lundi 15 février 2016

Les portes de fer - Jens Christian Grondahl

Ce roman, c’est l’histoire d’un homme à travers trois époques de sa vie. A 18 ans, le narrateur se passionne pour la philosophie. Posters de Marx et de Hendrix dans sa chambre, le cœur ancré à l'extrême gauche, il voit sa mère emportée par le cancer et être remplacée dans la foulée par une inconnue. Première déconvenue amoureuse avec la belle Erika qu’il aura rejointe à Berlin sur un coup de tête, en vain. Puis nous le retrouvons quarantenaire, au milieu des années 90. Devenu enseignant, divorcé de Maria, père d’une ado, il recueille un élève venu de Serbie et a une aventure avec sa mère, Ivana. Elle disparaîtra sans laisser de trace. Troisième temps, troisième époque. A la veille de ses 60 ans, grand-père depuis peu, il déambule seul dans les rues de Rome et rencontre Jessie, une photographe qui pourrait être sa fille et avec laquelle il part vers le sud…

A quoi tient la vie d’un homme ? Pour Jens Christian Grondahl, essentiellement aux femmes qui l’ont traversée. Du moins celles avec lesquelles nous passons « plus qu’une simple nuit de hasard ». Lisbeth, Erika, Adèle, Viviane, Maria, Ivana, Benedicte, Jessie. Des femmes aimées et perdues qui nous laissent parfois penser que l’on est passé à coté de l’essentiel. Ou pas. Quoi qu’il en soit, aucune raison de dramatiser pour autant. Il reste forcément quelques regrets mais on finit toujours par s’en accommoder.

Que j’ai aimé ce portrait sobre, mélancolique mais jamais geignard et surtout ne jouant pas sur la corde du « c’était mieux avant ». J’ai apprécié retrouver ce « même homme à des âges différents, avec des nuances différentes, avec une répartition de connaissances et d’espoirs, de pesanteur et de vivacité qui n’était plus tout à fait la même ». Il m’a touché ce narrateur fou de livres et de culture, amoureux de son métier, « arrogant et plein de doutes sur lui-même », ce solitaire conscient que la vie des siens, dont il ne s’est jamais vraiment préoccupé, « avait continué dans toutes les directions, sans [lui] ». Rien de plaintif donc, chez celui qui n’a jamais eu peur de vieillir, considérant au contraire que « les ans sont comme une lente arrivée vers moi-même. »

Un texte superbe sur le temps qui passe, le désir et la tristesse de son assouvissement, le désenchantement comme marque de fabrique du bourgeois occidental. Tout en pudeur et sans esclandre. Un régal.

Les portes de fer de Jens Christian Grondahl. Gallimard, 2016. 404 pages. 23,50 euros.









dimanche 14 février 2016

Quand on a que l'amour...

Un peu d'amour en ce jour de Saint Valentin, je donne dans l'originalité, non ? Un peu, beaucoup, passionnément... c'est tout ce dont j'ai besoin en ce moment alors aucune raison de se priver. Ces trois albums me tiennent particulièrement à cœur, alors en route pour un peu de poésie dans un monde de brutes.




Deux qui s'aimaient voulaient se donner un baiser,
mais ne savaient comment s'y prendre.
Longtemps on en resta aux courbettes.
Quand leurs bouches enfin se touchèrent,
quel rire : jamais ils n'auraient cru que c'était si facile.


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Ceci est une lettre d'amour,
aussi profonde, aussi sombre
que la forêt par exemple,
ou que la nuit, tout simplement.

Mon cœur bat fort
à ta porte
et tu cries : entre !
Car je ne veux pas être sans toi,
mais avec toi plutôt.

Ceci est une lettre d'amour,
aussi profonde, aussi sombre
que la mer par exemple,
sans fond, tout simplement.

Deux qui s'aiment de Jürg Schubiger et Wolf Erbruch. La joie de lire, 2013. 44 pages. 12,00 euros.


Aimer
verbe du premier groupe
et du premier amour

Il est petit le groupe
toi et moi

Rien que nous deux
ça fait bien peu

Mais rien que toi
c'est déjà tout



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Courir
verbe d'amour

Courir vers toi
des jambes dans la tête

Je pense donc je cours
tu m'aimes donc j'y crois

Je vous aime de Marc Baron et Anna Obon. Bulles de savon, 2014. 40 pages. 14,50 euros.




Je t'aime tellement que je crois qu'on ne survit pas à ce genre d'état

Je t'aime tellement que je pourrais ouvrir le toit et aspirer tous les nuages qui passent

Je t'aime tellement que nous serons fous avant d'avoir l'âge

Il n'y a plus rien à faire qu'aimer. C'est gigantesque


Je t'aime tellement que de Anne Herbauts. Casterman, 2013. 56 pages. 18,50 euros.






vendredi 12 février 2016

Viens avec moi - Castle Freeman Jr

Au fin fond du Vermont, dans le trou du cul de l’Amérique profonde, Lilian a besoin d’aide. Elle est devenue la cible de Blackway, le gros dur du coin. Terrorisé, son petit copain s’est fait la malle mais elle a décidé de rester et d’affronter son adversaire. Mission perdue d’avance quand on a pour seule arme un ridicule couteau à beurre. La police refusant de l’aider, elle se tourne vers Whizzer, ancien bûcheron en chaise roulante qui passe ses journées dans un moulin désaffecté avec des glandouilleux de première à disserter en sirotant des bières. Whizzer lui dégote deux anges gardiens pas vraiment rassurants : Lester, vieillard boiteux à l’œil malicieux et Nate, géant baraqué un peu crétin sur les bords. Embarquée dans une chasse à l’homme avec cet étrange duo, Lilian se demande comment elle va pouvoir s’en sortir vivante…
  
Comme quoi, c’est pas compliqué de faire un roman qui me plait, même un roman noir. Eviter le suspens et la tension du thriller, ne pas diluer sur 600 pages une intrigue qui tiendrait en 200, ne pas imaginer une histoire alambiquée avec trois mille personnages et des rebondissements toutes les deux secondes, ne pas donner dans le récit psychologique, entre autres. Castle Freeman Jr a compris tout ça. Il déroule les événements sur une seule journée et va droit au but. On commence au petit matin avec Lilian cherchant de l’aide, on termine le soir avec Lilian ayant réglé son problème. Simple, direct, sans fioriture.

