mardi 2 octobre 2012

Le premier mardi c'est permis (10) : Petite table, sois mise ! d'Anne Serre

Serre © Verdier 2012 
« Notre famille a toujours détesté et repoussé la haine, peut-être grâce à ces liens charnels qui nous unissaient. Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l’apologie des liens sexuels en famille : je sais trop combien le sujet est délicat. Mais puisque j’ai résolu de raconter ma vie en tentant d’exprimer le plus exactement possible ce que j’éprouvais dans cette situation déréglée et pourtant si réglée qui était la nôtre, nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire rit et demande à danser. »

Dans cette drôle de famille, les trois filles et leurs parents s’envoient en l’air. En couple, en trio ou tous ensembles. Il y a même quelques amis de passage qui n’hésitent pas à se joindre à eux. Le père se déguise en femme, la mère se promène nue dans la maison et passe ses journées à se brosser la toison devant la glace en attendant que son amant vienne la culbuter sur la table du salon. Les filles « s’explorent la motte » et s’extasient devant les attributs de leur géniteur : « Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. »

Je me plaignais il y a quelque temps de l’insupportable lecture des écrits pédophiliques de Pierre Louÿs. Pourquoi alors me replonger dans un texte où l’inceste a la part belle ? Maso le gars ? Il y a sans doute un peu de cela mais surtout, Anne Serre procède avec beaucoup plus de finesse. Loin des descriptions cliniques et scabreuses de Louÿs, elle propose un conte pour adultes avertis (qui a dit pervertis ?) où la naïveté le dispute à l’innocence.

Loin du fait divers glauque, elle tricote son récit en s’appuyant sur les excès que permet le conte. Si les parents ont tout d’un couple d’ogre et d’ogresse, jamais leurs enfants ne les considèrent ainsi. La sobriété du ton et la bonne humeur de la narratrice (la plus jeune des sœurs) laisse à penser que tout va de soi dans cette famille pour le moins particulière. Surtout, dans la seconde partie du texte, cette même narratrice, qui a quitté la maison à 15 ans et est devenue adulte, replonge dans ses souvenirs d’enfance sans douleur. Ce passé lui apparaît comme un songe, une étape marquante et importante qui lui a permis de se construire. Avec une belle lucidité, elle retrouve le moment du basculement, lors d’ébats en plein champ avec un amant de passage alors qu’elle n’était encore qu’une gamine : « pour la première fois, quelque chose naquit en moi. Non pas l’amour, j’en étais bien loin encore [...] mais un début d’amour, un début d’espérance, un début de douleur pour quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus mystérieux que le plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’étais pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant. » Sortie du rêve de l’enfance, la jeune fille va, en toute sérénité, pouvoir devenir une femme.

Un texte inclassable et troublant, sans doute l’une des plus grandes étrangetés de cette rentrée littéraire.

Pour info, Petite table, sois mise ! fait partie des premières sélections de quatre prix d’automne : le Fémina, le prix de Flore, le prix Wepler et le prix Sade (j’avoue que celui-là, je ne le connais pas du tout !).


Petite table, sois mise ! d’Anne Serre. Verdier, 2012. 60 pages. 6,80 euros.



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Ce billet signe ma seconde participation au défi cent pages
de La Part Manquante 
 

22 commentaires:

  1. A propos du prix Sade :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_Sade
    C'est finalement le Christine Angot qui a eu le prix et il ne m'inspire pas plus que celui-ci!
    Anne Bert parle de façon très élogieuse de Petite table, sois mise sur son blog, et la façon dont elle loue l'auteur de sortir la sexualité enfantine d'un tabou m'a mise très mal à l'aise.
    Cela me fait penser à Toute nue de Lola Beccaria qui aborde aussi la pédophilie de façon innocente et naturelle, et dans laquelle la narratrice est plus que consentante.
    Je trouve cette approche extrêmement fallacieuse et, indépendamment des qualités d'écriture des auteurs, l'impression qui domine pour moi est le malaise : on nous le présente avec un bel enrobage et sous un jour attrayant, mais c'est toujours de la pédophilie.
    Je note que ces livres ont comme point commun d'être écrit par des femmes. Je me demande s'ils seraient perçus de la même façon si les auteurs étaient des hommes.
    Je n'ai aucune envie de lire celui-ci en tout cas.

