mardi 6 septembre 2016

La fabrique pornographique - Lisa Mandel (d'après une enquête de Mathieu Trachman)

Je suis un lecteur curieux c’est bien connu. Un touche-à-tout adepte du grand écart. Alors forcément, le lancement d’une nouvelle collection combinant BD et sociologie ne pouvait me laisser insensible. J’aurais pu découvrir les coulisses des métiers du bâtiment, de la grande distribution ou des compagnies aériennes (sujets abordés dans les autres titres de cette collection) mais j’ai dû me contenter de la pornographie puisqu’il n’y avait que ce titre de dispo sur les rayonnages de ma librairie. Un heureux hasard sans doute.

Ici, c’est évidemment moins le sujet que son traitement qui m'a intéressé (vraiment, je vous jure !). Se basant sur l’enquête sociologique publiée en 2013 par Mathieu Trachman (« Le travail pornographique »), Lisa Mandel a imaginé une fiction parfaitement ancrée dans la réalité du terrain. Nous suivons donc le parcours d’Howard, vigile de centre commercial et amateur de porno en ligne, qui se fait engager sur un tournage amateur et commence une balbutiante carrière d’acteur, découvrant que l’autre côté du miroir n’est pas aussi reluisant qu’il l’imaginait.

Howard comprend vite que le porno, chez les amateurs du moins, fonctionne beaucoup sur des demandes ponctuelles auxquelles il faut se plier pour vendre : « femmes matures et épilées », « petite jeune et poilue », « tatouée ou avec des piercings », etc. Des effets de mode fluctuants difficiles à anticiper. Howard comprend aussi que sa couleur de peau le handicape dans la mesure où nombre d’actrices refusent de tourner avec des hommes noirs. Il doit donc se contenter du créneau


Il lui faudra profiter d'une opportunité en Espagne pour pouvoir enfin se plonger dans un tournage professionnel digne de ce nom où le réalisateur offre d’emblée une leçon de cinéma X



Un réalisateur qui ne se voile pas la face, bien conscient de ne pas être Spielberg et parfaitement au clair par rapport à ses intentions


J’ai appris beaucoup d’autres choses sur cet univers si particulier, notamment que l’acteur refusant de prendre du viagra ne peut se permettre la moindre panne sous peine d’être cloué au pilori, que les stars dont la photo sur une jaquette assure le succès d’un film jouent de leur notoriété pour faire grimper les cachets (comme dans le cinéma traditionnel d’ailleurs), qu'il n'y a que très peu de place pour le plaisir tant chaque position se doit d'être acrobatique afin de fournir les meilleurs angles de vue à la caméra ou encore que les acteurs du porno, souvent payés au noir et n’étant de toute façon pas considérés comme des intermittents, n’ont pas droit au chômage. Lisa Mandel a trouvé l’équilibre parfait entre sérieux et légèreté, elle aborde toutes les thématiques (hygiène, sexisme ambiant, difficulté de retrouver une existence "normale" après le terme de sa carrière...),  sans complaisance ni jugement.

Certains passages sont aussi très drôles, comme cet échange entre actrices après une virée shopping où la première, débutante, s'étonne agréablement d'avoir à porter des choses plus sexy que vulgaires tandis que l'autre, expérimentée, s'empresse de lui préciser l'image qu'elles sont censées renvoyer. Parfois, la nuance est ténue mais d'importance... 


C'est parfois cru (j'ai beaucoup aimé la leçon de "gorge profonde"), jamais gratuit, sans le moindre faux semblant et loin de tout voyeurisme ou de toute apologie. Un ouvrage pertinent qui décortique une industrie, certes particulière, mais répondant finalement à une logique capitaliste des plus classiques. Pour moi qui ne connaissais absolument rien au porno (on arrête de rire au fond !), la lecture s'est révélée fort instructive. Je vais peut-être enchaîner avec la grande distribution ou les métiers du bâtiment du coup, ne serait-ce que pour prouver aux mauvaises langues que le choix de ce titre en particulier relève bien du pur hasard et que mon insatiable curiosité me pousse à découvrir d'autres enquêtes sociologiques de terrain dans des domaines fort différents. Non mais !

La fabrique pornographique de Lisa Mandel (d'après une enquête de Mathieu Trachman). Casterman, 2016. 164 pages. 12,00 euros.



Premier mardi de septembre et retour de l'incontournable
rendez-vous de Stephie, avec un nouveau logo absolument splendide.










  



lundi 5 septembre 2016

Soyez imprudents les enfants - Véronique Ovaldé

1983 à Bilbao. Une sortie scolaire au musée et la vision d'un tableau représentant une femme nue bouleverse Atanasia Bartolome, 13 ans. La jeune fille veut en savoir plus sur l'artiste ayant réalisé cette toile, Roberto Diaz Uribe. Un peintre mystérieux qui semble avoir volontairement disparu au faîte de sa gloire. Le hasard faisant bien les choses, Atanasia apprend de la bouche de sa grand-mère qu'Uribe n'est autre que le cousin de son père. Un cousin dont personne ne sait grand chose, artiste fantôme qui l'obsède chaque jour davantage. Bien décidée à retrouver sa trace, elle part à 18 ans pour Paris afin de rencontrer Vladimir Velevine, professeur aux beaux arts et seul spécialiste connu du peintre.

Mon premier Ovaldé. Je découvre une écriture superbe et quelques passages vraiment somptueux. Je découvre une auteure qui a envie de me raconter une histoire, loin de toute auto-fiction, une histoire familiale riche et extrêmement construite s’étalant sur plusieurs siècles de façon non linéaire. Et j'aime beaucoup cette prise de risque.

Malheureusement je n’ai rien ressenti pour les personnages. Je n’ai pas forcément besoin de m’attacher à eux pour apprécier ma lecture, je peux même les détester, ce n’est pas un problème. Le souci est par contre réel lorsqu’ils me laissent indifférent. Et dans ce roman, aucun n’a suscité chez moi le moindre intérêt, que ce soit Atanasia, Velevine, les surfeurs qu’elle rencontre par hasard dans le sud de l'Espagne où le dernier personnage féminin croisant sa route. Pour chacun d’eux, mon encéphalogramme est resté désespérément plat. Concernant Atanasia, son détachement permanent et sa mélancolie « flegmatique » l’ont rendue pour ainsi dire transparente et m’ont gardé à distance.

Impossible néanmoins de nier les qualités d’un texte jonglant avec les époques qui dresse le portrait d’une jeune femme en quête de sens et d’émancipation, d'une jeune femme habitée par le désir de "couper le cordon" pour éviter que sa vie ressemble à celle de ses parents. Une famille décousue, un artiste mystérieux, un récit ambitieux, ce roman possède sans conteste de nombreux atouts. Et même si j'en sors mitigé à cause d'un manque total d'affect pour les personnages, je ne regrette aucunement la découverte, ne serait-ce que pour la très jolie plume d'une auteure que je serai ravi de retrouver à l'avenir.

Soyez imprudents les enfants de Véronique Ovaldé. Flammarion, 2016. 345 pages. 20,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec les rayonnantes Framboise et Noukette.







dimanche 4 septembre 2016

Le temps des mitaines T2 : Cœur de Renard - Loïc Clément et Anne Montel

Après avoir mis hors d’état de nuire un kidnappeur d’enfants dans leur aventure précédente, Pélagie, Gonzague, Willo, Kitsu et Arthur ont retrouvé un quotidien plus tranquille. L’été s’annonce et à la veille des vacances, tous s’apprêtent à entamer un stage en entreprise. Pélagie dans un salon de thé, Gonzague avec le facteur, Willo aux archives de la ville, Kitsu et Arthur chez un couple d’horticulteurs. Ces derniers, au bord de la faillite, vont pouvoir compter sur le soutien des cinq amis pour relancer leur affaire.

Un album porteur d’un message positif encourageant l’altruisme et la solidarité sans angélisme et sans occulter les situations personnelles difficiles de certains personnages (Arthur élevé seul par sa maman, Kitsu et son père alcoolique…). Un album également engagé, dénonçant à travers le couple Lupin la pression mise par les grands distributeurs sur les petits producteurs locaux. Le tout sans lourdeur, traversé au contraire par un vent de fraîcheur permanent, grâce aux dessins poétiques d’Anne Montel et aux dialogues savoureux concoctés par Loïc Clément. Coup de chapeau en passant au scénariste qui met en scène une impressionnante flopée de personnages sans jamais perdre en route le lecteur.