Le scénario avance de façon linéaire, on navigue d’hôtels miteux en bars crasseux jusqu’au cœur de la forêt et on sait d’avance qu’une explosion de violence viendra conclure  les débats. Chaque étape du périple de Lilian et de ses acolytes est précédée de conversations drôles et absurdes entre Whizzer et sa clique. Les dialogues sont vraiment le gros point fort de ce roman intense et sans boursouflage inutile. A noter que son adaptation cinématographique, réalisée par Daniel Alfredson (le suédois qui a porté à l'écran la saga Millénium) et avec au générique Anthony hopkins et Ray Liotta, sera bientôt dans les salles.

Viens avec moi de Castle Freeman Jr. Sonatine, 2016. 186 pages. 17,00 euros.









mercredi 10 février 2016

Alvin - Dillies et Hautière

Ne pas comparer l’incomparable. C’est avec ce leitmotiv en tête que je me suis lancé dans ce diptyque reprenant l’univers du chef d’œuvre Abélard. Ne pas comparer l’incomparable pour éviter toute déception, car il m’apparaissait évident avant le coup qu’Alvin ne pourrait pas rivaliser avec le poussin rêveur et cueilleur d’étoiles qui avait fait fondre mon petit cœur tout mou.

Ce postulat de départ posé, j’ai pu retrouver avec plaisir Gaston, l’ours bougon compagnon de route d’Abélard. Un Gaston mélancolique, travaillant comme manœuvre sur des chantiers et noyant son blues le soir venu dans un bar où il retrouve la jolie Purity, avec laquelle il passe quelques moments d’intimité tarifée. Avant de succomber sous les coups d’un client aviné, la belle demande au plantigrade de s’occuper de son fils Alvin. Prendre soin d’un gamin teigneux et turbulent n’ayant pas sa langue dans sa poche n’enchante pas vraiment Gaston, mais une promesse est une promesse. L’assistance publique ne voulant plus du garnement, l’adoption par un riche couple tournant au fiasco, Gaston se résout à ramener l’enfant dans le village natal de sa mère, dans le sud profond.

J’avoue que je n’ai pas vraiment su par quel bout prendre cette histoire. D’abord un peu déçu par le manque d’originalité du duo Gatson/Alvin. Le père malgré lui à la froideur de façade qui a en fait un cœur gros comme ça et le gosse pénible mais finalement touchant et fragile, cela m’a paru un poil stéréotypé et manquant de subtilité (ne pas comparer, ne pas comparer, ne pas comparer…). Manque de subtilité encore dans le second tome dénonçant les méfaits d'un discours pseudo-religieux alimentant la haine ordinaire et la stigmatisation d’une population (les « emplumés à bec ») considérée comme inférieure et dégénérée. Le parti pris est certes limpide mais il manque cruellement de nuance. Dernier détail qui m’a gêné, une happy end bien trop mielleuse à mon goût, surtout après l’émotion tragique de la fin d’Abélard (punaise, on a dit qu’on ne comparait pas !!!!!!).

Reste (encore heureux !) de nombreux points positifs. Le fabuleux dessin de Renaud Dillies, offrant une humanité débordante aux animaux qu'il met en scène, son jeu sur les couleurs, ses gros plans si explicites, ses trouvailles graphiques pleines de charme, sa capacité à rendre expressif le moindre silence, etc. Et cette poésie qui surgit du chapeau d'Abélard dont Gaston a hérité, la tendresse et l'émotion jamais surjouées, des séquences magnifiques où le dessin et les dialogues s'unissent parfaitement... bref, le plaisir de lecture est là et bien là, ça ne fait aucun doute.

Un diptyque que je conseille donc plus que fortement malgré mes bémols, c'est une évidence (et pas un mot de plus sur Abélard, non mais !).
  

Alvin T1 : L’héritage d’Abélard de Dillies et Hautière. Dargaud, 2015. 56 pages. 14,00 euros.
Alvin T2 : Le Bal des Monstres de Dillies et Hautière. Dargaud, 2016. 56 pages. 14,00 euros.

Une lecture commune que je partage avec Mo et Noukette. Je ne pouvais rêver meilleure compagnie pour suivre les traces d'Alvin et Gaston.





mardi 9 février 2016

L’été des pas perdus - Rachel Hausfater

« On retourne chez lui, où je me sens chez moi, on repart dans son temps, ce bon vieux temps d’antan qui est devenu mon temps. Cela fait des semaines que je chemine à ses côtés, à me balader de maintenant à avant, à lui tenir la main et l’écouter parler. De tout l’été, je ne l’ai pas lâché, je l’ai accompagné partout où il allait, dans tous ses âges, au gré de ses souvenirs, à partager ses joies et consoler ses peines. »

Madeleine, la narratrice, passe l’été avec son grand-père. Un grand père dont la mémoire défaille de plus en plus souvent. Un grand-père qu’elle adore, aimant, « mais de plus en plus en plus absent ». Un grand-père qui est là pour la garder pendant que ses parents divorcés ont mieux à faire. Mais peu à peu les rôles s'inversent et c’est elle qui en vient à s’occuper de lui.

Ensemble ils vont quitter Paris en train pour la Normandie. Sur les terres natales de « Gramps », sur ces plages où, petit garçon, il a vécu en direct le débarquement. Le grand-père raconte, il se croit parfois revenu en enfance, confond Madeleine avec sa propre sœur. Il se fatigue, mélange passé et présent, remonte soudainement la pente et replonge aussitôt. Et Madeleine gère comme elle peut, joue le jeu pour lui faire plaisir, le rappelle parfois à la dure réalité de cette mémoire qui fiche le camp…

Une chronique douce et tendre abordant un sujet difficile. Rachel Hausfater montre bien la perte de lucidité, l’alternance entre les périodes de lumière et celles où les choses s’effacent. Les sentiments de Madeleine suivent les traces de ces montagnes russes dont elle finit par s’accoutumer avec une belle maturité. Au-delà de la maladie reste l’amour inconditionnel d’une petite fille pour un grand-père qui s’éloigne d’elle bien malgré lui. C’est sensible et touchant, à aucun moment larmoyant et l’écriture a un petit quelque chose d’indéfinissable et plein de charme. Un très joli petit roman.

