mardi 15 mars 2016

Dragon de glace - George R.R. Martin

Aujourd’hui Noukette et moi avons décidé de changer d’air, de nous écarter des thématiques très actuelles ancrées dans les soucis propres à l’adolescence pour nous plonger dans un conte signé par l’auteur de Game of Thrones et publié pour la première fois en 1980. Nous voila donc partis pour un royaume peuplé de dragons où les conditions de vie sont rudes et où la guerre fait rage.

Adara est une enfant de l’hiver, née « durant le pire gel dont quiconque se souvenait ». Sa mère mourut en la mettant au monde. La fillette avait « la peau bleue pâle et glacée à la naissance et ne s’était jamais réchauffée depuis lors malgré les années ». L’histoire raconte comment Adara rencontra un dragon de glace, le dompta, le chevaucha et affronta l’armée ennemie envahissant les terres de sa famille.

Un petit ouvrage qui a tout pour plaire aux enfants auxquels il s’adresse. Chaque épisode du récit (du quotidien à la ferme à l’exode des populations fuyant les combats, des chevauchées à dos de dragons aux affrontements épiques en plein cieux) est décrit avec une minutie et une force d’évocation qui emportera à coup sûr l’adhésion du lecteur. L’objet-livre en lui-même est somptueux, magnifié par les illustrations tout en nuances de bleu et de gris de l’artiste espagnol Luis Royo.

Métaphore du passage à l’âge adulte, ce conte initiatique à l’écriture des plus classiques (la concordance des temps passé simple/imparfait est un modèle du genre) sera idéal pour les jeunes lecteurs désirant découvrir la fantasy en douceur avec un texte de qualité.

Dragon de glace de George R.R. Martin (ill. Luis Royo). Flammarion, 2015. 116 pages. 12,90 euros. A partir de 8 ans.


Une lecture jeunesse que je partage une fois de plus avec ma complice préférée.










lundi 14 mars 2016

Avant l’apocalypse - Adèle Bourget-Godbout et Réal Godbout

Que seraient devenus les dinosaures s’ils ne s’étaient pas éteints ? Le québécois Réal Godbout et sa fille Adèle répondent à la question avec malice et imagination, nous transportant dans un univers peuplé de dinos humanisés évoluant dans un décor fortement inspiré du début du 20ème siècle. La société de l’époque nous est présentée à travers les yeux d’une petite fille dinosaure  s’interrogeant sur le monde qui l’entoure. Entre observation du quotidien et réflexions très personnelles, la fillette  porte un regard à la fois naïf et pertinent sur la vie et les autres.

Un album splendide, graphiquement très travaillé. Chaque illustration pleine page aborde une thématique différente, comme autant de tableaux fourmillant de détails. Le format XXL permet d’en prendre plein les yeux et la double-page centrale sous forme de planisphère vaut à elle seule le détour.

Coté texte, les cartouches de quelques lignes en bas de page rappellent le ton enfantin du journal intime. La narratrice observe, interroge, rêve. Elle parle de la vie, de la mort, de Dieu, elle constate l’industrialisation de la société et l’essor des loisirs, découvre les grèves, l’arrivée de migrants, les vacances au bord de mer… c’est à la fois frais, léger et profond, finalement typique des réflexions que peut se faire une petite fille en train de grandir.

Un ouvrage superbe d’inventivité, audacieux et décalé au propos d’une grande finesse. Aussi réjouissant qu’original.

Avant l’apocalypse d’Adèle Bourget-Godbout et Réal Godbout. Marmaille et compagnie, 2016. 70 pages. 16,00 euros. A partir de 8 ans.







vendredi 11 mars 2016

Zaï zaï zaï zaï - Fabcaro

Quel couillon ce Fabrice ! Dessinateur de BD de son état, il s’est rendu compte en arrivant à la caisse de son supermarché qu’il avait oublié sa carte de fidélité. Une erreur impardonnable qui lui vaut une interpellation en bonne et due forme par le vigile. Menaçant ce dernier avec un poireau, il parvient à s’échapper in extremis. Commence alors pour lui une longue cavale avec, aux trousses, tous les flics et les médias du pays…

De l’or en barre cet album complètement déjanté au titre rendant un vibrant hommage à notre Joe Dassin national. Loufoque, absurde, fonctionnant sur le décalage permanent et drôlissime entre l’image et les dialogues, c’est simple, on se bidonne de la première à la dernière page. Et on déguste en arrière plan la critique sociale grinçante où tout le monde en prend pour son garde, des piliers de comptoirs complotistes aux forces de l’ordre décérébrées en passant par les journalistes apôtres de la non-information en continu, le tout saupoudré d’une bonne dose d’autodérision (l’auteur de BD ce parasite, ce nuisible, ce marginal…). En fait, le non sens poussé à ce point en deviendrait presque poétique par moments.

Honnêtement, je ne suis pas fan du dessin, qui me rappelle trop ce trait de Bastien Vivès avec lequel j’ai beaucoup de mal. Par contre le découpage en séquences d’une à deux pages donne un rythme parfait à la lecture et la bichromie de noir et brun délavé tirant sur le caca d’oie souligne à merveille la médiocrité ambiante.

Un album pour se détendre les zygomatiques, il serait stupide de ne pas en profiter, surtout par les temps qui courent. Et au-delà de l’humour « intelligemment absurde », la peinture de notre société et de ses nombreux travers fait mouche, sans manichéisme, sans que Fabcaro ait besoin d’enfiler le costume du donneur de leçon. Un régal, ni plus ni moins !

Zaï zaï zaï zaï de Fabcaro. Six pieds sous terre, 2015. 70 pages.


Un grand merci à Framboise pour ce bien joli cadeau ramené tout droit d'Angoulême !


Les avis de LunchLuocine, Mo, Noukette, SabineYvan








mercredi 9 mars 2016

Apache - Alex W. Inker

Paris, années 20. Dans un troquet désert, le patron tatoué et édenté attend le client. Un rupin adipeux entre en râlant parce que sa traction est tombée en rade alors qu’il se rendait aux courses. La jeune métisse qui l’accompagne ne pense qu’à se rincer le gosier et faire du gringue au tatoué. Quand le rupin fait un malaise et que son chauffeur débarque pour annoncer que la bagnole est réparée, l’atmosphère s’alourdit et la situation prend une drôle de tournure.

