samedi 6 octobre 2012

Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka (rentrée littéraire 2012)

Otsuka © Phébus 2012
« Sur le bateau, nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assise sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important ».

Ces jeunes filles sont japonaises. Le bateau a quitté le pays du soleil levant pour traverser l’océan pacifique et se rendre à San Francisco. Là-bas les attendent des maris qu’elles n’ont vu qu’en photo. En ce début de XXème siècle, elles n’ont pas d’autre choix que d’abandonner leur famille et la misère pour espérer une vie meilleure.

« Sur le bateau nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucun idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le cœur. [...] Nous voila en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »

Quand vient la première nuit, chacune doit subir les assauts de son inconnu de mari. Difficile de parler d’une nuit de noces. Appelons plutôt cela un viol... Puis commence la dure vie de l’expatriée. Les japonais n’ont droit qu’aux corvées. Les exilées vont travailler dans les champs pour une bouchée de pain. Plus tard, quelques unes seront employées comme femme de ménage chez de riches blancs. Entre temps, beaucoup auront eu des enfants qui, en grandissant, renieront leurs origines, ne parleront plus la langue et auront honte de leurs parents. Enfin, ce sera la guerre. Pearl Harbour. L’ère du soupçon, la crainte de voir en chaque japonais un espion à la solde d’Hirohito. L’Amérique finira par les interner dans des camps disséminés dans différents États...

Julie Otsuka raconte l’histoire de ces femmes. Une douleur sourde, une violence insoutenable. Optant pour un mode narratif pluriel, elle créé une voix collective disant : « nous tous, témoins de l’horreur commune ». Cette entité qui s’exprime est une incantation, un chant, une prière chuchotée proche de l’élégie. Le « nous » rassemble des milliers de femmes aux destins similaires. De ce chœur sacré s’élève une triste mélopée. Pourtant, et c’est là que réside le talent de l’auteur, l’écriture, exempte de toute sensiblerie, reste délicate et sans complaisance. Le style épuré donne davantage de puissance au témoignage de cette entité collective. Un roman impressionnant qui vous sonne et vous laisse groggy comme un uppercut à la pointe du menton.

Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka. Phébus, 2012. 140 pages. 15 euros.

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38 commentaires:

  1. Une histoire collective bien triste qui me tente après avoir lu tes dernières lignes.

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  2. J'attends que ma bibli le libère... Espérant ne pas être déçue, après ces avis enthousiastes!

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    1. Il y a toujours un risque d'être déçue. Chacun ses goûts après tout^^

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  3. Bien, tous ces avis élogieux et bouleversés confirment, confirment la tentation. Mais je crois que je vais attendre un moment de calme, laisser passer l'effervescence de la rentrée...

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    1. Tu peux aussi attendre la sortie en poche, l'effervescence de la rentrée sera à coup sûr bel et bien passée...

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  4. C'est vraiment le carton inattendu de la rentrée ce livre. Un grand succès, j'ai hâte de le lire.

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    1. Oui, déjà plusieurs retirage et il est à nouveau en rupture chez l'éditeur pour quelques jours. Un vrai carton !

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  5. Il me fait de l'oeil mais je n'aime pas acheter les nouveautés 'ben voui) donc je viens de commander son premier roman !

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    1. Son 1er roman me tente aussi beaucoup. Je vais finir par céder sans trop de remords...

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  6. Même si le thème de ce roman n'est pas celui qui m'accrocherait en ce moment, j'avoue que ton billet est séduisant et incite à la tentation...noté!
    Merci pour ce partage!

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    1. Et une tentation de plus..; Le problème c'est qu'elles sont chaque jour plus nombreuses^^

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  7. C'est noté pour moi aussi : je ne lis que des avis élogieux jusqu'à maintenant et suis toujours plus tentée.

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    1. C'est vrai que les avis sont unanimes. Pas forcément un gage de qualité mais quand même, c'est plutôt bon signe.

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  8. Intéressant de constater que les lecteurs se laissent tout autant charmer par ce roman que les lectrices. Raison supplémentaire pour que je note soigneusement cette référence dans ma liste.

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    1. Je ne me suis pas fait la réflexion mais tu as raison, à la base ce roman s'adresse sans doute davantage aux femmes. Je suis peut-être l'exception qui confirme la règle^^

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  9. C'est l'un des rares romans de la rentrée qui me tentent.

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    1. Ce serait un plaisir de te lire à propos d'un roman de cette rentrée littéraire^^

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  10. Un roman qui t'a plu. Mais pas sûre d'être tentée par le côté documentaire.

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    1. Disons que le coté documentaire est très peu présent. C'est un vrai roman, rien à voir avec Les disparus de Shangri-la par exemple^^

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  11. J'avais vu Julie Otsuka au festival America et je me suis empressée de me procurer son livre. Il ne va attendre bien longtemps dans ma PAL surtout après un billet si convaincant.

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    1. J'espère que tu ne seras pas déçue même si je n'ai pas de gros doutes concernant les qualités de ce roman.

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  12. J'ai craqué au FEstival America !! Et j'ai pris le premier aussi (tant qu'à faire...) dont la couverture en 10/18 est... belle...

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    1. Le premier en 10/18 ? C'est une bonne nouvelle et un achat prévu très bientôt alors^^

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  13. Voilà un livre qui me tente beaucoup, dans la veine de ce que j'aime lire. C'est un passage assez sombre de l'histoire dont on parle peu. Merci pour la découverte ;)

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    1. Je pense que tu aimerais beaucoup découvrir l'histoire de ces femmes.

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  14. Ttttttt, ICB et Jérome : il s'agit de destins de femmes, certes, mais qui ne peuvent pas laisser les hommes indifférents (ils n'y ont pas tous le mauvais rôle, d'ailleurs, dans le roman ! ;-)). C'est l'Histoire des Etats-Unis, là, qui fait peur, le sort des "gens de couleur" (comme sont désignés les Asiatiques)...

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    1. Tu as raison, la tragédie vécue par ces femmes à un coté universel qui peut toucher tous les lecteurs.

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  15. Romans pour femmes, romans pour hommes .... Comme Canel, moi, c'est l'histoire "vraie" qui m' emportée et comme Jérôme, de quel magistral traitement romanesque, justement "épuré", l'histoire surgit ! je pense notamment au chapitre qui évoque le départ des japonais de la ville, cette litanie m'a aussi beaucoup touchée.

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  16. Super article qui exprime tout mon ressenti sur ce roman splendide qui mérite le prix Fémina étranger 2012 sans contestation possible (enfin, de ma part !). Bises

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    1. C'est en effet une bonne chose que ce roman est reçu le Fémina. Il serait sans doute malheureusement passé inaperçu sans cela.

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  17. Un roman fort que j'ai aimé même si j'ai quelques réticences liées au stle et à l'emploi du "nous"

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    1. L'emploi du "nous" est en effet perturbant mais au final, l'impression générale reste très forte.

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  18. Je comprends ton point de vue, effectivement ce recours au "nous" peut donner une belle force au roman, mais je n'ai pas du tout adhéré. :/

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    1. J'ai envie de dire, "ça passe ou ça casse...". Une question de ressenti en somme.

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