L’été des pas perdus de Rachel Hausfater. Flammarion, 2015. 114 pages. 12,00 euros. A partir de 11 ans.

Une lecture jeunesse que je partage une fois de plus avec Noukette.

Les avis de Gambadou, LasardineLivresse, Nadège







lundi 8 février 2016

Aliénor Mandragore T1 - Séverine Gauthier et Thomas Labourot

Notre histoire se passe à Brocéliande. Merlin est le plus vieux druide de la forêt et il aimerait que sa fille Aliénor suive ses traces. Alors il l'emmène régulièrement avec lui sur le terrain pour lui donner des leçons de botanique qui ne la passionnent guère. Je vous la fais courte mais un jour, pendant une de ces leçons, Merlin meurt subitement. L'Ankou rapplique fissa pour l'emmener dans son royaume mais l'enchanteur, devenu un fantôme, refuse de le suivre et charge Aliénor de trouver une formule magique pour le ressusciter. Problème, la seule personne possédant cette formule est la Fée Morgane. Et Morgane déteste Merlin, c'est rien de le dire...

Merlin, Morgane, Lancelot et Viviane, la dame du lac. Les héros de la table ronde peuplent cet album à l'humour plutôt déjanté où les personnages cultivent roublardise et mauvaise foi. Les dialogues sont savoureux, chacun faisant souvent preuve d'une répartie cinglante.

Le dessin de Thomas Labourot, vif et souple, fourmillant de détails, soutient à merveille un récit sans temps mort. Les séquences s'enchaînent avec fluidité, portées par un découpage dynamique et des couleurs pétaradantes. Cerise sur le gâteau, le petit cahier bonus richement illustré en fin d'album permet d'approfondir de façon ludique l'univers de la série.

Un premier tome plein peps et d'humour. Quel plaisir de découvrir Merlin loin de l'image policée qui l'accompagne d'habitude. L'enchanteur est drôle, retord, manipulateur, prêt à tout pour parvenir à ses fins. La fée Morgane n'est pas non plus un modèle de sagesse et la confrontation entre ses deux personnages donne tout le sel à cette aventure.Une réussite à confirmer dès le second volume dont la publication est prévue avant l'été.

Aliénor Mandragore T1 : Merlin est mort, vive Merlin ! de Séverine Gauthier et Thomas Labourot Rue de Sèvres, 2015. 64 pages. 12,00 euros. A partir de 8 ans.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Sandrine.


Les avis de Lasardine, Livresse des mots, Mo, Saxaoul, Stephie et Syl.



vendredi 5 février 2016

Les lectures de Charlotte (13) : Trouve la grenouille - Stephan Lomp

Un "cherche et trouve" plutôt simple et surtout très rigolo. Le jeu consiste à suivre (et trouver !) une grenouille à travers un décor urbain se déroulant au fil de doubles pages d'une grande variété, du parc au marché, en passant par le restaurant, le grand magasin, le métro et l'aéroport, jusqu'à la plage. En plus de la grenouille, le texte invite à retrouver d'autres personnages en pleine action (Qui fait une sieste ? Qui se lave les cheveux ? Qui est enterré dans le sable ?).

C'est frais, varié, coloré, suffisamment aéré pour que chaque illustration, malgré le nombre de protagonistes, reste parfaitement lisible. Il y a de plus une cohérence entre chaque double page où l'on suit la progression de la grenouille et ses faits et gestes (par exemple, elle achète des lunettes dans le grand magasin et les garde jusqu'à la plage).




Un bon exercice pour développer la mémoire visuelle et enrichir le vocabulaire de nos petits bouts. Charlotte connaît le texte par cœur et pourrait répondre à chaque question en pointant son doigt sur la feuille les yeux fermés.

Typiquement le genre de livre-jeu dont les enfants raffolent et ne se lassent pas, contrairement aux parents (on sait que le panda construit un château de sable, tout le monde le sait à force, pas la peine de reposer la question cent fois!!!!!!!!!!!!!!).


Trouve la grenouille de Stephan Lomp. Tourbillon, 2016. 24 pages. 9,00 euros. A partir de 3 ans.


Ce billet est aussi l'occasion de souhaiter un bon anniversaire à Charlotte. Mon bébé, qui n'en est plus vraiment un, soufflera aujourd'hui même ses trois bougies et je lui fais une tonne de gros bisous.



jeudi 4 février 2016

Les enfants qui mentent n'iront pas au paradis - Nicolas Rey

Gabriel, écrivain quadra venant de se faire larguer par sa copine, tombe raide dingue de Catherine, l'instit de son fils, membre du Parti National. Un choc difficile à gérer pour ce bobo dans l'âme qui a toujours eu le cœur à gauche, « mais une femme qui fait l'amour comme ça ne peut pas être totalement méprisable ».

C’est futile, prétentieux, tellement creux, gratuitement provocateur. La quatrième de couv nous présente Gabriel comme un romantique désenchanté. Sérieux ? Gabriel est juste un branleur, un vrai de vrai (et croyez-moi, j’en connais un rayon sur la question). Gabriel et sa clique (de son agent homo Augustin à son éditrice surprotectrice Clara en passant par sa Catherine au cul sublime) enchaînent les scènes improbables et surtout ridicules : une ado de 16 ans se branle face au public d’une scène de théâtre, Gabriel urine sur Catherine qui lui chuchote « Partout, je veux ta pisse de la tête aux pieds », Gabriel roule une pelle à une octogénaire  nymphomane pendant un salon du livre, Augustin « s’amuse au jeu du qui suce qui » dans une boîte gay, etc.

Ça pourrait être drôle, il faudrait prendre cette histoire au second degré, voire au troisième degré, mais je n’y suis pas parvenu. Un manque de recul, de dérision véritable, une réflexion politique faussement naïve qui enfonce tous les clichés imaginables, des tas de références médiatiques qui me hérissent le poil, rien à sauver quoi.

L’écriture est d’une affligeante platitude. A la fin, Gabriel et Catherine se mettent ensemble. Parce qu’ils s’aiment, vous comprenez. Malgré leur différence d'âge et de milieu, malgré leurs divergences politiques à jamais inconciliables. Ils vont se mettre à la colle et Augustin pleurera le jour où le Parti National remportera les élections. Oups, désolé, je vous raconte toute l’histoire, mais pour le coup, j’espère que vous ne la lirez pas. Et une fois de plus, la preuve est faite qu'un titre sympa ne fait pas un bon bouquin.


