lundi 20 mai 2013

Où je prête mon blog à un auteur pour qu’il y publie une nouvelle inédite (2)

Pour ceux qui arrivent là par hasard où qui ont raté l'épisode précédent, toutes les explications se trouvent ici.

Cette nouvelle a été publiée dans une version abrégée par le Courrier Picard le 11 septembre 2011. Roger m'a fourni la version intégrale que vous trouverez donc ci-dessous. Bonne lecture.


Enterrement de Pablo Neruda le 23 septembre 1973



Orphelins



Sa mère mourut en juillet. Foie pancréas, deux mois tout était dit. L’hôpital Nord rapatria son corps chez Jouvin le mardi. Elle fut incinérée le jeudi 12, telle était sa volonté. Pas mal d’amis vinrent de Paris. Il ne les connaissait pas tous mais tous l’embrassèrent. Quelques-uns, les plus âgés, avaient encore le regard perdu des exilés. 
Quand ce fut le moment, une femme qui travaillait avec sa mère à l’imprimerie trouva les mots pour dire à quel point Amanda Martinez était « une belle femme, lumineuse et généreuse. Et forte ». Puis son fils lut une lettre, le papier tremblait dans sa main. Par quelles voies mystérieuses sa mère l’avait-elle récupérée, des mois après ? Elle était de son père. Il disait sa foi inébranlable en la révolution et que son combat le dépassait. Il disait que son amour pour Amanda et pour son fils ne cesserait qu’avec la mort. Alors la voix de Victor Jara s’éleva : « Te requierdo, Amanda / La calle mojada / Corriendo a la fábrica… », « Je me souviens de toi, Amanda / La rue mouillée / Et toi courant à la fabrique / Où travaillait Manuel ». L’assistance écoutait silencieusement. Puis brusquement quelqu’un se leva, dressa le poing et lança par trois fois : « Compañera Amanda Martinez ! » et tous, poing levé : « ¡Presente! »

Il vint peu après ranger la maison. La voisine s’était occupée du chat. Les premiers jours, il traîna, accablé. Tout lui faisait mal. Elle avait fait agrandir la photo qu’il aimait de son père. C’était à l’enterrement de Pablo Neruda, le 3 octobre 1973. Allende était mort et la répression s’abattait sur le pays. Près de la voiture couverte de fleurs un homme marche. Veste de cuir noir. Une mèche lui tombe sur le front, une moustache lui barre le bas du visage. Noire. Et noirs aussi les yeux, qui ne cillent pas. Son père. Il avait perdu le souvenir de sa voix, de la vigueur de ses bras, de la chaleur de ses baisers mais ce regard-là, par-delà les années, il lui avait toujours semblé qu’il le reconnaissait.
Il se dit que peut-être il allait garder la maison. Après tout Beauvais n’était qu’à deux heures de Lille et, dans la trentaine, il éprouvait parfois le besoin de souffler. Bien sûr, en dix ans, les amitiés s’étaient éparpillées… Il remit la main sur des photos, réécouta des CD, feuilleta à nouveau des livres.
Le vendredi, enfin, il se décida. Il entra dans la chambre de sa mère. Tout était impeccable, tiré à quatre épingles, « J’ai fait le grand ménage », lui avait-elle dit en souriant. Elle avait même plié les draps et les couvertures. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas. Dans la penderie il trouva les cartons qu’elle avait dits, « à jeter », « à donner », et quelques vestes et manteaux « qui pourraient trouver à faire plaisir ».
Les papiers étaient dans le bureau. Elle avait tout rangé dans des chemises de couleur : la maison, les assurances… L’autorisation provisoire de séjour (novembre 73). Quelques échanges de courrier avec l’OFPRA. La naturalisation en 81, lundi 13 juillet 81. Sur le livret de famille son père était porté « disparu ». Malgré ses demandes réitérées auprès de l’ambassade, elle n’avait jamais reçu d’avis de décès.
Et puis il y avait cette chemise au bistre passé sur laquelle figurait un prénom de lui inconnu, Pablo. Un papier jaunet plié en quatre, écorné et couvert d’auréoles. Il l’ouvrit. « Hospital de Talagante, Calle Balmaceda, 1458 Talagante, Chile. Tel. 57 44 252. » C’était un acte de naissance. 
« … Est né ce jour, à 19h, Martinez Pablo Joaquin, fils de Martinez Joaquin Salvador et de Sanchez Amanda Matilde, son épouse… » Il releva la tête, chercha quelque part où poser le regard. Il écarta le rideau, le soleil inondait la rue. Sur la place des gamins tapageurs jouaient au ballon. Il les regarda un moment puis revint à la feuille tachée qui n’avait pas quitté sa main. Elle portait la date du 10 juin 1973.
***
A Santiago, à l’aéroport Benitez, il prit un taxi. Quand il donna l’adresse, le chauffeur lui jeta un regard suspicieux : « Isla de Maipo ? On en a pour une bonne demi-heure à cette heure-ci ». Ricardo agita la tête : « De toute façon, ce sera plus rapide et plus agréable que l’autobus ». L’hiver tirait à sa fin, il faisait doux et le chauffeur roulait vitre baissée. Cette ville, il avait l’impression de la connaître mais c’était la première fois qu’il y venait. Sa mère avait tiré un trait et ne voulait plus entendre parler de tout ça, dont elle portait le deuil. Il ne l’avait jamais vue habillée autrement que de noir. Cette tiédeur, les bruits de la rue… Il s’endormit.
« Monsieur ! Monsieur !... Camino de canteras, on y est… - le chauffeur eut un petit rire sec – Je ne sais pas si les carrières sont toujours là mais je crois bien qu’on vous attend. »
Une vieille femme était assise sur une chaise, devant la maison. Elle scrutait le taxi avec inquiétude. Elle cherchait à deviner, derrière les vitres teintées, qui pouvait bien s’arrêter là, au 1512 Chemin des carrières, où nul ne s’était arrêté depuis si longtemps.
Il descendit. Le chauffeur mit les bagages à terre et démarra. Ils n’eurent rien à se dire. Ils se dévisagèrent. Ils se reconnurent.

