jeudi 2 mai 2013

Les poissons ne ferment pas les yeux - Erri De Luca

« J’avais maintenant dix ans, un magma d’enfance muette. Dix ans, c’était un cap solennel, on écrivait son âge pour la première fois avec un chiffre double. L’enfance se termine officiellement quand on ajoute le premier zéro aux années. Elle se termine, mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l’intérieur et calme à l’extérieur. […] J’étais dans un corps pris dans un cocon et seule ma tête tentait de le forcer. »  

Erri de Luca passe l’été de ses 10 ans sur l’île d’Ischia, au large de Naples. C’est un gamin studieux, taciturne, qui reste à l’écart des enfants de son âge. Sur la plage, il pratique assidûment les mots croisés « son atelier de mécanique de la langue ». Il lit beaucoup : Don Quichotte et les auteurs américains (« ils n’y allaient pas par quatre chemins, pas d’introspection, mais des récits d’hommes et d’espaces »). Il prend aussi le temps d’observer les gens et les choses, il nage, il déambule dans les ruelles, il accompagne un pêcheur en mer la nuit : « Mon dos oscillait doucement avec les vagues, ma poitrine se gonflait et se dégonflait sous le poids de l’air. Il descend d’une telle hauteur, d’un amas si profond d’obscurité, qu’il pèse sur les côtes. Des éclats tombent en flammes en s’éteignant avant de plonger. Mes yeux essaient de rester ouverts, mais l’air en chute les ferme. Je roulais dans un sommeil bref, interrompu par une secousse de la mer. Maintenant encore, dans les nuits allongées en plein air, je sens le poids de l’air dans ma respiration et une acupuncture d’étoiles sur ma peau. »

Il va également rencontrer une fillette. Une fillette comme lui, sérieuse, qui ne se mêle pas à ses contemporains. Avec elle il va engager de longues conversations et découvrir le frémissement du désir. Mais leur amitié suscite des jalousies et les gamins de l’île vont lui mettre une raclée. Il ne se défendra pas, voyant dans ce tabassage en règle l’occasion de faire éclore ce corps nouveau auquel il aspire désormais : « A dix ans, je croyais à la vérité des coups. L’irréparable me semblait utile. »     

Un texte bref et lumineux, solaire. Un récit d’initiations, à la fois sentimentales et morales. Et toujours la délicieuse petite musique de De Luca qui vous rappelle que le livre que vous tenez entre les mains est une œuvre littéraire d’une rare qualité. Chaque phrase est une merveille d’équilibre. Les courts paragraphes qui composent l’ensemble sont autant de pièces d’orfèvrerie parfaitement ciselées. Un exemple ? Ces quelques lignes où l’auteur, devenu sexagénaire, parle de son célibat et du fait qu’il n’a jamais eu d’enfants : «  Ceux qui ont eu des enfants ont vu le temps grandir sur eux. Moi, j’ai pu le suivre sur les arbres plantés, sur l’ombre des feuillages qui s’élargit par terre. Je n’ai pas compensé par la naissance de fils la perte de mes deux parents morts dans mes bras, en lorgnant à la dérobée leur prolongement sur les nouveaux enfants. Les vies de mes deux parents sont dans la prison des absents et aucun jour ne passe sans que j’attende dehors. »

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? C’est simplement de toute beauté.

Les poissons ne ferment pas les yeux, d’Erri De Luca. Gallimard, 2013. 130 pages. 15,90 euros.

Une lecture commune un peu spéciale que j’ai le plaisir de partager avec Marilyne. Spéciale parce que l’on ne parle pas du même livre mais du même auteur. C’est une première pour moi mais j’aime bien le principe. Filez donc chez elle lire son avis sur Acide, Arc-en-ciel.








40 commentaires:

  1. Jamais lu l'auteur (honte)
    Et maintenant je me demande, non seulement si les poissons ferment les yeux, mais aussi s'ils dorment, alors... ^_^

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    1. En fait le titre a un rapport avec le 1er baiser du garçon et de la fillette...

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  2. Je crois que je vais le lire ^^
    ( j'aime beaucoup ce principe, ravie de d'y avoir initié )

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    1. J'espère bien que tu va le lire, il ne peut que te plaire.