Les enfants qui mentent n'iront pas au paradis
de Nicolas Rey. Au Diable Vauvert, 2016. 156 pages. 14,50 euros.









mercredi 3 février 2016

Le retour de la bondrée - Aimée de Jongh

Simon va mal. Croulant sous les dettes, il refuse de vendre la librairie héritée de son père, au grand dam de sa femme. Son existence bascule le jour où il assiste au suicide d’une inconnue sur une voie ferrée. Son impuissance face à ce geste le bouleverse et fait resurgir un drame de son enfance. Peu à peu Simon s’enfonce dans les souvenirs et la dépression. Sa rencontre avec une lycéenne va l’aider à remonter la pente et retourner lentement vers la lumière…

Surprenant roman graphique venu des Pays-Bas, à la fois touchant, sensible, intime et d’une incroyable justesse. Un voyage métaphysique entre rêve et réalité dominé dans un premier temps par la culpabilité et le repli sur soi. Un voyage teinté de réalisme magique où les fantômes du passé permettent de surmonter les traumatismes du présent pour parvenir à une forme de résilience. J’ai trouvé énormément de symboles dans cette histoire qui, quelque part, touche à l’universel. Un album fascinant, plein de silences, de moments contemplatifs, de séquences muettes extrêmement évocatrices où les images se suffisent à elles-mêmes.

Aimée de Jongh possède un trait  vif et spontané, épuré, allant à l’essentiel. Son découpage empruntant parfois au manga donne dans l’efficacité et offre une parfaite fluidité de lecture. Et puis en grand fan du genre, inutile de vous dire que ce noir et blanc me convient parfaitement.

Le retour de la bondrée est une histoire de résurrection. Le titre est inspiré par un oiseau qui a toujours fasciné Simon. Un oiseau qui survie en recommençant sa vie à zéro. « Et c’est ce que nous ferons aussi », déclare-t-il en serrant sa femme contre lui dans les toutes dernières pages. Encore un symbole pour cet album d’une profondeur absolument stupéfiante.

Le retour de la bondrée d’Aimée de Jongh. Dargaud, 2016. 160 pages. 20,00 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Mo et Noukette.



mardi 2 février 2016

Le premier mardi c'est permis (45) : Contes libertins du Maghreb - Nora Aceval

« Je les entends, les femmes de Nora Aceval, ses sœurs et ses cousines, ses tantes et ses amies des Hauts-Plateaux. Elles racontent dans leur langue, libre, libertine, défiant les interdits entre rires et exclamations heureuses, les audaces des femmes qu’elles seraient dans la clandestinité, qu’elles sont ? […] Séquestrées, sous haute surveillance nuit et jour, leur virginité jalousement gardée par la tribu intraitable, mariées à des vieillards ou à des avares, convoitées par des Tolbas (religieux) concupiscents et fourbes, leur imagination ne connait pas de limites. Elles inventent les fictions les plus folles, les plus extravagantes, efficaces toujours. Pour elles, l’amour de l’amour triomphe, pour les amants, ils répondent dans un bel élan viril au désir des femmes, pour les maris, ils sont convaincus de l’innocence de l’épouse… » (Leila Sebbar)

Une belle rencontre au salon du livre de Creil en novembre dernier. Nora Aceval et Leïla Sebbar derrière la même table, devant elles quelques ouvrages dont celui-ci. L’une y a retranscrit des contes licencieux collectés auprès de femmes nomades et paysannes des Hauts-Plateaux maghrébins, l’autre en signe la préface. La discussion s’engage, Nora m’explique comment elle a recueilli ces contes transmis par les femmes entre elles de génération en génération. Une forme d’oralité pleine de grivoiserie mais pas uniquement, où affleure souvent une critique sociale, politique et religieuse. Chaque année elle arrive dans les villages avec son petit magnéto pour les enregistrer « à la source ». Et chaque année les femmes accourent pour lui en raconter de nouveaux, tout en s’étonnant qu’elle fasse le voyage de France  pour « des histoires si désuètes ». Nora tient à cette collecte, la sauvegarde de ce répertoire s’apparentant pour elle à un devoir de mémoire.

Le livre est superbe, magnifié par les dessins à l’encre de Chine de Sébastien Pignon. Chaque conte fait deux ou trois pages. Dans ces contes, les femmes sont volages, elles usent et abusent de stratagèmes pour tromper leur époux, pour attirer à elles celui qu’elles désirent, pour cacher la perte de leur virginité avant le mariage. On y croise des femmes à « la vulve heureuse », des femmes faussement naïves menant les hommes par le bout du nez, des femmes délurées, des femmes rancunières. Certains textes sont très drôles (« La bougie »), d’autres donnent dans la fable à la morale savoureuse. C’est léger et joyeux, étonnant et audacieux. Un régal.


Contes libertins du Maghreb de Nora Aceval. Éditions Al Manar, 2008. 110 pages. 18,00 euros.













lundi 1 février 2016

J’ai toujours ton cœur avec moi - Soffia Bjarnadottir

« Nous sommes au mois de novembre 2018, et me voila en route pour un requiem sur l’île de Flatey, une lettre d’adieu en poche. »

Hildur vient de perdre sa mère Siggy. Une femme excentrique qui l’a à peine élevée. Arrivée sur l’île, dans la maison léguée par sa génitrice, elle laisse peu à peu les souvenirs remonter. Les moments passés avec sa grand-mère Laretta, ce fils qu’elle a abandonné à son père juste après l’accouchement, son grand frère Pétur, le vieux Kafka, voisin fou amoureux de Siggy. Et puis David, colosse aux yeux vairons croisé pendant la traversée et qui vient de l’inviter à dîner. Après l’enterrement,  Hildur erre, se cherche, divague, croise quelques fantômes : « Elle était morte. La femme qui m’avait mise au monde. […] Morte comme l’amour dans mes veines. Comme la montagne dans ma tête. Morte. Elle n’était plus mon nord ni mon sud, ni mon est ni mon ouest. »

Un premier roman étrange, inclassable, traversé d’une profonde mélancolie. Un texte halluciné à la construction éclatée où la voix d’Hildur résonne avec magnétisme et sensibilité : « J’ai envie de vivre et mourir à la fois. D’être et de partir. Nous sommes tous bipolaires. Le désir d’un retour aux sources vit en chacun de nous, en lui s’unissent les balbutiements et la fin. »

Un roman de saison. Le roman idéal pour un mois de janvier où la pluie cingle les carreaux et le vent entraîne les arbres sans feuilles dans une danse macabre. Un roman typique de ce qu’est la littérature islandaise d’aujourd’hui, il me semble. Un roman comme je les aime.

