vendredi 20 février 2015

Garden of love - Marcus Malte

Alexandre Astrid, flic mis au placard depuis une sordide bavure, reçoit par la poste un manuscrit anonyme qui le bouleverse. Un manuscrit dans lequel il découvre une version troublante de sa propre vie, dans une sorte de jeu de miroir absolument diabolique. L’expéditeur du texte va le pousser à enquêter sur un passé le renvoyant à ses souvenirs les plus douloureux…

Ce texte, c’est autant de petits cailloux laissés sur un chemin que l’on suit sans connaître la destination finale. Du moins au départ. Et que c’est bon de se laisser mener par le bout du nez de la sorte, d’avoir conscience d’être face un puzzle dont les pièces ne semblent pas pouvoir s’imbriquer. Quand le canevas se tisse petit à petit, que le tableau prend forme, on reste d’autant plus admiratif devant la construction narrative implacable. Pourtant c’est un roman très psychologique et d’habitude je ne suis pas du tout fan du genre. Mais là, l’écriture tendue et nerveuse de Marcus Malte change la donne. La souffrance d’Alexandre vous fouille les tripes, la bienveillance de son amie Marie ne dégouline pas de guimauve et la personnalité tordue de l’expéditeur du manuscrit fait froid dans le dos. Implacable je vous dis.

Ce livre, c’est le pot de confiture que l’on attaque du bout des lèvres et que l’on s’enfile d’une traite, c’est la tablette de chocolat qui, à peine entamée, est avalée jusqu’au dernier carré… Bref, vous voyez ou je veux en venir. Autrement dit, il est très fort ce Marcus Malte ! Vous êtes prévenu, si vous mettez le nez dans ce page-turner à la redoutable efficacité, il sera difficile d’en sortir avant le point final.

PS : ce roman a remporté le Prix des lectrices de « Elle » en 2008. Comme quoi, elles n’ont pas toujours eu mauvais goût, les lectrices de « Elle » (vous pouvez sortir les couteaux, j’ai mis mon armure).

Garden of love de Marcus Malte. Zulma, 2007. 318 pages. 18,50 euros.


Une belle lecture commune que je partage avec Claudia Lucia, Eimelle, Noukette et Philisine.



Les avis de Asphodèle Didi, Enna, Liliba, L'or Rouge, MariePapillon, Saxaoul.




jeudi 19 février 2015

Je m’appelle livre et je vais vous raconter mon histoire - John Agard

Une belle idée de laisser le livre raconter lui-même sa propre histoire. Et c’est peu de dire qu’elle est riche, cette histoire ! Des tablettes d’argile à l’e-book, du papyrus au papier, de la peau de mouton à l’imprimerie, le chemin à été mouvementé et les révolutions multiples. Rien n’est oublié : l’invention de l’alphabet, celle du livre de poche, le rôle des bibliothèques mais aussi les autodafés et la censure.

Le fait que le narrateur soit le livre donne une vraie proximité à l’échange qui s’instaure avec le lecteur. Le ton est spontané, complice, il permet une approche presque ludique, une érudition légère, comme si on écoutait un vieux copain nous raconter sa vie. Un ouvrage instructif sans avoir l’air d’y toucher, sans ce coté rébarbatif que l’on retrouve parfois dans certains documentaires difficilement accessibles pour des lecteurs peu habitués à utiliser ce type d’outil.

Ici en plus, la mise en page est aérée, les citations et les encarts proposent des respirations entre les courts chapitres. La jaquette avec impression en relief et l’épais cartonnage de couverture offrent un écrin de qualité à ce bel objet au contenu tout simplement incontournable pour faire découvrir aux enfants (et aux plus grands) l’incroyable histoire du livre à travers les siècles.

Je m’appelle livre et je vais vous raconter mon histoire de John Agard. Nathan, 2015. 142 pages. 13.90 euros. A partir de 8-9 ans.









mercredi 18 février 2015

Amorostasia T2 : Pour toujours - Cyril Bonin

Le virus de l’Amorostasie s’est installé sur toute la planète, figeant les amoureux et provoquant un vaste mouvement de panique dans la population. Pour endiguer l’épidémie les gouvernements ont pris des mesures aussi drastiques que liberticides, interdisant notamment la diffusion des films et romans à l’eau de rose ou encore la mixité dans les bars, les restaurants et tous les lieux de divertissement. Mais la résistance s’organise et les dissidents, voulant profiter de la vie sans contrainte, se regroupent à leurs risques et périls en toute clandestinité pour, entre autres, passer des soirées festives.

Alors que les labos cherchent un antidote sans y parvenir, une expérience est tentée sur Kiran, cobaye malgré lui, condamné à de la prison ferme juste avant d’avoir été figé (cf. le tome1). L’injection ne donne rien sur le patient mais à des kilomètres de là, sa bien-aimée Olga se réveille brusquement, après trois ans de paralysie complète, et devient le premier cas avéré de guérison. Une « miraculée » qui ne rêve que d’une chose : retrouver Kiran pour se figer à nouveau et ressentir la sensation de bien être et de plénitude provoquée par l’Amorostisie. Pourchassée par les autorités, elle va devoir se cacher auprès d’un réseau de résistants afin de mener sa tâche à bien.

J’avais trouvé la fin du premier volume magnifique de justesse et je pensais vraiment avoir eu entre les mains un one shot. Je ne m’attendais donc pas à une suite et j’avoue que j’ai ouvert cet album avec une certaine appréhension. Pour le coup et malheureusement, mes craintes étaient fondées. J'ai apprécié de retrouver l'univers graphique de Cyril Bonin et les personnages si attachants croisés dans le tome 1 mais il est dommage que le coté « fleur bleue » disparaisse au profit de considérations plus politiques et sociologiques. Une dénonciation du totalitarisme pas vraiment convaincante tant le sujet semble survolé. En fait, j’ai trouvé l’intrigue plutôt creuse et la conclusion somme toute décevante. Une impression purement personnelle, je pense sans me tromper qu’une majorité de lecteurs préférera le coté trépidant et plein d’action de cette suite. A voir. En tout cas, mon petit cœur tout mou et moi, on aurait aimé qu’Amosrostasia reste une belle histoire d’amour et rien d’autre (Et oui, que voulez-vous, malgré les apparences, je suis un grand sentimental – et gare au premier qui rigole !).

Amorostasia T2 : Pour toujours de Cyril Bonin. Futuropolis, 2015. 126 pages. 19,00 euros.