Impossible de ne pas être touché par ce groupe de copains à la fois très différents et très complémentaires. Le récit parfaitement mené et les interactions pleines de finesse se tissant entre chaque protagoniste donnent une véritable épaisseur à cette série animalière digne du grand Raymond Macherot.

Le temps des mitaines T2 : Cœur de Renard de Loïc Clément et Anne Montel. Didier jeunesse, 2016. 62 pages. 12,90 euros. A partir de 7-8 ans.





vendredi 2 septembre 2016

33 révolutions - Canek Sanchez Guevara

« Il le sait, il n'y a rien de positif à attendre d'aujourd'hui. Dans des jours pareils, la vie lui semble un exercice littéraire en vain, un poème expérimental, un traité de l'inutile et du superflu, et il marche lentement, les yeux rivés au sol, avec l'envie de tomber dans le caniveau et de mourir écrasé par l'habitude ».

Tout est rayé chez le trentenaire cubain de ce roman. La vie est un disque rayé, son travail de fonctionnaire est un disque rayé, les pénuries quotidiennes de café ou de cigarettes sonnent comme un disque rayé, sa solitude est un disque rayé se répétant à l’infini. Il a pourtant eu une femme, « maladivement frigide ». « Le mariage n’a pas duré longtemps : un disque rayé de discussions et de reproches dont la détérioration progressive a fini en rigidité cadavérique ». Il traîne donc son spleen seul, le long du Malecon, la célèbre promenade de front de mer de La Havane. Enfant, il avait été un patriote zélé, jusqu’au jour où il a commencé à lire, activité lui offrant une porte ouverte sur un horizon bien plus vaste que son univers et soulignant davantage encore l’étroitesse de son quotidien. Son intérêt récent pour la photo lui offre bien quelques perspectives, mais rien de transcendant. Reste l’éventuel départ. Quitter son île et rêver d’Amérique. Car finalement seule la mer a encore tout d’une promesse…

Beaucoup de mélancolie dans ce court roman déployé en 33 tableaux minimalistes brossés d’une plume désabusée. Sans rage, sans violence mais avec beaucoup de résignation, Canek Sanchez Guevara, le petit-fils du Che, dresse le portrait d’un peuple anesthésié par l’ennui, la soumission et le rhum. Impossible de juger ce personnage neurasthénique en diable que l’on aimerait parfois sortir de sa léthargie à grands coups de pompes dans le derrière tant il est difficile, à notre échelle, d’imaginer la réalité quotidienne d’un cubain lambda.

Après, au niveau des bémols, il y a un vrai goût de trop peu et j'ai trouvé l’écriture sans grand relief. Il faut dire que lorsque je pense à la littérature cubaine et à la mise en scène des petites gens me viennent en tête les romans du sulfureux Pedro Juan Gutierrez dont la prose incandescente donne de l’île une image bien plus enfiévrée. Je ne peux d’ailleurs que vous recommander chaudement la lecture du « Bukowski cubain », écrivain totalement halluciné dont les textes sont disponibles en 10/18 (avec une mention spéciale pour sa « Trilogie sale de la havane » dont il est impossible de ressortir indemne). Fin de la parenthèse et retour au petit-fils du Che, disparu tragiquement début 2015 à l’âge de 40 ans suite à une opération du cœur. 33 révolutions, pourtant prometteur malgré quelques faiblesses, restera donc son premier et seul roman. Dommage, vraiment dommage…

33 révolutions de Canek Sanchez Guevara. Métailié, 2016. 112 pages. 9,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec la douce Moka.









mercredi 31 août 2016

La déconfiture (première partie) - Pascal Rabaté

Juin 40. La débâcle. Les soldats montent au front de façon plus ou moins désordonnée. La population fait le chemin inverse, à pied, à cheval, en voiture ou en charrette. Un exode de masse, cible idéale pour les avions de la Luftwaffe canardant sans distinction civils et militaires. Seul au milieu de la route, Amédée Videgrain a perdu son régiment. Il a été chargé par son sergent d’attendre le camion de la croix rouge devant récupérer les corps de ses camarades fauchés par les mitrailleuses allemandes. Au moment de repartir, sa moto reste en rade. Obligé de poursuivre son chemin à pied, Amédée va errer plusieurs jours à travers champs, parcourant des villages évacués, logeant dans les ruines de maisons éventrées par les bombes. Un chemin semé d’embuches qui le mènera enfin à destination. Pour le pire, uniquement pour le pire…

Amédée est paumé au sens propre comme au figuré. Il se demande ce qu’il fait là et il se demande où il doit aller. Sa route croise celle de bonnes sœurs en godillots, d’infirmiers dépassés par les événements, de fossoyeurs désabusés, de vaches abandonnées ou encore de cochons cannibales. Son errance souligne à merveille la confusion totale régnant sur les routes de France à l’époque. Une France déboussolée où tous les repères semblent s’être effondrés d’un seul coup.

Avec sa bichromie de noir et de gris ombrée de sépia et sa ligne claire précise contrastant avec le chaos ambiant, Rabaté offre une narration simple, directe, limpide. Une sobriété de circonstance en permanence au service du récit.

La Déconfiture, c’est la quête absurde d’un homme qui ne fait que suivre le mouvement sans réellement comprendre ce qui se passe. Entre situations surréalistes et dialogues à l’humour féroce, Rabaté propose un album tragi-comique permettant de suivre la défaite de l’armée française à travers les yeux d’un soldat placide, incrédule, ni patriote forcené ni déserteur dans l’âme. Hâte de retrouver Amédée pour connaître la suite (et la fin) de ses pérégrinations. Et ravi de retrouver un Rabaté en pleine forme après le décevant « Vive la marée ! ».

La déconfiture (première partie) de Pascal Rabaté. Futuropolis, 2016. 96 pages. 19,00 euros.









mardi 30 août 2016

Jours de neige - Claire Mazard

Lucienne est excitée comme une puce. Elle va assister à l’enregistrement de son émission préférée. Et voir pour la troisième fois en dix ans le présentateur Fabrice Leduc, son idole. Mais cette fois-ci, elle est bien décidée à lui adresser la parole et à faire de cette journée un moment inoubliable.

Flora fait la manche dans le métro. Flora pue, Flora répugne. « Regards dégoûtés. Regards pitié. Regards qui ne la voient pas. Regards qui l’excluent ». Mais au bout de la rame, un rayon de soleil…

Jim prépare une surprise monumentale à sa fille pour Noël. Une de plus. La gamine est tellement pourrie-gâtée qu’il faut à chaque fois franchir une étape supplémentaire pour lui en mettre plein les yeux.

Valérie a enfin décroché un boulot. Des années qu’elle cherchait, en vain. Au bout du fil sa future responsable se montre antipathique en diable. Valérie stresse, se demande si elle va être à la hauteur. Elle n’aura pas l’occasion de le savoir.

Cathy emballe les cadeaux de Noël qui seront offerts à 150 enfants le lendemain. La nuit venue, sa fille se lève et découvre une montagne de jouets dans le salon. Forcément, tous les présents ne peuvent qu’être pour elle…

Priscilla s’apprête à passer un examen pratique pour son cours de sciences et techniques médicosociales. L’examen se déroule auprès de résidents d’une maison de retraite et Priscilla va devoir s’occuper de madame Mathieu…

Six nouvelles hivernales apportant pour la plupart une petite touche de lumière dans de tristes quotidiens, sans pour autant sombrer dans la guimauve dégoulinante, loin de là. J’adore les nouvelles et j’admire les auteurs qui maîtrisent cet exercice si particulier (et si périlleux). Claire Mazard s’en sort à merveille, elle installe son récit en quelques phrases, joue de situations « banales » pour susciter réflexion et émotion. Elle maîtrise aussi le difficile art de la chute, préférant conclure ses histoires avec douceur et élégance plutôt qu’en proposant une fin tonitruante et inattendue.

Entre petites joies et grandes peines, un recueil touchant, aux thématiques modernes et d’une redoutable efficacité. Idéal pour faire découvrir la nouvelle à des ados peu adeptes de ce type d'écrit.