J’ai toujours ton cœur avec moi de Soffia Bjarnadottir. Zulma, 2016. 142 pages. 16,50 euros.

L’avis de Virginie








samedi 30 janvier 2016

Old Pa Anderson - Hermann et Yves H.

Alors comme ça, Hermann a obtenu le grand prix à Angoulême cette année ? Attribuer la plus haute des récompenses du festival à ce vieux routier de la BD, je valide. J’aime bien Hermann, un dessinateur à l’ancienne (né en 1938), un peu bougon, un peu ours, qui vit loin des modes et des courants. Un gars qui trace son sillon sans esbroufe, qui a donné dans le western (Comanche) , le post-apocalyptique (Jeremiah), l'aventure (Bernard Prince) ou le récit historique (Les tours de Bois-Maury). Un gars qui se fiche de ce que l’on pense de lui et qui trouve que la BD actuelle est devenue « un business, une espèce d’art enveloppé de prétention et de snobisme ». Un gars qui ne se considère pas comme un artiste mais comme un artisan. Surtout, et rien ne peux me plaire davantage, un gars avec tellement peu d'amour propre qu'il a déclaré un jour se contrefoutre de savoir ce que ses œuvres deviendront une fois qu’il aura disparu. Bref, pour moi, il fait un beau gagnant !


Dans son nouvel album sorti la semaine dernière, Hermann illustre une fois de plus un scénario de son fiston Yves H. Pour être honnête, leur duo n’a pas accouché que de chefs d’œuvre, loin de là (Le diable des sept mers par exemple ou encore quelques westerns pour le moins anecdotiques).  Avec Old Pa Anderson, ils s’intéressent aux discriminations raciales dans le sud profond au milieu des années 50. Old Pa vient de perdre sa femme. Le vieil homme ne s’est par ailleurs jamais remis de la disparition de sa petite fille huit ans plus tôt. Lorsqu’il apprend que ce sont trois blancs qui l’ont enlevée, violée et tuée, il décide se venger. Conscient que ses actes vont le condamner à mort mais résolu à l’idée que, quoi qu’il arrive, il n’a plus rien à perdre, Old Pa se lance dans une odyssée tragique dont il connait l’inéluctable issue.

Rien de follement original mais l’album donne dans l’efficacité. L’ambiance poisseuse du Mississippi, le racisme ordinaire, la violence et la haine, tout y est. Et puis les aquarelles en couleur directe d’Hermann, son art du cadrage et son style très personnel en mettent plein les yeux.

Pas l’album du siècle mais une bonne occasion, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, de découvrir le grand prix d’Angoulême 2016.

Old Pa Anderson d’Hermann et Yves H. Le Lombard, 2016. 64 pages. 14,45 euros.









vendredi 29 janvier 2016

220 volts - Sylvain Escallon

Ramon Hill a tout pour être heureux. Auteur de best-sellers, une épouse charmante, deux enfants, un niveau de vie plus que respectable… « Mais Ramon Hill, 37 ans, écrivain promis à toujours plus de succès littéraires et père de famille comblé, c’est du flan. » Parce que Ramon est en plein passage à vide. Incapable d’aligner trois mots pour faire avancer son nouveau manuscrit et incapable de gérer la crise qui secoue son couple. En désespoir de cause, madame organise une virée dans la maison secondaire de ses parents perdue en pleine cambrousse. L’occasion de se retrouver tous les deux sans les gosses et de recoller les morceaux. Arrivés sur place, les choses semblent prendre la bonne direction. Mais leur isolement met en lumière  les failles de chacun et n’apaise en rien la situation. Et quand Ramon s’électrocute en voulant réparer une prise de courant, tout déraille…

Il serait scandaleux d’en dire plus tant cette histoire enchaîne les surprises inattendues. Sachez juste que l’on a affaire à du noir très serré, très amer, sans le moindre gramme de sucre. Adapté du roman éponyme de Joseph Incardona, ce huis-clos oppressant est cruel et immoral. Peu à peu l’amertume laisse sa place à l’acidité et il reste en bouche un arrière goût de bile difficile à avaler.



J’avais découvert le noir et blanc puissant de Sylvain Escallon avec « Les Zombies n’existent pas ».Il confirme ici l’étendue de son talent, notamment cette facilité à mettre en scène une atmosphère tendue où le sordide côtoie une certaine forme de légèreté.

J’enrage de ne pouvoir vous en dire davantage, notamment pourquoi j’ai adoré le personnage de Ramon et son attitude de fieffé salopard très politiquement incorrect. Et pour ceux qui connaissent l’histoire, je précise juste qu’il ne faut y voir en aucun cas une quelconque solidarité masculine… Un album qui ne plaira clairement pas à tout le monde tellement il gratte, mais vous aurez compris que pour moi, c’est une réussite totale !


 220 volts de Sylvain Escallon. Sarbacane, 2015. 140 pages. 22,00 euros.




mercredi 27 janvier 2016

Melvile T2 : L’histoire de Saul Miller

Melvile. A peine 500 habitants. Localisation inconnue. Un bled perdu entre forêts et montagnes. J’y avais suivi avec plaisir l’histoire de Samuel Beauclair, J’y suis retourné pour découvrir celle de Saul Miller, astrophysicien, prof d’université à la retraite revenu sur les terres de son enfance. Un des rares habitants de Melvile à avoir fait des études. Aujourd’hui, Saul donne des cours particuliers à la petite Mia pendant que sa mère travaille dans la seule taverne du coin. La nuit, il admire les étoiles dans un silence de cathédrale. Un soir, des chasseurs lui demandent l’autorisation d’emprunter en voiture une route lui appartenant pour traverser la vallée plus rapidement. Saul refuse et après quelques invectives, les chasseurs rebroussent chemin mais Saul se doute qu’ils n’en resteront pas là. Une crainte malheureusement justifiée…

Une fois encore, Romain Renard centre son récit sur le rapport de l’être humain à son environnement. Le cadre verdoyant et la nature omniprésente laissent peu à peu glisser les protagonistes vers une forme de sauvagerie. La tension monte au fil des pages, l’ambiance s’alourdit et on sent venir l’explosion de violence, inéluctable. Parallèlement, et après avoir abordé la question de la filiation dans le premier volume, il s’intéresse cette fois à l’idée de transmission. Et comme dans le premier volume, il tient avec Saul un personnage complexe dont la face cachée et le passé trouble sera peu à peu révélé.