Ici, les julots ne se séparent jamais de leur pouliche, sauf pour les laisser michetonner. Ici, on ouvre grand ses esgourdes, on règle les problèmes à coups de surin, on extrait les ratiches à la pince monseigneur, on rêve d’ouvrir un claque avec le pèze gagné en sales combines…

Pour faire simple, tout m’a plu dans cet album. J’ai adoré ce Paris des années 20, l’univers des voyous de la Belle Époque, ces durs à cuire revenus de Cayenne et des Bat d’Af (bataillons disciplinaires d’Afrique du nord), la poulette qui n’a pas froid aux yeux et les dialogues fleuris plein d’argot. Sans parler de la tension sexuelle montant crescendo, des entourloupes et de l’appât du gain comme cause commune, d’une sombre histoire de vengeance, d’un flashback dans les tranchées, de trajectoires pas très nettes où se mêlent amour et trahison, etc.

Dis comme ça, ça peut paraître un peu fouillis mais au final la narration est limpide : quatre personnages pour un huis clos poisseux où chacun semble jouer carte sur table mais ne pense en fait qu’à sa pomme.

Alex W. Inker signe un premier album plein d’audace et de maîtrise. Son univers graphique rend hommage au dessin de l’entre deux-guerres (les Pieds Nickelés apparaissent d’ailleurs au détour d’une case) grâce à l’utilisation d’une bichromie noire et rouge en trame du plus bel effet. L’objet-livre en lui-même est superbe, un pavé à l’italienne au cartonnage épais fleurant bon l’encre comme les ouvrages d’antan.

Je le reconnais, au vu du sujet et de son traitement, ce ne sera pas l'album de tout le monde. Mais si vous cherchez de la nouveauté en BD, de la nouveauté de qualité fignolée avec amour, application et talent, je vous le recommande chaudement.

Apache d’Alex W. Inker. Sarbacane, 2016. 125 pages. 22,50 euros.











mardi 8 mars 2016

Dans le désordre - Marion Brunet

Le groupe
La bande
La famille
Le nœud
La meute
Ils sont là.

Ils sont sept. Sept parcours, sept destins, sept histoires, sept caractères réunis par la même envie de vivre autrement, à la marge. Vivre libre, ensemble, loin des carcans. La rage au ventre, ils débattent, s’engagent, manifestent. Face aux CRS, dans les effluves des gaz lacrymogènes, ils tissent des liens indéfectibles. Investissant une maison « abandonnée », ils mettent en œuvre dans leur squat une organisation collective permettant à chacun de s’épanouir. Et au milieu de ce terreau libertaire va pousser la plus belle des histoires d’amour. Entre Jeanne et Basile, c’est le coup de foudre, l’attirance incontrôlable, cet autre que l’on ne pensait jamais trouver et qui pourtant est bien là, bras, cœur et corps grand ouverts. Une relation fusionnelle, incandescente, intense, que l’on pense éternelle. Parce que demain ne leur a jamais paru aussi beau. Parce que « demain est une promesse »…

Marion Brunet ne donne aucune leçon avec ce roman engagé. Elle présente juste une façon d’envisager l’existence, certes marginale, mais qui en vaut bien d’autres. L’aventure humaine relatée ici conte le cheminement d’une bande d’amis unie par la colère et l’incompréhension face à un monde dont ils ne partagent pas les valeurs. Ils sont beaux ces enfants de la révolte. Attachants, sensibles, agaçants aussi parfois, tellement riches de leurs espoirs, de leur lucidité désenchantée, persuadés qu’ils ne changeront jamais les choses, car le pouvoir restera toujours à la force brute de l’état policier, mais incapables de rentrer dans le moule formaté que la société leur propose.

Le texte est porté par une écriture pleine de souffle, rythmée, percutante. Sans envolées lyriques malvenues mais avec un réalisme et une chaleur qui illuminent chaque page. Et puis cette fin tragiquement belle, qui vous empoigne et vous serre le cœur, vous laisse groggy et désemparé avant d’insuffler une petite dose d’optimisme qui redonne espoir. Un roman magnifique, qu’il serait stupide de réserver à un lectorat adolescent tant son propos est universel et ses qualités littéraires évidentes.

Dans le désordre de Marion Brunet. Sarbacane, 2016. 250 pages. A partir de 14 ans.


Une pépite que je partage évidemment avec Noukette.















lundi 7 mars 2016

Trois fois dès l’aube - Alessandro Baricco

Après Mr Gwynn, j’ai eu envie de retrouver au plus vite l’univers si particulier de Barrico. Trois fois dès l’aube s’est imposé comme une évidence puisque ce petit recueil de trois histoires est censé avoir été écrit par Mr Gwynn lui-même, sous pseudonyme. Et même s’il peut se lire indépendamment du roman, enchaîner sa lecture à la suite de ce dernier est un plus non négligeable je trouve.

Trois histoires se déroulant à l’aube, ce moment si particulier où un nouveau jour s’annonce, entre chien et loup, dans une lumière digne d’un tableau d’Edward Hopper. Trois histoires ayant comme point commun un hôtel miteux et impersonnel. Trois histoires de rencontres et de confidences entre un homme et une femme. Des rencontres qui vont provoquer un séisme, un bouleversement, un nouveau départ. Mais Baricco reste Barrico. Joueur, faisant de la fiction le lieu de tous les possibles. Pas pour rien qu’il précise en introduction : « ces histoires décrivent deux personnages qui se rencontrent à trois reprises, mais chaque rencontre est à la fois l'unique, la première et la dernière. Ils peuvent le faire parce qu’ils vivent dans un Temps anormal qu’il serait vain de chercher dans l’expérience quotidienne. Un temps qui existe parfois dans les récits, et c’est là un de leurs privilèges. »

Ainsi donc, ces personnages sont les mêmes. Cette femme qui fait un malaise dans le hall d’un hôtel et se retrouve dans la chambre de l’inconnu lui ayant porté secours. Cette jeune fille de seize ans s’enfuyant avec un veilleur de nuit pour échapper à son petit ami violent. Et cette policière devant prendre en charge un ado venant d’assister à l’incendie de sa maison et à la mort de ses parents. Inimaginable en théorie. Sauf que. La fiction permet toutes les audaces, et Baricco le sait mieux que quiconque.