Jours de neige de Claire Mazard. Le Muscadier, 2016. 80 pages. 8,50 euros. A partir de 12 ans.

Et comme chaque mardi ou presque, c'est une pépite jeunesse que je partage avec Noukette.












lundi 29 août 2016

Anatomie d’un soldat - Harry Parker

Le capitaine Tom Barnes a posé le pied sur une mine au cours d’une mission. Il a perdu une jambe au moment de l’explosion et on a dû l’amputer de la seconde après un début de gangrène. De retour en Grande Bretagne, il doit apprendre à vivre avec son corps mutilé. De la douleur atroce à la résignation, du début de la rééducation aux premiers pas avec ses prothèses, c’est un nouveau parcours du combattant semé d’embuches qu’il affronte avec dignité et lucidité, entouré par les siens et par des équipes médicales aussi bienveillantes qu’efficaces.

L’auteur, Harry Parker, a lui-même sauté sur une mine en Afghanistan en 2009. Il connait donc son sujet et aurait pu faire de ce premier roman une autofiction dégoulinante de pathos, s’apitoyant sur son sort à chaque page. Il ne l’a pas fait et c’est tant mieux. Car l’histoire n’est pas ici racontée par le soldat Tom Barnes mais par des objets : le garrot ayant servi à stopper la première hémorragie, la pile ayant provoqué l’explosion, la scie chirurgicale utilisée pour l’amputation, le sac à main de sa mère au moment où on lui a appris la nouvelle, ses prothèses, etc. Quarante-cinq objets prenant tour à tour la parole, avant, pendant et après le drame. Du coté britannique mais aussi du coté des insurgés. Quarante cinq chapitres sans véritable continuité temporelle, éclatés comme une bombe, mélangeant passé, présent et désir d’avenir.

J’ai craint un texte purement descriptif, froid et désincarné. Les objets n’ont pas de sentiments, ils n’ont pas le moindre affect, ils se contentent de décrire les événements, point barre. A la longue le procédé, relevant de l’astuce narrative, serait forcément tombé à plat. Mais Harry Parker a su donner de la consistance et une véritable profondeur à son roman grâce aux dialogues. Car les objets restituent ce qu’ils entendent. Et à travers leurs échanges, les personnages disent la peur, la douleur, la colère, l’angoisse, la honte, l’espoir. Ils expriment leurs différences, leurs divergences, leur compassion et leur incompréhension.

Certes, les objets tiennent le plus souvent le lecteur à distance, ils restent neutres, ils ne sont pas dans le jugement. Ils exposent les faits, décrivent des comportements, rien de plus. Mais parfois les descriptions prennent un tournant inattendu et offrent de purs moments d’émotion, comme cette scène où le père rase avec application son fils tout juste sorti du coma. L'équilibre entre description et émotion donne une force phénoménale à ce texte qui ne dénonce pas la guerre, qui ne donne pas non plus ou dans la glorification des soldats blessés et qui n’exige pas réparation.

Un premier roman lumineux, ambitieux et parfaitement maîtrisé, qui cherche la reconstruction après l’éclatement, la réappropriation d’un corps disloqué par un homme à jamais traumatisé. C’est fort et intense, une expérience de lecture incroyable et mon premier véritable coup de cœur de la rentrée !

Anatomie d’un soldat d’Harry Parker. Bourgois, 2016. 410 pages. 22,00 euros.





dimanche 28 août 2016

Les lectures de Charlotte (21) : Suivez le guide ! - Camille Garoche

Pour soulager leur maman épuisée, un chat décide de faire visiter à trois chiots le vieux manoir dont ils ne connaissent pour l’instant que l’entrée. En route donc pour le salon, la cuisine, la salle à manger, les chambres, la salle de bain et le grenier. Dans chaque pièce, le chat trouillard multiplie les mises en garde : ici doivent se trouver d’horribles araignées, là des gros cafards, des serpents ou des crabes. Pour vérifier ses dires le lecteur n’a qu’à soulever les nombreux volets disséminés au fil de chaque double page, et ainsi découvrir des animaux bien plus inoffensifs que ceux annoncés !

La mécanique de l’album fonctionne sur le décalage entre les « monstres » énumérés par le chat et la réalité de ce qui se cache derrière chaque fenêtre soulevée. C’est ludique et rigolo, les illustrations de Camille Garoche (qui utilisait auparavant le pseudo de Princesse Cam Cam) fourmillent de détails et offrent de nouvelles découvertes à chaque relecture.

Gros succès auprès de ma pépette, cet album est devenu son livre de chevet. Avantage non négligeable, elle peut s’en emparer seule, sans la médiation d’un adulte. Le format de taille moyenne permet une manipulation aisée et, détail non négligeable, les coins arrondis préviennent tout risque de blessure.

Paru initialement aux éditions Autrement Jeunesse en 2013, c’est le genre de livre animé dont on tombe sous le charme dès la première page. Un régal pour les yeux et les petites mains curieuses.

Suivez le guide ! de Camille Garoche. Casterman, 2016. 20 pages. 14,50 euros. A partir de 3 ans.








vendredi 26 août 2016

Légende - Sylvain Prudhomme

La Crau. Un bout de terre ingrat aux portes d’Arles, « à deux pas des splendeurs des Alpilles, des langues de sable vierge de Camargue, des calanques de Marseille et de Cassis ». Cent trente kilomètres de désert au milieu de la Provence, royaume des bergers et de leurs troupeaux. C’est là que vivent, Nel et Matt, deux amis inséparables. Le premier, photographe, y est né. Le second, anglais, vendeur de toilettes sèches, est réalisateur de documentaires à ses heures perdues. Travaillant à un nouveau film, Matt s’intéresse à l’histoire de « La Chou », boîte de nuit camarguaise mythique, haut lieu des fêtes les plus folles données chaque week-end dans la région pendant les années 70-80.

Le projet prend une nouvelle direction lorsque Matt découvre l’existence de Fabien et Christian, les cousins de Nel, clients assidus de l’établissement. Le premier, laissé à sa grand-mère par des parents partis chasser le papillon à Madagascar, était devenu une figure romantique incontournable d’Arles, régnant sur une cour prête à céder à tous ses caprices. Le second, taiseux, bagarreur, buveur, a sombré peu à peu dans la drogue. Deux enfants terribles, deux étoiles filantes aux trajectoires dramatiques, deux vies aussi brèves qu’intenses. A travers eux, Matt veut « raconter une époque, revisiter une certaine liberté, un joyeux je-m’en-foutisme qui avait un temps régné chez de nombreux hommes et femmes, pour le pire et le meilleur, à mille lieues de l’obsession contemporaine de la vie saine ».

Je ne connaissais pas Sylvain Prudhomme, j’ai découvert avec ce roman une plume délicate et ciselée portant des interrogations existentielles qui m’ont touché en plein cœur. Entre passé et présent, beaucoup d’échos et de correspondances mais aussi de particularités propres à chaque époque. Un texte touchant, d’une grande sensibilité, à la fois nostalgique et très actuel.

« Il avait pensé que la vie de chaque individu, regardée avec assez d’attention, de suffisamment près, racontait infailliblement l’époque à laquelle il avait vécu. Illustrait les espoirs et les peurs qu’avaient eu ses contemporains, la façon dont ils avaient aimé, fait la fête, eu des enfants, craint la mort. Été audacieux ou égoïstes, insouciants ou inquiets, tire-au-flanc ou bûcheurs, constants ou volages, joyeux ou moroses, enthousiastes ou désabusés ».

Légende de Sylvain Prudhomme. Gallimard (L’arbalète), 2016. 292 pages. 20,00 euros.






mercredi 24 août 2016

Le Port des Marins Perdus - Teresa Radice et Stefano Turconi

1807. Un jeune garçon est retrouvé inanimé sur une plage de l’île de Siam par un officier anglais. Amnésique, le naufragé ne se souvient que de son prénom, Abel. Recueilli à bord d’une frégate dont il va devenir mousse, celui qui l’a sauvé lui apprend que le capitaine du bateau vient de disparaître avec une cargaison d’or après avoir assassiné les membres de son équipage chargés de protéger le trésor. Arrivé à Plymouth, Abel trouve refuge dans l’auberge tenue par les trois filles du capitaine traître et déserteur. Alors que la mémoire lui revient peu à peu, il découvre une vérité à laquelle il ne peut croire…

« Redressez les vergues, trois quart à poupe de travers, carguez le petit hunier, affalez le perroquet, tendez les amures, fixez les voiles auriques… ». Je ne connais rien au vocabulaire maritime mais j’adore entendre tous ces ordres donnés aux matelots, ça me fait rêver. Un album au long cours qui sent les embruns et laisse en bouche un goût d’iode et de sel. Pas de trésor ni de pirates mais une histoire maritime digne des grands récits d’aventure du 19ème siècle. Découpé en quatre actes, cet opéra graphique très ambitieux parle d’amour, d’amitié, de trahison et de mort avec une petite touche de fantastique lui offrant un supplément d’âme.