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    1. Je me suis fait la même remarque à propos de l'auteur en me diasant que si c'etait un homme, on l'aurait cloué au pilori.
      Après, je trouve ce texte vraiment troublant, loin de l'apologie et en même temps très dérangeant. Peut-être que c'est la forme du conte qui m'a permis "d'avaler la pilule." J'ai notamment repensé à Bettelheim et à sa "Psychanalyse des contes de fées". En tout cas, le seconde partie où la narratrice est devenue adulte est très intéressante, plus apaisée, son regard est aussi beaucoup plus acéré. Elle avoue par exemple qu'elle ne peut plus laisser un homme la toucher. Bref, il y a dans ces 60 pages une densité assez incroyable même si j'ai refermé le livre sans être capable de dire si j'avais ou pas apprécié ma lecture.

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  2. Non, franchement ce n'est pas fait pour moi. Même écrit finement, une histoire reste une histoire avec ses mots et ses images que je trouve odieuses.
    A demain pour la BD !

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    1. Je te comprends, j'ai eu le même réflexe avec les horreurs de Pierre Louÿs.
      A demain, la BD que je vais présenter sera beaucoup moins polémique !

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  3. Tiens, je ne connais pas non plus le prix Sade. Ce serait intéressant de savoir qui avait gagné les années précédentes...

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    1. Jamais entendu parler avant. Il doit être récent.

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  4. Le prix Sade vient d'être institué pour récompenser les écrits célébrant les incestes et autres perversités sexuelles. J'aime Sadfe pour sa merveilleuse langue, cependant il a des choses repoussantes. De là à en faire un prix pour récompenser madame Virginie D. il y a de la marge...

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    1. Euh... J'avoue que la philosophie de ce prix me paraît pour le moins tordue. Son palmares risque de ressembler à une liste de livres à fuir...

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  5. En lisant ton billet, j'ai immédiatement pensé aussi à Bettelheim... comme quoi, la forme du conte peut cacher de ces choses...
    Je ne sais pas trop si je lirai ce livre. Quand j'en aurais marre des héroïnes un peu gourdasses des Passion Intense, peut-être ;-) !!
    En tous cas, je ne connaissais pas du tout ce texte, ni le prix Sade.

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    1. C'est sûr que l'on est à des années lumière d'un passion intense...

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  6. Je viens de vérifier : il s'agit bien de l'auteur des 'Débutants', bcp aimé (sorti en 2011), mais dans un autre registre.
    J'aime bcp tes extraits, qui donnent envie de découvrir le livre (rien à voir avec ce que j'ai pu lire d'Angot, par exemple, via un livre entier et des extaits) mais... ça me gêne, ce sujet, même présenté ainsi.
    PS : tu risques de retrouver un lien vers ce billet dans son article Wikipedia (j'y suis et je fus très surprise de le découvrir !!).

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    1. Je trouve normal que l'on soit gêné en lisant un texte sur ce sujet. Maintenant chacun est libre de voir s'il souhaite franchir le pas.

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  7. J'ai eu quelques déboires avec la littérature érotique actuelle (au niveau stylistique), mais je pense que celui-ci pourrait me plaire : les extraits m'évoquent la production du 18e siècle, et le style semble plus agréable que ce que j'ai déjà pu lire. C'est noté. :)

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    1. Disons que l'écriture est plutôt belle, un cran au-dessus de ce que l'on a l'habitude de lire dans la littérature érotique actuelle.

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  8. J'avoue que je suis très sceptique sur ce titre là... Ces histoires d'inceste et de pédophilie, je les digère tout juste à petites doses. J'ai peur que 60 pages ça soit déjà trop...

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    1. Je comprends, même si ici il y a à peine une trentaine de pages qui abordent ce délicat sujet.

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  9. Je ne peux que penser à Bettelheim et Nikki de Saint-Phale en lisant ton billet...comme quoi les perceptions peuvent être antagonistes d'un côté ou de l'autre de la lorgnette. L'écrit reste malgré tout un exutoire probable. Le dernier roman que j'ai lu ayant pour thème la pédophilie (Le Brigadier de Gosley - polar) m'a beaucoup plu, celui-ci m'intrigue. Le thème ne me rebute pas, il faut bien aussi écrire sur ce qui fâche et ce qui gêne... Je le note :)

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    1. Tu as une approche très intelligente de la question, j'aimerais beaucoup savoir ce que tu penses de ce titre.

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  10. Je passe mon tour... Par contre je vais me renseigner sur le prix sade... ;)

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    1. Tu peux te renseigner sur ce prix, pour ma part, je reste assez sceptique quant à sa finalité...

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  11. Peut-on tout écrire ? Si c'est bien fait, ma foi, pourquoi pas ? Peut-être aussi faut-il le lire en se détachant d'une réalité qui nous dérangerait trop si on la cotoyait ...

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    1. Je crois que tu as raison, si on parvient à lire de tels écrits avec un certain détachement, la pilule peut passer sans trop de dégats.

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