jeudi 3 septembre 2015

Une fille est une chose à demi - Eimear McBride

Neuf ans. Il aura fallu neuf ans pour qu’Eimear McBride fasse accepter son manuscrit par un éditeur. En même temps, quand on pause les yeux sur les premières lignes, on comprend pourquoi ça a été aussi difficile. Parce qu’elle est irlandaise, on pense à Joyce ou à Beckett. On se dit aussi que l’on est proche de l’Oulipo, que le Nouveau Roman est de retour, que le texte relève de l’écriture automatique chère aux surréalistes et à la beat génération. Bref le lecteur lambda (c’est-à dire moi) est perdu. Totalement perdu. Mais bizarrement intrigué aussi. Et comme une preuve tangible vaut mieux qu’un long discours, je vous offre la première page. Le ton est donné et le reste du texte est à l’avenant.



Pour autant, passé l’effet de surprise, l’histoire prend sens peu à peu. Une histoire où la narratrice raconte à sa façon très particulière la mère bigote qu’elle déteste, le père absent, le frangin gardant les stigmates de la tumeur au cerveau qu'on lui a enlevée à la naissance, l’oncle-bourreau qui la déflore à 13 ans, les années lycée où elle couche avec tout ce qui bouge, le départ pour l’université de Dublin et les nuits de perdition dans des pubs enfumés avec des amants d’un soir, puis l’ultime retour dans la maison familiale pour accompagner dans ses derniers instants ce frère qui aura été son seul et véritable amour. Avec ses mots à elle, son discours syncopé, balbutiant, ces phrases tronquées qui se bousculent dans une profusion souvent anarchique. Mais aussi avec des éclairs de poésie illuminant un récit sombre à pleurer.   

Ce roman est un tourbillon qui vous submergera si vous n’y prenez gare. Exigeant, éprouvant même tant il demande une attention de tous les instants. J’avoue, j’ai lâché prise autour de la page 200 (sur 260). Plus moyen de me concentrer, de suivre le fil de ces pensées tellement chahutées qu’elles en deviennent quasi inaccessibles. J’ai repris pied vers la toute fin en tombant sur un passage éblouissant qui m'a mis les poils au garde à vous. Et je crois que c’est ce que j’ai envie de retenir de cette incroyable expérience de lecture (je pèse mes mots !), ces fulgurances touchées par la grâce qui émergent dans le flot ininterrompu d’une prose tellement sauvage qu’elle en devient souvent indomptable.

Avis aux curieux donc. A ceux qui veulent être bousculés, dérangés, surpris par une écriture plus que singulière. Mais une écriture qui reste chargée de sens, qui n’a rien de conceptuel, qui ne relève à aucun moment de la branlette intellectuelle. A ceux en fait qui veulent découvrir un premier roman comme on en a rarement vu. Aux curieux, quoi.

Une fille est une chose à demi d’Eimear McBride. Buchet Chastel, 2015. 262 pages. 20,00 euros.






mercredi 2 septembre 2015

Paul à Québec - Michel Rabagliati

J’ai envie de vous la faire courte aujourd’hui. Pas par flemme ou parce que la rentrée m’a déjà mis sur les rotules mais tout simplement parce que cet album est un tel bijou qu’il n’y a pas grand-chose à en dire.

Michel Rabagliati raconte les mois, les semaines et les jours qui ont précédé le décès de son beau-père atteint d’un cancer du pancréas incurable. De l’insouciance des moments passés en famille avant que la maladie se déclare, de l’annonce du diagnostic à la perte progressive d’autonomie jusqu’au dernier séjour dans un centre de soins palliatifs, le parcours de Roland est décrit sans aucune dramaturgie excessive et avec une pudeur bouleversante.

Pas de super héros ici mais plutôt la vie ordinaire de gens ordinaires. L’épouse qui craque devant la lourdeur des soins à administrer et les humeurs de plus en plus instables du malade, les trois sœurs qui, jusqu’au bout, resteront au chevet de leur père et respecteront sa volonté de mettre fin à son calvaire en demandant à un médecin de « lui donner quelque chose pour passer à travers cette épreuve ultime », la petite fille qui se demande où grand-papa va aller après… Humains, terriblement humains. Et pendant ce temps, l’auteur n’oublie pas de préciser que la vie continue avec les petites joies et les petites peines du quotidien.

Un chef d’œuvre de sensibilité contenue et surtout de dignité. Le portrait de famille tourne sans mièvrerie à la leçon d’altruisme et souligne la solidarité et le soutien sans faille apporté à celui qui combat la maladie entouré des siens, le tout sur un ton qui reste léger, plein de chaleur humaine et avec quelques passages particulièrement drôles (si, si !). Et puis, comme toujours dans cette série, le charme fou d’une langue québécoise presque vernaculaire, écrite comme on la parle.

Un bijou d’album, donc. Incroyable de voir à quel point la simplicité peut atteindre un tel degré de subtilité et de naturel. Pas la peine d’en dire davantage, le sujet n’est pas joyeux, je vous l’accorde, mais franchement, c'est une lecture incontournable. Un énormissime coup de cœur, comme ceux que j'ai connu dernièrement avec Toulmé et Maus.

Paul à Québec de Michel Rabagliati. La Pastèque, 2015. 188 pages. 23,00 euros.


mardi 1 septembre 2015

Le premier mardi c'est permis (40) : Désirs d'évasions

Avouez que le titre est parfait pour un jour de rentrée, non ? Avec ce recueil de nouvelles coquines destination le Maroc, le Brésil, la Russie, les États-Unis, le Japon et l’Écosse. La diversité n’est pas que géographique, les situations sont elles aussi très variées.

La première nouvelle permet de commencer le voyage en douceur avec une aventure plutôt sage se terminant dans un hôtel de Fes (un nom de ville parfaite pour mettre en scène une rencontre « épicée » !). On enchaîne dans un registre beaucoup plus délirant et sarcastique avec une histoire de vengeance pas piquée des hannetons (où l’on découvre par ailleurs qu’une amante brésilienne peut avoir la rancune tenace).  La nouvelle moscovite est celle qui a le plus titillé mon imagination, je l’avoue (un cinq à sept improvisé avec une russe sculpturale assise à coté de moi dans un terminal d’aéroport, ça ne m’arrivera évidemment jamais mais j’ai le droit rêver après tout), alors que la mésaventure d’un routard traversant les USA d’Est en Ouest m’a laissé de marbre. Le séjour express et mouvementé d’une jeune française dans le cadre d’un jeu de téléréalité au Japon m’a paru trop tarabiscoté et peu crédible, même si les scènes « d’action » méritent le coup d’œil. Quant à la dernière se déroulant dans un château hanté écossais, c’est clairement la plus construite, la plus romanesque, la plus drôle et la plus jolie plume, ma préférée quoi !

Franchement ce recueil a constitué une lecture légère bienvenue après ma plongée dans les émeutes de Los Angeles, le drame des migrants ou encore la tête d’une petite barbare. Six nouvelles à prendre pour ce qu’elles sont, des histoires coquines et divertissantes, ni plus ni moins. Et c’était ce qu’il me fallait à la veille de la rentrée.

Désirs d’évasions (collectif). Collection Paulette, 2015. 60 pages. 3,99 euros (epub)

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Sarah











lundi 31 août 2015

La petite barbare - Astrid Manfredi

« Je suis née du mauvais coté, là où rien ne passe, pas même la police. Ce n’est pas un cliché, c’est la vérité. On ne s’en sortira pas, ils auront beau faire leurs lois les unes sur les autres, aucune ne viendra perturber la détermination de la tragédie. »

La petite barbare est une fleur de béton qui a poussé de traviole, entre les barres d’une cité-ghetto. Père au chômage, mère au foyer trouvant quelques ménages à faire de temps en temps. Une enfance sans une pointe de tendresse et d’affection. Les huissiers qui débarquent, le conflit permanent avec les parents, ce corps qui change avec l’âge et devient sa plus belle richesse. Un corps qu’elle va utiliser pour obtenir tout ce qu’elle souhaite, plumer les gosses de riches dans les boîtes de nuit parisiennes et dépenser sans compter afin de renouveler la garde robe affriolante qui attirera les hommes comme des mouches. Aucun état d’âme, jamais. A quoi bon…

Aujourd’hui elle raconte son parcours derrière les murs d’une prison. Esba, l’ami de toujours, l’a entraînée trop loin. Elle a servi d’appât, a ferré un joli poisson qui aurait dû leur permettre de toucher le jackpot. Mais le poisson n’a pas survécu et on l’a accusée de complicité pour avoir  détourné les yeux devant l’irréparable.