Elle lui raconta peu à peu. Ils étaient partis le 14 au matin. Un ami de son père les avait pris en charge jusqu’à la montagne, sa mère et lui. Ils avaient juste deux sacs, quelques papiers, un livre. Un passeur les emmènerait jusqu’à Mendoza. Son père les rejoindrait avec Pablo dès que la situation le permettrait. Le bébé avait de la fièvre et il n’était pas prudent de l’embarquer dans un tel voyage. Ici, Rosa veillait sur lui. Un médecin habitait dans la rue, il lui donna les médicaments.
« Il se disait les choses les plus folles sur ce qui venait de se passer, tu sais. Ton père venait la nuit et puis il fut obligé de se cacher. » Très vite, elle cessa d’avoir de ses nouvelles. C’est seulement vers la fin octobre qu’elle apprit son arrestation. La jeep avait stoppé bruyamment. Le gradé entra le premier, suivi de deux soldats en armes. Il parla de menées subversives et de la nécessité de « remettre de l’ordre dans cette pétaudière communiste ». Le bébé se réveilla dans la chambre et se mit à pleurer… « Sur le moment, j’ai cru que Joaquin leur avait tout dit. Ils l’ont enroulé dans un drap, ils n’ont rien pris de ses habits, rien que ses médicaments. Ils m’ont assurée que là où ils l’emmenaient il ne manquerait de rien et que le soir même son père le verrait… »
Elle se mit à pleurer silencieusement. Les larmes inondaient ses joues. Ricardo appuya tendrement son front contre le sien, « Abuela ! Abuelita ! »
Elle avait fait des recherches toutes ces années. Le docteur Cordoba l’emmenait parfois à la ville. Elle courait les bureaux, rentrait sans rien. Le nom qu’elle donnait ne disait rien à personne. Il n’apparaissait dans aucun fichier, elle devait se tromper… Un jour, le curé lui parla de l’orphelinat des Sœurs de la Providence, à Valparaiso, « Demandez Sœur Cristina de ma part ». Elle s’y rendit en bus, passa plusieurs contrôles militaires. Elle fit à pied les deux kilomètres de la gare routière au centre ville. Elle finit par sonner, en milieu d’après-midi, à la porte de la grande bâtisse coloniale, Cabo Rodriguez Alfaro, 975. On la fit entrer dans un petit parloir. Entre deux crucifix trônait la photo du général. Elle attendit une dizaine de minutes avant que la sœur la reçoive. Un bonnet blanc recouvert d’un petit voile noir lui entourait le visage.
Tout de suite Rosa parla du Père Urribe. La sœur sourit, il était un ami de son père. Rosa commença par se perdre dans des considérations générales, la sœur la coupa : « Comment s’appelle-t-il, l’enfant que vous cherchez ? » Elle n’était pas la première. La sœur prenait des notes au fur et à mesure. Tous les détails pouvaient se révéler utiles : la taille, le poids, la couleur des yeux… Elle écrivait au crayon dans un petit carnet rouge. Elle demanda : « Vous auriez une photo de lui ? » « De lui, non. Mais de ses parents, oui. Et de son frère… Je n’en ai qu’une, si vous pouviez… » Pendant qu’elle était partie faire des photocopies, une jeune fille apporta du thé et deux petits gâteaux secs.
La religieuse lui laissa peu d’espoir, « C’est le Père Urribe qui vous recontactera si nos recherches aboutissent ou si nous trouvons la moindre piste. Ne perdez pas confiance ».