Hommage à la poésie et aux romantiques anglais, le récit s’articule entre terre et mer dans une mécanique parfaitement huilée. La narration est limpide, le dessin sans encrage et sans couleur, tout en crayonnés, est à la fois souple, spontané et d’une grande fluidité. Il aura fallu plus de deux à Stefano Turconi pour venir à bout des trois cents planches de l’album et on ne peut qu’être admiratif devant le résultat final.

Quelques bémols tout de même. Certains récitatifs trop bavards auraient pu être allégés et la fin prend une tournure grandiloquente et ampoulée, certes parfaitement raccord avec l’esprit général mais qui m’a semblé un peu lourde. Un détail cependant, qui ne doit pas masquer l’immense plaisir d’avoir parcouru les océans cheveux au vent aux côtés d’Abel jusqu’au Port des Marins Perdus.

Le Port des Marins Perdus de Teresa Radice et Stefano Turconi. Glénat (Treize étrange), 2016. 300 pages. 22,00 euros.

Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette (trois jours de suite, même pas peur ! )


Les avis de Lunch et Livresse de mots












mardi 23 août 2016

Songe à la douceur - Clémentine Beauvais

Eugène croise par hasard Tatiana dans le métro. Dix ans qu’il ne l’avait pas vue. Elle avait quatorze ans à l’époque, lui trois de plus. Cet été-là, il accompagnait son copain Lensky chaque après-midi dans le jardin de Tatiana. Lensky sortait avec Olga, la sœur aînée de l’adolescente. Un drame et quelques mots maladroits d’Eugène avaient mis fin à leurs échanges balbutiants. Dix ans plus tard, leurs chemins se croisent à nouveau. Surprise et déclic, ils se plaisent au premier coup d’œil. Je vous laisse imaginer le reste du tableau : histoire d’amour compliquée, on se cherche, on s’évite, on se trouve, on recolle les morceaux du puzzle et tout est bien qui finit bien. Ou pas…

Soyons honnête, ce n’était pas gagné. La romance et moi, en littérature ou ailleurs, on n’est pas fait pour s’entendre. Heureusement ici on est loin d’un vieil Harlequin de ma grand-mère (paix à son âme). Surtout que Clémentine Beauvais a eu l’audace (la folie devrais-je dire) d'imaginer une variation autour du roman Eugène Onéguine de Pouchkine. Elle en a évidemment changé le cadre et l’époque mais a gardé les mêmes personnages et surtout la même forme, à savoir un texte en vers libres où le narrateur, plus omniscient que jamais, intervient au cours de digressions intercalées au fil de l’intrigue.

Audacieux donc, furieusement casse-gueule même, de réécrire un des plus grands classiques de la littérature russe du 19ème siècle tenant à la fois du roman et de la poésie. Ça aurait pu tourner au fiasco, ça aurait pu être totalement ridicule, mais c’est loin d’être le cas. Parce que Clémentine Beauvais ne tombe pas dans le piège de l’hommage frileux, de la caricature ou du détournement grossier de l’œuvre originale. Pas question non plus de sombrer dans l’exercice de style sans âme. Son écriture légère et acidulée offre un souffle nouveau, à la fois respectueux et moderne. La narration est d’une fluidité surprenante, je n’ose imaginer combien de fois il lui a fallu sur le métier remettre l’ouvrage afin d’arriver à une version aussi aboutie.

J’admire donc sans réserve la prise de risque et surtout le résultat final. Pas pour autant que je vais me mettre à la romance, faut pas pousser non plus, mais force est de constater que ce roman jeunesse inclassable est une vraie réussite.

Songe à la douceur de Clémentine Beauvais. Sarbacane, 2016. 240 pages. 15,50 euros.


Et une fois encore, j'ai l'immense plaisir de partager cette découverte avec Moka et Noukette.













lundi 22 août 2016

Sous la vague - Anne Percin

Rien ne va plus dans la vie de Bertrand Berger-Lafitte, héritier d’une prestigieuse propriété de Cognac. La crise économique met ses affaires en péril, son ex-femme manigance pour l’écarter du conseil d’administration, sa fille est enceinte d’un ouvrier syndicaliste de son usine d’embouteillage et les actionnaires voudraient céder l’entreprise à des capitaux étrangers. Mais au lieu de se battre, Bertrand fait l’autruche. Il fuit les soucis aux cotés de son fidèle chauffeur Eddy, costaud tatoué, fumeur de joints un peu bourru, confident aussi mystérieux que flegmatique.

Anne Percin porte sur son personnage principal un regard à la fois tendre et mordant. Un personnage qui n’avait rien pour me plaire à la base mais que j’ai trouvé infiniment attachant. J’ai toujours eu un faible pour les mous lymphatiques et résignés qui fuient les problèmes plutôt que de les affronter, je n’y peux rien. Bertrand préfère s’intéresser à un faon blessé, une corneille coincée dans la cheminée ou une portée de chatons plutôt que de défendre ses propres intérêts. Il subit mais surtout il relativise.

Un plaisir de retrouver la plume alerte et l’humour d’une auteure dont je ne connaissais jusqu’alors que les romans jeunesse. Dans cette satire sociale, elle multiplie les situations incongrues pour dénoncer sans avoir l’air d’y toucher la dureté d’une économie de marché dont le pragmatisme n’a que faire des traditions familiales. Les catastrophes ont beau s’enchaîner, Bertrand n’y voit que futilités. L’essentiel est ailleurs, même s’il ne sait pas vraiment où. Drôle, ironique et plus profond qu’il n’y paraît.

Sous la vague d’Anne Percin. Le Rouergue, 2016. 200 pages. 18,80 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec mes chouchoutes Moka et Noukette.


Les avis de Cathulu et Jostein






dimanche 21 août 2016

Aliénor Mandragore T2 : Trompe-la-mort - Séverine Gauthier et Thomas Labourot

Dans ce second tome, on retrouve Aliénor la fille de Merlin bien décidée à ramener ce dernier à la vie après avoir accidentellement causé sa mort. Problème, L’Ankou, collecteur de l’âme des défunts, cherche par tous les moyens à récupérer celle de l’enchanteur. Après avoir entendu une prophétie délivrée par Viviane la Dame du lac, Aliénor choisit de se rendre avec Lancelot dans les Monts d’Arrée, le pays des âmes errantes, territoire interdit où règne L’Ankou…

J’ai apprécié replonger dans l’univers de Brocéliande revisité avec pep’s et humour. Séverine Gauthier traite de sujets plutôt lourds avec une légèreté bienvenue. Les dialogues sont toujours aussi savoureux et les situations cocasses donnent le sourire. Le duo Aliénor/Lancelot n’est pas aussi explosif que l’affrontement Merlin/Morgane du premier volume mais la complémentarité de leurs caractères les rend particulièrement attachants.

Au dessin, Thomas Labourot  garde le cap avec son découpage dynamique, son trait souple et ses couleurs franches. Seul bémol, il est dommage que le format relativement petit « écrase » certaines cases et ne mettent pas en valeur les nombreux détails.

A noter une nouvelle fois en fin d’ouvrage la présence de « L’écho de Brocéliande », petit supplément fort instructif pour connaître tous les secrets de la forêt. Succès assuré auprès des petits lecteurs pour cette série jeunesse aussi originale qu’ambitieuse. A la maison en tout cas, la suite est attendue avec impatience.

Aliénor Mandragore T2 : Trompe-la-mort de Séverine Gauthier et Thomas Labourot. Rue de Sèvres, 2016. 54 pages. 12,00 euros. A partir de 8-9 ans.