Elle a vingt ans et la rage au ventre. Lucide, sans remords, avec un effrayant sang-froid, elle décrit l’engrenage qui l’a amenée jusque-là. Comme une évidence. Implacable. Sa voix scande des phrases chocs, fait naître des images qui s’impriment sur la rétine. Ses mots ont la beauté sauvage de cris venus du cœur. Elle assume, oui, ne comptez pas sur elle pour s’excuser ou pleurer sur son sort. Bientôt elle sera dehors et alors, pense-t-elle, sa vie pourra enfin commencer.

Le récit, clairement inspiré de la trajectoire du gang des barbares du tristement célèbre Youssouf Fofana, est glaçant de réalisme, profondément dérangeant, et pourra choquer les âmes sensibles. Ce premier roman culotté mettant en scène un personnage qui ne s’oublie pas est une jolie réussite même si, pour moi, il a des airs de déjà vu/déjà lu. La cité-ghetto et ses enfants perdus, bien d’autres ont déjà abordé le sujet et je ne vois pas ici de réelle valeur ajoutée par rapport à ce qu’a pu en dire l’incandescent Rachid Djaidani par exemple.

Pas une déception à proprement parler car je suis toujours ravi de découvrir une jeune auteure qui se lance en prenant des risques et en sortant des sentiers battus, mais pas de quoi s'enthousiasmer totalement non plus selon moi. A vous de voir...

La petite barbare d’Astrid Manfredi. Belfond, 2015. 154 pages. 15,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Philisine (on ne se quitte plus !).

Les avis de Canel, L'irrégulière, LaureNoukette, Séverine






samedi 29 août 2015

Les échoués - Pascal Manoukian

« Trois choses importent quand on est clandestin. Conserver de bonnes dents pour se nourrir de tout, avoir des pieds en bon état pour être toujours en mouvement, se protéger du froid et de la pluie pour rester vivant. Le reste est superflu. La propreté, l’estime de soi, l’apparence, le confort, il faut savoir renoncer à tout. »

La France du début des années 90. Virgil le moldave, Assan le somalien et Chanchal le bangladais viennent d’y débarquer. Après un périple infernal en camion, en bateau ou à pied, après avoir fui la guerre ou la misère, après avoir bravé le froid, la faim, la soif, après avoir subi de terribles sévices physiques et psychologiques et après s’être ruinés ou endettés à un point inimaginable, ils sont enfin arrivés à bon port.

Leur pays d’accueil n’est pas pour autant l’eldorado espéré. Sans papiers et sans soutien, ils doivent se débrouiller seuls avec des marchands de sommeil et des esclavagistes des temps modernes tirant profit de leur situation précaire. Le croisement de leurs trois destins se déploie au fil d’un texte débordant d’humanité. Le récit ne cache rien du parcours terrible et des difficultés rencontrées par ces échoués, « étrangers et anonymes, sans millésime ni origine, telle une bouteille à l’étiquette arrachée ». Des hommes transparents, obligés de vivre loin des lumières, à la marge, sans protection. Reporter de guerre connaissant parfaitement son sujet, Pascal Manoukian n’abrutit pas le lecteur sous les données statistiques. Le prisme de la fiction lui permet de distiller des informations documentées et ultraréalistes sur le drame des sans papiers en gardant à distance la froideur clinique de chiffres abstraits.

Virgil, Assan et Chanchal vont se serrer les coudes, partager ensemble les drames, les petites joies et les grandes souffrances du quotidien. Derrière le masque anonyme du clandestin bat le cœur d’un homme comme les autres, une évidence qu’il est parfois bon de rappeler.

Un premier roman malheureusement d'actualité. L’alternance entre les scènes d’une épouvantable dureté et les moments de grâce donne au propos une ampleur et un souffle inattendus. L’empathie pour les personnages coule naturellement au fil des pages de cette ode à l’altruisme où, dans les dernières lignes, l’idée de sacrifice prend son sens le plus absolu. Bouleversant et indispensable à l’heure où le désespoir pousse des milliers de clandestins à prendre tous les risques, quitte à mourir noyé après un naufrage en méditerranée ou étouffé dans la remorque d'un camion abandonné sur l'autoroute. Parce que ce qu'il y a de pire chez nous sera toujours mieux que ce qu'il y a de meilleur chez eux...

Les échoués de Pascal Manoukian. Don Quichotte, 2015. 300 pages. 18,90 euros.


Les avis de Jostein et Mirontaine





vendredi 28 août 2015

Six jours - Ryan Gattis

Je me souviens parfaitement des émeutes de Los Angeles en 1992. J’avais 17 ans et traversais la période la plus instable de mon existence, me réveillant souvent sur un canapé inconnu puant la bière et le tabac froid, sur une plage tout aussi inconnue sans me rappeler le trajet qui m’y avait amené ou encore dans un champ de blé (les copains avaient eu un mal fou à me retrouver ce jour-là…) avec les cheveux collés par mon vomi, les vêtements en lambeaux et une haleine de poney mort. La belle vie quoi, libre et insouciante. Pour moi, ces émeutes étaient l’expression d’un mouvement politique et social qui allait enfin faire avancer les droits des noirs aux Etats-Unis. Une révolution violente mais légitime pour mettre fin à toutes les formes de discrimination. Ok, ma vision des événements était simpliste, aussi naïve que stupide, j’en conviens, mais il ne fallait pas trop m’en demander à l’époque (et même encore aujourd’hui…).

Alors non, ces émeutes n’avaient rien d’une révolution sociale en marche, elles n’ont pas fait avancer les choses et ont surtout mis à feu et à sang une mégalopole devenue hors de contrôle en à peine quelques heures. Ryan Gattis le démontre avec un brio incroyable et une froideur mécanique dans ce roman choral à la puissance renversante.

« Le monde dans lequel on habite est complètement sens dessus dessous, là. Le haut en bas. Le bas en haut. Le mal est le putain de bien. Et les badges veulent plus rien dire. Vu qu’aujourd’hui la ville appartient pas aux flics. C’est à nous qu’elle appartient. »

Du 29 avril au 4 mai 1992, suite à l’acquittement des policiers ayant battu à mort Rodney King, la ville de Los Angeles sombra dans le chaos. Le roman suit dix-sept personnes pendant ses six jours. Membres de gangs hispaniques, pompiers, infirmières, dealers… tous prennent la parole à tour de rôle et racontent, dans une langue vivante et rythmée, comment ils ont été emportés par un tourbillon de violence et de sauvagerie, comment certains ont profité de la situation pour régler leurs comptes en tout impunité, tandis que d’autres cherchaient au contraire à sauver des vies.

A partir du massacre d’un innocent au cours des premières heures des émeutes, Ryan Gattis tisse un canevas implacable, plongeant le lecteur dans une Amérique à l'abandon et montrant ce qui se passe quand les lois n’ont plus cours et que les secours d’urgence ne peuvent intervenir dans une ville de plus de 3,5 millions d’habitants assiégée par sa propre population. Ce meurtre sera le point de départ d’une cascade d’événements tragiques où chacun à sa manière va connaître une vertigineuse descente aux enfers. En creux se dresse le portrait fascinant d’une ville mosaïque, poudrière en perpétuel sursis ayant vécu pendant ces six jours la plus dévastatrice éruption urbaine de l’histoire des États-Unis (11 000 arrestations, 2 300 blessés, 11 000 incendies volontaires et plus de 60 morts).  

Romanesque, violent, documenté et réaliste, ce récit nerveux et tendu rappelle s’il en était encore besoin que face à la paupérisation galopante et la perte de tout espoir en l’avenir, une étincelle suffit pour provoquer un embrasement incontrôlable. Un premier roman magistral et terrifiant !

Six jours de Ryan Gattis. Fayard, 2015. 430 pages. 24,00 euros.




jeudi 27 août 2015

Une forêt d’arbres creux - Antoine Choplin

République Tchèque, 1941. Bedrich Fritta est déporté au camp-ghetto de Terezin avec sa femme et son fils qui n’a pas encore un an. Caricaturiste au journal Simplicus, il est désigné pour diriger un service de dessin technique chargé, entre autres, de dresser les plans et « l’esthétique » d’un futur crématorium. Difficile pour lui et les prisonniers sous ses ordres d’imaginer un bâtiment ayant une si funeste vocation. Difficile aussi d’échapper à la culpabilité les tenaillant face à un projet qui, quelque part, les associe à la plus innommable « ambition » du Reich.