Les avis de Caro et JP Viel

La BD de la semaine, c'est
aujourd'hui chez Stephie




mardi 17 février 2015

Cheval océan - Stéphane Servant

Angela avait promis à sa grand-mère d’aller jusqu’à l’océan. Quittant les tours de son quartier misérable, elle rejoint après un loin voyage cette mer indomptable du Portugal qui, espère-telle, l’engloutira bientôt définitivement. Car Angela traîne avec elle un fardeau impossible à porter, un fardeau pour lequel elle voudrait « meurtrir [son] corps pour effacer la meurtrissure. Déchirer le silence blanc dans un vacarme assourdissant. Défier la mort pour souffler les infimes braises de vie. »

Comme d’habitude avec cette collection, le lecteur n’est pas ménagé. L’histoire douloureuse d’Angela, déroulée à la première personne, vous saisit à la gorge dès la première ligne et vous poursuit bien après le point final. La confession secoue par sa sincérité et son humanité, sans pleurnicherie. Le ton est juste, poignant. Les mots sont durs mais lucides, rien n’est forcé, c’est ce qui rend le texte si touchant. Cette gamine, on a envie de la prendre dans nos bras et de lui dire que tout va bien se passer. La rassurer pour ne pas la laisser céder devant une situation à première vue inextricable. Heureusement, elle montre une vraie force de caractère et la dernière phrase, pleine d’espoir, lui ouvre une porte vers l’avenir : « L’océan est la preuve que ma vie s’étend bien au-delà de l’horizon. »

Un dernier mot sur l’écriture de Stéphane Servant, tout en délicatesse et qui offre des passages vraiment superbes :
« L’Océan était pareil à un cheval lancé au galop. L’échine blanche de sel. Les naseaux crachant des embruns. Sous la peau frémissante d’écume, les muscles tendus par la course. La longue cavalcade avant de venir se fracasser sur la grève dans un hennissement furieux. Et même s’il disparaît un instant, jamais le cheval ne meurt. Il se retire lentement, reprend ses forces et surgit à nouveau, plus loin, et repart à l’assaut de la côte. Une course interminable qui ne laisse aucun répit aux hommes. »

Bref, une fois de plus, me voila touché-coulé-bousculé par un titre de la collection « D’une seule voix ». Ça devient une habitude dont je n’ai pas envie de me passer.

Cheval océan de Stéphane Servant. Actes Sud junior, 2014. 58 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.


Et une nouvelle lecture jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.

L'avis d'Hélène









samedi 14 février 2015

Le chinois du XIVe - Melvin Van Peebles

J'ai toujours aimé les troquets. Mon grand-père m'y emmenait le samedi et le dimanche matin. C'était le début des années 80, j'avais 5-6 ans et j'étais la mascotte du « Paris-Calais ». J'y croisais des travailleurs évacuant la fatigue de la semaine et des retraités qui venaient y boire leur pension. J'y ai appris toutes les subtilités du Tiercé, j'ai enrichi mon vocabulaire avec les expressions les plus outrancières que l'on puisse imaginer, j'ai découvert la belote et le 421. J'avais droit à un Vittel menthe et je voyais défiler les ballons de rouge. La cigarette avait encore sa place au bar et en salle, la fumée était partout, les cendriers puaient le tabac froid. J'ai grandi dans ce troquet, entre le flipper et le babyfoot. Lycéen, j'y ai fréquenté un temps le génial Christophe, serveur poète et alcoolique qui m'a fait découvrir Breton. Avec lui, j'ai commis quelques excès mémorables et construit une réputation qui me poursuit encore parfois aujourd'hui. Objecteur de conscience, j'y prenais mon café chaque matin à 7 heures avec les ouvriers du petit jour aux yeux gonflés par le manque de sommeil et au corps meurtri par la journée de la veille. Et puis surtout, j'y ai rencontré celle qui allait devenir ma femme et la mère de mes filles. Aujourd'hui, le « Paris-Calais » existe toujours. Il a été rénové et aseptisé. On n'y fume plus, les banquettes en similicuir sont confortables et les tables ne sont plus nettoyées avec un torchon dégueulasse sorti d'une eau de vaisselle aussi trouble que celle des chiottes. La fin d'un monde.

Tout ça pour vous dire que je ne pouvais pas passer à coté de « ces contes de bistrot » signés d'un cinéaste américain débarqué à Paris à l'été 1960 sans un sou en poche et sans connaître un mot de français. Après une rencontre avec Choron, Cavanna et la clique d'Hara-Kiri, Van Peebles collabore à la revue en signant « La chronique du gars qui sait de quoi il parle » et en prépubliant en grande partie « Le chinois du XIVe ». Apprenant la langue de Molière dans la rue et les cafés, l'américain écrit comme on parle dans les arrondissements les plus populaires de la capitale. Il n'écrit pas dans sa langue natale mais parvient à trouver un ton très oral, aussi fluide que savoureux.

Le recueil, illustré par Topor, repose sur un principe simple et déjà-vu : dans un café du XIVe, alors que le quartier est plongé dans la pénombre par une coupure de courant, les clients se regroupent autour d'une lampe à pétrole et d'une bouteille de vin. Du patron à la bonne, du vieillard au clochard, chacun va y aller de son histoire. Des histoires drôles, tristes, crues ou cruelles. Pas des racontars de poivrots, plutôt des fragments de vie, des destins improbables brisés par la guerre ou la pauvreté. Chacun s’exprime à sa façon mais tous ont en commun une humanité débordante.

Ces histoires ont beau avoir plus de cinquante ans, elles me parlent. Et j’aurais adoré être autour de la table pour les partager, un verre à la main.


Le chinois du XIVe de Melvin Van Peebles. Wombat, 2015 (1ère édition en 1966). 155 pages. 17 euros.





vendredi 13 février 2015

Le vilain défaut - Anne-Gaëlle Balpe et Csil

« Quand je suis né, j'avais une différence. Une différence toute petite qui se voyait à peine. Et puis j'ai grandi. Et ma différence aussi. Les gens m'ont dit que c'était un vilain défaut... »

Un vilain défaut qui empêche de faire les choses comme il faut, qui empêche de se faire des amis, qui empêche d’écouter et d’apprendre, qui déclenche de grosses colères. Un vilain défaut qui, peu à peu, prend toute la place. Et malgré les docteurs consultés en nombre, rien à faire, aucune solution à l’horizon…

Le vilain défaut comme un ennemi identifié mais incontrôlable, un ennemi face auquel on ne peut pas lutter. Un ennemi comme un autre soi, que l’on regarde vivre sa propre vie et pourrir la nôtre. Jusqu’au jour où l’on tombe sur la personne qui identifie le problème et aide à le surmonter.

Un album plein d’espoir qui montre la possibilité de surmonter les obstacles, avec le temps, avec un optimisme à toute épreuve et le concours de professionnels compétents. Un album qui parle de différence et d’intégration, qui en, ne nommant pas le trouble dont souffre l’enfant, donne un caractère universel au propos. Le dessin naïf est tout en émotion et sert à merveille la profondeur du texte. Un bel  hommage « à tous les enfants qui luttent, chaque jour, pour dépasser leurs difficultés ».

L’édition luxueuse, avec coffret et feuilles de calque, offre un écrin à la hauteur de ce petit bijou d’intelligence. Qu’on se le dise !