Un bonheur de retrouver cette écriture élégante qui coule avec limpidité, cet art consommé des dialogues, cette mélancolie ensorcelante. Car Baricco est un charmeur qui ne cesse de nous rappeler « la mystérieuse permanence de l'amour dans le tourbillon incessant de la vie ». Un auteur vraiment unique qui, je pense, jamais ne me décevra.  

Trois fois dès l’aube d’Alessandro Baricco. Gallimard, 2015. 120 pages. 13,50 euros.



dimanche 6 mars 2016

Les lectures de Charlotte (14) : L’escargot - Magali Attiogbé

Petit escargot 
Porte sur son dos
Sa maisonnette. 
Aussitôt qu'il pleut, 
Il est tout heureux, 
Il sort sa tête.

Charlotte adore cette comptine que j’ai dû lui chanter un millier de fois. Elle n’est pas dans ce petit livre mais elle y aurait assurément sa place. Dans cet album de la collection « Ma petite nature », sont distillées quelques informations incontournables sur un ton proche de la comptine :
« Je suis un escargot. Je porte ma maison sur mon dos. Quand il fait trop chaud, je me cache dans ma coquille. Quand il pleut, c’est la fête ! »

Les enfants découvrent aussi que le gastéropode doit échapper au regard des oiseaux, qu’il adore la salade, qu’au printemps il est amoureux et qu’il cache ses œufs dans la terre.



Les illustrations sont rondes et colorées, quelques pages jouent avec des effets de découpe rendant la manipulation interactive. Le texte, simple et précis, va à l’essentiel sans se disperser et le petit format aux coins arrondis et à l’épais cartonnage assure une prise en main confortable.

Un album aussi ludique qu’instructif qui permet aux tout-petits une première approche en douceur du documentaire. J’ai déjà repéré d’autres titres de la collection susceptibles d’intéresser ma pépette. D’ici peu, la grenouille, la fourmi et le papillon rejoindront l’escargot sur les étagères de sa bibliothèque.



L’escargot de Magali Attiogbé. Amaterra, 2016. 20 pages. 9,50 euros. A partir de 3 ans.






vendredi 4 mars 2016

Corrosion - Jon Bassoff

Un vétéran d’Irak revenu au pays défiguré tombe en panne dans un bled paumé. Au troquet du coin, il assiste à une dispute entre un couple. Après avoir dérouillé le mari violent, l’ex-soldat repart avec la femme. Pas forcément l’idée du siècle, pour l’un comme pour l’autre, vu la façon dont les choses vont se dérouler par la suite…

C’est un fait, il n’est pas bon d’enchaîner deux lectures très, très sombres dans la même semaine. D’abord pour le moral. Avec l’actualité et la météo déprimantes en plus, ça plombe sérieusement. Ensuite parce qu’on ne peut pas s’empêcher de comparer. Et pour le coup, Corrosion ne sort pas gagnant de sa confrontation face à Un homme à terre. Le problème de Corrosion, c’est la folie. Le personnage est cinglé, sa démence permet tous les comportements déviants sans justification (à part peut-être un rapport à la mère et par extension un rapport aux femmes des plus compliqués). C’est facile je trouve. Dans Un homme à terre, les dérapages répondent à des situations tangibles, des urgences vitales, un désespoir lié à des choix extrêmement concrets à faire, ou pas. On dépiaute la nature humaine jusqu’à l’os, sans jugement mais en restant dans le rationnel. Et clairement, je préfère.

Après, Corrosion est un vrai bon roman noir à l’ambiance pesante et à la construction tout sauf linéaire. Mais sa lecture ne m’a pas procuré beaucoup de sensations. Pas forcément de l’ennui mais quelque chose ressemblant à de l’indifférence, ce qui est limite pire. Le parcours du narrateur ne m’a pas passionné, c’est le moins qu’on puisse dire. Et puis l’écriture manque un peu de caractère, de relief. Pas une déception à proprement parler mais je m’attendais à mieux. Et maintenant, pour me remettre de mes émotions après ces deux romans éprouvants, il va me falloir des textes dégoulinant de sucre et de guimauve, plein d’arc-en-ciel  et de licornes pailletées. Le problème, c’est que je n’ai pas ça en stock...

Corrosion de Jon Bassoff. Gallmeister, 2016. 230 pages. 17,20 euros.









mercredi 2 mars 2016

Le maître des crocodiles - Stéphane Piatzszek et Jean-Denis Pendanx

1984. Léo, documentariste et militant écologiste, débarque dans un archipel d’Indonésie avec son ami Bernard et sa compagne Isabelle qui attend leur premier enfant. A l’occasion d’une baignade matinale, cette dernière est attaquée par un crocodile géant. Une chasse au « monstre » s’engage aussitôt mais le corps sans vie de la jeune femme est récupéré et l’animal parvient à s’échapper. Trente ans plus tard, Léo revient sur les lieux du drame pour clôturer définitivement ce qui sera resté à jamais le drame de sa vie.

Il y a bien sûr du Moby Dick dans ce « Maître des crocodiles ». La référence au chef d’œuvre de Melville est évidente. Léo possède la même obsession, le même entêtement qu’Achab. Un ennemi à affronter, une quête qui, au-delà d’un pur désir de vengeance, donne un sens à son existence. Mais le récit lorgne aussi du coté des dents de la mer avec quelques séquences assez sanglantes et propose une réflexion proche de la fable écologique où le lien entre l’homme et la nature apparaît dans toute sa complexité. Le lecteur découvre aussi le quotidien difficile des habitants de ces îles isolées où le tourisme se développe et où les ressources naturelles continuent de s’épuiser malgré une prise de conscience ayant permis jusqu’alors d’éviter une catastrophe de grande ampleur (notamment grâce à l’arrêt de la pêche aux explosifs qui détruisait les récifs coralliens et l’ensemble de l’écosystème marin).

Le dessin est superbe et le travail sur la lumière, notamment, est impressionnant. Les aquarelles de Jean-Denis Pendanx magnifient les paysages luxuriants, entre jungle et océan, et offrent une esthétique plus suggestive que réaliste, ce qui n’est pas plus mal, surtout pendant les scènes où le crocodile entre en action.

Une histoire forte et engagée qui, au-delà du duel entre l’individu et l’animal, interroge sur l’influence néfaste qu’exerce l’homme sur son environnement. Sans compter que les multiples niveaux de lecture donnent à l’ensemble richesse et profondeur.