Chaque nuit, le groupe de dessinateurs se retrouve en toute clandestinité pour « peindre un peu de la vérité de Terezin », librement et sans consigne. Les œuvres d’art ainsi créées le soir venu offrent un espace de liberté salvateur pour oublier l’horreur, la faim, l’angoisse et la maladie. Une forme de résistance aussi risquée qu’indispensable qui, si elle venait à être découverte, condamnerait ces hommes et leurs familles à une mort certaine.

Antoine Choplin retrace le parcours authentique et tragique d’un artiste emporté par le tourbillon de l’Histoire. Comme toujours, il s’emploie à montrer l’importance de l’art face au chaos, à l’inhumanité et à la destruction. Et comme toujours, il le fait en finesse, avec l’humilité et la délicatesse qui le caractérisent. A chaque fois que je me plonge dans l’un de ses livres, son écriture me séduit par sa modestie, son absence d’emphase. Aller à l’essentiel, être sur l’os, au plus près de l’émotion. Toucher au cœur sans avoir besoin d’en rajouter, dérouler une histoire qui se suffit à elle-même en toute simplicité. Ne cherchez pas ici d’effets de manche, ne vous attendez pas à en prendre plein la vue, la modestie ne s’embarrasse pas de lyrisme et d’afféterie.

Impossible pour moi de ne pas comparer ce texte au « Charlotte » de Foenkinos porté aux nues l’an dernier et qui m’avait tant agacé. Dans « Charlotte », j’avais l’impression de parcourir la prose d’un auteur se regardant écrire pour un résultat d’une platitude affligeante. Avec Choplin, l’écrivain s’efface derrière son récit, il reste en permanence à son service sans tirer la couverture à lui. Question de modestie sans doute.

Tout ça pour vous dire qu’une fois de plus cet auteur aussi rare que précieux signe un texte fort et poignant avec la patte qui le caractérise. Si comme moi vous avez aimé « Le radeau », « La nuit tombée », « Les gouffres » ou « L’incendie », vous pouvez foncer les yeux fermés.

Une forêt d’arbres creux d’Antoine Choplin. La fosse aux ours, 2015. 116 pages. 16,00 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Noukette et Philisine

Les avis de Jostein et Choco.



mercredi 26 août 2015

Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes

Il était une fois un village souris cerné par trois redoutables prédateurs, un faucon, un serpent et un crabe, dont les habitants furent sauvés par un tisserand à l’ingéniosité et au courage sans limite. « Le rusé tisserand » ouvre ce recueil de contes dans lequel on trouvera également, entre autres, l’histoire du brave Baldwin, celle de la plus belle des souris dont aucun mâle ne semblait digne ou encore la légende du domaine de Seyan, lieu où reposent les âmes des guerriers les plus héroïques et dans lequel fut acceptée la pauvre cuisinière Alma grâce à son sens du sacrifice.


Quel plaisir de retrouver l’univers médiéval des « Légendes de la Garde » ! Parenthèse par rapport à la série d’origine, ce volume regroupe six contes représentatifs du folklore d’une communauté perpétuellement menacée par de nombreux ennemis toujours supérieurs en taille. Témérité, humilité, amour et générosité sont au cœur de chaque histoire racontée par un adulte à un souriceau. Autant de qualités indispensables à l’éducation des héros de demain !

David Petersen a inséré dans ces contes des personnages et des allusions qui parleront aux fans de la première heure, mais les nouveaux lecteurs pourront sans problème se lancer dans ces histoires courtes et y trouver leur compte. Un numéro d’équilibriste, comme il le reconnaît en avant-propos, mais un numéro parfaitement maîtrisé. Pour preuve, ma pépette n°2 a découvert ce week-end ces souris pour la première fois et elle s’est régalée de ces fables et légendes dont la patine et le classicisme fleurent bon les récits d’antan.

Niveau dessin, c’est toujours aussi magique, les tours de force et les trouvailles graphiques se multiplient, avec une mention spéciale pour le conte décliné sous forme de théâtre de marionnettes qui est un pur régal visuel. Mon seul bémol concerne le lettrage qui n’est pas toujours d’une grand lisibilité.

Voila en tout cas un objet-livre magnifique, pas uniquement destiné aux fans tant il peut constituer une porte d’entrée vers l’univers plus sombre et complexe de la série-mère.Une lecture que je recommande chaudement et sans réserve, aux petits comme aux grands !


Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes. Gallimard, 2015. 72 pages. 15,00 euros.






lundi 24 août 2015

Délivrances - Toni Morrison

« Elle m’a fait peur tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le soudan. Moi je suis claire de peau, avec de beaux cheveux, ce qu’on appelle une mulâtre au teint blond, et le père de Lula Ann aussi. […] Ce que je peux imaginer de plus ressemblant, c’est le goudron. » Ainsi parle Sweetness de sa fille Lula Ann, une enfant qu’elle rejette dès la naissance à cause de sa couleur de peau, ce noir bleuté aussi inexplicable que troublant. Le mari se fait la malle, persuadé que sa femme l’a trompé, et Sweetness éduque sa fille à la dure, ne lui accordant jamais la moindre marque de tendresse. Devenue une Working Girl à la beauté renversante, Lula Ann, se faisant désormais appeler Bride, a en apparence tout pour être heureuse. Mais le jour où son petit ami Booker lui annonce qu’elle n’est pas la femme qu’il veut, son univers s’écroule…

Dans ce roman choral, Toni Morrison s’écarte de ses travaux précédents autour de la mémoire collective pour s’intéresser à la mémoire individuelle à travers deux quêtes personnelles, celles de Bride et Booker. Malgré son émancipation professionnelle, Bride ne parvient pas à s’affranchir du poids de son passé.  Booker non plus d’ailleurs. Tous deux traînent depuis l’enfance des blessures impossibles à cicatriser, tous deux ont préféré s’enfermer dans le mensonge, le silence et les non-dits plutôt que de chercher à briser les chaînes qui les entravent.

Au-delà de la réflexion sur le racisme, la discrimination, les préjugés ou les relations familiales, j’ai trouvé le regard porté sur l’enfance aussi pessimiste que désespéré. Comme si les traumatismes subis au cours de cette période cruciale ne pouvaient jamais totalement s’effacer, quoi que l’on fasse.

La forme m’a aussi beaucoup interpellé. Le récit prend parfois les accents du réalisme magique latino-américain en introduisant des éléments fantastiques dans un environnement on ne peut plus réaliste, et je me suis demandé dans les deux premiers tiers du livre où l’on voulait m’emmener. Mais le brouillard s’est dissipé dans la dernière partie, mettant en lumière la puissance du propos, sa modernité et sa gravité.

Après, je comprendrais que l’on trouve à ce court roman un goût de trop peu, que l’on regrette une intrigue vite expédiée qui aurait pu se déployer davantage. Mais moi j’aime que l’on ne m’en dise pas trop, que toutes les portes ne s’ouvrent pas en grand. Et j’aime par-dessus tout la voix de Toni Morrison qui, à 85 ans, montre avec brio que les années n’ont aucune prise sur ses talents d’écrivain.

Délivrances de Toni Morrison. Bourgois, 2015. 197 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette





samedi 22 août 2015

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds - Jon Kalman Stefansson

Ari rentre chez lui. Il retourne à Keflavik, son village d’enfance, après un exil au Danemark. Keflavik, terre de pêcheurs, où « nulle part ailleurs en Islande, les gens ne vivent aussi près de la mort ». Un endroit qui ne compte que trois points cardinaux : le vent, la mer et l’éternité, et que le président islandais qualifia lui-même « d’endroit le plus noir du pays ». Un endroit où cet éditeur de poésie et de guides de développement personnel va retrouver son père mourant.

Le récit croise trois époques. Le présent d’Ari, sa jeunesse dans les années 80 et le début du vingtième siècle, lorsque ses grands parents Oddur et Margret se sont rencontrés. Le Ari d’aujourd’hui est seul depuis une séparation douloureuse avec sa femme. Il ne voit plus ses enfants et se démène dans une solitude pesante. Le jeune adulte qu’il était à 16-17 ans, maladivement timide avec les filles, a beaucoup souffert des moqueries des collègues qu’il fréquentait alors dans l’usine de poissons où il gagna ses premiers salaires. Quand à ses grands-parents, ils incarnaient une famille typique de pêcheurs à l’aube de la modernisation du pays.