Le vilain défaut d’Anne-Gaëlle Balpe et Csil. Marmaille & compagnie, 2015. 36 pages. 20,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette


jeudi 12 février 2015

Un pays pour mourir - Abdellah Taïa

« Je suis libre. A paris et libre. Personne pour me ramener à mon statut de femme soumise. Je suis loin d’eux. Loin du Maroc. Et je parle seule. Je cherche mon père dans mes souvenirs. »

Depuis qu’elle a quitté son village au pied de l’Atlas pour la France, Zahira se prostitue. Elle est en fin de carrière et a parfois du mal à joindre les deux bouts mais sa générosité reste inébranlable. Elle joue les confidentes pour son meilleur ami Aziz, un algérien qui se rêve en fille et qui bientôt, par la grâce d’une opération, se réveillera en Zannouba et quittera le « territoire maudit des hommes » : « Je la coupe. Sans bite. Sans verge. Sans zob. Sans excroissance. Sans sperme. Sans couilles. Sans cette chose inutile entre les jambes qui me bousille la vie depuis toujours ». Zahira recueille aussi Mojtaba, homosexuel chassé d’Iran, perdu dans les rue de Paris. Elle passera avec lui un merveilleux mois plein de complicité, avant qu’il disparaisse sans crier gare. Mais Zahira va également devoir faire face à la rancœur d’Allal, son premier amour resté au Maroc et qui cherche, coûte que coûte, à la retrouver…

Des vies brisées. Abîmées. En fragments. Des voix aux accents incantatoires qui disent le désespoir, la honte, la pauvreté, l’exil, le passé qui vous poursuit toujours, partout, le rêve impossible d’une existence et d’un ailleurs meilleurs. Les monologues, fiévreux, habités, se succèdent et s’enchâssent pour brosser le tableau dérangeant, aussi cru que poétique, de migrants fugitifs, précaires, sans pays et sans illusions. Point de misérabilisme, aucune caricature. Les phrases courtes bousculent et apostrophent, l’économie de moyens donne à la confession de chacun une puissance narrative impressionnante. J’en suis sorti groggy…

Un pays pour mourir d’Abdellah Taïa. Seuil, 2015. 164 pages. 16,00 euros.








mercredi 11 février 2015

Vincent - Barbara Stok

Février 1888. Vincent Vang Gogh quitte Paris et son frère Théo pour s’installer à Arles. Il y trouve une lumière limpide et des couleurs comme nulle part ailleurs. L’été arrivant il découvre en admirant les champs, « du vieil or, du bronze, du cuivre dirait-on, et cela, avec l’azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse excessivement harmonieuse avec des tons rompus à la Delacroix ».

Vincent peint à longueur de journée, sa production est énorme mais aucun de ses tableaux ne se vend. Entretenu par Théo, il rêve de créer une maison d’artistes et voudrait que Gauguin en soit le premier invité. Le jour où ce dernier débarque avec toiles et pinceaux, Van Gogh est aux anges. Mais il déchante rapidement. Gauguin n’est que de passage, il souhaite réunir suffisamment d’argent pour retourner sous les tropiques. Peu à peu, les relations entre les deux peintres s’enveniment. Jusqu’à la rupture et ce geste dément, cette oreille coupée. Suivront un internement en psychiatrie et le retour en région parisienne, à Auvers. Vincent y retrouvera Théo et un semblant de sérénité, en grande partie grâce au docteur Gachet.

Sceptique, très sceptique. Voila quel état mon état d’esprit en ouvrant cet album. A cause du dessin surtout. Naïf, minimaliste, maladroit, froid, avec des aplats de couleur sans âme. A des années lumière du trait plus réaliste qui, me semblait-il, aurait convenu pour une telle biographie. Mais passé l’effet de surprise et une fois bien installé dans le récit, force m’a été de constater que Barbara Stok est parvenue à créer une ambiance accrocheuse, saisissant notamment avec une belle inventivité graphique les moments de folie et les comportements excessifs qui ont rythmé la vie de l’artiste.

Portrait sensible approchant au plus près l’esprit torturé d’un travailleur infatigable doutant en permanence de son travail, d’un peintre en manque de reconnaissance culpabilisant d’être un fardeau pour son frère, cet album réalisé avec la Fondation Mondrian et le Van Gogh Muséum se révèle au final aussi instructif que riche en émotion (ce qui, sur ce dernier point, était quand même loin d’être gagné au départ !).

Vincent de Barbara Stok. Emmanuel Proust, 2015. 140 pages. 16,00 euros.



La BD de la semaine est
aujourd'hui chez Noukette








mardi 10 février 2015

Eben ou les yeux de la nuit - Élise Fontenaille-N'Diaye

Eben est un adolescent namibien d’aujourd’hui, de la tribu des Hereros. Un orphelin à la peau sombre et aux yeux bleus, des yeux qu’il a voulu s’arracher le jour où il a compris d’où leur venait cette couleur si particulière. Mais son double héritage, aussi douloureux soit-il, va lui permettre d’appréhender la destinée tragique de son pays…

Sous couvert de fiction, Elise Fontenaille-N'Diaye propose un texte quasi documentaire. Comme elle l’avait déjà fait, entre autres, avec Le garçon qui volait des avions, Les disparues de Vancouver ou Les trois sœurs et le dictateur. Comme elle sait si bien le faire, finalement. Ici, au-delà de l’histoire d’un pays frappé par le plus abominable des colonialismes, elle utilise la figure d’Eben pour faire œuvre de mémoire. A travers le regard bleu du garçon défilent les pires moments de la conquête allemande et les traces encore vivaces de la présence des colons blancs malgré l’indépendance de 1990 : « c’est toujours eux qui tiennent le pays, ils font la pluie et le beau temps ».

En 1904, le général von Trotha et son armée perpétuent l’un des premiers génocides de l’histoire contre les Hereros. Il récidivera en 1905 avec les Namas, l’autre ethnie majoritaire de Namibie. Plus de 80 000 morts en tout, une population décimée, des survivants parqués dans des camps de concentration et étudiés par les scientifiques comme des animaux. Eben raconte l’horreur, il dit son malaise et s’insurge, mais fait également preuve de pédagogie. Le texte est parfois dur, les faits rapportés, d’une violence terrible. Mais le récit reste accessible aux adolescents, il permet de mettre en lumière un événement historique peu connu, terrifiant et en même temps symptomatique de la façon dont les européens considéraient l’Afrique et ses habitants au début du 20ème siècle.

Une lecture riche de sens, qui secoue autant qu’elle éclaire.

Eben ou les yeux de la nuit d’Élise Fontenaille-N'Diaye. Rouergue, 2015. 58 pages. 8,30 euros. A partir de 11-12 ans.

Un roman jeunesse que je partage comme chaque mardi (ou presque) avec Noukette.