Mon avis sur le tome 1







vendredi 19 août 2016

Un paquebot dans les arbres - Valentine Goby

J’aurais dû attaquer ce billet en vous disant de ne pas le lire parce que de toute façon, connaissant mon admiration sans borne pour Valentine Goby, il ne serait en rien objectif. Mais je ne vais pas le faire car je n’aurais besoin d’aucune mauvaise foi pour vous dire le plus sincèrement du monde à quel point ce roman est formidable et à quel point je vous le recommande sans réserve.

Valentine Goby possède une place à part dans mon panthéon des auteurs français actuels, une place que les autres ne pourront jamais lui ravir. Pourquoi ? Tout simplement parce que les autres n’ont pas écrit Kinderzimmer. J’avoue que je tendais un peu le dos avant de me lancer à l’assaut de ce paquebot dans les arbres. Le roman de l’après Kinderzimmer ce n’est pas rien (même si entre deux il y a eu la très jolie Fille surexposée). Mais j’ai décidé d’attaquer ce texte sans oser la moindre comparaison, qui aurait été de toute façon aussi inutile que malvenue. Et bien m’en a pris.

L’histoire se déroule au début des années 60. On y découvre une famille heureuse : Paul, le père, Odile, la mère et leurs trois enfants Annie, Mathilde et Jacques. Les parents tiennent le café du village, centre névralgique s’il en est. Paul rayonne, attire les foules et suscite l’admiration de tous, y compris de Mathilde. Celle qui n’a malheureusement pas été le garçon attendu après la naissance d’Annie. Celle que Paul appelle son petit gars et qui se comporte comme tel. Celle prête à tout pour attirer l’attention de ce papa n’ayant d’yeux que pour les autres. Quand la tuberculose entre avec fracas dans leur vie, touchant d’abord Paul puis rapidement après Odile, le monde s’écroule. Dans la France des trente glorieuses, seuls les salariés ont droit à la sécu et aux antibiotiques. Pour les autres, direction le sanatorium. Quand les parents s’y retrouvent tous les deux, Mathilde et son petit frère sont placés en famille d’accueil. Alors que les problèmes de santé s’accumulent, que la ruine se profile, que les services sociaux prennent en main et sans humanité la destinée des enfants, Mathilde tente de faire face et de maintenir les siens à flot.

Magnifique portrait d’une jeune fille prête à tout pour affronter bille en tête la fatalité. Conserver les liens familiaux malgré les épreuves, subir la faim, le froid et la misère, soutenir les malades coûte que coûte, ne pas oublier sa propre vie en sacrifiant tout aux autres. Être forte mais pas invincible. S’écrouler et se relever, être soutenue et avancer. Tenir. Jusqu’au bout. Parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité, parce que c’est ce qui donne du sens. Mathilde, admirable de ténacité et de fragilité, femme-enfant consciente d’enfiler un costume trop grand pour elle, d’assumer des responsabilités qui ne sont pas de son âge. Elle est belle Mathilde, portée par les mots de Valentine Goby, par le rythme envoûtant de son écriture sans fausse note :

« Mathilde est un funambule en tension, oscillant entre la nécessité d’être Mathilde Blanc, puissante, enchanteresse, fidèle ; et le désir aigu d’être une autre, fragile, légère, avec des rêves à soi. C’est une danse étrange que celle de Mathilde sur ce fil, son corps penchant toujours du même côté, lesté du poids d’amour qu’elle porte à Odile, Paulot et Jacques ; du côté de l’oubli de soi. »

Un roman puissant et lumineux. En toute objectivité.

Un paquebot dans les arbres de Valentine Goby. Actes sud, 2016. 270 pages. 19,80 euros.

L'avis de Clara





jeudi 18 août 2016

Le sérieux bienveillant des platanes - Christian Laborde

J’ai eu envie d’attaquer cette rentrée littéraire en terrain connu, avec un auteur que j’apprécie depuis longtemps. Il faut savoir que Christian Laborde a, il y a près de 30 ans, commis un roman (« L’os de Dionysos ») interdit pour « trouble illicite, incitation au désordre et à la moquerie, pornographie et danger pour la jeunesse en pleine formation physique et morale ». Et rien que pour cela, il gardera à jamais mon admiration la plus sincère !

Ici, j’ai aimé d’emblée retrouver sa plume franche et directe, sans chichi. J’ai aimé croiser dès les premières pages un narrateur fan de Rabelais et de Bukowski, lécheur de cul patenté (oui, j’ai bien dit lécheur de cul et pas lèche-cul, la différence est fondamentale, croyez-moi !).

La preuve :

C’est le genre d’extrait qui met en branle mes sens de lecteur (on ne se refait pas) et annonce un texte à la hauteur de mes attentes. Et pourtant, patatras, rien ne m’a plu par la suite. L’histoire est simple : Tom apprend le décès de son grand-père et descend dans le Sud-Ouest pour assister à l’enterrement. Tom le rocker glandeur qui vivote à Paris en tirant le diable par la queue, Tom l’insoumis amoureux de la belle prostituée Joy, tournant le dos à cette époque qui le fait gerber pour vivre libre. Le road trip jusqu’à la ville de son enfance avec Joy à ses cotés est l’occasion de plonger dans le passé, de remuer les souvenirs de ce grand-père ex-légionnaire auprès duquel il a tout appris. Mais arrivé sur place, une mauvaise surprise l’attend…

J’ai trouvé que c’était un roman de grincheux, qui se voudrait à contre-courant, vent debout face aux modes, aux bobos, à la société de consommation. Un roman qui se voudrait un roman de rebelle, esprit James Dean, mais où tout sonne creux, où tout semble vain. Le roman désuet d’un rebelle en carton dont le sempiternel « c’était mieux avant » m’a rapidement lassé. A charge de revanche monsieur Laborde, je serai évidemment là quand sortira votre prochain publication.

Le sérieux  bienveillant des platanes de Christian Laborde. Editions du rocher, 2016. 130 pages. 14,00 euros.





mardi 16 août 2016

Sukkwan Island - David Vann (roman et BD)

J’en ai tellement entendu parler de ce roman. Il me semblait que tout le monde l’avait lu sauf moi. Il me semblait aussi qu’il m’irait comme un gant. Je n’avais à vrai dire qu’une vague idée de son contenu. Une histoire de père et fils, sur une île d’Alaska. Juste Jim le père et Roy, son fils de 13 ans. Et la nature sauvage tout autour. Et un drame à venir, forcément.

En gros j’avais tout compris, sauf que le drame n’était pas celui auquel je m’attendais. Du moins pas comme ça. L’attente de ce drame a d’ailleurs perturbé ma lecture. Parce qu’au début les choses se passent normalement. Ils s’installent, ils coupent du bois, ils pêchent, ils chassent, ils randonnent, ils préparent les réserves pour l’hiver. Un ours vient saccager leur cabane en leur absence. Le gamin a du mal à se faire à ce nouvel environnement. Les échanges avec le paternel se réduisent au strict minimum. Il est bizarre ce paternel. Il donne le change mais on le sent moyennement préparé à l’aventure, une aventure qu’il a voulu imposer à son rejeton. Et puis la nuit il chiale comme une madeleine et sans raison. L’ambiance n’est donc pas au beau fixe mais pas de quoi fouetter un chat. En apparence. J’ai parcouru ces pages avec pour leitmotiv un « jusque là tout va bien » que je savais illusoire. Pour autant je n’ai rien vu venir.

Fin de la première partie. Une phrase et tout bascule. Punaise, c’est pas possible… voila ce que je me suis dit. Et pourtant si. Commence alors le naufrage du père. Et mon aversion absolue pour ce connard. Un gars lâche, stupide et égoïste. Un abruti de première, tellement pas attentif aux autres, tellement immature, tellement détestable. Qui n’aura à la fin que ce qu’il mérite. Une fin qui, sur la forme, m’a rappelé Martin Eden. En infiniment  moins triste. Parce que si celle de Martin m’a serré la gorge, celle de Jim ne m’a inspiré qu’un peu glorieux « bien fait pour sa gueule ».