C’est un fait, je dois reconnaître que ce roman n’atteint pas les sommets du fabuleux « La tristesse des anges », qui restera pour moi un chef d’œuvre absolu. Peut-être parce qu’il y a ici trop de passages ancrés dans la réalité actuelle de l’Islande, ses problèmes socio-économiques et la corruption de sa classe politique. Peut-être aussi à cause de la personnalité d’Ari qui, malgré ses nombreuses interrogations existentielles, n’est jamais parvenu à attirer ma sympathie. En fait, j’ai largement préféré les chapitres concernant Oddur et Margret, y retrouvant, comme dans La lettre à Helga, l’ambiance envoûtante d’un pays encore loin de toute forme de modernité. Et puis comment ne pas craquer devant leur première fois : « Elle lui dit : si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t’aime. Il parvient tout juste à hocher la tête. Attend, parfaitement immobile. Puis elle libère ses cheveux. »

Mais en dehors de ces quelques bémols, c’est un livre que j’ai envie de défendre, parce qu’il est beau, qu’il parle de la condition humaine et s’adresse donc, à un degré ou un autre, à chacun de nous. Parce que Stefansson dit la vie, la mort, l’amour, le désir ou l’art comme personne. Parce qu’il aime montrer des personnages perdus et en quête de sens. Parce qu’il allie une certaine forme de poésie avec un réalisme parfois cru et d’une banalité confondante, dans une prose à la grâce fabuleuse. Parce que son Islande est âpre, rude, balayée par les vents, aussi hostile que fascinante. Parce que ses réflexions sur le temps qui passe et lamine tout sur son chemin me bouleversent profondément. Parce que la traduction d’Éric Boury est une fois de plus d’une qualité exceptionnelle et tout simplement parce que cette chronique familiale est pour moi un grand livre, ni plus ni moins.

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson. Gallimard, 2015. 442 pages. 22,50 euros.

Extraits :

« Nous avons tant de choses : Dieu, les prières, les techniques, les sciences, chaque jour apparaissent de nouvelles découvertes, téléphones portables toujours plus puissants, puis voila qu’une mort survient et nous n’avons plus rien, nous tendons la main, cherchant Dieu à tâtons, nos doigts se referment sur le vide de la déception, la tasse de cet homme, la brosse où subsistent quelques cheveux de cette femme, et nous conservons tout cela comme une consolation, comme une amulette, comme une larme, comme ce qui jamais ne reviendra. Que peut-on en dire, rien sans doute, la vie est incompréhensible, et injuste, mais nous la vivons tout de même, incapables de faire autrement, elle est la seule chose que nous ayons avec certitude, à la fois trésor et insignifiance. »

« Le plus douloureux dans la vie est sans doute de n'avoir pas assez aimé, je ne suis pas certain que celui qui s'en rend coupable puisse se le pardonner. »

 « Il est étrange, pour ne pas dire rudement surprenant, de constater qu'il existe des mâles qui se croient à la hauteur de leur rôle et dignes d'être considérés comme des hommes à part entière alors même qu'ils ne se sont jamais mesurés à la mer. [...] Qu'un homme puisse traverser l'existence sans vouloir affronter l'océan, mesurer sa force à celle de la mer, se rencontrer lui-même face à des vagues noirâtres hautes comme des montagnes, perdu dans les hurlement des tempêtes, quand l'air expulse des rugissements comme s'il portait en son sein la fin du monde ou la fureur divine, et que le bateau, malgré toutes ses tonnes et la puissance de son moteur, n'est qu'une minable planche, que la vie n'est plus rien, eh bien, celui qui n'a pas connu ça ignore qui il est vraiment et jamais il ne sera plus de la moitié d'un homme. »



vendredi 21 août 2015

La variante chilienne - Pierre Raufast

A l'heure où l'exofiction semble avoir pris le pouvoir, où nombre d'auteurs se contentent de romancer la vie de personnages plus ou moins illustres avec plus ou moins d'inspiration, qu'il est bon d'ouvrir le livre d'un véritable conteur ! C'est simple, j'ai eu l'impression que Pierre Raufast me prenait par la main dès la première page en me disant, « allez viens petit, je vais te raconter une histoire ».

Bien sûr, il faut un vrai talent pour inventer un tel univers, pour imaginer des tableaux qui se succèdent les uns après les autres et leur donner une cohérence faisant un tout. Il faut aussi une narration fluide, sans aspérité, des phrases qui s'enchaînent avec une facilité et un naturel désarmants. La variante chilienne possède toutes ces qualités et c'est un pur régal de s'y plonger.

Il serait criminel de vous en résumer l'intrigue et de vous gâcher le plaisir de la découverte mais sachez juste que, dans ce roman, une piscine sert de potager, les noix se cueillent avec un hélicoptère, un village passe des années sous la pluie et un homme range ses souvenirs dans des bocaux. Vous croiserez également Jeanne d'Arc, un avocat priapique, un potier voulant entendre la voix de Clovis, des fossoyeurs frappadingues, une ado amoureuse de poésie, un prof philosophe et le grand Jorge Luis Borges dans un bordel marseillais.

Des histoires que l'on se raconte en prenant son temps et en buvant du vin, devant un lapin aux olives ou des cailles rôties. Des histoires qui passionnent et fascinent, que l'on partage en toute amitié, pour ne pas les oublier.

Moins alambiqué que « La fractale des raviolis », ce second roman jubilatoire est sans conteste le roman de la maturité. Surtout, il installe Pierre Raufast parmi les plus grands et les plus inclassables conteurs de la littérature française actuelle. Le genre est peut-être un peu désuet, il ne plaira pas à tout le monde, mais de mon coté, impossible de bouder mon plaisir, je me suis régalé du début à la fin.

La variante chilienne de Pierre Raufast. Alma, 2015. 260 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine.


jeudi 20 août 2015

Otages intimes - Jeanne Benameur

Etienne, photographe de guerre, a été pris en otage alors qu’il couvrait un conflit. Libéré après des mois de détention, il retourne vivre chez sa mère, Irène, dans le village de son enfance. Commence alors un difficile travail de reconstruction. Pour le soutenir, Enzo, l’ami de toujours, est bientôt rejoint pas la belle Jofranka, devenue avocate à la cour pénale internationale de Lahaye. Leur trio se reforme après des années et chacun de s’interroger sur la part d’otage qui sommeille en chacun d’eux.

Ne sommes nous pas finalement tous, à différents degrés, otages de quelqu’un ou de quelque chose ? Etienne l’a bien sûr été au sens le plus « extrême » du terme, mais sa mère et ses amis le sont à leur façon et pour diverses raisons. Etienne cherche le silence et la solitude. Il cherche un horizon « pour que les images s’éloignent lentement, pour les suivre des yeux jusqu’à perdre la vue ». « On ne peut pas se remettre de ça. […] Pour vivre, il faut inventer une nouvelle façon. On ne peut pas juste reprendre la vie d’avant. […] Inventer le visage neuf des jours neufs ».

Comment vous dire… c’est un bonheur de retrouver la petite musique de Jeanne Benameur, ses phrases courtes qu’elle semble vous chuchoter à l’oreille, ses personnages travaillés à l’extrême qu’elle porte à bout de bras et auxquels elle accorde une tendresse si particulière, cette humanité débordant à chaque page. Une humanité qui, malgré les obstacles et les blessures, pousse chacun à aller vers l'apaisement. Ici, elle interroge sur le rapport aux autres, aux siens, à soi-même, à l’Histoire. Elle touche à l’intime avec une pudeur et une simplicité bouleversantes, avec une économie de moyens et d’effets qui donne à chaque mot une résonance unique. C’est beau, sans la moindre ostentation, sans chercher à en faire des tonnes sur un sujet qui pourrait pourtant facilement tirer vers le pathos et le larmoyant. Superbe et intense.