Le dessin me bluffe toujours autant. Mélange de fusain et de feutre avec certaines pages proches du photo-montage, il s’en dégage un grain très particulier avec énormément de masse et de matière, notamment dans les décors.

Melvile, c’est avant tout une ambiance. Entre grands espaces et oppression, ombre et lumière, calme et tempête. On navigue à vue, on se laisse emmener sur des chemins de plus en plus chaotiques, et finalement emporter par une puissance narrative redoutable. J'adore !

Melvile T2 : L’histoire de Saul Miller. Le Lombard, 2016. 208 pages. 22,50 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Livresse des mots et Noukette.












mardi 26 janvier 2016

Aussi loin que possible - Eric Pessan

« On est deux animaux, on a ouvert une porte, sans savoir pourquoi ni comment, on court de peur qu’elle ne se referme. »

Ils sont partis un lundi matin, sur un coup de tête, sans en avoir discuté au préalable. Zéro préméditation. Tony a compté jusqu’à trois et s’est élancé. Antoine l’a suivi. En baskets et survêtement, rien dans les poches. Ils ont quitté la cité en courant en ne se sont pas arrêtés. Ils ont couru du matin au soir, couvrant près de 400 kilomètres en cinq jours. Ils ont chapardé leur nourriture dans les supérettes, ont couché dans des maisons de vacances à l’abandon. Ils ont pris la clé des champs sur un coup de tête, l’un fuyant ce père qui le frappe et l’autre refusant de quitter la France pour l’Ukraine suite à un arrêté d’expulsion.

Un magnifique roman, ode à la liberté, fuite nécessaire pour profiter d’un présent faisant fi du passé et de l’avenir. Une course de fond motivée par la tristesse et la colère, loin d’une quelconque recherche de performance. « La course, on l’a gagnée tous les deux, ensemble, on ne saura pas lequel court le plus vite, et on ne veut pas le savoir, puisque l’on courait l’un avec l’autre, en équipe. »

Dans la tête d’Antoine, le lecteur partage  la fatigue, la peur, la douleur physique, la soif, la faim, l’entraide, les silences, le danger permanent. Il partage aussi cette incroyable sensation de lâcher prise, ce champ des possibles où l’utopie prend forme à chaque mètre parcouru.

Le texte est aérien, il respire au rythme des foulées, allie réalisme et poésie dans une langue puissante et délicate. Magnifique, vraiment.

Aussi loin que possible d’Eric Pessan. Ecole des loisirs, 2015. 140 pages. 13,00 euros.

Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai la plaisir de partager avec Noukette.










lundi 25 janvier 2016

J’envisage de te vendre (j’y pense de plus en plus) - Frédérique Martin

Il y a cet homme qui vend sa mère sur une brocante et cet autre dont la tentative de suicide est filmée par une équipe de télévision. Il y a  ce couple qui choisit son bébé sur catalogue et cette femme, gagnante malgré elle d’un cadeau qui risque de lui pourrir la vie. Il y a celui qui va être jugé en direct à la télé par les sages de l’Organisation des Consciences Unies, celle prise en otage par une Brigade de l’eau et ce Serial Killer voyant défiler devant lui les familles de ses victimes.

Une atmosphère étrange se dégage des nouvelles de Frédérique Martin. Elle dépeint une société effrayante où les libertés individuelles ont été sacrifiées au nom d’une cause collective particulièrement liberticide. Pouvoir des médias, marchandisation à outrance, répression du féminisme aboutissant à l’interdiction de l’espace public aux femmes, sa vision d’un futur pas forcément très lointain interpelle et inquiète.

Je découvre avec ce recueil une plume à la fois  élégante et directe au charme incontestable. Quelques bémols pour chipoter : certaines nouvelles, plus classiques, apparaissent un peu « fades », notamment celle du mariage (déjà vu cent fois le coup du témoin qui se tape la mariée) et celle du déménagement. Mais pour le reste, impossible de nier la cohérence d’un recueil où apparaît une anticipation qui n’a malheureusement rien de délirant et pourrait représenter un avenir proche des plus déprimants. Et puis impossible de bouder son plaisir devant une auteure française aussi à l'aise dans l'exercice de la nouvelle, un genre que j'adore et qui est bien trop peu considéré sous nos contrées.

J’envisage de te vendre (j’y pense de plus en plus) de Frédérique Martin. Belfond, 2016. 220 pages. 17,50 euros.

Une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

L'avis de Saxaoul








dimanche 24 janvier 2016

Mon cousin Momo - Zachariah Ohora

Momo l’écureuil volant arrive chez ses cousins pour les vacances. Tout le monde l’attend avec impatience mais très vite, il y a quelque chose qui coince. Momo est timide, il s’habille bizarrement, il ne sait pas jouer à cache-cache, est incapable de renvoyer la balle de ping-pong et rêvasse devant des champignons ou des insectes. En gros, il est nul, ce Momo. Et quand il entend dire qu’il n’est pas rigolo et que l’on aurait dû inviter un autre cousin à sa place, l’écureuil volant, triste et contrarié, décide de faire ses valises…

Un album sur la différence, l’acceptation de l’autre tel qu’il est, même si son « mode de fonctionnement » est très éloigné de ce dont on à l’habitude. C’est tendre et drôle, tout se termine bien, dans un élan de bonne humeur et de partage qui donne le sourire.

J’aime beaucoup le graphisme, à la fois naïf, expressif et très coloré. Les illustrations occupent des doubles pages aux angles de vue variés privilégiant les gros plans.