Il est énorme ce roman. Parce qu’il gratte, et pas qu'un peu. Il met en scène une situation insupportable gérée de façon calamiteuse par celui qui se doit d’être l’adulte responsable. Mais sans jugement. Avec une neutralité de ton et une montée en tension qui font froid dans le dos. Il est énorme parce que David Vann n’accable personne mais il ne tente à aucun moment d’arrondir les angles. Et son histoire déclenche une forme de fascination et d’écœurement qui laisse sans voix. C’est dur, terriblement dur. Et terriblement humain. J’ai adoré.

Sukkwan Island de David Vann. Gallmeister, 2011. 200 pages. 8,50 euros.


J’ai lu la BD dans la foulée. Pas une bonne chose d’enchaîner la lecture d’un roman et de son adaptation. Le texte original est encore trop frais, la comparaison dessert obligatoirement la transposition sur un autre support. Les choses sont différentes je trouve quand, au moment de se plonger dans une adaptation, le roman est loin derrière nous et qu'il ne nous en reste que la trame générale, une vague idée en somme.

En plus ici Ugo Bienvenu ne s’autorise pas le moindre écart, il suit le récit avec une fidélité absolue et un peu mécanique, n’apportant au final aucune valeur ajoutée. Rare de voir un album compter plus de pages que le roman dont il s’inspire, c’est dire si tout est raconté en détail. Point d’ellipses ni de raccourcis donc, j’ai eu l’impression de faire une relecture à l’identique (les images en plus) et je me suis ennuyé. Sans compter que le dessin sans souplesse et le découpage bien trop classique n’apportent pas le soupçon d’originalité graphique qui aurait pu m’accrocher. Une déception, donc.


Sukkwan Island d’Ugo Bienvenu, d’après le roman de David Vann. Denoël Graphic, 2014. 220 pages. 22,90 euros.


Un énorme merci à l’adorable Moka qui a eu la gentillesse de m’offrir ces deux ouvrages au cours d’une mémorable journée de formation où des intervenants, certes motivés mais pas franchement compétents, ont tenté de nous inculquer les vertus de la littérature policière pour la jeunesse. En même temps, nous connaissant, la cause était perdue d’avance…






vendredi 29 juillet 2016

Les ombres de Canyon Arms - Megan Abbott

Penny rêvait de paillettes en débarquant à Hollywood au début des années 50. Sa carrière d’actrice ayant du mal à prendre son envol, il lui a fallu se reconvertir temporairement en maquilleuse. Un moindre mal pour garder le contact avec le milieu du cinéma. Elle décide même de s’installer tout près des studios, dans un bungalow libre depuis peu. Sa rencontre avec deux autres résidents va lui apprendre que le locataire précédent a été retrouvé la tête dans le four. Suicide a conclu la police. L’histoire perturbe la jeune femme qui entend des bruits chaque nuit semblant venir des murs. Elle a aussi l’impression de voir courir des petites créatures le long des plinthes. Sans compter que sa logeuse, qui avait une liaison avec le suicidé, a un comportement de plus en plus bizarre.

Une novella que j’ai délibérément choisie pour me faire peur, histoire de changer un peu et de bousculer ma petite nature. Je m’attendais à un truc angoissant à souhait, une atmosphère sombre et flippante à la David Lynch. Pour le coup c’est raté. Pas la moindre sueur froide dans ce récit oscillant entre rêve et réalité dont l’étrangeté m’a simplement poussé au bord de l’ennui. Tout juste si j’ai apprécié l’atmosphère hollywoodienne des fifties plutôt bien rendue.

En fait, on en reste à une histoire de basculement progressif vers la folie sans autre issue possible que la mort. L’auteure, dans une courte interview en fin d’ouvrage, cite comme influences Poe et le Horla de Maupassant. De superbes influences qui, à mes yeux du moins, ne suffisent pas à faire bon texte, loin de là.

Les ombres de Canyon Arms de Megan Abbott. Ombres noires, 2016. 130 pages. 8,00 euros.




mercredi 27 juillet 2016

Qu’ils y restent - Régis Lejonc, Riff Reb’s et Pascal Mériaux

Les temps sont durs, même pour les monstres les plus fameux. Au nord, plus de  grands-mères ni de petits chaperons pour le loup. A l’Ouest, l’ogre a décimé toute la population locale, animaux compris. A l’Est, le vampire cherche du sang à se mettre sous la dent. Et au sud, le sorcier connaît lui aussi la famine. Chacun quitte donc son territoire en quête de chair fraîche. Après un long voyage, au cœur du monde les quatre se retrouvent. Et livrent leur dernière bataille…



Le trio Lejonc-Reb’s-Mériaux règle leur sort  aux méchants des contes pour enfants. Avec une cruauté jubilatoire. Une façon d’exorciser les frayeurs des nuits cauchemardesques vécues par les bouts de chou du monde entier. Le texte se résume à quelques courts récitatifs faisant monter la tension crescendo et les illustrations de Riff Rebs, aux motifs ornementaux encadrant chaque planche inspirés de l’artiste russe Ivan Bilibine, finissent d’installer une ambiance angoissante à souhait. Le découpage est somptueux, le choix des couleurs pertinent et le trait de l’auteur du Loup des mers est comme d’habitude à tomber par terre.

Le dos toilé, le format XXL et le papier glacé font de cet album à déguster dès huit ans un objet-livre somptueux, ce qui ne gâche rien.Classieux à tout point de vue.

Qu’ils y restent de Régis Lejonc, Riff Reb’s et Pascal Mériaux. Editions de la Gouttière, 2016. 48 pages. 16,00 euros.

mardi 26 juillet 2016

Sauveur et fils, saison 1 - Marie-Aude Murail

A Orléans, dans la famille Saint-Yves, le père s’appelle Sauveur et le fils Lazare. Le premier est psy, noir, et mesure 1,90 mètre tandis que le second, métisse, espionne du haut de ses huit ans les consultations planqué derrière une porte. Comme le dit Sauveur, les ados chiants, c’est son fonds de commerce. Son quotidien de praticien est donc peuplé d’une fille adepte de scarification, d’une autre frappée de phobie scolaire, d’un accro aux jeux en ligne dont la mère vient d’être internée, d’un garçons souffrant d’énurésie ou de trois sœurs digérant difficilement la séparation de leurs parents suite au coup de foudre de leur mère pour une autre femme.

Et si Sauveur est à l’écoute de cas toujours compliqués, il a bien plus de mal avec son propre enfant, auquel il ne parvient pas à parler du décès de sa maman dans un accident de voiture survenu en Martinique alors qu’il n’avait que trois ans.

Un roman jeunesse hyper construit, ambitieux, foisonnant, riche d’une multitude de personnages tous plus attachants les uns que les autres. L’écriture est digne d’une excellente série télé où les intriguent se multiplient, mêlant vie privée et quotidien professionnel. Toutes les situations font mouche, des scènes se déroulant à l’école en passant par les soirées entre père et fils et les nombreuses consultations.

Marie-Aude Murail  dresse en finesse et avec un réalisme surprenant les portraits d’ados déboussolés, souvent perplexes face à leurs parents, imprégnés de nouvelles technologies, de réseaux sociaux et de rapports humains de plus en plus complexes à gérer. Elles n’éludent pas des sujets plus graves comme la dépression, le suicide et les abus sexuels, mais avec une pertinence et une forme de « légèreté »  éloignant tout pathos. Tout simplement magistral. La saison deux est d’ores et déjà annoncée pour novembre, je serai évidemment au rendez-vous.

Sauveur et fils, saison 1 de Marie-Aude Murail. L’école des loisirs, 2016. 330 pages. 17,00 euros.





Une telle pépite méritait que Noukette et moi fassions une entorse à notre pause estivale !





vendredi 22 juillet 2016

Celle qui en savait trop - Linwood Barclay

Keisha Ceylon est une arnaqueuse. Prétextant des dons de voyance, elle contacte des familles dont un proche a disparu et se propose de le retrouver, moyennant finances. Wendell Garfield sera sa prochaine cible. Ce mari éploré n’a plus de nouvelles de sa femme, volatilisée en plein après-midi à la sortie d’un supermarché. Une semaine plus tard, la police n’a aucune piste, la presse s’est emparée de l’affaire et Keisha s’apprête à sonner chez sa future victime, persuadée de l’embobiner comme elle sait si bien le faire. Problème, la voyante va pour une fois voir clair. Très clair. Trop clair…

C’était mal barré avec cette couverture digne des thrillers flippants que ma petite nature exècre. Heureusement, cet artifice commercial censé attirer l’œil du lecteur en mal de sensations fortes ne correspond pas du tout au contenu de l’ouvrage. Car « Celle qui en savait trop » est un avant tout un roman à l’humour plutôt noir sans véritable suspens, porté par une galerie de personnages inoubliables. Des personnages prêts à tout pour arriver à leurs fins, plus retords les uns que les autres. J’adore quand il n’y a personne à sauver, quand chacun tire la couverture à lui, manigance, joue d’alliances de circonstance et se croit (à tort) plus malin que le voisin.