L’avis de Mirontaine







lundi 9 février 2015

La rivière aux lucioles - Miyamoto Teru

Les deux textes de ce recueil (deux novelas plutôt que deux romans à proprement parler) datent de  1977. Leur auteur n’avait que 30 ans à l’époque, il signait alors ses premières publications et remporta avec La rivière aux lucioles le prix Akutagawa, l’équivalent de notre Goncourt.  Dans ce récit d’enfance on découvre le quotidien de Tatsuo, gamin pauvre de Toyama devant faire face à la maladie de son père et aux envies d’ailleurs de sa mère. L’autre titre, « Le fleuve de boue », met également en scène un enfant, Nobuo, vivant dans la gargote que tiennent ses parents sur les bords du fleuve Ajikawa, dans la baie d’Osaka.

Deux textes quasi jumeaux, deux premiers volets de « La trilogie des rivières » qui rendra Miyamoto célèbre, deux histoires d’enfance dans les quartiers populaires du Japon de l’après-guerre. On y trouve un mélange étrange d’ode à la nature, de passages poétiques, de lyrisme contenu et de dialogues réalistes. Une ambiance particulière se dégage de l’ensemble, renforcée à chaque fois par une rencontre mi-naturelle, mi-fantastique (avec des lucioles dans le premier cas et avec une carpe géante dans le second) venant clôturer le récit en lui offrant une morale dont chacun pourra tirer les leçons qu’il souhaite.

Très belle découverte pour moi  d’un auteur japonais majeur. Les deux textes sont excellents, même si j’ai préféré le second, où tout se passe réellement à hauteur d’enfant et qui n’est pas sans me rappeler, dans l’esprit, les nouvelles d’Ernest J. Gaines.    

La rivière aux lucioles de Miyamoto Teru. Picquier, 2015 (1ère édition en 1991). 202 pages. 8,00 euros.










dimanche 8 février 2015

La drôle d’évasion - Séverine Vidal

Alcatraz était une prison construite sur une île, face à la baie de San Francisco. Une prison dont nul ne s’est jamais échappé. Enfin, officiellement. Parce que le 11 juin 1962, trois détenus ont disparu. Personne ne les a jamais revus, les autorités ont donc conclu qu’ils avaient trouvé la mort en voulant s’enfuir. Cinquante ans plus tard, Zach, 9 ans, ne croit pas à la version officielle. Pour lui il y a bien eu évasion. Et il va le prouver. En se rendant sur place et en s’évadant à son tour. Comment va-t-il s’y prendre ? Ben pour ça il faudra lire le livre, je ne vais pas tout vous raconter non plus !

Ce petit roman est l’exemple type du « livre-accroche » qu’il faudrait proposer aux enfants réfractaires à la lecture. C’est drôle, truculent, enlevé, sans temps-mort. Il y a de l’action, une petite dose de suspens, un soupçon de tension et une fin qui interroge beaucoup. La langue, à la fois orale et très visuelle, est pleine de peps, et les dialogues sonnent juste. Au-delà du fond, la mise en page joue également un rôle ludique fort appréciable avec les bonus illustrés en fin de chapitres et de savoureuses notes de bas de page.

Et puis le petit Zach vaut son pesant de cacahuètes ! Tellement tentant de s’identifier à lui et d’admirer sa débrouillardise et sa répartie. Le personnage du père est aussi très bien trouvé, un spécimen rarissime, farfelu à souhait.

Tout ça pour vous dire que la réussite est ici totale. A  tel point que je compte bien soumettre ce titre au comité de sélection du prix des jeunes lecteurs dont j'ai la charge. Et s'il fait partie des cinq livres choisis au final, je me ferais un plaisir d'aller le défendre devant les élèves.

La drôle d’évasion de Séverine Vidal. Sarbacane, 2015. 152 pages. 9,90 euros. A partir de 8 ans.

Les avis de Martine et Stephie

Une lecture commune que je partage avec Noukette dans le cadre de du coup de projecteur sur la collection Pépix chez Stephie.












samedi 7 février 2015

33 blogueurs sont Charlie


Un mois après, la cicatrice reste ouverte, béante. Sans doute ne se refermera-t-elle jamais. Un mois après, 33 blogueurs sont encore et toujours Charlie, pour défendre la liberté d’expression, la liberté tout court.

Un grand merci à Galéa pour la réalisation de cette vidéo. J'ai déjà eu l'occasion de te le dire mais je le répète avec plaisir : chapeau bas madame !

Vous y trouverez notamment (par ordre alphabétique et non par ordre d'apparition) :

Anne-Véronique, Asphodèle, Céline, EnnaEva, FéliFleurGaléa, Jérôme, Laurielit, Le Petit Carré JauneLittér'auteursMarilyne, Martine, Mind the GapMiss LéoMo', Mon Petit Chapitre, Pascale, Philistine Cave, Sharon, Sidonie, SylSylire, Tiphanie, Titine, Valou 









vendredi 6 février 2015

Ma mère ne m’a jamais donné la main - Thierry Magnier et Francis Jolly

Il a suffi d’un message sur le répondeur. Un message du notaire de là-bas, du pays de son enfance, de l’autre coté de la mer. Vingt ans plus tôt, après « l’accident de l’escalier » qui avait couté la vie à son père, le narrateur, sa sœur jumelle et sa mère sont rentrés en France. Aujourd’hui, la mère est elle aussi décédée et il faut organiser la succession, se rendre sur place pour signer les papiers et vendre la maison. Un retour aux sources douloureux, entre les murs d’une bâtisse en ruine, au milieu des fantômes d’une autre vie.

« Partir, c’est mourir un peu » a écrit Alphonse Allais. Mais pour le narrateur, revenir, c’est prendre de plein fouet « les éclaboussures du passé. Celles qui vous frappent au visage, rouvrent les cicatrices ». Les souvenirs affluent, il retrouve ce lieu où il ne s’est jamais senti chez lui, il se revoit avec cette maman qui n’en fut jamais vraiment une : « Je me demande si ma mère après son accouchement n’avait pas oublié qu’elle avait mis au monde des jumeaux. C’est Carole qui était sortie la première. Elle restera toujours la première, l’unique ». Carole, il ne l’a pas vue depuis des années, son quotidien fait de silence et de solitude est un choix assumé. Mais le message du notaire va peut-être changer la donne, permettre de « régler les affaires », de tourner enfin la page pour en écrire une nouvelle…

Un très joli texte, tout en retenu, magnifié par les sublimes photos de Francis Jolly. Il y a du Choplin et du Mingarelli chez Thierry Magnier. Phrases courtes et limpides, confession discrète, digne, sensible. Le minimalisme est délibéré, il confine presque au chuchotement. En mélodiste économe, l’auteur déroule sa partition sans faute, avec une désarmante fragilité. Tout ce que j’aime.