Otages intimes de Jeanne Benameur. Actes sud, 2015. 195 pages. 18,80 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec trois drôles de dames de choc, Framboise, Leiloona et Noukette.











mercredi 19 août 2015

Roi Ours - Mobidic

Xipil, offerte en sacrifice par sa tribu pour apaiser le Dieu Caïman, est sauvée par le Roi Ours, qui lui propose de devenir son épouse. La jeune femme, sachant qu’elle ne peut retourner chez elle vivante sans subir le courroux des siens, accepte sans enthousiasme et découvre le monde des divinités animales, leurs différences, leurs rivalités et leurs haines ancestrales. Un univers qu’elle apprend à connaître sous l’œil protecteur de la Mère des singes et avec l’aide de son mari plantigrade, jusqu’au jour où ce dernier est tué par les hommes…
  
Mobidic (un pseudo évidemment) est une jeune auteure franco-mexicaine qui publie ici son premier album. Un album qu’elle aura mis cinq ans à achever et dont elle signe à la fois le scénario et les dessins. Et franchement, pour un coup d’essai, c’est une très belle réussite. Une jolie prise de risque aussi, tant les influences se mélangent (mythologies Aztèques et Inuits, décors de forêt amazonienne, habitations amérindiennes) sans jamais donner la moindre impression de fouillis.

Roi Ours est un conte cruel et sauvage rondement mené à l’univers graphique extrêmement riche. Coté couleur, toutes les planches ont été passées au brou de noix, ce qui apporte des teintes brûnatres assez uniques. Le découpage très cinématographique ne laisse aucun répit mais se révèle d’une redoutable efficacité. L’histoire en elle-même est facile à suivre mais j’ai trouvé la fin trop ouverte, à tel point que je me suis demandé si ce titre était bien un one shot où s’il fallait s’attendre à une suite (mais non, c’est bien un one shot). Autre chose qui m’a surpris, le fait que les humains tuent un de leurs Dieux avec une facilité assez déconcertante (même si j’avoue que l’idée me plaît énormément !).

Des broutilles au regard d’un ensemble qui tient vraiment la route, alliage d’originalité et de fraîcheur qui dénote tant il est éloigné de nombres de productions actuelles bien plus formatées.

Roi Ours de Mobidic. Delcourt, 2015. 110 pages. 18,95 euros.




lundi 17 août 2015

Le renversement des pôles - Nathalie Côte

Allez zou, j'attaque la rentrée littéraire avec un premier roman.

D'un coté il y a les Laforêt. Arnaud, le mari, statisticien passionné de macrophotographie et sa femme Claire, guichetière dans une banque. De l'autre, les Bourdon, avec Vincent, technicien de maintenance informatique et Virginie, fonctionnaire en préfecture complexée par ses quelques kilos en trop. Les premiers ont un fils, les seconds deux filles. Ils ne se connaissent pas mais ils vont se retrouver dans des appartements mitoyens le temps d'un séjour dans une résidence de vacances sur la côte d'Azur. Derrière les échanges polis et les sourires de façades, l'ambiance est pesante et l'on comprend vite que quelque chose cloche dans ces couples au bord de l'implosion.

Soyons honnête, il n’était pas pour moi ce premier roman. Trop dans l’air du temps, avec la thématique des mariages qui battent de l’aile déjà vue un milliard de fois. Non seulement le traitement de la question est assez simpliste et enfile les clichés comme des perles mais en plus, deux choses m’ont particulièrement gêné.

D’abord, il n’y a aucune empathie possible pour les personnages. La quatrième de couv les annonce « ni aimables, ni détestables », rien n’est plus vrai, ils sont juste totalement insignifiants, totalement pitoyables, résignés, regardant la vie par le petit bout de la lorgnette avec des rêves au ras des pâquerettes. Des beaufs d’aujourd’hui, classe moyenne pavillonnaire empêtrée dans un quotidien morose avec pour horizon un avenir aussi triste qu'un jour de pluie. Et moi, quand je n'éprouve pas le moindre intérêt pour les protagonistes d’une histoire (que cet intérêt relève de l'affection ou de l'aversion d'ailleurs), ça ne peut pas fonctionner..

Ensuite, et c’est le plus problématique, j’ai ressenti de la part de l'auteur énormément de dédain à l’égard de ces beaufs d’aujourd’hui. Une sorte de moquerie permanente, une posture où l'écrivain se mettait au dessus de la mêlée, s’amusant de la médiocrité ambiante avec l’air de dire, « vous n’avez que ce que vous méritez bande de nazes, heureusement que jamais je ne descendrais aussi bas que vous ». Je me trompe peut-être, c’est une impression très personnelle, mais ce mépris que j’ai senti monter au fil des pages a beaucoup gâché ma lecture. Ce n'est en tout cas pas pour moi la meilleure façon de présenter une classe moyenne à laquelle il est légitime de ne pas vouloir ressembler.

Après, j’ai aimé l’écriture, les formules à l’ironie mordante, les mises en situation pathétiques, les dialogues qui sonnent juste. Une vraie plume donc, mais bien trop de points négatifs pour que ce texte emporte mon adhésion.

Le renversement des pôles de Nathalie Côte. Flammarion, 2015. 192 pages. 16,00 euros.




dimanche 2 août 2015

La légende Pierrot le Fou - Rodolphe

Je ne suis pas fan des histoires de gangsters et de grand banditisme, ce n’est pas une mythologie qui me fascine. En fait j’ai lu ce livre pour son auteur, Rodolphe, scénariste de BD que j’apprécie depuis longtemps et que j’avais envie de découvrir dans un autre registre. Il romance ici le parcours du gang des Tractions Avant de Pierrot le Fou dont les membres devinrent les ennemis publics numéro un à la toute fin de la seconde guerre mondiale.

Le groupe se constitue au début de l’année 46 : le gros Georges et le Mammouth (Abel Danos) sont des anciens de la Gestapo, Raymond Naudy et Riton le tatoué se sont quant à eux illustrés dans la résistance tandis que Jo Attia, déporté à Mauthausen, est un survivant des camps de la mort. Leur chef, Pierre Loutrel, a navigué entre les deux bords, passant de la Gestapo à la résistance peu avant la libération. Difficile d’imaginer des gars avec des parcours si différents (et surtout si opposés !), mais la bande est ouverte à toutes les bonnes volontés et chacun met un mouchoir sur son passé tant que l’argent coule à flots.

Le gang multiplie les coups d’éclats, le plus célèbre étant le casse de l’Hôtel des postes de Nice. Tous ces voyous sont souteneurs, Pierrot fricote avec le monde de la nuit et a une aventure avec Martine Carole, la plus célèbre actrice de l’époque (Caroline Chérie). Les braquages violents se multiplient, le chef n’hésitant pas à tirer sur tout ce qui bouge et à laisser quelques cadavres derrière lui. La police, sur les dents, cherche à tout prix à mettre en terme à leur activité. Les membres vont tomber un par un. Seul Pierrot ne sera jamais arrêté mais il aurait sans doute préféré vu les circonstances de sa disparition…

Le narrateur, jeune journaliste s'étant lié d'amitié avec Attia et consorts, est chargé par Pierrot de consigner leurs exploits et de recueillir leurs confidences. Si tous les faits relatés sont véridiques, ce narrateur est une pure invention de Rodolphe. Un procédé classique mais malin qui permet de vivre les événements de l'intérieur, même si le récit tourne un peu trop à l'hommage admiratif alors que ces gars étaient quand même de fieffés salopards ! Le texte est bourré d'argot et dialogues dignes d'Audiard et là, je dois dire que je me suis régalé (je suis jouasse quand on me jacte dans la langue des apaches, que l'on me parle de caves, de loufiats, de harengs, de marlous ou de souris).

Franchement, une lecture de vacances idéale (et il n'y a rien de péjoratif là-dedans), instructive, documentée et qui se dévore comme un polar sans temps morts. Une très bonne pioche !

La légende de Pierrot le Fou de Rodolphe. Michalon, 2015. 225 pages. 17,00 euros.








vendredi 31 juillet 2015

Les héritiers de la mine - Jocelyne Saucier

La famille Cardinal, c'est vingt-et enfants élevés par un prospecteur et une mère au foyer (forcément!) dans une micro-ville minière prospérant grâce au gisement de zinc découvert par le paternel et qu'une grosse société s'était empressée de lui « voler ». Une telle tribu, c'était le bazar assuré en permanence entre les quatre murs de la demeure qui devait être agrandie avec quelques planches à chaque nouvelle naissance. Mais le foutoir, ce n'était pas qu'à la maison, tant les gamins Cardinal s'échinaient à terroriser les autochtones à coups d'incendies sauvages, d'extermination des chats domestiques ou encore d'attaques en règle (et en bande) des pauvres mioches qui osaient se mettre en travers de leur chemin. Dans ce Québec très rural de l'après guerre, la famille est toujours restée soudée, jusqu'au jour tragique où une mystérieuse explosion coûta la vie à l'un de ses membres.