Un vrai plaisir de découvrir le cousin Momo et ces petites lubies bien à lui. Et un sujet dans lequel il est bon de plonger les petits lecteurs dès le plus jeune âge.

Mon cousin Momo de Zachariah Ohora. Little Urban, 2016. 32 pages. 10,50 euros. A partir de 3-4 ans.




vendredi 22 janvier 2016

La patience des buffles sous la pluie - David Thomas

Mes filles et leurs copines jouent en ce moment à la roulette russe avec des bonbons très particuliers. Je ne sais pas si vous connaissez le principe mais dans un même paquet, des bonbons de couleur identique cachent des goûts très différents comme par exemple noix de coco ou lingette, pêche ou vomi, poire ou crotte de nez, j’en passe et des meilleurs. On choisit donc au hasard avec une chance sur deux de tomber sur un truc infect. Fou rire assuré ! Et bien je trouve que c’est un peu la même chose avec les nouvelles (le fou rire en moins). Et davantage encore avec les micro-nouvelles, où l’on sait en quelques lignes si l’on est tombé sur une bonne ou une mauvaise pioche.

Avec David Thomas, maître ès micro-nouvelles, il n’y a aucune mauvaise surprise à attendre, chacun de ses textes étant divinement savoureux. J’avais déjà eu l’occasion de m’en rendre compte avec « On ne va passe se raconter d’histoire », j’en ai eu la confirmation avec ce petit recueil qui est en fait sa première publication. Dans un genre différent, Thomas me fait le même effet qu’Etgar Keret, une délicieuse sensation difficilement explicable. D’ailleurs, comme pour Keret, je me dis que j’adorerais écrire comme lui. Et avoir ce sens de l’oralité au rythme très littéraire, cette dérision, cette acidité mordante alliée à un humour aigre-doux, cette lucidité sur la vie et ses travers, cette ironie ne s’abaissant jamais au cynisme, cet art de la chute.

Au fil de ces soixante-treize textes brefs, il dresse des portraits d'hommes et de femmes aux vies ordinaires en prise avec leurs doutes, leurs convictions, leurs failles, leurs forces et leurs petitesses. Des petits riens : des lâchetés, des regrets, des mesquineries, des chamailleries de couples usés par le temps et le quotidien, des reproches que l’on se jette au visage sans prendre de gant, de la mauvaise foi. Des petits riens qui pourraient sans problèmes être les nôtres (les miens en tout cas). Mais tout cela reste incroyablement vivifiant, furieusement drôle et merveilleusement écrit.

« La patience des buffles sous la pluie fait partie de ces livres à la fois formidablement simples et sobrement raffinés qui nous rendent intelligibles à nous-mêmes, qui nous rattachent les uns aux autres, nous donnent envie de tenir debout et de nous ancrer encore plus profondément dans cette étrange activité suicidaire qu’est la vie. » Je ne pourrais jamais dire les choses mieux que Jean-Paul Dubois.

La patience des buffles sous la pluie de David Thomas. Le livre de poche, 2011. 155 pages.

Un lecture commune avec Noukette qui me tenait à cœur. Parce que ce vendredi est un peu particulier pour moi et surtout parce que c’est elle qui m’a offert ce livre à l’occasion d’une journée mémorable en sa compagnie dont je ne vous donnerais évidemment aucun détail.

Extraits :

Slip

Tu sais quoi ? Je crois qu'il va falloir inventer une façon plus sexy de mettre son slip. Parce que de te voir tous les matins plié en deux, les bras qui pendouillent et les jambes qui visent le trou, franchement, ça va pas. ça colle pas avec ton image d'homme élégant. ça casse quelque chose. Alors, je sais pas, débrouille-toi comme tu veux mais trouve une autre façon d'enfiler ton slip.

(Ma femme aurait pu écrire ce texte !!!!!)  
Passé

Pour la première fois de ma vie mon passé me surprend. J'ai envie de parler en silence. De me parler. J'ai envie que ce jeune type qui ne sait pas ce qui l'attend mais qui porte son sourire comme un laisser-passer s'avance vers moi. J'aimerais le voir arriver vers moi avec mes vingt ans de moins, s'asseoir à mes côtés, me sourire timidement, mettre ses mains dans ses poches et garder le silence. J'aimerais que ce jeune type avec mes vingt ans de moins ne me juge pas. J'aimerais qu'il me pardonne de l'avoir trahi.

Quatorze fois

Tu me fais un petit bisou ? On va se prendre un petit café ? Je fume une petite clope et on y va. Si on se faisait un petit ciné ce soir ? Ou alors on reste tranquilles avec un bon petit bouquin. Devant un petit feu... Tu sais ce qui me ferait plaisir pour les vacances ? C'est un petit voyage en Italie. T'as vu mon petit haut ? Je vais te faire une petite pipe. T'as un petit air bizarre...
En dix minutes, elle a trouvé le moyen de dire petit au moins quatorze fois. Quelque chose me dit que je ne vais rien vivre de grand avec cette fille.




jeudi 21 janvier 2016

Banquises - Valentine Goby

En 1982, Sarah, 22 ans, prend un avion à destination du Groenland. Sa famille ne la reverra jamais. Une disparition aussi soudaine qu’inexplicable laissant son père, sa mère et sa jeune sœur Lisa totalement dévastés par le chagrin. Après la stupeur vient le temps de l’incompréhension. La police penche clairement pour une disparition volontaire et refuse de lancer des recherches puisque Sarah était majeure. Le détective privé engagé par les parents ne trouve rien de concret, les mois, les années passent, et l’absence reste impossible à combler. Lisa n’était qu’une ado à l’époque des faits. Vingt-sept ans plus tard, elle décide de partir sur les traces de sa grande sœur et embarque à son tour pour le Groenland.

Vous le savez si vous passez régulièrement par ici, entre Valentine Goby et moi, il se passe un truc (même si je doute fortement qu’elle soit au courant, mais c’est un détail). Déjà, elle est charmante (un autre détail me direz-vous, n’empêche, c’est un petit plus non négligeable). Ensuite, pour avoir eu la chance de discuter longuement avec elle et pour l’avoir vue à l’œuvre avec des élèves, elle est passionnante. Alors forcément, je ne suis pas objectif quand je parle de ses livres (Mais qui l’est, finalement ?). Il y a quelque chose dans son écriture qui m’ébranle profondément. Une question de rythme et de vocabulaire. Une précision chirurgicale alliée à un lyrisme contenu. Jamais un mot de trop, tout est gratté jusqu’à l’os. Je crois que c’est de l’ordre du sensoriel et ça ne s’explique pas.