Ma mère ne m’a jamais donné la main de Thierry Magnier (photographies Francis Jolly). Le Bec en l’air, 2015. 92 pages. 14,90 euros

L'avis de Noukette, qui m'a donné envie de découvrir ce livre. J'ai eu raison de lui faire confiance, une fois de plus.











jeudi 5 février 2015

Les lectures de Charlotte (4) : Caché ! et Qui a mangé la petite bête ? d'Hector Dexter

Charlotte fête aujourd’hui ses deux ans et quels meilleurs cadeaux pouvais-je lui trouver que ces quelques livres ? Mais rendons d’abord à Kikine ce qui lui appartient, c’est grâce à elle et à son billet que j’ai découvert Amaterra, un éditeur lyonnais qui m’était jusqu’alors inconnu et dont les ouvrages sont d’une qualité assez bluffante.

Ce soir donc, en rentrant de la crèche, mon bébé d’amour (qui n’en est plus vraiment un – de bébé je veux dire, parce que d’amour, forcément…) pourra déballer trois beaux livres qui, je le sais d’avance, vont l’enchanter.


Un gamin en colère. Un gamin capricieux qui veut, qui exige un cocodrile ! Pas une girafe, pas un éléphant, pas un escargot, un COCODRILE !!!! Plus les animaux défilent et plus il s’énerve. Jusqu’au moment où…

Un excellent album plein d’humour. Les illustrations, épurées, sont terriblement expressives. Et le final ne manque pas de sel ! Après, on pourrait ronchonner en soulignant que ce n'est pas avec ce texte que l'on va apprendre à bien prononcer le mot "crocodile" mais franchement, on s'en fiche. De toute façon, pour Charlotte, on dit "codile" et pas autrement, donc...




Je veux un cocodrile de Laure Monloubou. Amaterra, 2014. 26 pages. 8,90 euros. A partir de 2 ans.


C’est ce titre que j’ai déniché chez Kikine. Un livre où l’on joue à cache-cache. Qui se cache dans les œufs ? Qui se cache derrière le fromage ? Où se cache le lapin ? Qui se cache dans mon bain ? Simple et efficace, surtout très original grâce aux nombreuses découpes qui ménagent le suspens et donne un coté ludique à l’exploration de l’ouvrage. Par exemple dans l’extrait ci-dessous, en tournant la page de droite et en la superposant à celle de gauche, on va faire apparaître à travers les découpes une ampoule qui s’allume et des chauves-souris aux yeux rouges. Effet de surprise garanti !

La réalisation est parfaite, très soignée, et le cartonnage suffisamment résistant pour supporter les manipulations les plus vigoureuses, ce qui est loin d’être un détail.



Caché d’Hector Dexter. Amaterra, 2014. 36 pages. 12,50 euros. A partir de 2 ans.


Autre titre d’Hector Dexter, « Qui a mangé la petite bête ? » fonctionne un peu comme le précédent, jouant sur les découpes, mais en privilégiant l’effet de profondeur. A chaque page on tente de répondre à la question contenue dans le titre en proposant un suspect potentiel, et à chaque page on se rapproche un peu plus de la coccinelle. Alors, qui est le coupable ? L’ours blanc ? L’éléphant gris ? Le poisson bleu ? Les flamants roses ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire, mais sachez juste que, l’air de rien, avec tous ces animaux, on peut commencer à apprendre les couleurs… 

Là encore la réalisation est  superbe, avec, entre autres, un cartonnage des plus épais et des coins arrondis pour éviter les accidents en cours de manipulation.



Qui a mangé la petite bête ? d’Hector Dexter. Amaterra, 2014. 26 pages. 12,50 euros. A partir de 2 ans.


Trois jolies trouvailles dont je ne suis pas peu fier et un éditeur qui gagnerait à être davantage connu tant il soigne avec une rare minutie l'ensemble de ses publications. Qu'on se le dise ! 




Deux ans déjà, ça passe trop vite !!!












mercredi 4 février 2015

Les carnets de Cerise T3 : le dernier des cinq trésors - Joris Chamblain et Aurélie Neyret

Troisième aventure de Cerise et troisième mystère à résoudre. Cette fois, l’enquêtrice en herbe va aider Sandra, une relieuse de livres, à identifier le propriétaire de partitions retrouvées dans un coffre poussiéreux. Sans le savoir, la collégienne et ses amies Line et Erica vont en fait se lancer dans un jeu de piste qui fera remonter chez Sandra de douloureux souvenirs…

Ouvrir un album de Cerise, c’est s’offrir une cure de tendresse. Beaucoup de douceur dans l’univers de cette fillette, beaucoup de chaleur humaine aussi. Les dessins plein de sensibilité aux couleurs pastel contribuent à renforcer cette ambiance « cosy » dans laquelle le lecteur se sent si bien. Même s’il y a, comme toujours, un léger point de tension, une cicatrice difficile à refermer qui donne un petit goût acidulé à l’histoire, la bienveillance reste de mise et le dénouement heureux, inévitable.

Petit plus non négligeable, quelques encarts didactiques et ludiques « made in Cerise » où l’on apprend par exemple le vocabulaire propre aux livres (la coiffe, le dos, les plats…) et la méthode utilisée par les relieurs pour les restaurer ou encore la recette des cookies et sablés de la mamie d’Erica.

Au final ce nouveau tome riche en émotions continue d’allier avec bonheur la forme et le fond. J’avais trouvé le second épisode un cran en dessous, celui-là remet les pendules à l’heure. Et comme d’habitude, je suis ébloui par la beauté de la couverture.



Les carnets de Cerise T3 : le dernier des cinq trésors de Joris Chamblain et Aurélie Neyret. Soleil, 2014. 86 pages. 15,95 euros. A partir de 9 ans.









mardi 3 février 2015

Le premier mardi c'est permis (33) : Alice - Emma Becker

Alice a vingt ans, Emmanuel est deux fois plus âgé. De leur rencontre naîtra une histoire à l’érotisme débridée, une histoire trouble et sensuelle, mouvementée…

Alice la femme-enfant vivant avec ses petites sœurs dans l’appartement parisien abandonné par ses parents depuis leur divorce. Alice qui se rêve romancière et s’abandonne sans retenue dans les plaisirs charnels : « Le plaisir est sacré […] Parce que, au fond, ce n’est que ça, la vie. Soixante-dix, quatre-vingt ans à tout perdre. Le sexe n’a jamais rien eu à voir avec quoi que ce soi d’autre. Le sexe, au fond, le plaisir, c’est la seule chose qui compte en ce monde. J’ai l’air d’un homme à dire ça ? On est tous esclaves de la même chose. Les hommes sont esclaves de leur soif de chattes, je suis esclave de l’érection des hommes. De la séduction. Ça me va, d’être réduite à un ensemble de trous ayant besoin d’être remplis. Je ne vois pas ce que je pourrais être de plus intéressant. Ou de plus constructif. »

Alice et sa vision étriquée du monde et des relations hommes-femmes, Alice et ses caprices, son mal-être qui ferait la fortune d’un psy. Alice qui ne peut pas garder le moindre boulot parce que travailler c’est trop dur, Alice qui pleure dans les jupes de son père quand elle n’a plus un sou en poche pour acheter ses cigarettes…