Des années après, à l'occasion d'un colloque où leur père doit être décoré, les ex-sauvageons devenus grands prennent la parole à tour de rôle, revenant sur leur jeunesse tumultueuse, avec nostalgie mais aussi beaucoup de ressentiment les uns envers les autres...

Il est toujours décevant de ne pas trouver son compte dans un texte qui, au départ, a tout pour nous plaire. Mais ici, rien à faire, j'ai traîné comme c'est pas possible pour en venir à bout. Jamais je ne suis parvenu à rentrer dans ce roman choral, et je me demande encore ce qui m'en a tenu à distance. Sans doute le fait que, d'un personnage à l'autre, je n'ai pas senti de différence de ton. Or, chacun aurait dû avoir sa « patte », une façon bien à lui de s'exprimer, un registre de langue et un vocabulaire pas forcément identiques à ceux de ses frères et sœurs. Je n'ai pas du tout vu cela et j'ai trouvé l'exercice artificiel, ayant l'impression que, malgré les apparences, il n'y avait qu'un seul et unique narrateur. Du coup, je n'y ai pas cru une seconde.

Sans compter que si le point de vue change quelque peu, tous racontent plus ou moins la même chose et les redites, à la longue, ça lasse. Il y a bien l'histoire d'Angèle qui pimente le récit, qui titille la curiosité tant les responsabilités, les causes et conséquences de son décès semblent être le nœud qui, depuis des décennies, empêche la famille de retrouver un semblant de sérénité. Mais pour moi ce fut trop peu trop tard et si j'ai avalé les dernières pages, cela ne m'a pas suffi pour digérer avec plaisir le reste du texte. Dommage, vraiment dommage.

Les héritiers de la mine de Jocelyne Saucier. Denoël, 2015. 222 pages. 16,50 euros.







mercredi 29 juillet 2015

La balade de Yaya : intégrale tomes 7 à 9 - Golo, Omont, Girard et Marty

Voila, Yaya, c’est fini ! Après neuf volumes, la « balade » de cette petite fille dans la Chine des années 30 pendant la guerre sino-japonaise se termine. Partie à Hong-Kong pour retrouver ses parents, elle apprend qu’ils sont restés à Shanghai. De retour dans sa ville natale accompagnée de l’affreux Zhu, elle découvre sa maison abandonnée et refuse de croire qu’elle est désormais orpheline. Heureusement, Tuduo, le fidèle ami qui l’avait sauvée des bombardements dans le premier tome est toujours là pour lui venir en aide…

Une magnifique série jeunesse qui s’achève ! Difficile de ne pas s’attacher à cette gamine pas épargnée par les coups durs. C’est la force de ce feuilleton au long cours mêlant aventure et réalité historique, il est trépidant et parfois rocambolesque mais il ne sombre jamais dans la guimauve. Le point de vue à hauteur d’enfant n’élude pas, bien au contraire, la situation économique et sociale déplorable d’une grande partie de la population, mais il garde en même temps une fraîcheur et une naïveté bienvenues.

Niveau dessin, le trait Golo Zhao est toujours aussi élégant, lorgnant souvent du coté de Miyazaki, notamment en terme de mise en scène (avec une mention spéciale pour une séquence aérienne dans le tome 8 digne de Porco Rosso).

Un beau projet mené à son terme par une équipe internationale (dessinateur chinois et scénaristes français) n’ayant jamais cédé à la facilité. Idéal pour les 8-12 ans, et pour les plus grands amateurs de belles histoires à partager en famille (comme moi, quoi).


La balade de Yaya, intégrale tomes 7 à 9 de Golo, Omont, Girard et Marty. Editions Fei, 2015. 146 pages. 19,00 euros.


Mon avis sur les deux premières intégrales




lundi 27 juillet 2015

Fat City - Leonard Gardner

Quand un ancien boxeur écrit un roman parlant de boxe, on ne sait trop à quoi s’attendre. Il aura fallu quatre années à Leonard Gardner pour accoucher de ce texte devenu culte publié en 1969, alors qu’il avait 36 ans. Tellement culte qu’il remporta le National Book Award et fut ensuite adapté au cinéma par John Huston.

Fat City entremêle les destins de Billy Tully et Ernie Munger. Billy, boxeur en fin de carrière, ne s'est jamais remis de son divorce et vivote dans des chambres d’hôtels sordides. Entre deux cuites, il lui arrive encore de fréquenter la salle d’entraînement. C’est là qu’il y rencontre Ernie, un gamin néophyte tellement doué qu’il le recommande à son ancien promoteur. Mais un talent prometteur ne suffit pas à faire un champion, Ernie l’apprendra à ses dépens.

Une incroyable plongée dans le quotidien des damnés du ring où suintent à chaque page le sang, la sueur et le désespoir. Billy l’alcoolo, que l’on suit de troquet en troquet, de journées passées dans les champs d’oignons où de tomates sous un cagnard assommant pour moins d’un dollar de l’heure, voit son horizon s’obscurcir au fil des semaines. Billy et ses illusions perdues, sa lucidité mélancolique qui vous vrille les tripes. Et que dire d’Ernie, ses premiers combats, son visage tuméfié, son nez fracturé, ses victoires dans des trous paumés pour un cachet toujours inférieur à ce qu’on lui avait promis et sa vie de couple compliquée. Des personnages cabossés, fragiles, au bord du précipice, touchants par leur volonté de rester debout alors que face à un tel désenchantement, il serait plus simple de se laisser couler.

Leonard Gardner décrit la misère la plus banale avec une simplicité qui fait mouche et des dialogues d’une grande justesse. L’univers de la boxe est présenté loin des paillettes et de la gloire, avec un implacable réalisme. C’est d’une noirceur et d’une force qui vous laisse k-o (oui, je sais, c’est un peu facile, mais j’aurais pu aussi écrire que ce livre est un uppercut, je ne cède pas entièrement à tous les clichés).

Fat City reste le seul et unique roman de Gardner. Quand on lui demanda pourquoi il n’avait plus rien écrit après, il se contenta de répondre : « C’est la seule histoire que j’avais à raconter ». Dommage que nombre d’auteurs français n’aient pas autant de bon sens. Si tel était le cas, la surproduction éditoriale permanente pourrait être en grande partie éradiquée.

Fat City de Leonard Gardner. Tristram, 2015. 215 pages. 8,95 euros.





samedi 18 juillet 2015

Jackie - Kelly Dowland

Kelly est joueuse de tuba dans un orchestre symphonique New-yorkais. Trentenaire blonde au physique ravageur, elle a un fils de sept ans, un mec acteur de théâtre shakespearien, des collègues masculins qu’elle adore et qui le lui rendent bien. Surtout, Kelly a une grand-mère centenaire, une grand-mère prénommée Jackie qui se meurt. Mais tant que grand’ma n’aura pas rendu son dernier souffle, sa petite fille a décidé de tenir un journal. Elle y consigne ses joies et ses peines, dresse le portrait de quelques copines, parle de la passion de son fils pour Star Wars, de son père atteint d’Alzheimer, de sa mère qui le supporte tant bien que mal et surtout, elle rend un bel hommage à cette mamie qui bientôt ne sera plus, tout en tendresse, consciente qu’avec la mort de nos grands parents, c’est un bout de notre enfance qui disparaît.

Je l’aime Kelly. Pour son autodérision, sa malice, son coté cash, son humour, ses traits d’esprit dévastateurs. Je l’aime parce qu’elle écrit comme je parle, elle jure (presque) autant que moi, elle interpelle ses lecteurs en les appelant « les gars ». Je l’aime parce que c’est une femme libre et moderne, mère, fille, amante et amie. Je l’aime parce que quelqu’un qui pose une question aussi lucide que « merde les gars, pourquoi est-ce qu’on peut jamais rien les uns pour les autres ? », ne peut pas être foncièrement mauvaise.

Je ne remercierai jamais assez Framboise de m’avoir permis de la rencontrer, et je compte bien la présenter d’ici peu à d’autres lecteurs qui seront, je n’en doute pas une seconde, ravis de faire sa connaissance.

Jackie de Kelly Dowland. Sabin Wespieser éditeur, 2015. 94 pages. 7,00 euros.

