vendredi 23 août 2013

Just Kids - Patti Smith

A quoi ça tient un destin parfois ? Celui de Patti Smith s’est joué dans une cabine téléphonique. L’été 1967, à 21 ans, elle décide de quitter son New Jersey natal et de rejoindre New York avec pour seule possession une valise et le montant exact du trajet en petite monnaie. Arrivée à la gare routière, elle découvre que le prix du billet a presque doublé depuis la seule et unique fois où elle s’est rendue dans la Big Apple. Honteuse à l’idée de devoir rentrer chez elle, elle s’isole dans une cabine téléphonique pour réfléchir à la situation et découvre un sac à main posé sur un annuaire. A l’intérieur, 32 dollars, largement de quoi se payer le voyage : «  J’ai pris l’argent et déposé le sac au guichet. […] Je ne peux que remercier, comme je l’ai bien souvent fait intérieurement toutes ces années durant, cette bienfaitrice inconnue. C’est elle qui m’a donné l’ultime encouragement, le porte-bonheur de la voleuse. J’ai accepté le don du petit sac à main blanc comme si c’était le doigt du destin qui me poussait en avant. »

Passionnée de dessin, de peinture, de littérature et de poésie, Patti quitte les siens sans véritable but. Arrivé sur place, elle pense pouvoir se loger chez des amis mais ceux-ci ont déménagé sans laisser d'adresse. Se retrouvant à la rue, elle dépose des CV dans des librairies et des magasins de mode. En attendant des réponses qui tardent à venir, elle dort dans des cimetières, des cages d’escalier ou des wagons de métro. Elle trouve enfin un boulot de caissière dans une échoppe vendant des bijoux fantaisies et son destin bascule à nouveau le jour où elle sert un jeune homme qui deviendra son inséparable compagnon de route. Il s’appelle Robert Mapplethorpe et avec lui elle veut refaire le monde. Fascinés par l’art, ils vont se lancer dans de nombreuses expérimentations allant du collage à la photographie en passant bien sûr par le dessin et la poésie.  Pendant des semaines, des mois et même des années, le couple va subir quelques tempêtes et bouffer de la vache enragée.  D’abord amants puis liés par un indéfectible lien d’amitié, Patti et Robert vont traverser la fin des années 60 et le début des années 70 portés par le souffle d’intense créativité qui balaie New York. Dans leur sillage, on croise Andy Wharol, Allen Ginsberg, Janis Joplin, Jimi Hendrix et tant d’autres.

La carrière de chanteuse de Patti commence par le biais de la poésie. Fascinée par Rimbaud (le chapitre où elle relate son périple à Charleville en 1973 est tout en émotion), elle parvient à placer quelques textes dans des revues avant de faire des lectures dans les bars. Elle y affronte un public difficile, chahuteur, indifférent ou vindicatif. C’est grâce à ces prestations souvent chaotiques qu’elle va se forger une identité scénique des plus solides. En posant des notes de musique sur ses mots, c’est la révélation. Entourée de musiciens, Patti déploie ses ailes et créé une parfaite fusion entre la poésie et le rockn’roll. Une recherche de simplicité dépouillée de tout artifice, une forme de sauvagerie et de pureté : « Nous avions peur que la musique qui était notre nourriture ne se trouve en danger de famine spirituelle. Nous avions peur qu’elle perde sa raison d’être. Nous avions peur qu’elle s’enlise dans un bourbier de spectacle, de finances et d’insipides complexités techniques. »

Cette autobiographie m’a passionné. Quelle femme, quelle vie, quelle époque ! Patti et Robert, c'est un couple indestructible à la curiosité intellectuelle permanente guidé sur la voie de l’art par la fréquentation de figures mythiques et qui n’aura cessé d’élargir le champ des possibles. Just Kids, des gamins inséparables qui seront parvenus à réaliser leurs rêves. Une histoire belle et tragique.

Les dernières pages sont bouleversantes. A la fin des années 80, Patti s’est mariée et a eu deux enfants. Robert est devenu un célèbre photographe. Malade du sida, il se meurt et sa compagne de toujours lui rend visite le plus souvent possible. Entre eux la magie est toujours présente. De leur ultime rencontre elle dira : « La lumière ruisselait à travers les vitres sur ses photos et ce poème silencieux que nous formions, assis ensemble une dernière fois. Robert mourant : il créait le silence. Moi, destinée à vivre, j’écoutais attentivement un silence qu’il faudrait toute une vie pour exprimer. »  Juste avant sa mort, elle lui écrit quelques mots : « l’idée m’est venue, en regardant tout tes objets, tes œuvres et en passant en revue mentalement des années de travail, que de toutes tes œuvres tu es encore la plus belle. La plus belle de toutes les œuvres. »

Robert s’est éteint le 9 mars 1989. Lorsqu’elle a appris sa mort, Patti écoutait La Tosca entamer la sublime aria « Vissi d’arte » : J’ai vécu pour l’amour, j’ai vécu pour l’art.  « J’ai fermé les yeux et joint les mains. La providence décidait des termes de mon adieu. »


Just Kids de Patti Smith. Folio, 2012. 380 pages. 7,70 euros.