Le pire c’est qu’Emmanuel n’est pas mieux. Vieux beau fraîchement séparé, tombant amoureux fou d’une gamine au corps de déesse, amant jaloux ne supportant pas que sa dulcinée, aux mœurs plus que légères, aille voir ailleurs mais qui, de son coté, n’hésite pas à la tromper (« Je ne savais plus où j’en étais » ; « Elle n’est rien pour moi cette fille » ; « cette fille n’a rien de commun avec toi » ; « cette fille est sans saveur à coté de toi »). Justifications pitoyables d’un homme pitoyable…

Mon Dieu que je les ai détestés, ces deux-là ! Une envie de les baffer à chaque page, de les secouer, de leur ouvrir les yeux et de leur faire comprendre la futilité de leurs pauvres petits problèmes existentiels. Envie de leur hurler dessus et de mettre un terme à leurs jérémiades tellement superficielles. Tout ce que je déteste chez des personnages de roman.

Après, je ne dis pas, l’écriture est pleine de charme, oscillant entre de très beaux passages et une certaine vulgarité que je n’ai jamais trouvé choquante. Sans compter que les scènes « explicites », nombreuses, sont particulièrement bien menées et souvent fort émoustillantes. Il y a donc beaucoup de qualité dans la plume d’Emma Becker, c’est juste que cette sulfureuse histoire d’amour intergénérationnelle et ce couple imbuvable m’ont agacé au plus haut point, gâchant tout plaisir de lecture. Pour autant, je n’en resterai pas là avec cette auteure car je sens chez elle un vrai potentiel. Son premier roman est dans ma pal et je compte bien m’y plonger très bientôt, j’espère simplement que j’y trouverai des protagonistes plus à mon goût.

Alice d’Emma Becker. Denoël, 2015. 350 pages. 19,90 euros.


Une lecture commune que je partage avec Noukette. Surprenant, non ?











lundi 2 février 2015

Elliot, super-héros - Cécile Chartre

Un néon qui claque dans le bureau du directeur, en pleine punition, et Elliot le fayot, le premier de la classe adoré par la maîtresse et détesté par ses camarades, se persuade qu’il est devenu un super-héros. Bon, ok, son pouvoir est assez limité, comme celui des deux autres élèves présents au moment de l’incident, mais cela suffit pour que ces trois-là forment un gang prêt à rendre la justice à la moindre occasion…

Difficile de ne pas rire aux éclats en découvrant les (més)aventures d’Elliot et de ses acolytes. Des superpouvoirs ? Quels superpouvoirs ? Peu importe à la limite, l’important, avec un superpouvoir, c’est d’y croire. Et l’important, quand on est un super-héros, c’est d’avoir un costume : collant, bottes, tuniques moulante et slip. A porter par-dessus le collant, le slip. Se rendre à l’école attifé de la sorte ? Même pas peur !

J’adore Cécile Chartre depuis mes lectures de Joyeux Ornithorynque et surtout Petit meurtre et menthe à l’eau. Elle possède un art de la formule qui déclenche le sourire, ses descriptions, très imagées, sont un régal d’humour parfois assez grinçant, même si on sent en permanence affleurer tendresse et bienveillance pour les bras-cassés qu’elle met en scène. Ici, Elliot vaut son pesant de cacahuètes ! Sa naïveté n’a d’égale que ses convictions, chevillées au corps et à « deux jambes trop courtes pour un garçon de dix ans ». C’est lui qui parle, qui nous raconte sa transformation, avec ses mots à lui. Parce que transformation il y aura, et le gamin solitaire et renfermé du début de l’histoire ne sera plus tout à fait le même à la fin, avec ou sans superpouvoirs.

Elliot, super-héros de Cécile Chartre. Rouergue, 2015. 62 pages. 6,70 euros. A partir de 8 ans.






vendredi 30 janvier 2015

Fin de mission - Phil Klay

Des soldats. Américains. En Irak. Celui-là rentre chez lui après avoir passé son temps, là-bas, à abattre des chiens qui se nourrissaient de cadavres. A la maison il retrouve sa femme et son labrador, couché au pied du canapé. Celui-là vient de délivrer des policiers irakiens torturés dans la cave d’une maison tenue par des insurgés. Celui-là a du mal à se remettre de la mort d’un gamin de 14 ans, tué sous ses yeux par son collègue. Lui, il était affecté aux « affaires mortuaires », chargé de récupérer et transporter les corps de combattants, qu’ils soient américains ou irakiens. Cet autre, civil, rêvait de remettre en service une station de traitement de l’eau pour venir en aide à la population. Eux, ils débriefent à la cantine après avoir envoyé leur premier obus sur des cibles humaines. Combien en ont-ils eu en tout ? Combien ça fait de morts par membre de la section ? Et puis il y a cet aumônier recueillant des confessions difficiles à entendre, cet étudiant revenu du front, pointé du doigt par une camarade musulmane sur les bancs de la fac ou encore ce pauvre gars, défiguré par une mine, qui raconte son histoire dans un bistrot de New-York...

Attention, grosse claque ! Douze nouvelles que j’ai dévorées en à peine deux jours. On comprend à la lecture pourquoi ce recueil d’un débutant totalement inconnu s’est vu octroyer le National Book Award, l’un des plus prestigieux prix littéraires de la planète.

Phil Klay, vétéran du corps des marines ayant servi en Irak entre 2007 et 2008, a l’intelligence de ne pas sombrer dans les clichés, de ne pas jouer au « pro » ou au « anti » guerre. Son angle d’attaque est beaucoup plus fin : de l’artilleur à l’aumônier, du civil engagé par l’armée à l’administratif n’ayant jamais vu une zone de combat, il multiplie les points de vue et alimente la réflexion. Avec un réalisme sidérant, il décrit la vie d’une compagnie au jour le jour, il dit la peur du soldat sur le terrain, la haine absolue et aveugle de l’ennemi, les traumatismes physiques et psychologiques, l’impossible retour à une vie normale à la fin d’une mission, mais aussi l’incompréhension des proches, la quête de sens face à l’absurdité de certaines situations, les nombreux suicides, le regard, parfois difficile à supporter, de ceux qui vous jugent sans avoir la moindre idée de ce que vous avez vécu.

Aucun pathos, aucun jugement, pas d’envolée lyrique, le ton est sec comme un coup de trique, empreint d’une lucidité qui fait froid dans le dos. Plus proche, dans l’esprit, de « Yellow Birds » que de « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn », deux autres textes abordant le conflit irakien, ce recueil marque la fracassante entrée en littérature d’un jeune trentenaire incroyablement talentueux.

Fin de mission de Phil Klay. Gallmeister, 2015. 310 pages. 23,80 euros.