Le maître des crocodiles de Stéphane Piatzszek et Jean-Denis Pendanx. Futuropolis, 2016. 140 pages. 20,00 euros.





mardi 1 mars 2016

Le premier mardi c'est permis (46) : Les filles d'Ève - Frédérique Martin

Une halle couverte aux vitres monumentales. Du monde partout, un brouhaha d’enfer. Un reporter, caméra sur l’épaule, suit un concierge de luxe à la recherche de bonnes affaires pour ses riches clients. La marchandise qu’il convoite est étudiée de près et doit répondre à des critères physiques précis. Seuls les plus beaux spécimens l’intéressent.

Ici, on vient acheter des femmes : « la tragique raréfaction du sexe féminin avait conduit les gouvernements à prendre des mesures draconiennes pour éviter sa disparition ». Privées de liberté, les femmes sont devenues des produits, du bétail rare et hors de prix. Asservies, exploitées, elles ont perdu le statut d’être humain. Mais la colère gronde. Soudain, alors que le chef de l’état arpente les allées, une étincelle embrase la foule et sonne le temps de la révolte. Dans la panique ambiante, le reporter suit la jeune femme qui a mis le feu aux poudres, bien décidé à évacuer la frustration qui l’habite depuis trop longtemps : « Je veux ce qui me revient de droit. Je veux tes seins et tes fesses. Ta bouche aussi. » Mais la belle est bien décidée à ne pas se laisser faire car « le temps des femmes dociles s’achève ».

Une nouvelle de Frédérique Martin dans l’esprit du recueil publié il y a peu. Avec ce soupçon d’étrangeté, cette ironie mordante et cette représentation d’un futur proche pour le moins effrayant. Sans compter qu’à ces ingrédients vient s’ajouter une tension sexuelle parfaitement mise en scène.

Que retenir de ce texte si joliment troussé ? Que le sexe fort n’est pas celui que l’on croit ? Bon, c’est tout sauf un scoop pour moi, je suis bien placé pour savoir à quel point les mâles sont faibles, lâches, opportunistes, prêts à jeter leurs principes aux orties dès que la situation le permet, et à quel point une virilité de façade et une force physique portée en étendard ne suffisent pas à asseoir une quelconque supériorité. Frédérique Martin le démontre avec finesse et conviction, sans gros sabots. Parce que l’évidence saute aux yeux : malgré les apparences, les rapports hommes/femmes sont toujours menés par ces dames. Et personnellement ce n’est pas pour me déplaire, l’orgueil et l’amour propre typiquement masculin, il y a fort longtemps que je m’en tamponne.

Les filles d’Ève de Frédérique Martin. Éditions In8, 2012. 25 pages.

Un grand merci et un gros bisou à Stephie pour le cadeau !

Les avis de Noukette et Stephie













lundi 29 février 2016

Un homme à terre - Roger Smith

« Une heure avant l’arrivée des tueurs, John Turner regardait le soleil se coucher sur les monts Tucson en sirotant une eau de Seltz, debout à côté de sa piscine surdimensionnée ». Où comment annoncer la couleur dès la première phrase d’un roman. John et sa femme Tanya  vont se faire braquer à domicile par trois hommes déterminés. Des tueurs.

Je n’ai même pas envie d’en dire plus. A part peut-être que les apparences sont parfois trompeuses. John est en Arizona depuis dix ans et gagne très bien sa vie en vendant des aspirateurs de piscine. Il a quitté l’Afrique du sud avec un joli pactole, laissant derrière lui un passé trouble. Tanya l’a accompagné mais elle déteste l’Amérique et son mode de vie. Le couple bat de l’aile malgré la présence de Lucy, leur fille de neuf ans. Et John a eu le malheur de tomber amoureux de sa sculpturale assistante, Grace. Maintenant, trois braqueurs débarquent chez lui sans crier gare, et c’est tout sauf un hasard…

Un homme à terre n’est pas un roman noir, c’est un roman plus que noir. Tellement sombre et désespéré qu’il vous donne la nausée. Roger Smith ne prend aucun gant. Il ne cherche pas midi à quatorze heures et fonce droit au but. Pas besoin de tergiverser, la violence est là, brute, insupportable, poisseuse. Une violence montrée sans complaisance, sans aucun désir de l’esthétiser, même si la scène finale est clairement Tarantinesque. Ce n’est pas un roman cool et affriolant, c’est un roman glauque, sans issue, d’un pessimisme absolu.

Impossible de rester insensible devant cette manière sans concession de mener l’intrigue, de présenter une galerie de personnages tous plus dégueulasses les uns que les autres. On alterne entre le passé de John en Afrique du sud (cauchemardesque) et son présent américain où, sous le vernis de la réussite sociale se cachent de lourds secrets. Je vous avoue que j’ai failli ne pas aller au bout. Je voyais trop le coup venir, cette fin inéluctable qui me laisserait ko debout avec en bouche un goût de bile impossible à ravaler. Et puis j’ai cédé devant ce le jusqu’au-boutisme assumé de l'auteur, un jusqu'au-boutisme déroulé dans une langue précise, lapidaire, là encore sans fioriture, et qui vous force à regarder « la banalité du mal » et les versants les plus obscurs de l’âme humaine les yeux dans les yeux.

Une expérience de lecture qui bouscule, secoue, interpelle. Et dont je vous mets au défi de sortir indemne.


Un homme à terre de Roger Smith (traduit de l'anglais Estelle Roudet). Calmann-Lévy, 2016. 312 pages. 20,90 euros.











vendredi 26 février 2016

Mr Gwyn - Alessandro Baricco

A Londres, Jasper Gwyn, ancien accordeur de piano devenu auteur à succès en seulement trois romans, décide un beau jour d’arrêter l’écriture. Son agent pense que ce n’est qu’un caprice mais les mois passent et rien n’y fait. Peu à peu cependant, Mr Gwyn ressent un certain manque. Il se met d’abord à écrire dans sa tête puis, en observant des tableaux dans une galerie, il a une révélation et décide de se mettre à écrire des portraits. Mais des portraits particuliers, simples et épurés, sans description physique, qu’il rédigera après avoir longuement observé son modèle, nu et sans artifice. Des portraits en un seul exemplaire que le client s’engagera par contrat à ne jamais communiquer à qui que ce soit. Pour mettre son projet en œuvre, Mr Gwyn loue un immense atelier qu’il meuble sommairement et engage une assistante qui va servir de cobaye pour la mise en œuvre du premier portrait…

Quel étrange roman ! Un roman qui demande une certaine forme de lâcher prise. Ne pas se poser de question, tendre la main et se laisser emmener sans crainte vers un exercice de haute voltige. Car ce portrait d’un portraitiste relève à la fois de la mise en abyme et du labyrinthe. Ce texte a d’ailleurs fortement résonné avec ma lecture récente de Veracruz. Ici aussi la littérature est un jeu, une imposture. Et derrière les excentricités de Mr Gwyn se cache une véritable réflexion sur le rôle de l’écrivain. J’ai beaucoup aimé ce personnage. Un personnage comme Baricco les apprécie, solitaire, animé par une détermination farouche, à la poursuite de rêves fous. Un homme touchant, hors des modes et du temps, évoluant dans un monde qui n’est plus le sien et qu’il cherche à fuir.