Plusieurs années s’écoulèrent. On était maintenant en 1984. Un matin frileux d’avril. Le Père Urribe frappa à la porte. Il sortit une enveloppe de sa soutane. Elle contenait une photo. Un jeune communiant en costume sombre et brassard blanc, agenouillé sur un prie-Dieu, cierge à la main. Il était de trois-quarts mais il tournait le visage. Rosa resta de longues minutes sans dire un mot. « Il est arrivé à l’orphelinat en septembre, il avait quelques mois d’après les notes de la sœur infirmière. Il a été enregistré sous le prénom d’Enrique. On l’a donné pour né le 15 mai », dit le Père Urribe. Rosa hocha plusieurs fois la tête. Elle se leva et ouvrit le tiroir du buffet. D’une enveloppe en kraft elle fit tomber des photos. Une vingtaine peut-être. Elle les fit glisser et en retourna une qu’elle posa à côté du communiant. Elle dit alors : « Joaquin avait dix ans ». Le gamin avait été pris devant la maison par un voisin, il souriait à l’objectif. Le Père Urribe en prit une dans chaque main, il les rapprocha, les écarta, les rapprocha à nouveau et les reposa en soupirant « C’est très troublant ». « C’est lui », dit simplement Rosa. 
Il avait été adopté en 1976, à l’âge de trois ans. Lui était avocat, elle était sans travail et le médecin avait été formel : jamais elle ne pourrait avoir d’enfant. Il s’appelait Enrique Alberti et il allait au collège Saint-Georges, à Vitacura, au nord-est de Santiago. Ses parents y habitaient, avenue Luis Pasteur, 350.
Vingt fois elle avait pris le bus et le métro. Elle avait passé des heures à le guetter. Une fois ils étaient sortis à pied, ses « parents » et lui. Elle les avait suivis. Ils étaient allés déjeuner dans un restaurant chic qui servait des fruits de mer. Ce devait être une occasion particulière. Ils étaient endimanchés et l’homme avait commandé un vin pétillant de France. Elle passa plusieurs fois devant eux. Ils avaient la cinquantaine et rien dans leurs manières n’était haïssable. Le garçon s’ennuyait avec discrétion. Un moment il leva les yeux, il s’était installé face à la fenêtre et son regard tomba dans celui de Rosa. Elle sentit quelque chose la remuer jusqu’à l’âme.