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  3. Tu n'as rien à nous dire de plus, ton billet fait magnifiquement envie.

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    1. Merci, j'ai fait de mon mieux et je voulais vraiment tenter de faire ressentir le plaisir que j'ai eu à la lecture.

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  4. ça semble en effet de toute beauté, mais... à lire au bon moment, car pas une lecture facile, tout de même.

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    1. Détrompe-toi, ce n'est pas une lecture plombante. Sans doute mon dernier extrait qui te fait penser cela mais la tonalité générale n'est pas du sombre.

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  5. Il faut vraiment que je découvre cet auteur dont tout le monde fait l'éloge.

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    1. Il me semble que c'est un des auteurs actuels incontournable.

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  6. Ah, De Luca , un bonheur à chaque fois !

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  7. Quel billet !!! J'ai déjà noté cet auteur chez In Cold Blog je crois, là tu me pousses au crime, je vais me dépêcher de trouver un titre et pourquoi pas celui-ci ? :)

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    1. Il est sorti la semaine dernière, impossible de ne pas le trouver en librairie ;)

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  8. Ca ne respire pas la joie de vivre mais pourtant, ton billet sensible me donne envie de m'y plonger ...

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    1. Non ce n'est pas si triste que ça. Par contre l'écriture sera peut-être trop elliptique pour une dévoreuse de pavés comme toi.

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    2. Tu es fermement convaincu que je ne lis que des pavés... mais c'est pas vrai. Il m'arrive aussi de lire des romans "normaux", je t'assure ! ^_^

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    3. Tu as raison. Et puis je sais que tu devrais bientôt lire un tout petit roman jeunesse...

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  9. Je vais noter celui-ci avec le Kourkov ! C'est bien aussi, en effet, une lecture commune sur le même auteur...

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    1. Oui c'est une idée de Marilyne et je la trouve très bonne. On va d'ailleurs la renouveler d'ici peu grâce à toi...

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  10. Encore jamais lu cet auteur bien que j'ai deux de ses livres dans ma PAL et ton avis donne envie de s'y mettre.

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    1. Plonge donc dans ta pal et fais-moi remonter ces deux livres au plus vite.

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  11. J'ai lu une fois Erri et je ne m'en suis pas remise. Je retenterai sous un meilleur jour ! Bisous

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    1. Il me semble que ce titre-là a tout pour te convenir. Tu ne peux pas rester sur malentendu avec Erri, vous valez mieux que ça tous les deux^^

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  12. Oulalala ça va encore faire mal à ma PAL !!! Superbe billet, j'ai envie de le lire tout de suite !! Mais je ne pourrais pas !!! alors je vais me contenter de le noter pour le moment en début de liste :D
    Bonne soirée !

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    1. Mets-le tout en haut de la liste, il le mérite vraiment !

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  13. J'adore "la petite musique" de De Luca...^^

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  14. Remarque, s'il lit "Don Quichotte" à dix ans, ça n'est pas étonnant qu'il n'ait pas beaucoup d'amis...

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    1. En fait il explique qu'il ne voyait pas du tout le coté amusant de Don Quichotte : "Je le prenais à la lettre et la raclée qu'il devait subir à tous les chapitres me faisait pleurer de rage."

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  15. j aime beaucoup cet auteur , mais honte à moi, j'ai tendance à oublier ses livres après les avoir lus!
    certains livres me font cet effet je ne sais pas pourquoi.
    Luocine

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    1. Il a beaucoup écrit et tous ses titres ne sont pas forcément au même niveau mais Le poids du papillon et celui-ci, je ne suis pas près de les oublier.

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  16. Tu as l'air sous le charme de cette lecture.

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  17. Alors là je pense qu'il va me plaire ! Je note !

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  18. Beau billet inspiré prouvant combien tu as aimé cet auteur! J'ai lu de lui "Pas ici, pas maintenant", sur Naples et sa mère. Il écrit bien mais bon... j'ai envie de découvrir d'autres auteurs italiens maintenant.

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    1. C'est vrai que c'est un peu "l'auteur italien contemporain incontournable" et qu'il y en a bien d'autres à découvrir.

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  19. Cet auteur ne m'avait jamais attiré et tu es le premier à m'avoir donné envie de le lire ! Chapeau !

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