Le récit est porté par le style élégant de l’auteur de Soie. C’est à la fois subtil, mélancolique, poétique et décalé. Au final, il reste au lecteur une sensation assez indéfinissable où la délicatesse le dispute à la tendresse. Séduisant et délicieux.

Mr Gwyn d’Alessandro Baricco. Gallimard, 2014. 185 pages. 18,50 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Ingannmic.

L'avis de Moka 






mercredi 24 février 2016

Alcibiade - Rémi Farnos

Alcibiade part à la recherche de sa destinée. Pour accomplir sa tâche, il va devoir traverser une forêt dangereuse, un désert sans fin, une chaîne de montagnes défendue par un terrible gardien, un labyrinthe de glace gardé par un minotaure et bien d’autres dangers. En chemin il rencontre le vautour Assatour qui lui sera d’une aide précieuse et deviendra son ami. Et des années après le début de son long voyage, Alcibiade rencontrera le grand sage censé lui révéler son avenir…

Une drôle de BD jeunesse, archi-classique au niveau de l’histoire mais ô combien originale dans sa forme. Récit d’initiation tendant vers la fable philosophique, il montre un héros enchaînant les épreuves et les péripéties jusqu'à la concrétisation de sa quête. Un schéma narratif respectant les canons du genre où le lecteur se sent à l’aise et possède ses repères. Action, réflexion, dialogues savoureux, quelques larmes versées, tout concourt à rendre ce petit album des plus plaisants.

Et pour ce qui est de la forme, la surprise est de taille. Je suis d’abord resté sceptique devant le dessin minimaliste, les cases minuscules, le découpage répétitif, les couleurs un peu fades et le lettrage tremblotant. Mais en y regardant de plus près, j'ai découvert une construction aussi maline qu’ambitieuse où, derrière les gaufriers aux innombrables cases se cachent parfois des illustrations pleine page extrêmement fouillées et tout sauf statiques (voir exemple ci-contre). Le procédé est surprenant et donne un rythme très particulier et très agréable au récit.

J’adore quand un album dont je n’attend pas grand chose et qui, de prime abord, ne ressemble pas à grand-chose, se révèle au final dense et ciselé dans les moindres détails. Une jolie surprise, que je n’aurais jamais dénichée moi-même. Un grand merci à la bonne fée qui a eu la gentillesse de me l’offrir accompagnée d’une jolie dédicace glanée à Angoulême.

Alcibiade de Rémi Farnos. La joie de lire, 2015. 38 pages. 10,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo et Noukette.




mardi 23 février 2016

Dans de beaux draps - Marie Colot

Elle est compliquée, la vie de famille de Jade : « A capacité maximale, on est huit : deux adultes et six enfants, issus de plusieurs mariages. » Une demi-sœur et deux sœurs par alliance, un demi-frère et un frère par alliance.  « Mon arbre généalogique, c’est le délire total. » Et quand débarque Rodolphe, le plus âgé des fils de son beau-père dont elle ignorait jusqu’alors l’existence, Jade découvre un jeune homme de vingt ans au charme ravageur. Un jeune homme qu’elle s’empresse de faire passer pour son petit ami sur les réseaux sociaux, devenant rapidement la nouvelle coqueluche du collège. Une gloire soudaine à double tranchant qui lui vaudra de terribles déboires…

Marie Colot dresse le portrait d’une ado d’aujourd’hui. Une ado qui réinvente sa vie pour faire parler d’elle, entretient une image populaire en utilisant à outrance les réseaux sociaux et leurs vastes champs de possibles, quitte à travestir la réalité. Jade est réellement amoureuse de Rodolphe mais il est bien plus vieux qu’elle et a d’autres chats à fouetter. En créant de toutes pièces sa romance avec quelques photos mises en ligne, elle enclenche un processus qui la dépasse. Et plus dure sera la chute.

Le récit est prenant, alternant entre le présent de Jade et sa mésaventure survenue un an et demi plus tôt. Les échanges virtuels reproduits à l’aide de captures d’écran sont réalistes et rendent bien compte de l’agressivité et de la violence verbale qui règnent parmi les élèves. Un roman moderne, percutant et finement mené qui ne sombre pas dans les clichés. Un outil idéal pour aborder avec des ados la question du danger de l’utilisation des réseaux sociaux et des ravages qu’ils peuvent causer. A lire et faire lire, à mettre dans tout bon CDI qui se respecte.

Dans de beaux draps de Marie Colot. Alice, 2015. 153 pages. 12,00 euros. A partir de 13 ans.

Une nouvelle pépite jeunesse dénichée avec ma complice Noukette.








lundi 22 février 2016

Veracruz - Olivier Rolin

Le narrateur est venu à Veracruz pour donner un cycle de conférences intitulé « Proust m’énerve ». Au cours d’une soirée, il rencontre Dariana, en tombe fou amoureux et vit avec elle une passion aussi courte qu’intense : « Notre liaison dura peu, mais je m’en souviendrai au-delà de la mort, si l’éternité, ou quelque chose comme ça, est une option  possible. »

Alors que Dariana disparaît soudainement sans laisser de trace, son amant reçoit par la poste un pli anonyme contenant quatre récits « brefs et terribles » ayant pour sujet la sensuelle et troublante Susana. Dans le premier, un jésuite défroqué se meurt d’amour pour la belle mais n’ose la toucher, se contentant de lui faire la lecture. Dans le second, c’est Miller, malfrat et mari violent de Susana, qui prend la parole. Vient ensuite le tour d’El Griego, père incestueux de la jeune femme, avant que cette dernière ne vienne clore le manuscrit. Tous les quatre œuvrent dans un trafic clandestin de cigares à destination des États-Unis et tous les quatre sont dans la même pièce, donnant leur point de vue sur les événements en cours et à venir dans un huis-clos étouffant alors qu’un cyclone menace…