Il n’eut aucun mal à trouver, à deux pas de la Moneda, le 16, rue Santa Isabel. C’était un immeuble bas, quatre niveaux, avec des fleurs sur les balcons. Il appela par l’interphone, on ouvrit. Il monta. Juste en face de l’escalier la porte était entrouverte. Le jeune homme alluma le palier et lui tendit la main en souriant. Ricardo frissonna. « Ma femme revient, nous étions sans café… »
L’appartement était clair et meublé avec style. Du moderne assez design. Ils s’assirent dans des fauteuils de cuir rouge. « Excusez-moi de vous recevoir comme ça, dit l’homme, mais je m’absente toute la semaine… Vous êtes historien, c’est ça ? » Ricardo hésita et se contenta de répondre « C’est à peu près ça… » « Je n’ai pas bien compris au téléphone en quoi je pouvais vous être utile. Je suis graphiste et les choses de l’art n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire… » Il rit et, au moment précis où il rit, quelque chose d’imperceptible advint : il se passa la main dans les cheveux et les rejeta vers l’arrière. Ses yeux d’un noir sombre prirent un éclat si particulier que Ricardo en trembla. Son père avait le même tic. Il perdit toute contenance et commença à bredouiller.
A ce moment la clef tourna dans la serrure et la femme entra. Elle irradiait. « Laura… Monsieur Martinez, dont je t’ai parlé. » Quand elle lui serra la main avec entrain, il sentit son parfum délicat. « Alors je peux vous le proposer. Un petit café ? J’ai pensé aux croissants, ça vous dit ? » « Oh non, il ne fallait… » Elle avait déjà fait volte-face et poussait la porte de la cuisine.
Ricardo avait retrouvé son assurance : « Graphiste, c’est exactement ce que je cherchais. Figurez-vous que je travaille sur les photos de famille… Vous sauriez vieillir quelqu’un sur une photo ou le rajeunir ? » A nouveau Enrique se mit à rire : « Oh là là ! Je vous vois venir. Si c’est pour des faux papiers, ne comptez pas sur moi ». Ricardo sortit de son cartable une chemise à rabats. Il aligna sur la table des photos noir et blanc, de lui à différents âges, et deux en couleurs. « Je les ai sorties de l’album de famille », dit-il. « C’est votre mère ? » demanda Enrique. Ricardo hocha la tête, « Et Rosa, ma grand-mère, qui habite à Isla de Maipo… Vous ne remarquez rien ? »  
Enrique observait, vaguement intrigué, sans bien comprendre où il voulait en venir. Dans la cuisine, sa femme avait mis la radio, ces programmes bruyants du matin car il n’était pas dix heures. Elle apporta le plateau, le posa sur la table et s’approcha du guéridon où les photos s’étalaient. « Des photos de famille de M. Martinez », commenta son mari. Elle plissa l’œil comme on fait pour observer un détail et tout de suite pointa un des clichés : « C’est incroyable, chéri, on dirait toi ! » Elle désignait un jeune communiant en costume sombre agenouillé sur un prie-Dieu. « N’est-ce pas ? dit Ricardo. Mais regardez ceci : je trouve que c’est encore plus intrigant. »
Il posa sur le verre la photo de son père qu’il aimait entre toutes. La femme, interloquée, la prit, « Mais Enrique… » Elle faisait glisser sa main gauche de haut en bas, cachant progressivement chaque partie du visage, les cheveux, le front, les yeux, la moustache, le menton et dévisageant son mari, qui convint : « Oui, c’est sûr, il y a un petit quelque chose. Mais qui est-ce ? » Ricardo hésita une seconde : « Enrique, si je suis historien, ce n’est que de ma famille. Cet homme s’appelait Joaquin Salvador Martinez, il a disparu en octobre 1973. Cette photo est publique, il accompagne le cercueil de Pablo Neruda. »
Sa femme avait servi le café. « Ah, j’ai oublié les croissants ! » Elle retourna dans la cuisine.
Ricardo s’était arrêté. Enrique sortit de sa poche un paquet de Belmonts et lui en proposa une. Ils allèrent sur le balcon. La ville s’étirait paresseusement. Au clocher voisin dix heures sonnèrent. « Enrique… Cet homme est votre père… » L’autre tira nerveusement sur sa cigarette. « Ce n’est pas possible, j’ai tous mes papiers. J’étais orphelin quand les Sœurs m’ont recueilli… » Il aurait pu aussi bien le jeter dehors et oublier toutes ces conneries mais il restait là, à tirer comme un damné sur sa Belmonts dans le soleil montant. On était en septembre, le mardi 11, et le lendemain il devait partir dans le Sud négocier un contrat important à Punta Arenas. 
Ricardo passa son bras autour de son épaule. « Enrique, je suis venu vous annoncer une très triste nouvelle… » Il se tourna vers lui : « Maintenant, vous êtes orphelin… Maman est morte au début juillet… », dit-il en un souffle.
A ce moment la femme cria : « Venez vite voir, c’est terrible ce qui se passe ! » « Mais où ça ? » demanda son mari. « Aux Etats-Unis, je viens d’entendre à la radio. Il paraît que la télévision passe les images en boucle… » Ils rentrèrent précipitamment. Le poste grésilla. Ils aperçurent sur l’écran la vision incompréhensible d’un avion qui venait percuter une tour en plein New-York. Un immense panache de fumée blanche jaillit instantanément vers le haut de la tour, il s’irisa de flamboiements et vira au noir.
« Dieu de Dieu ! s’écria la femme, nous allons tous mourir !... » Debout devant la télévision, tous les trois se prirent les mains.




10 commentaires:

  1. J'aime bien l'écriture, même si j'aurais sabré quelques passages (pour gagner en concision). Ton ex-patron sait placer une atmosphère, c'est indéniable. Bisous

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    1. Je le préfère sur des textes un peu plus court mais aucun doute sur le fait que c'est un vrai écrivain !

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    2. on est d'accord sur les textes courts (la première nouvelle que tu as publiée de lui était magistrale)

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    3. Mais ses romans, eux aussi très courts, sont vraiment bons.

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  2. Je l'ai lu ce matin en arrivant au boulot, histoire de bien commencer la journée... Comme toi, j'ai préféré le premier texte, plus court, plus percutant... mais celui ci est superbe aussi !

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    1. Il faudra que je te fasse découvrir un jour son 1er roman...

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  3. J'ai enfin pris le temps de la lire, hier, pendant ma pause déjeuner.
    Même si elle est, je trouve, moins percutante que la première, sans doute aussi un peu à cause de sa longueur, l'auteur réussit à instaurer une véritable ambiance avec une chute pour le moins inattendue.
    Talent !

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    1. C'est aussi un format peu confortable je trouve pour une lecture en ligne. La forme courte est plus adaptée.

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