Un grand merci à Manu sans qui je n'aurais jamais eu l'idée de me pencher sur ce titre. C'est son billet enthousiaste qui m'a convaincu et je ne le regrette pas !

L'avis de Voyelle et consonne

34 commentaires:

  1. Que tu sois enchanté par ce titre me conforte dans l'idée de le lire... Et ça tombe bien, il est sur ma PAL !

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  2. Heureux de voir que ce livre continue à tourner et qu'il t'a plu autant qu'à moi. Quelle grande bouffée de liberté! La suite est en préparation, selon Patti Smith. D'ici là, je te conseille son dernier album, Banga.
    Merci pour le lien.

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    1. La suite risque de moins me plaire, les années 80 ont été d'un tel cynisme...

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  3. Je me souviens du billet de Manu... avec la sortie en poche et ton billet, voilà le retour de la tentation !

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  4. Dans ma chambre d’enfant, que je partageais avec ma sœur ainée (11 ans de plus) ce qui lui donnait le pouvoir extrême de décorer notre chambre comme bon lui souhaitait, prônait sur le mur face à mon lit deux posters, un de Jimmy Hendrix et un autre de Patti Smith. Je détestais celui de Jimmy Hendrix et trouvais horrible le second.

    Ta critique magnifique et émouvante vient de me réconcilier quelque peu avec ma chambre d’enfant…


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    1. ça m'aurait plu d'avoir ces posters dans ma chambre. Dans celle de mon grand frère il y a avait Stallone et le schwartzenegger de Terminator. Tu vois que je n'étais pas mieux logé ;)

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    2. Effectivement ! En plus la gonflette c'est pas mon fort :D

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    3. Moi c'était moins la gonflette que le coté belliqueux de ces deux-là qui me gênait.

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  5. Un texte qui, je pense, pourrait me plaire !

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  6. Patti et "Horses" en boucle ... la belle et grande dame, j'ai eu la chance de la voir plusieurs fois en concert, je sens que je vais me régaler avec son autobiographie, "pure et sauvage", j'avais un peu d'une certaine "reconstruction poétique" mais visiblement, ce n'est pas le cas.

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    1. C'est joliment écrit et elle ne part pas dans d'improbables divagations poétiques. Si tu es fan c'est une lecture indispensable.

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  7. Je suis convaincue ! Je file voir du côté de chez Manu aussi !

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  8. Ca ne m'étonne pas que cette autobio ait plu à ton cœur de rocker !

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    1. Je crois que j'aurais adoré avoir 20 ans dans les années 70 !

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  9. J'ai déjà eu un grand aperçu de cette période de sa vie grâce à une biographie de Mapplethorpe que j'ai lue il y a longtemps, mais j'ai follement envie de m'y replonger.

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    1. Impossible que ce livre ne passe pas entre tes mains.

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  10. Ah je suis heureuse, tu ne peux pas savoir ! On ne peux qu'être emporté tant Patti Smith réussit à faire revivre cette époque passionnante et les lieux mythiques qu'elle a arpenté. Mais aussi tous ces gens qu'elle a cotoyé, quel vent de liberté soufflait à cette époque, une liberté qui ne reviendra plus jamais. Et quelle magnifique relation qui les a toujours uni !

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    1. Une liberté qui ne reviendra plus jamais tu as raison. Inimaginable de connaître un tel destin aujourd'hui pour une jeune fille de 20 ans.

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  11. Encore un qui est dans ma LAL...

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  12. Je ne suis vraiment pas fan des biographies et peut-être encore moins des autobiographies mais tu arrives à presque me convaincre.

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    1. Je suis exactement comme toi et là, pour le coup j'ai été bluffé.

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  13. Il est dans ma LAL aussi et tu me donnes encore plus envie de le lire. De Patti Smith, je ne connaissais que la chanson co-écrite avec Bruce Springsteen. Evidemment, j'ai beaucoup plus entendu parler de Robert Mapplethorpe (comment oublier ce nom) avec la polémique autour de The Perfect Moment.

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    1. Les parcours de Patti Smith et de Mapplethorpe sont intimement liés. Impossible de comprendre leur cheminement respectif si l'on ne connaît pas leur histoire commune.

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  14. Tu me donnes envie de dépoussiérer ma PAL. Je l'ai acheté l'été dernier et ne l'ai toujours pas commencé... Et pourtant qu'est-ce que j'aime cette artiste...

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  15. Evidemment ce récit est pour moi... Et sinon, c'est un très beau billet !

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    1. Il me semble que c'est un livre qui a tout pour te plaire, en effet.

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