Qui sont ces personnages ? Pourquoi ce courrier est-il arrivé dans les mains du narrateur ? Quel rapport avec Dariana ? L’homme s’interroge, voudrait trouver des liens où il n’y en a sans doute pas. Olivier Rolin tisse sa toile de façon magistrale. Il nous laisse en pleine expectative, en plein questionnement, jouant avec nos nerfs, construisant un récit gigogne dont chacun est libre d’interpréter le sens. Surtout, il joue avec le lecteur, insiste sur le lien parfois ténu entre fiction et réalité, jugeant utile de préciser : « Ce serait avoir une idée bien simpliste de la littérature que de penser qu’elle reflète sans détour, sans malice, la personnalité de l’écrivain. Il faut une grande naïveté, une ignorance des règles de l’écriture pour croire ce genre de platitude, qu’enseignaient encore de vieux professeurs du temps que j’étais étudiant. La littérature est une tromperie sans fin. »

Voila, tout est dit. J’ai adoré cette réflexion sur la littérature, cette écriture ciselée et élégante, ce ton parfois badin, cette construction libre et désordonnée où il n’y a pas à chercher ni à trouver de réponses précises. Du grand art et un auteur que je découvre ici avec un infini plaisir.

Veracruz d’Olivier Rolin. Verdier, 2016. 120 pages. 13,00 euros

Merci à Delphine Olympe de m’avoir donné envie de partir à la rencontre d’Olivier Rolin !

Les avis de Delphine et Papillon.

Extrait :

« Mais pourquoi les choses devraient-elles être ordonnées, emboîtées, pourquoi le temps ne pourrait-il pas rebrousser son cours comme le fleuve Alphée des Anciens, ou divaguer, pourquoi ce qui vient après ne serait-il pas la cause de ce qui précède ? D'où tient-on qu'il y a toujours des causes ? Pourquoi toutes les choses du monde doivent-elles être cause ou effet ? Cette construction, nous l’appelons "comprendre", et en vérité nous ne comprenons rien. »







vendredi 19 février 2016

Les cahiers d’Esther : Histoires de mes 10 ans - Riad Sattouf

Autant vous le dire d’emblée, je kiffe Esther. Grave.

Elle a 10 ans et est en CM1 dans une école privée (parce que son père pense qu’il y a trop de violence dans les écoles publiques). Son père, elle l’aime d’amour (et ça, ça me plait énormément !). Avec son frère de 14 ans, c’est plus compliqué (« Il n’a pas seulement l’air con, il l’est »). Esther vit à Paris dans un modeste appartement. Elle doit partager sa chambre avec son frangin et part en vacances en colo. Esther, elle est fraîche et pétillante, c’est une gamine bien dans sa peau, à la fois naïve et lucide, qui ne se prend pas la tête et ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elle trouve que les garçons sont fous, horribles et méchants, elle rêve d’un iPhone 6, est fan de Kendji Girac, Tal et Beyoncé. Elle pourrait regarder Raiponce en boucle et connaît tous les Disney par cœur. Son avenir est tracé, elle sera chanteuse et remplira les stades. Une gamine comme les autres quoi.

L’album regroupe des historiettes d’une page prépubliées dans l’Obs entre octobre 2014 et octobre 2015. Esther se raconte. A la maison, à l’école, avec son frère, son père, ses copines. En feuilletant l’album avant de m’y lancer, j’ai tiqué devant la surcharge de texte présente sur chaque planche. Mais à la lecture, ça passe tout seul. Esther est une fille, donc elle est bavarde, rien de plus normal (je sais de quoi je parle, j’en ai quatre à la maison).

Bon, je vais être un peu méchant. Je n’ai pas pu m’empêcher de comparer Esther avec Pico Bogue (je ne sais pas si vous connaissez et si vous aimez Pico Bogue mais je sais que vous aimez bien quand je suis un peu méchant). Esther et Pico posent chacun leur regard d’enfant sur le monde qui les entoure. Celui de Pico m’agace fortement. J’ai lu tous ses albums (pour me convaincre à chaque fois que ça ne pourrait jamais coller entre lui et moi). Ses réflexions poético-philosophiques ne me touchent pas du tout. En fait je suis incapable d’apprécier ces mots d’auteurs mis dans la bouche d’un enfant, je trouve que tout sonne faux.

Avec Esther le charme opère parce qu’elle s’exprime à hauteur de petite fille. Une petite fille pas avare de gros mots, confrontée à un environnement souvent vulgaire, violent et cruel, mais dans lequel elle a trouvé sa place. Elle se demande ce qu’est un pédé, trouve que Violetta est la meilleure série du monde, côtoie des renois et des rebeus, pense que pour être belle il faut être souple et blonde, j’en passe et des meilleurs. En deux mots, elle est crédible (prends en de la graine Pico !).

La vie d’Esther sonne juste parce que Riad Sattouf a recueilli le témoignage à la source. Esther est la fille d’un couple d’amis .Chaque semaine, il échange avec elle, lui pose des questions, la laisse raconter les événements qui l’ont marquée. Avec ce matériau brut, il construit ses histoires au plus près de la réalité. Comme ses camarades de classe, Esther ne s’embarrasse pas de jugement, ni de la peur de blesser. La méchanceté gratuite ne la choque pas, ni le fait qu’une cour de récré se résume souvent à un clivage entre gros durs et souffre-douleurs. Son regard innocent et sans filtre, fortement (et logiquement) imprégnée par la société qui l’entoure, dresse au fil des pages le portrait infiniment juste d’une enfant de notre époque. Et ça fait un bien fou, même si ça pique un peu parfois.

Les cahiers d’Esther : Histoires de mes 10 ans de Riad Sattouf. Allary éditions, 2016. 54 pages.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Framboise et Philisine (merci pour le cadeau et, une fois encore, félicitations pour la bonne nouvelle que tu m’as annoncée en début de semaine !).








mercredi 17 février 2016

Blast - de Manu Larcenet

Voila, ça y est, j’ai lu Blast. J’ai mis le temps. Il a fallu qu’on me prenne par la main. D’abord qu’une bonne âme décide de m’offrir les quatre volumes d’un seul coup (un immense cadeau !). Ensuite qu’une autre bonne âme me propose une lecture commune. L’occasion de sauter enfin le pas, de dépasser ma peur du choc un peu trop violent qui jusqu’alors me retenait. Exactement comme avec Maus en fait. Résultat ? Une claque monumentale, de celle dont on se souvient toute sa vie.