Les avis de Cathulu, Eimelle et Framboise





vendredi 17 juillet 2015

Personne - René Pons

Alors voila, tu obtiens un rendez-vous à l’arrache chez le médecin parce qu’à un moment donné il faut quand même se soigner et arrêter de laisser traîner, mais tu sais qu’elle va te prendre entre deux autres patients et que tu risques de poireauter. Alors avant d’y aller, tu fais un crochet rapide par la médiathèque et tu attrapes le premier bouquin que tu vois sur le présentoir des nouveautés, histoire de ne pas complètement perdre ton temps dans la salle d’attente. Tout ça pour dire qu’il faut parfois emprunter des chemins sortant de l’ordinaire pour découvrir un éditeur et un auteur dont on n’avait jusque-là jamais entendu parler.

Les éditions de L’Amourier, donc, situées à Coaraze, un village tout près de Nice si j’ai bien compris, et René Pons, octogénaire ayant publié une quarantaine d’ouvrages depuis 1962, notamment chez Gallimard et Actes sud. Un homme discret se tenant loin des milieux littéraires et médiatiques et à l’écriture pleine de retenue et de modestie.

Quatre nouvelles dans ce recueil, quatre variations autour de la solitude. Une femme qui marche toute la journée avant de regagner sa chambre d'hôtel minable. Une autre s'ennuyant à mourir pendant une soirée où son époux reçoit des amis. Un homme rendant visite à un couple pas vu depuis fort longtemps. Le mari n'est pas là et il n'a pas grand chose à dire à la maîtresse de maison en dehors d'affligeantes banalités. Dans le dernier texte, un jeune adulte vivant avec sa mère passe son dimanche au troquet avec les copains. Mais malgré l'amitié de façade et les parties de cartes, lui aussi est désespérément seul.

Vous l'aurez compris, rien de joyeux dans ces micro-histoires. Des petits riens du quotidien minutieusement décrits, des êtres qui se croisent sans communiquer, des êtres sans buts, sans projets, enfermés dans des silences et des pensées impossibles à partager. L'auteur les qualifie en postface de "héros gris", je n'aurais pas dit mieux je crois.

Ces nouvelles, inédites ou publiées dans des revues, on été écrites il y a des dizaines d'années. Elles dégagent un charme suranné, hors des modes et du temps. Et franchement, ça fait du bien.

Personne de René Pons. L’Amourier, 2015. 68 pages. 12,00 euros.









jeudi 16 juillet 2015

Amours - Léonor de Récondo

1908, dans une maison bourgeoise du Cher. Mariés sans amour depuis cinq ans, Victoire et Anselme de Boisvaillant n'arrivent pas à avoir d'enfant. Quand Céleste, la jeune bonne, tombe enceinte de Monsieur, Victoire décide que ce bébé sera celui du couple. Seulement, la maîtresse de maison ne sait pas s’en occuper et, pour éviter une catastrophe, sa mère naturelle doit prendre les choses en main.

Le cœur a ses raisons que la raison ignore... Variation originale sur un thème des plus classiques, ce roman m’a touché par son ton, son rythme très musical. Léonor de Récondo va au-delà des apparences, elle montre l’envers du décor, derrière les façades et les convenances. Il est question de chair, d’abandon et de sentiments. Pour Victoire, la liberté de corps et d’esprit passe par un corset à ôter, au sens propre comme au sens figuré. Elle y parviendra, certes, mais si les barrières sociales explosent, ce n’est que temporairement, car le carcan dans lequel elle est enfermée finira par se resserrer.

Le rapport au corps est partout présent dans ce texte, tout en pudeur. Un corps dont la fonction première et unique est d’enfanter. Mais quand l’enfant ne vient pas, ce corps n’a plus la moindre utilité. Seul le frémissement du désir et la découverte du plaisir permettront à Victoire d’accepter et de comprendre ce corps, de lui laisser prendre le pouvoir et l’emmener vers des horizons qu’elle ne pouvait soupçonner.

Un huis clos aux personnages solaires, oscillant sans cesse entre ombre et lumière. J’ai trouvé la fin too much, artificiellement tragique, mais pour le reste, je me suis laissé emporter, entre silences et non dits, passion et folie. Une atmosphère riche et fiévreuse, pleine de grâce, de douceur et de cruauté.

Amours de Léonor de Récondo. Sabine Wespieser, 2015. 276 pages. 21,00 euros.

Un grand merci à Philisine pour ce beau cadeau dédicacé par l’auteur, j’ai plus qu’apprécié la découverte !


Les avis d'Alex, Antigone, Cathulu, Clara, Cuné, Eimelle, Eva, EvalireL'irrégulière, JosteinLaure, Leiloona, Le petit carré jaune, Philisine, Tant qu'il y aura des livres, Une Comète, Zazy











mercredi 15 juillet 2015

Dessus-Dessous - Delphine Cuveele et Dawid

Une taupe qui vit sa vie de taupe, tranquille, de galeries en galeries. Un papa ne supportant pas de voir son jardin défiguré par des monticules de terre poussant comme des champignons et prêt à tout pour se débarrasser de l’intruse. Des enfants décidés à sauver un animal en détresse… Voila, tous les ingrédients sont en place, mélangez bien et servez frais, la recette est délicieuse !

Après le poignant et poétique Passe-passe,  Delphine Cuveele et Dawid reviennent avec un nouvel album muet fort différent mais tout aussi réussi. Enchaînant les scènes cocasses pour souligner les échecs successifs du papa chasseur de taupe, ils font preuve d’une imagination sans limite pour varier les situations comiques. Chaque nouveau piège appelant une réponse bien précise, les enfants et l’animal doivent sans cesse faire preuve d’ingéniosité et de malice pour notre plus grand plaisir. J’ajouterais, sans bien sûr la révéler, que la fin est on ne peut mieux amenée et boucle le récit avec une pirouette inattendue.

Dawid multiplie les trouvailles graphiques et propose un découpage privilégiant avant tout la lisibilité. Les couleurs sont douces, les illustrations pleine page superbes, et certains détails ne sauteront pas forcément aux yeux à la première lecture, qu'on se le dise !

Encore un album sans texte des éditions de la Gouttière qui fait mouche ! Et qui souligne s'il en était encore besoin à quel point la BD muette peut être d'une variété et d'une richesse infinies. Ce choix narratif audacieux fonctionne ici à merveille, si vous ne me croyez pas, allez donc le constater par vous-même.


Dessus-Dessous de Delphine Cuveele et Dawid. Éditions de la gouttière, 2015. 36 pages. 9,70 euros. A partir de 5-6 ans.

Les avis de L'ivresse des mots, Mo' et Moka.





lundi 13 juillet 2015

Les Quiquoi et l’étrange maison qui n’en finit pas de grandir - Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec

Olive dessine le pignon et la porte d’une maison. Pétole ouvre la porte et les Quiquoi pénètrent dans une grand espace chichement décorée. De pièces en couloirs, les amis arrivent jusqu’à l’antre du « monstre monstrueux »…

Un bonheur de retrouver les Quiquoi dans une bande dessinée ! Leur livre-jeu drôlissime m’avait déjà conquis, je les trouve encore en meilleure forme dans cette histoire farfelue à souhait. Une porte dessinée et c’est tout un univers qui s’ouvre, un univers sans limite, sans logique, un univers dont on peut sans cesse repousser les frontières. Dépassé par sa création, Olive découvre le pouvoir de son crayon (et de sa gomme, très importante la gomme !). Les enfants adorent les Quiquoi car il y en a forcément un qui leur ressemble : Olive l’artiste, Pétole la tête brûlée, Pamela l’indécise, Boulard le râleur, Raoul le trouillard et Mixo l’intello, chacun apporte sa pierre à l’édifice et l’hétérogénéité de ce groupe de copains fait tout le sel du récit.

Dans cet album, l’imagination prend le pouvoir accompagnée d’un humour plus fin qu’il n’y paraît à première vue. Les dialogues sont savoureux, les Quiquoi n’ayant pas leur langue dans leur poche. Graphiquement, c’est aussi épuré que dynamique, « la patte » Tallec, reconnaissable au premier coup d’œil, offre des trognes d’une rare expressivité.

L’incursion de ses gamins drôles et facétieux dans l’univers de la BD ne sera sans doute pas qu’un coup d’essai puisque l’éditeur présente cette « étrange maison qui n’en finit pas de grandir » comme un premier épisode. Le premier d’une longue série, c’est tout ce que je souhaite.