Extraits :

« J’avais pensé qu’il y aurait au moins une certaine noblesse dans la guerre. Je sais qu’elle existe. On raconte tant d’histoires, il faut bien que certaines d’entre elles soient vraies. Mais je vois surtout des hommes ordinaires, essayant de faire le bien, abattus par l’horreur, par leur incapacité à apaiser leur propre rage, par les airs virils qu’ils affectent et leur prétendue dureté, leur désir d’être plus implacables et par conséquent plus cruels que la situation dans laquelle ils se trouvent. »

« Qu’est-ce qu’on fait ? […] Nous, on vient ici, on leur dit, On va vous apporter l’électricité. Si vous travaillez avec nous. On vous garantira la sécurité. Si vous travaillez avec nous. Mais attention, votre meilleur ami sera votre pire ennemi. Si vous nous faites chier, vous vivrez dans la merde. Et ils nous répondent, OK, on vivra dans la merde. Alors qu’ils aillent se faire foutre. »

« Tout le monde présumait que mon âme était profondément marquée par ma rencontre avec le Réel : le monde-tel-qu’il-est, dur, sans fard, violent, loin de la bulle protectrice de l’Amérique et du monde universitaire, un séjour au Cœur des Ténèbres qui, s’il ne vous détruit pas, vous rend plus triste et plus sage. C’est des conneries, bien sûr. »











mercredi 28 janvier 2015

Moby Dick - Chabouté

Moby Dick ou la baleine blanche entraînant dans son sillage le capitaine Achab et son bateau, jusqu’aux frontières de la folie. Achab avec la vengeance comme moteur, comme seule et unique raison d’être. L’obsession d’un homme, son entêtement, son jusqu’auboutisme qui causera la perte de l'équipage…

Tout le monde connaît l’histoire, l’originale et ses innombrables adaptations. Quel intérêt d’en proposer une de plus ? Peut-être parce que le texte de Melville exerce encore une fascination sur bien des auteurs d’aujourd’hui, peut-être aussi parce qu’il véhicule des thèmes universels et intemporels. Quoi qu’il en soit, quand Chabouté s’en empare, le résultat est à la hauteur. « Adapter Moby Dick est venu d’une envie, celle de me frotter à Achab, qui est à la fois fort et fragile, faible et puissant, et dont l’acharnement me fait penser à ce que l’on peut parfois ressentir lorsque l’on fait une BD. »

Avec son noir et blanc dense et profond, sa mise en scène des silences, sa capacité à représenter l’océan en mouvement, il installe une atmosphère pesante où l’intensité dramatique du huis clos maritime en train de se jouer est magnifiée. Clairement, il faut lire ce diptyque d’une traite pour en extraire « la substantifique moelle ». Le premier tome ne fait que poser les bases et s’achève sur un goût de trop peu, c’est dans le second que le récit prend toute son ampleur tragique. Pas envie d’en faire des caisses ni d’en dire plus, je préfère vous laisser plonger la tête la première dans l’écume et profiter, entre autres merveilles, des incroyables séquences muettes qui illuminent ces deux albums de leur envoûtante présence (si vous avez lu « Tout seul », vous savez parfaitement de quoi je veux parler…).


Moby Dick, livre premier de Chabouté. Vents d’Ouest, 2014. 118 pages. 18,50 euros.
Moby Dick, livre second de Chabouté. Vents d’Ouest, 2014. 134 pages. 18,50 euros.

Les avis de SandrineSaxaoul et Yvan






mardi 27 janvier 2015

High Line - Charlotte Erlih

« De là où je suis, il ne reste rien de l’agitation de la ville, du fouillis des vies qui y grouillent ni des ordures qui souillent les rues. Rien des passions des uns ni des désespoirs des autres. Rien des visages fatigués de ceux qui partent suer une énième journée dans des lieux qu’ils exècrent, ni des visages encore plus las de ceux dont personne n’attend la sueur aujourd’hui, ni demain, ni aucun jour à venir. Rien non plus des corps abîmés de ceux qui viennent de passer une nouvelle nuit dehors. De là où je suis, la souffrance et la saleté sont invisibles. La terre doit être belle pour un dieu. »

Un gamin sur un fil, marchant entre deux immeubles, à cent mètres de haut. Il n’a aucune protection, aucune attache. Sous lui le vide, devant lui, une sangle d’à peine deux centimètres de large et six ou sept minutes de traversée, à devoir poser un pied devant l’autre sans trembler. « Libre ! Entièrement et résolument libre ! Le jour et la nuit par rapport aux sensations que j’ai avec un baudrier qui m’entrave et un leash qui me retient à la ligne… Tout est décuplé. Intensité extrême. Plus de limite. Mon corps et le vide. L’air et le ciel. Du tout pur. Un shoot d’absolu en barre. Je ne me suis jamais senti aussi puissant. »

La voix de cet ado dont on ne connaîtra jamais le prénom résonne. Le lecteur entre dans son esprit avant et pendant le périlleux exercice auquel il se plie. Ses doutes, ses certitudes, sa motivation. Le vide comme un symbole, celui d’une quête d’identité, d’un chemin vers l’avenir : « ça y est, j’ai dépassé la moitié. A présent, tout retour en arrière serait plus long que de poursuivre droit devant. Peut-être un jour me dirai-je cela aussi de ma vie : j’aurai fait le plus gros, donc autant continuer. Et je serai de plus en plus impatient et de plus en plus inquiet de voir le trajet s’achever. » Le narrateur n’est pas sur un bateau, il n’a pas de coup de barre à donner pour changer de cap. Il est face à un gouffre, sans filet. Face à lui-même aussi. Franchir le pas et aller de l’avant. Ou chuter. Définitivement.

Phrases courtes, très descriptives, monologue intérieur qui remue et laisse pantelant, Charlotte Erlih respecte à la lettre l’ADN de la collection « d’une seule voix ». Une réussite, indiscutablement.

High Line de Charlotte Erlih. Actes sud Junior, 2015. 92 pages. 9,00 euros. A partir 14 ans.


Une nouvelle pépite jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.







lundi 26 janvier 2015

Mon p’tit univers : Mon abcdaire de la nature - Aurélie Barbe et Caribou

Enrichir le vocabulaire de bébé Charlotte est un vrai plaisir, surtout qu’elle est très demandeuse et joue à merveille les perroquets dès que l’on prononce un mot nouveau. Coté livres, l’abécédaire (comme l’imagier) est un outil parfait pour l’augmenter de façon ludique, ce vocabulaire.

Celui-ci propose des termes issus de travaux menés par le linguiste Etienne Brunet et a pour but d’offrir un corpus de mots indispensables à l’enfant. Il fait découvrir l’environnement proche et apprends à connaitre la nature qui nous entoure : campagne, désert, jardin, forêt, etc. Il n’y a qu’un seul mot par page mais les illustrations permettent d’en proposer d’autres. Par exemple, dans celle ci-dessous, on a pu pointer le nuage, le cactus et le sable et préciser que le cactus, ça pique ! Page suivante, sur l’île, il y a un arbre et dans l’eau un requin alors que dans le jardin on trouve une balançoire. Au final, ce petit livre allie richesse et simplicité en évitant l’accumulation un peu gratuite qui surcharge et finit par ne proposer qu’un catalogue sans fin aussi vite vu qu’oublié.