Ici elle dit l’absence, la souffrance infinie de la perte d’un enfant dont on ne peut faire le deuil. Elle décrit un grand huit permanent fait d’espoir infime et de renoncement dans un récit tout sauf linéaire où les époques se chevauchent et les personnages s’exposent sans filtre. Dans un troublant effet de miroir, la description crépusculaire d’un Groenland en pleine déliquescence, d’une population à l’agonie, résignée devant l’inéluctable disparition de leur monde, est totalement bouleversante.

Banquises est quelque part le roman de l’effacement. Effacement progressif de toutes traces de l’absente et effacement progressif d’un territoire et de ses habitants. La langue et somptueuse, l’histoire d’une infinie tristesse. Comment vouliez-vous que j’y résiste ?

Banquises de Valentine Goby. Le livre de poche, 2013. 210 pages.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Philisine. C’est elle qui m’a offert cet exemplaire accompagnée d’une gentille dédicace de l’auteure. D’ailleurs il me semble que tous les livres de Valentine Goby trônant sur mes étagères (Kindetzimmer, La fille surexposée, Une preuve d’amour et Méduses) sont dédicacés. Que voulez-vous, on est fan ou on ne l’est pas^^





mercredi 20 janvier 2016

L’indivision - Springer et Zidrou

Virginie et Martin sont amants. Il est célibataire, elle est mariée et a deux enfants. Virginie et Martin font l’amour passionnément, follement, depuis l’adolescence. Virginie et Martin sont frère et sœur et la situation est devenue intenable, de plus en plus difficile à vivre…

On nous vante dès la couverture un amour fou. Et je me trompe peut-être, surement même, mais je n’ai pas vu d’amour. Du désir, certes. Mais de l’amour… L’attirance physique est soulignée à de nombreuses reprises, clairement montrée même. D’ailleurs cette attirance est le cœur du problème. Alors que les sentiments, l’affection ou la tendresse n’apparaissent à aucun moment. Du moins c’est l’impression que j’ai eu.

Après, j’ai apprécié que cette relation incestueuse soit exposée sans jugement. Leur passion purement charnelle est irrésistible, déraisonnable. Une forme d’addiction quasi maladive. Ou pas. Zidrou expose les faits, et c’est au lecteur de se débrouiller. Avec sa conscience, sa morale, ses limites. Une telle alchimie a-t-elle besoin d’explication ? Je ne crois pas. Il est parfois préférable de ne pas chercher à comprendre pourquoi ni comment deux personnes viennent à se désirer follement. Il est parfois préférable de se laisser porter par ses envies sans se poser de question. En tout cas c’est ce que Virginie et Martin semblaient avoir fait jusqu’au début de l’album.

Ça aurait pu être glauque. Ça aurait pu être vulgaire, racoleur, immoral, scandaleux, dégueulasse. Sauf que Zidrou est aux manettes, donc on joue les choses en finesse. Le personnage du mari cocufié par son beau frère est touchant, les rencontres entre le frère et la sœur sonnent juste, la maison de famille, souvenirs de leurs premiers ébats, que l’un veut garder et l’autre vendre, agit de façon très symbolique sur le déroulement du récit (et donne également son titre à l’album).

Le dessin de Springer, vivant, charnel, illustre à merveille un scénario qui met en scène des individus lambda aux physiques passe partout, ni gravures de mode ni cas sociaux, classes moyennes parfaitement intégrées socialement aux existences banales. En dehors d’un petit détail qui sort quand même grandement de l’ordinaire...

Un album qui dérange, forcément. Mais qui pousse également à la réflexion sans prendre partie, loin de toute apologie ou d’une dénonciation sans nuance. Du Zidrou dans le texte, ne rechignant pas à aller sur des terrains particulièrement glissants avec une sensibilité qui n’appartient qu’à lui. Du Zidrou comme je l’aime, ni plus ni moins.

L’indivision de Springer et Zidrou. Futuropolis, 2015. 64 pages. 15,00 euros.





mardi 19 janvier 2016

Des parents de rechange - Véronique Petit

Comme souvent avec des thématiques aussi « faciles », j’ai eu peur. Peur de la douche lacrymale, des torrents de larmes que l’on aurait voulu nous arracher devant la situation de ce pauvre orphelin. Parce que oui, Adam a perdu ses parents. Sa mère est morte quand il avait six ans, son père a quitté la maison quand il en avait quatre et est décédé quand il en avait dix. Placé dans plusieurs familles d’accueil, il a fini par échouer dans un foyer. Avouez qu’il y a de quoi sortir les mouchoirs !

Sauf que. Adam va se retrouver dans une situation pas banale. Particulièrement inconfortable. A cause d’un événement tragique dont il sera la source. Je ne vous en dis pas plus mais c’est finement trouvé. Et bien mené. Sans gros sabots, par petites touches successives. Adam avance vers son rêve de trouver de nouveaux parents avec plus de doutes que d’espoir. Il se sait sur la corde raide, il imagine le pire, se persuade que le bonheur va le fuir, une fois de plus.

J’ai aimé ce roman pour, entre autres, les interrogations qu’il porte. C’est quoi une famille ? Une question de sang ? Une question de nom ? Une question d’amour ? Adam pense qu’il est un garçon que l’on ne peut pas aimer parce qu’il n’est pas parfait. Entre manque de confiance en lui et expériences passées douloureuses, il avance, fragile, face à un avenir dont les contours peinent à se dessiner nettement.

Un roman intelligent, qui n’élude aucune question et propose une conclusion des plus optimistes sans tomber dans une facilité qui lui ferait perdre toute crédibilité. Parce que les jeunes lecteurs auxquels il s’adresse ont besoin de textes positifs sans être pris pour des crétins. Intelligent, quoi.

Des parents de rechange de Véronique Petit. Rageot, 2016. 125 pages. 6.10 euros. A partir de 9 ans.

Et une nouvelle lecture jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.