« Vous cherchez à simplifier mon histoire en une suite logique qui vous mènerait à Carole. Mon histoire n’est pas mathématique ! Elle se résume tout entière à la collision entre le hasard et mes… obsessions… Et ce qui est fascinant, c’est qu’entre ces deux pôles, il n’y a pas trace de morale, d’éthique ou même de justice… Là où vous vous réduisez à la loi, je ne me conforme qu’à la nature. Et la justice n’existe pas dans la nature. »

Deux flics. Un suspect. Une garde à vue. Carole est la victime. Dans le coma. Pozla a tout du coupable. On ne sait pas ce qu’il lui a fait, on ne sait pas qu’elles étaient leurs relations. Pozla, 38 ans. Écrivain devenu SDF à la mort de son père. Un routard alcoolique, obèse au physique répugnant. Un homme qui a été interné plusieurs fois, a vécu dans les bois puis dans des maisons abandonnées. Il aura fallu près de 800 pages à Manu Larcenet pour retracer son parcours, ses errances. Au fil des saisons, au fil de rencontres pas vraiment heureuses.

Pozla est à la recherche du Blast, un moment de transe inouï et béni où il se détache du monde, de cette enveloppe corporelle dans laquelle il étouffe. Une sorte de révélation métaphysique indéfinissable qui surgit rarement et sans crier gare.

Larcenet gratte, creuse, sonde les tréfonds de l’âme humaine dans toute sa folie, sa violence, sa solitude. Il traduit avec brio la complexité d’une incroyable souffrance psychologique, en prenant son temps, en étalant les silences de Pozla sur des cases et des cases, donnant parfois dans le contemplatif, le méditatif, l’introspection la plus intime. Graphiquement, il alterne le noir charbonneux, le lavis, le gris délavé, le crayonné rapide, le trait délicat, les gros plans et les illustrations pleine page dans un jeu d’ombres et de lumière permanent.

En fait, je me rends compte que je suis incapable d’exprimer correctement mon ressenti, incapable de dire à quel point j’ai été ébranlé par cette lecture, à quel point Blast est un bijou de noirceur sans concession qui interroge, bouscule, révolte, provoque et dont on ne sort pas indemne. En fait, je me rends compte que Blast est une œuvre trop dense, trop troublante, trop sidérante pour que je lui offre l’hommage qu’elle mérite. Une œuvre trop grande pour moi, ni plus ni moins. Un monument de la BD dont mon avis ne parvient pas à être à la hauteur mais que je suis heureux d’avoir enfin lu et qui restera comme un des plus précieux trésors de ma bibliothèque personnelle. Pour le reste, je ne peux que vous inviter à vous y plonger au plus vite, et sans traîner !

Blast T1 de Manu Larcenet. Dargaud, 2009. 204 pages.
Blast T2 de Manu Larcenet. Dargaud, 2011. 204 pages.
Blast T3 de Manu Larcenet. Dargaud, 2012. 204 pages.
Blast T4 de Manu Larcenet. Dargaud, 2014. 204 pages.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Moka.



Les BD de la semaine sont à découvrir
 chez Stephie aujourd'hui









mardi 16 février 2016

La porte de la salle de bain - Sandrine Beau

« J’avais honte de ce qui m’arrivait. Honte d’en parler. Honte que les autres le sachent. Honte de ne pas arriver à le dire. »

Mia était pourtant tellement contente de ressentir cette douleur juste au-dessus du cœur. « Le tout début du commencement du départ des seins qui poussent ! ». Enfin, l’événement tant attendu était en marche, un vrai soulagement et une grande fierté. Mais très vite, la jeune fille a déchanté : « C'est à partir des p'tits œufs au plat que tout s'est déglingué. Comme s'ils s'étaient passé le mot pour gâcher ma joie toute nouvelle. Ça a commencé dans le bus. C'est là que j'ai vu le regard des hommes changer. Enfin de certains hommes... Ceux-là, ils ne se gênaient pas pour me regarder. Ou plutôt pour me regarder directement dans les seins. Pas gênés ! Tranquilles. Je détestais ça. »

Surtout, l’attitude de son beau-père change. Monsieur se permet d’entrer sans prévenir dans la salle bain pendant qu’elle prend sa douche quand sa mère n’est pas là. Mia met en vain des stratagèmes pour éviter toute intrusion. La situation la mine de plus en plus, elle refuse de se confier et ne supporte plus la situation…

Attention, sujet archi casse-gueule. Le beau-père qui dérape avec une gamine de 11 ans dans un roman jeunesse, c’est un peu un exercice d’équilibriste. Sandrine Beau marche sur un fil mais elle le fait avec une belle assurance. Pas question de tomber dans le sordide tout en restant réaliste. Le malaise est bien présent mais jamais il ne devient étouffant. La suggestion ne laisse place à aucune ambiguïté, sans choquer, et la voix de Mia est d’une justesse touchante.

Un roman parfait pour aborder la question avec de jeunes ados. L’importance de préserver son intimité, les métamorphoses du corps pouvant impliquer un changement de comportement et de regard chez les tiers, la nécessité absolue de ne pas garder les choses pour soi, de confier sa souffrance, de ne pas tomber dans le piège de la victime qui se sent coupable. Une vraie réussite et un pari difficile relevé haut la main.

La porte de la salle de bain de Sandrine Beau. Talents Hauts, 2015. 95 pages. 7,00 euros. A partir de 12-13 ans.

Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.






lundi 15 février 2016

Les portes de fer - Jens Christian Grondahl

Ce roman, c’est l’histoire d’un homme à travers trois époques de sa vie. A 18 ans, le narrateur se passionne pour la philosophie. Posters de Marx et de Hendrix dans sa chambre, le cœur ancré à l'extrême gauche, il voit sa mère emportée par le cancer et être remplacée dans la foulée par une inconnue. Première déconvenue amoureuse avec la belle Erika qu’il aura rejointe à Berlin sur un coup de tête, en vain. Puis nous le retrouvons quarantenaire, au milieu des années 90. Devenu enseignant, divorcé de Maria, père d’une ado, il recueille un élève venu de Serbie et a une aventure avec sa mère, Ivana. Elle disparaîtra sans laisser de trace. Troisième temps, troisième époque. A la veille de ses 60 ans, grand-père depuis peu, il déambule seul dans les rues de Rome et rencontre Jessie, une photographe qui pourrait être sa fille et avec laquelle il part vers le sud…

A quoi tient la vie d’un homme ? Pour Jens Christian Grondahl, essentiellement aux femmes qui l’ont traversée. Du moins celles avec lesquelles nous passons « plus qu’une simple nuit de hasard ». Lisbeth, Erika, Adèle, Viviane, Maria, Ivana, Benedicte, Jessie. Des femmes aimées et perdues qui nous laissent parfois penser que l’on est passé à coté de l’essentiel. Ou pas. Quoi qu’il en soit, aucune raison de dramatiser pour autant. Il reste forcément quelques regrets mais on finit toujours par s’en accommoder.

Que j’ai aimé ce portrait sobre, mélancolique mais jamais geignard et surtout ne jouant pas sur la corde du « c’était mieux avant ». J’ai apprécié retrouver ce « même homme à des âges différents, avec des nuances différentes, avec une répartition de connaissances et d’espoirs, de pesanteur et de vivacité qui n’était plus tout à fait la même ». Il m’a touché ce narrateur fou de livres et de culture, amoureux de son métier, « arrogant et plein de doutes sur lui-même », ce solitaire conscient que la vie des siens, dont il ne s’est jamais vraiment préoccupé, « avait continué dans toutes les directions, sans [lui] ». Rien de plaintif donc, chez celui qui n’a jamais eu peur de vieillir, considérant au contraire que « les ans sont comme une lente arrivée vers moi-même. »

Un texte superbe sur le temps qui passe, le désir et la tristesse de son assouvissement, le désenchantement comme marque de fabrique du bourgeois occidental. Tout en pudeur et sans esclandre. Un régal.

Les portes de fer de Jens Christian Grondahl. Gallimard, 2016. 404 pages. 23,50 euros.









dimanche 14 février 2016

Quand on a que l'amour...

Un peu d'amour en ce jour de Saint Valentin, je donne dans l'originalité, non ? Un peu, beaucoup, passionnément... c'est tout ce dont j'ai besoin en ce moment alors aucune raison de se priver. Ces trois albums me tiennent particulièrement à cœur, alors en route pour un peu de poésie dans un monde de brutes.




Deux qui s'aimaient voulaient se donner un baiser,
mais ne savaient comment s'y prendre.
Longtemps on en resta aux courbettes.
Quand leurs bouches enfin se touchèrent,
quel rire : jamais ils n'auraient cru que c'était si facile.


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Ceci est une lettre d'amour,
aussi profonde, aussi sombre
que la forêt par exemple,
ou que la nuit, tout simplement.

Mon cœur bat fort
à ta porte
et tu cries : entre !
Car je ne veux pas être sans toi,
mais avec toi plutôt.

Ceci est une lettre d'amour,
aussi profonde, aussi sombre
que la mer par exemple,
sans fond, tout simplement.

Deux qui s'aiment de Jürg Schubiger et Wolf Erbruch. La joie de lire, 2013. 44 pages. 12,00 euros.


Aimer
verbe du premier groupe
et du premier amour

Il est petit le groupe
toi et moi

Rien que nous deux
ça fait bien peu

Mais rien que toi
c'est déjà tout



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Courir
verbe d'amour

Courir vers toi
des jambes dans la tête

Je pense donc je cours
tu m'aimes donc j'y crois

Je vous aime de Marc Baron et Anna Obon. Bulles de savon, 2014. 40 pages. 14,50 euros.




Je t'aime tellement que je crois qu'on ne survit pas à ce genre d'état

Je t'aime tellement que je pourrais ouvrir le toit et aspirer tous les nuages qui passent

Je t'aime tellement que nous serons fous avant d'avoir l'âge

Il n'y a plus rien à faire qu'aimer. C'est gigantesque


Je t'aime tellement que de Anne Herbauts. Casterman, 2013. 56 pages. 18,50 euros.






vendredi 12 février 2016

Viens avec moi - Castle Freeman Jr

Au fin fond du Vermont, dans le trou du cul de l’Amérique profonde, Lilian a besoin d’aide. Elle est devenue la cible de Blackway, le gros dur du coin. Terrorisé, son petit copain s’est fait la malle mais elle a décidé de rester et d’affronter son adversaire. Mission perdue d’avance quand on a pour seule arme un ridicule couteau à beurre. La police refusant de l’aider, elle se tourne vers Whizzer, ancien bûcheron en chaise roulante qui passe ses journées dans un moulin désaffecté avec des glandouilleux de première à disserter en sirotant des bières. Whizzer lui dégote deux anges gardiens pas vraiment rassurants : Lester, vieillard boiteux à l’œil malicieux et Nate, géant baraqué un peu crétin sur les bords. Embarquée dans une chasse à l’homme avec cet étrange duo, Lilian se demande comment elle va pouvoir s’en sortir vivante…
  
Comme quoi, c’est pas compliqué de faire un roman qui me plait, même un roman noir. Eviter le suspens et la tension du thriller, ne pas diluer sur 600 pages une intrigue qui tiendrait en 200, ne pas imaginer une histoire alambiquée avec trois mille personnages et des rebondissements toutes les deux secondes, ne pas donner dans le récit psychologique, entre autres. Castle Freeman Jr a compris tout ça. Il déroule les événements sur une seule journée et va droit au but. On commence au petit matin avec Lilian cherchant de l’aide, on termine le soir avec Lilian ayant réglé son problème. Simple, direct, sans fioriture.

Le scénario avance de façon linéaire, on navigue d’hôtels miteux en bars crasseux jusqu’au cœur de la forêt et on sait d’avance qu’une explosion de violence viendra conclure  les débats. Chaque étape du périple de Lilian et de ses acolytes est précédée de conversations drôles et absurdes entre Whizzer et sa clique. Les dialogues sont vraiment le gros point fort de ce roman intense et sans boursouflage inutile. A noter que son adaptation cinématographique, réalisée par Daniel Alfredson (le suédois qui a porté à l'écran la saga Millénium) et avec au générique Anthony hopkins et Ray Liotta, sera bientôt dans les salles.

Viens avec moi de Castle Freeman Jr. Sonatine, 2016. 186 pages. 17,00 euros.