Un abécédaire idéal pour permettre à bébé de comprendre et se faire comprendre. Il en existe un second dans la même collection, consacré aux animaux. Autant vous dire qu’il sera nôtre bientôt !

Mon p’tit univers d’Aurélie Barbe et Caribou. Marmaille & Compagnie, 2015. 24 pages. 8,00 euros. A partir de 18 mois.


L'avis de MyaRosa


samedi 24 janvier 2015

La parole contraire - Erri de Luca

« Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre. »

Poursuivi en justice pour avoir soutenu le mouvement NO TAV qui s'oppose à la construction de la ligne à grande vitesse du val de Suse devant permettre de relier Lyon à Turin, Erri de Luca a rédigé pour sa défense un pamphlet de 40 pages sur la liberté d’expression et la responsabilité de l’écrivain. Un texte publié par tous ses éditeurs dans le monde à la veille de son procès. Il risque cinq ans de prison pour « incitation au sabotage ».

« Un écrivain possède une petite voix publique. Il peut s’en servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres. Son domaine est la parole, il a donc le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix. Parmi eux, je place au premier rang les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, les analphabètes et les nouveaux résidents qui connaissent peu ou mal la langue. […] Telle est la raison sociale d’un écrivain, en dehors de celle de communiquer : être le porte-parole de celui qui est sans écoute. »

Tout tient dans cette affirmation. A la responsabilité pénale, De Luca oppose sa responsabilité d’écrivain. Ce projet ferroviaire est une aberration environnementale. Par exemple, le percement et la pulvérisation de gisements d’amiante va disperser dans l’air des milliards de fibres toxiques. Depuis des années, l’auteur de Montedidio participe à la lutte menée par les habitants de la vallée. Dans une interview, il a déclaré : « La TAV (ligne à grande vitesse) doit être sabotée. Voila pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Pas question de terrorisme […] elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile […] les discussions du gouvernement ont échoué, les négociations ont échoué : le sabotage est la seule alternative. »

La question est : y-a-t-il eu, à travers ces déclarations, incitation publique à commettre un délit ? Pour la défense, la réponse est non : « Pour parler d’incitation à la violence, il faut démontrer le rapport direct entre les mots et les actions commises. » Or, il est, dans ce cas précis, impossible de démontrer ce rapport tant il y a eu de faits et de délits commis sur le chantier par des militants NO TAV avant et après la publication de l’interview.

Pour étayer son propos, De Luca convoque les figures ayant marqué sa vie de lecteur et sa vie tout court, Orwel et Pasolini en tête. Il réclame aussi le droit d’utiliser les mots dans un sens qui n’est pas celui que leur attribue la justice : « Les procureurs exigent que le verbe "saboter" ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens. Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte. »

Je ne connais pas suffisamment le dossier pour me prononcer sur le fond de la question mais je dois bien reconnaître que la défense de l’auteur par lui-même est brillamment menée et que la lecture de ces quelques pages est une magnifique incitation à la réflexion.


La parole contraire d’Erri de Luca. Gallimard, 2015. 42 pages. 8,00 euros.


Un billet qui signe ma contribution mensuelle au projet non-fiction de Marilyne.




vendredi 23 janvier 2015

Bleu éperdument - Kate Braverman

On ouvre ce recueil de nouvelles avec une femme qui se souvient de la petite fille qu’elle était et de sa mère, poétesse l’ayant éduqué de « façon excentrique selon une méthode de son cru ». On poursuit avec Erica et sa fille Flora, l’année de Tchernobyl, s’ennuyant à mourir au cours d’un hiver pluvieux. Puis on croise le chemin d’une écrivaine cocaïnomane harcelée par un type dont la toxicité s’avérera bien supérieure à celle de la drogue. Il y a aussi dans ce recueil Joan Moore, fêtant son quarantième anniversaire à Hawaï et bien décidée, enfin, à quitter son mari, Laurel Sloan, qui repense aux années d’université où elle écoutait Dylan à plein volume, Suzanne Cooper, fraîchement divorcée et en pleine reconstruction ou encore Jessica, aussi riche que désœuvrée…

Des portraits de californiennes au bord du précipice. Des femmes seules, désespérées, neurasthéniques, fréquentant les Alcooliques Anonymes. La mélancolie suinte à chaque page, les illusions perdues ne faisant qu’attiser les regrets. L’héritage des années hippies a laissé chez beaucoup de douloureuses cicatrices qu’elles traînent comme un boulet alors que le 21ème siècle approche à grands pas.

Ça pourrait (ça devrait même) être totalement plombant si la langue de Kate Braverman n’était pas aussi belle. « Sensuelle et luxuriante », précise la 4ème de couverture, j’avoue que ce n’est pas faux, même si c’est finalement beaucoup plus que ça : « La vallée est une gigantesque plaine qui s’étire indéfiniment jusqu’au pied des montagnes infécondes et hallucinatoires. Cette vallée abrite les tombeaux ouverts de femmes à l’aube du millénaire. C’est un vrai quadrillage de pavillons agglomérés en lotissements, où vivent des femmes soit seules, soit avec leurs enfants. Des femmes empêtrées dans une dépression nerveuse mais plus à même de payer leur traitement. Des enfants qui laissent derrière eux leurs maisons de poupée et leurs leçons de violon pour s’installer dans des immeubles où les voisins ne parlent pas la même langue qu’eux. »

Ou encore : « Elle a trente-sept ans, elle est divorcée, l’ex-femme de Jake, la mère de Stéphanie et Mark. Elle est membre des Alcooliques Anonymes. Elle est sobre. Elle ne boit plus, plus jamais. Cette année, ses enfants passeront le réveillon et le jour de Noël avec elle. Plus jamais elle ne s’endormira en laissant une cigarette allumée dans le cendrier, plus jamais elle ne s’évanouira dans le jardin en chemise de nuit. Elle ne fume plus et elle n’a plus de jardin. On peut compter sur elle maintenant. […] Elle est en passe de devenir le genre de femme qui met de la monnaie dans les parcmètres et poste ses cartes de vœux en temps et en heure. Elle est en train de devenir le genre de femme qu’on peut contraindre à s’exiler dans un appartement à Santa Monica en sachant qu’elle s’y pliera dans la plus grande discrétion, en toute dignité. Elle est le genre de femme qu’on peut bannir à moindre frais. »

Un magnifique recueil et, pour l’amateur de nouvelles que je suis, la découverte d’une voix envoûtante.

Bleu éperdument de Kate Braverman. Quidam, 2015. 245 pages. 20,00 euros.