C’est cruel et tragique, cocasse aussi. Le tout porté par une narration bien ficelée, une écriture nerveuse et des dialogues au cordeau. Suffisant pour m’offrir un excellent moment de lecture empreint d’une certaine férocité qui, vous vous en doutez surement, n’est pas pour me déplaire, bien au contraire.

Celle qui en savait trop de Linwood Barclay. J’ai lu, 2016. 320 pages. 8,00 euros.  






mercredi 20 juillet 2016

Un petit bout d’elles - Zidrou et Raphaël Beuchot

Yue, bûcheron employé par une entreprise chinoise implantée au Congo, fréquente Antoinette malgré l’interdiction faite aux salariés de « sortir avec des filles d’ici ». Amoureux fou, le jeune homme découvre pendant leurs ébats une cicatrice que sa compagne voulait à tout prix lui cacher. Alors que Yue ignorait tout de cette pratique barbare qu’est l’excision, Antoinette lui raconte comment elle a été mutilée et lui confie son souaot de ne jazmais voir sa fille subir le même sort…

Fin de la trilogie africaine de Zidrou et Rapahël Beuchot avec cet album qui fait suite au « Montreur d’histoires » et à « Tourne-disque ». Ici, le sujet abordé est plus grave, dramatique même. L’excision, ce fléau ancestral présent dans nombre de sociétés patriarcales, cette abominable « tradition  culturelle » sans la moindre connotation religieuse (il n’est pas inutile de le rappeler), est traitée avec la finesse qui caractérise le scénariste des « Beaux étés ». Une histoire à la fois touchante et sans complexe qui fait mouche en appuyant là où ça fait mal. Sans se focaliser sur un seul thème, Zidrou aborde également la mainmise chinoise sur les ressources naturelles des pays d’Afrique, une nouvelle forme de colonisation violente et destructrice.

Le dessin de Beuchot est lumineux et minimaliste, il représente tout en suggestion les scènes « délicates », rendant de fait les choses encore plus explicites.

Au final, le but est atteint et le lecteur garde en bouche le goût amer d’une légitime indignation. Un album d’une grande force au propos sans concession mais mené avec une vraie sensibilité. Bonus non négligeable, un dossier documentaire en fin d’ouvrage explique de façon très pédagogique ce qu’est l’excision, ainsi que les causes et conséquences de cette effroyable blessure intime.

Un petit bout d’elles de Zidrou et Raphaël Beuchot. Le Lombard, 2016. 104 pages. 17,95 euros.





mardi 19 juillet 2016

Cat 215 - Antonin Varenne

Marc quitte la métropole, sa compagne et ses enfants pour rejoindre la Guyane et mener à bien une mission confiée par Julo, son ancien associé. Il sait qu’avec lui le plan est forcément foireux mais ses soucis d’argent le pousse à accepter. Sur place, ce mécanicien chevronné apprend qu’il va devoir changer le moteur d’un tractopelle utilisé pour l’orpaillage clandestin. En pleine jungle et avec l’aide d’un brésilien taiseux et d’un ancien légionnaire psychopathe. Entre la nature hostile, la mécanique capricieuse et des compagnons de galère flippants, Marc comprend vite qu’il a mis les pieds dans un sacré traquenard.

Un texte sec, nerveux, tendu comme un arc. Un texte poisseux dont la chaleur humide transpire à chaque page. La folie gagne chacun sous la canopée, les vêtements trempés de sueur collent à la peau, les insectes sont aussi agressifs que les hommes. Et dans le huis clos de cette jungle inhospitalière, les conflits peuvent virer au tragique à la moindre étincelle. Une novella à lire d’une traite, de préférence en pleine canicule. J’ai aimé l’ambiance étouffante, la tension palpable dans chaque geste, chaque dialogue. Une vraie force d’évocation qui bouscule le lecteur, dommage que la conclusion m’ait laissé dans le flou, j’aurais préféré refermer ce western Guyanais avec une fin plus limpide. Mais qu’on se le dise, cela ne gâche rien à la qualité de l’ensemble.

Cat 215 d’Antonin Varenne. La Manufacture des livres, 2016. 96 pages. 9,00 euros.


dimanche 17 juillet 2016

Purée de cochons - Stéphane Servant et Laetitia Le Saux

Le loup a cueilli trois petits cochons dans la forêt, il se réjouit à l’idée de déguster une délicieuse purée de cochons. Mais au moment d’attaquer la préparation de son plat, les porcelets se moquent de lui et lui disent qu’il ne sait pas s’y prendre. Pour vérifier, le loup ouvre son livre de recettes. Malheureusement, il ne sait pas lire. Bien décidés à ne pas se laisser dévorer, les garnements dans leur casserole lui annoncent alors qu’ils vont lui révéler la liste des ingrédients nécessaires, en commençant par un gros pot de miel. Puis ce sera un bon gros fromage et un gros morceau de beurre. Autant d’occasions d’éloigner « le vieux barbichu » et de le faire tourner en bourrique !

Un duo d’auteurs qui m’avait régalé avec Boucle d’ours et qui poursuit ici dans la même veine rigolote et intelligente. Car derrière les mésaventures désopilantes du pauvre loup se cache un plaidoyer pour la lecture et son pouvoir. Le loup subit les moqueries et multiplie les mauvais choix parce qu’il ne sait pas lire. Sa rencontre avec la Grand-Mère institutrice lui permet de vaincre son illettrisme, d’accéder à son tour à la connaissance et de prendre ses détracteurs à leur propre piège. Ou comment l’instruction en général et la lecture en particulier participent au développement de l'esprit critique, de la réflexion et de la liberté d'action en toute conscience.

J’aime toujours autant le graphisme si expressif de Laetitia Le Saux ainsi que les clins d’œil aux contes classiques et l’humour noir de Stéphane Servant. Il y a notamment dans la chute finale une petite pointe de férocité absolument savoureuse. Un régal !

Purée de cochons de Stéphane Servant et Laetitia Le Saux. Didier Jeunesse, 2016. 28 pages. 12,50 euros. A partir de 4 ans.





vendredi 15 juillet 2016

La ferme de cousine Judith - Stella Gibbons

« D’une façon générale, je n’aime pas mon prochain, je le trouve trop difficile à comprendre ; mais j’ai de l’ordre dans l’esprit, et les vies désordonnées m’irritent. D’ailleurs, le désordre est un signe de barbarie ».

Après avoir perdu ses parents suite à une épidémie de grippe espagnole, la jeune et délicate Flora Poste, issue de la bonne société londonienne, trouve refuge chez des cousins éloignés au fin fond du Sussex. Bien décidée à abuser de la générosité des Starkadder, paysans frustes et excentriques vivant repliés sur eux-mêmes dans une ferme décrépite, Flora veut en outre rééduquer ses rustres et leur apprendre « Le Bon Sens supérieur ».  Pour leur bien et surtout pour le sien…

Un roman culte de la littérature anglaise, publié en 1932 et qui remporta en France le prix Fémina 1946. C’est  frais, léger et pétillant. Un peu brouillon parfois, avec des situations qui évoluent à la vitesse grand V et avec une facilité déconcertante pour Flora, comme si les obstacles s’effondraient d’eux-mêmes devant elle dès qu’elle bouge le petit doigt. J’ai beaucoup aimé cette jeune fille fonceuse et maligne ainsi que le décalage permanent entre cette cousine venue de Londres et sa famille de culs terreux sans la moindre finesse. Un décalage qui permet de dresser une galerie de personnages secondaires tous plus savoureux les uns que les autres, avec une mention spéciale pour le prédicateur Amos, la cousine Judith dépressive et la grande-tante Ada Doom, recluse dans sa chambre depuis des décennies et qui tient le clan Starkadder d’une main de fer en jouant le registre de la pauvre folle totalement instable émotionnellement.