Les Quiquoi et l’étrange maison qui n’en finit pas de grandir de Laurent Rivelaygue et Olivier Tallec. Actes sud junior, 2015. 32 pages. 12,00 euros. A partir de 5 ans.

samedi 11 juillet 2015

Finir la guerre - Michel Serfati

« La masse lourde du cadavre pendait au bout de la corde, chargée d’un silence définitif, bras et jambes immenses. A coté de la chaise renversée, sous les pieds nus, gonflés et noirâtres, les deux pantoufles et une flaque. Alex s’immobilisa sur le pas de la porte, pétrifié devant cette scène incompréhensible. Il ne vit pas tout de suite le visage, le corps faisait face à la fenêtre, mais il sentit l’âcreté de la pisse, mêlée à une odeur de renfermé, non, une odeur de merde qui giflait, il étouffa un cri. A pas feutrés, comme pour ne pas réveiller le défunt, il avança et le contourna à distance prudente… »

Je ne sais pas vous mais moi, quand un premier roman commence avec un tel paragraphe, ça me botte ! Alex trouve son père pendu. Pour ce prof de lycée strasbourgeois divorcé à la vie déjà bien triste, le coup est rude. Ce suicide est pour lui un mystère. Son père, il ne l’a jamais vraiment compris : « Les rires ne perçaient qu’exceptionnellement la carapace sombre chez cet homme courbé de toujours, secret, rarement brutal, le plus souvent taciturne, un homme aimant mais à sa manière, rêche et bourrue ». Aucune véritable complicité entre eux, Alex gardant en grandissant bien peu de considération pour celui qu’il appelait « le vieux ».

Mais une lettre découverte dans les papiers du défunt pousse son fils à partir pour l’Algérie. Il retrouve sur place Kahina, l’auteure de la lettre, une femme de son âge lui révélant le lien qui unissait leurs pères respectifs depuis la guerre. En racontant leur rencontre au cœur d’un conflit d’une violence indicible, elle transforme en héros cet homme qu’Alex prenait pour un taiseux sans intérêt. Les choses ne sont pour autant pas si simples et au fil de son enquête sur le passé algérien de son géniteur, Alex va voir ses nouvelles certitudes vaciller…

Un premier roman absolument remarquable, dressant les ponts entre l’Algérie de l’indépendance et celle d’aujourd’hui, sans mettre un voile sur les problèmes actuels ni nier la beauté qui se dégage de cette terre et de ses habitants. Sombre et lumineux comme le pays qu’il découvre, le cheminement intérieur d’Alex est semé d’embûches mais reste chargé d’espoir. Le texte est magnifique, il interroge sur la lâcheté, l’amitié, la trahison, sur la frontière ténue entre héros et bourreaux, sur l’idée de résistance, de responsabilité individuelle face à la soumission aux ordres de l’autorité « légitime ». Il dit aussi magnifiquement l’Alger d’aujourd’hui, ses ruelles sales écrasées de chaleur, sa jeunesse désœuvrée mais pas abattue, le goût du partage de sa population. C’est beau, très fort, lucide et sans jugement de valeur.

Même si, comme le dit Kahina, « nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères », nous portons en nous l’histoire de nos parents, qu’on le veuille ou non, et nous la subissons toujours plus ou moins. L’important finalement étant de ne jamais juger sans savoir. Plus facile à dire qu’à faire, Alex y parviendra, se libérant enfin de la chape de plomb qu’il sentait peser sur ses épaules depuis l’enfance et amorçant enfin une métamorphose aussi salvatrice qu'indispensable.

Finir la guerre de Michel Serfati. Phébus, 2015. 137 pages. 15,00 euros.















vendredi 10 juillet 2015

Bulles et blues - Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini

Soan et Chloé vivent ensemble au sein de leur famille recomposée depuis qu’ils ont huit ans. Tout les opposait à priori et pourtant ils ont développé au fil du temps une complicité incroyable : « Soan et moi, on est si proches que je me dis parfois qu’on est deux âmes sœurs ».  Sauf que depuis peu, Soan semble mettre de la distance entre eux, il trouve Chloé trop exubérante, trop encombrante. La jeune fille n’arrive pas à saisir les raisons réelles de ce changement de comportement. Elle confie ses peines, ses interrogations et ses craintes à son journal intime. Plus son incompréhension grandit, plus la souffrance lui pèse…

Après Rouge Tagada et Mots rumeurs, mots cutter, Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini continuent de développer leurs réflexions pleines de finesse sur les affres de l’adolescence. Ici, l’histoire de Chloé rejoint celle de Léa, héroïne malheureuse de l’album précédent, harcelée à cause d’une photo d’elle dénudée diffusée sur les réseaux sociaux. On retrouve l’univers graphique aux couleurs acidulées qui fait le charme de la série et la sensibilité à fleur de peau de collégiennes criantes de réalisme. Sans oublier des personnages secondaires toujours très travaillés (avec une mention particulière pour la documentaliste d’une irrésistible gentillesse).

Pour autant, ce volume est un cran en dessous des précédents. Le scénario semble moins abouti, plus fouillis, tout va trop vite et surtout la fin n’apporte aucune réponse aux soucis de Chloé et Léa. Il est très frustrant de les laisser en plan toutes les deux, à moins qu’un quatrième tome viennent conclure « proprement » l’ensemble. Si tel est le cas, je m’y plongerais avec plaisir car je garde beaucoup de tendresse pour l’univers adolescent dépeint par les auteurs.

Bulles et blues de Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini. Gulf Stream, 2015. 72 pages. 15,00 euros.


L'avis de Moka


jeudi 9 juillet 2015

Coal Creek - Alex Miller

Queensland, années 50. Depuis la mort de son père, Bobby Blue a dû arrêter de parcourir le bush à cheval à la recherche de taureaux sauvages. Avec son paternel et son meilleur copain, le bagarreur Ben Tobin, il passait ses journées en pleine nature, bivouaquant devant un feu de camp le soir venu avant de s’endormir à la belle étoile. Une jeunesse libre et tumultueuse dont il s’est amendé en entrant dans la police. Son nouveau chef, Daniel Collins, arrive d’une grande ville côtière avec sa femme et ses deux filles, dont la belle Irie âgée de 13 ans et avec laquelle Bobby va nouer une profonde complicité. Esprit étroit manipulé par sa femme, Daniel ne cherche pas à s’imprégner des mœurs et coutumes locales, il se considère avant tout comme un homme civilisé face à des rustres mal embouchés. Le jour où les policiers sont appelés à Coal Creek pour arrêter Ben qui aurait frappé sa petite amie, Bobby se retrouve pris au piège entre la loyauté qu'il doit à son supérieur et l'inébranlable amitié qui le lie à celui qu’il connaît et apprécie depuis l’enfance.

J’ai eu du mal au départ. Le rythme est assez lent, il y a pas mal de digressions, de retours en arrière pas forcément passionnants, de réflexions un peu cucul. La caricature est poussée à l’extrême entre les blancs-becs de la côte pensant tout savoir et prenant tout le monde de haut, et les cul-terreux du bush, authentiques cow-boys australiens à l’ancienne, amoureux d’un environnement sauvage que les premiers nommés ne pourront jamais comprendre. Et puis je n’aime pas du tout ce procédé consistant à annoncer l’air de rien des événements à venir, du genre « si j’avais su alors que... » ou « je ne pouvais pas me douter à ce moment là que... ». J’ai toujours l’impression que l’auteur essaie de relancer notre attention avec ces tics d’écriture et je vois cela comme un aveu de faiblesse, comme s’il nous disait, « bon, là, tu t'ennuies un peu, mais ne te sauve pas, tu vas voir, des choses géniales vont arriver ! ».

En gros, j’ai peiné, me demandant même si j’allais aller jusqu’au bout. Mais au moment où la tragédie se déploie (dans les 75 dernières pages), où les faits s’enchaînent sans temps mort, cela devient excellent. C’est douloureux, plein d’émotion contenue et surtout on va à l’essentiel. Rien que pour ça je ne regrette pas d’avoir découvert cet auteur dont j’avais beaucoup entendu parler au moment de la sortie en France de son premier roman il y a deux ou trois ans (« Lovesong »). Et puis je fréquente trop peu la littérature australienne, c’est un plaisir de m’y plonger de temps en temps.

Coal Creek d’Alex Miller. Phébus, 2015. 245 pages. 20,00 euros.