis-moi, lis-moi...."
RépondreSupprimer"Par la petite porte" est très bien aussi, mais pas au niveau de celui-là.
Supprimerbon bon je note, je note... je dois dire que je ne connaissais pas l'auteur il me semble, une erreur apparemment :-)
RépondreSupprimerOn ne peut pas tout connaître mais il est vrai que cet auteur mériterait davantage de reconnaissance.
SupprimerJe l'avais déjà noté après ton commentaire sur Facebook juste après l'avoir lu. Un livre capable de te faire autant d'effet je suis preneuse tu penses bien ! ;-)
RépondreSupprimerOui je pense bien qu'il te plairait^^
SupprimerUn incontournable, oui, à remonter absolument de ma LAL. Je pensais en avoir écumé pas mal depuis le temps mais non, il m'en restera toujours...
RépondreSupprimer"incontournable" c'est le mot selon moi !
SupprimerJ'ai lu ton billet ce matin et en venant lire la réponse à mon commentaire, je m'aperçois que... je n'en ai pas laissé !
RépondreSupprimerVoilà donc, je voulais te dire que c'était dur et très émouvant. Je note bien sûr ! et j'ai pensé également à "La ligne verte".
C'est dur, émouvant et tellement plus encore. J'espère que tu le liras un jour.
SupprimerPour quelqu'un qui ne savait pas s'il arriverait à convaincre... tu te débrouilles sacrément bien ! Je n'ai qu'une envie : le lire et découvrir enfin cet auteur !
RépondreSupprimerOui vraiment il faut que tu découvres Gaines. Au moins ce titre-là.
SupprimerLe sujet est dur et de nombreux romans ont mis en lumière cette période éprouvante. C'est sans doute la plume qui fait la différence ici. Je note ;)
RépondreSupprimerCe n'est pas que le plume, c'est aussi le propos, la façon dont les choses sont dites, c'est un tout en fait.
SupprimerOuah, quel billet ! Un auteur que je dois absolument continuer de lire.
RépondreSupprimerOui, il faut que tu lise au moins ce roman-là.
SupprimerJe n'avais pas trop apprécié la résignation de Jefferson. Mais sinon, c'est vraiment un grand roman.
RépondreSupprimerMoi je trouve sa résignation parfaitement naturelle. Il aurait été ridicule d'en faire une icone, un héros sauveur de sa communauté. Je trouve que ses faiblesses rendent le roman encore plus impressionnant.
SupprimerUn chef d'oeuvre ? Alors je le note.
RépondreSupprimerTu peux !
SupprimerAprès un billet pareil, difficile de ne pas rajouter ce titre à ma liste, je le mets même dans les urgents avec l'autre titre que tu as cité. Ce genre de romans c'est tout ce que j'aime.
RépondreSupprimerHeureusement, je vais à la librairie demain. C'est le libraire qui peut se frotter les mains ... Il va falloir qu'il te remercie pour toutes ces ventes qu'il te doit !
Si le libraire veut me verser une commission (ou m'offrir quelques livres ce sera plus simple), je suis preneur. Sérieusement ce roman est une pépite, un incontournable.
SupprimerBonjour Jérôme.
RépondreSupprimerSuite à un commentaire laissé sur le blog d'Athalie, où tu évoquais ce titre, je l'ai lu, et beaucoup aimé.
Je me suis donc permise de mettre un lien vers ton avis, dans mon billet que je programme pour demain.
Bonne soirée.
C'est chouette si tu as aimé, je suis ravi. Je me ferai un plaisir d'aller découvrir ton billet demain.
SupprimerMa collègue qui fait passer mes élèves pour le bac blanc m'a félicitée pour le choix de l'extrait de ce roman que j'ai mis dans leur dossier, extrait que je n'aurais jamais découvert sans toi. Merci encore!
RépondreSupprimerC'est génial, je suis tellement content que ce texte raisonne positivement auprès de tes élèves et même maintenant de tes collègues !
SupprimerJe le commence maintenant, je sens que j'vais me régaler! :-)
RépondreSupprimerMerci encore, je viendrai t'en parler...
Bises
Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir ! Et en même temps, je me demande si tu vas être autant séduite que moi.
SupprimerUn roman exceptionnel, grandiose, qui m'a profondément émue, étant sensible aux atrocités de la ségrégation raciale. Jefferson, un homme que je ne suis pas prête d'oublier, son histoire m'a marquée au fer rouge. Prochain billet sur mon blog cette semaine. Merci encore mille fois Jérôme, tu as visé juste, et plus encore! :-*
RépondreSupprimerJefferson est inoubliable, on est d'accord. Il était facile pour moi de viser juste avec ce roman, mais je voulais absolument te le faire découvrir.
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