Au-delà de la comédie truculente multipliant les épisodes plus ou moins farfelus, le récit tient de la satire, brocardant la bourgeoisie, ses travers, ses mœurs et sa médiocrité avec une ironie toute britannique. Et puis les touches d’humour acide disséminées au fil des pages m’ont souvent arraché un sourire, comme cette petite pique entre parenthèses balancée l’air de rien : « Sa voix avait un timbre amorti et fêlé pareil au ton flûté et sans sexe des voix d’enfants de chœur (seulement les enfants de chœur sont rarement sans sexe, comme plus d’une épouse de pasteur peut en témoigner à ses dépens) ».

Pas le roman du siècle mais un vrai plaisir de lecture et un texte dont l’atmosphère « so british » ravira à coup sûr les amateurs de littérature anglaise.

La ferme de cousine Judith de Stella Gibbons. Belfond, 2016. 345 pages. 15,00 euros.




mercredi 13 juillet 2016

Un maillot pour l’Algérie - Bertrand Galic, Kris et Javi Rey

Avril 1958. Après un match à Saint-Etienne, le footballeur professionnel d’origine algérienne Rachid Mekhloufi quitte la France en direction de l’Italie. Onze de ses compatriotes, eux aussi footballeurs, disparaissent en même temps que lui. Tous se retrouvent à Tunis sous l’égide du FLN pour fonder clandestinement la première équipe nationale algérienne alors que la guerre pour l’indépendance fait rage dans leur pays.

Le football comme outil de propagande, le football comme étendard. Une épopée incroyable, une prise de risque immense pour des hommes ayant choisi de tout plaquer, de mettre entre parenthèses une situation professionnelle confortable, voire une vie de famille heureuse, pour défendre une cause étant à leurs yeux au-dessus de toute considération personnelle. Loin du long fleuve tranquille, l’odyssée de ces ambassadeurs de la cause indépendantiste aura connu des épisodes douloureux, des moments de tension à l’intérieur du groupe mais aussi des conditions de transport ou d’hébergement particulièrement rudes, sans compter sur l’accueil parfois belliqueux d’adversaires prêts à tout pour faire chuter une équipe reconnue pour ses exceptionnelles qualités techniques. Du Maghreb à l’Europe de l’Est en passant par la Chine ou le Moyen-Orient, portés par une volonté et un courage inébranlables, ces hommes en mission auront représenté fièrement les désirs d’émancipation d’un pays en construction, au point de devenir des icônes pour tout un peuple.

Encore un album engagé pour Kris, qui ne tourne pas pour autant à l’exercice d’admiration dénué de tout regard critique. Solidement documenté sans être d’une parfaite exactitude, le récit couvre quatre années intenses et chaotiques, de 1958 à la signature des accords d’Evian en mars 1962. A travers le prisme du football se cristallisent les tensions géopolitiques de l’après-guerre, de la décolonisation à l’expansion du communisme.

Le dessin de Javi Rey est réaliste et efficace, les scènes de matchs sont fluides, les moments plus intimes donnent dans la sobriété et l’expressivité des visages est extrêmement travaillée. Beaucoup de précision au niveau des décors et un choix de couleurs pertinent retranscrivent à merveille l’atmosphère de l’époque.

Une histoire qui va bien au-delà de la simple aventure humaine. Le sport est ici un outil de combat politique au service d’une cause qui dépasse chaque protagoniste. Une histoire qui m’était jusqu’alors inconnue et que j’ai pris un réel plaisir à découvrir.

Un maillot pour l’Algérie de Bertrand Galic, Kris et Javi Rey. Dupuis, 2016. 136 pages. 24,00 euros.






mardi 12 juillet 2016

Le printemps d’Oan - Éric Wantiez et Marie Deschamps

C’est la guerre, elle dévaste tout. 
Tu crois qu’elle finira un jour, la guerre ?
Bien sûr, nous allons remporter la victoire et…
Tais-toi ! Tant que vous parlerez de victoire, alors ça continuera ! Faut que la guerre s’arrête, c’est tout. On n’a pas besoin d’un gagnant. C’est pas un jeu, tu sais.


21 mars 1915, sur le front de la Somme. Oan le poilu breton s’est perdu dans le no man’s land du champ de bataille. Dans les ruines d’une ferme, il découvre une petite fille venant d’enterrer ses parents après un bombardement. Ensemble, Oan et Angèle vont tenter de rejoindre les lignes françaises pour se mettre à l’abri. Un voyage dangereux qui va permettre à chacun de deviser sur la guerre et sa folie…


Jolie réflexion sur la barbarie d’un abominable conflit, cet album au noir et blanc dense et profond, uniquement éclairé par le rouge de la robe d’Angèle, offre une dimension onirique laissant à distance un réalisme dont la portée serait au final bien moins forte. La boucherie est là, partout, présente dans chaque brin d’herbe roussi, dans chaque arbre déraciné, dans chaque carcasse de cheval éventré, dans les barbelés délimitant les tranchées, mais le graphisme tout en suggestion fait basculer le récit dans une sorte de douce poésie nimbée d’une touche de fantastique.



Une histoire belle et triste, porteuse d’espoir malgré tout, sublimement mise en images par la grâce d’un découpage inventif jouant sur les ombres et la lumière et n'hésitant pas à s'affranchir des codes narratifs propres à la BD pour, entre autres, profiter au maximum des possibilités offertes par le format à l'italienne.

Un superbe album, dédicacé et ramené rien que pour moi du dernier festival d’Angoulême par une bande de blogueuses amatrices de mojitos. Merci les filles, j’ai vraiment apprécié ce cadeau à sa juste valeur

Le printemps d’Oan d’Éric Wantiez et Marie Deschamps. Comme une orange, 2015. 120 pages. 12,00 euros.




lundi 11 juillet 2016

Apaise le temps - Michel Quint

Yvonne est morte et la librairie ouverte par ses parents dans les années 60 va vivre le même sort. A l’époque, le lieu était une institution à Roubaix. Au fil des ans, la boutique a périclité, souffrant de la concurrence des magasins en ligne et du jusqu’auboutisme de sa propriétaire qui refusait de vendre les best sellers à la mode. Abdel, prof de français dans un lycée et client le plus fidèle d’Yvonne, hérite du fonds de commerce, des murs de la librairie, de l’appartement au-dessus et surtout des dettes abyssales contractées au fil des ans. Avant d’accepter ou de refuser cette succession qui le mettrait sur la paille, il plonge dans la paperasse et le stock du magasin pour se faire une idée plus précise des dégâts. Aidé de Zita, la dernière employée d’Yvonne, de Rosa l’assistante sociale de son lycée qui ne le laisse pas insensible et de Saïd le vieux Kabyle un peu simplet, il découvre dans des cartons poussiéreux de nombreuses photos troublantes remontant aux années sombres de la guerre d’Algérie et des archives concernant l’OAS, le FLN et les harkis. Des documents qui apportent un éclairage particulier sur le passé d’Yvonne et de ses parents…

Un roman qui rend un vibrant hommage aux livres et à la lecture, qui insiste sur le lien social créé par les librairies de quartier. Le récit tisse avec finesse les relations improbables entre des personnages de milieux, d’origines et d’opinions radicalement différents. La toile de fond historique donne de la profondeur et décortique avec précision les vieilles rancœurs franco-algériennes sources de nombreuses tragédies.

Le propos n’est pas défaitiste, je l’ai au contraire trouvé lumineux, porteur d’espoir et d’envies d’avenir sans tomber dans l’angélisme. Oui, le maintien de lieux culturels dans des villes « sinistrées » est possible, oui, littérature et commerce ne sont pas des mots incompatibles et oui, l’entraide, la générosité et une volonté à toute épreuve permettent de franchir bien des obstacles. Je découvre Michel Quint avec ce court texte et je suis sous le charme de son écriture délicate et travaillée, jamais emphatique. Un auteur comme je les aime et qu’il me tarde déjà de retrouver, sans doute avec « Effroyables jardins », son plus grand succès à ce jour.

Apaise le temps de Michel Quint. Phébus, 2016. 110 pages. 12,00 euros.

Les avis d'AlexNoukette et Stephie.