mardi 31 mai 2016

Que du bonheur ! - Rachel Corenblit

C'est l'année la plus pourrie de sa vie que nous raconte Angela. Une tragi-comédie en cinq actes débutée le jour de la rentrée. Premiers pas au lycée et première cata : « Moi, Angela Milhat, presque quinze ans, les cheveux presque bruns, les yeux presque verts, les dents presque droites, je trébuche sur le sac de Lorna et je tombe en avant, comme une masse, sans avoir le réflexe d'avancer les mains. Un patate qui chute. Le syndrome du caillou qui ne réfléchit pas et subit les lois de la pesanteur ». Résultat, un nez cassé, du sang partout, une évacuation par les pompiers et une réputation foutue. Acte deux, ses parents divorcent. Acte trois, son chat meurt. Acte quatre, sa meilleure amie sort avec le garçon dont elle est secrètement amoureuse. Acte cinq, les vacances cauchemardesques chez papi dans l'Ariège enchaînées avec un séjour à Palavas les flots où elle participe au concours de Miss camping... Que du bonheur !

Journal intime hilarant dont le titre annonce la couleur, ce roman percutant vaut par sa drôlerie et le regard décalée portée sur son quotidien par cette ado poissarde qui n'a rien pour elle et en est bien consciente. Ses lamentations pleines d'autodérision et d'une lucidité à toute épreuve font pleurer, mais de rire. Car Angela se plaint sur un ton qui n'appartient qu'à elle. Une prose ravageuse, une ironie mordante et des jugements portés sur les autres qui ne sombrent jamais dans l'aigreur et la méchanceté gratuite. Tout le monde en prend certes pour son grade, mais le discours garde en permanence une forme de bienveillance écartant toute forme d'acidité.

Parce que quoi qu'elle dise, Angela est une gentille. Elle se moque, elle manie l'humour noir et le sarcasme, mais avec une certaine élégance. Son annus horribilis est un modèle du genre, racontée avec une maestria qui vous arrache des sourires à chaque page. Parsemé de photo-montages dont les légendes valent le détour, ce journal intime atypique est un parfait remède à la morosité ambiante. Un texte court et totalement jubilatoire, qu'on se le dise !

Que du bonheur ! de Rachel Corenblit. Le Rouergue, 2016. 122 pages. 10,20 euros. A partir de 13 ans.

Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.







dimanche 29 mai 2016

Les lectures de Charlotte (17) : Grande bouche - Antonin Louchard

La grenouille à grande bouche en a marre de se gaver de mouches à longueur de journée. Tellement écœurée qu’elle ne peut plus en manger. Elle se lance alors en quête d’une nouvelle nourriture et s’en va questionner d’autres animaux. La vache lui dit qu’elle mange de l’herbe, le lapin du trèfle, le merle des cerises… rien qui lui convienne et lui fasse envie. Arrivée devant le héron, elle lui pose naïvement la même question. Et celui-ci de répondre : « Moi, je mange des grenouilles à grande bouche… ».

Une réécriture de ce célèbre conte dont la morale pourrait être : « La curiosité est un vilain défaut ». Dans cette histoire en randonnée classique, chaque rencontre n’apporte pas de réponse satisfaisante au souhait de la grenouille. L’intérêt réside dans le traitement espiègle proposé par Antonin Louchard : sa grenouille totalement hystérique provoque l’hilarité, comme l’intervention des mouches dans les premières pages, narguant et insultant gentiment le batracien boudeur. A chacune de ses demandes, la grande bouche s’énerve et grossit, jusqu’à la rencontre finale avec le héron, qui lui rabaisse son caquet et la rapetisse à vue d’œil.



Un petit album décalé et irrévérencieux mettant en scène un personnage que l’on est presque ravi de voir si déconfit à la dernière page. C’est drôle et graphiquement très expressif. Et tant pis si ce n’est pas avec une telle histoire que l’on va inciter nos enfant à diversifier leur alimentation…

Grande bouche, d’Antonin Louchard. Seuil jeunesse, 2016. 40 pages. 8,90 euros.





vendredi 27 mai 2016

Naissance d’un père - Laurent Bénégui

Être père. Romain a eu neuf mois pour se faire à cette idée. Mais il n’y pas parvenu. Le grand jour arrive et il n'est pas prêt. En pleine tempête, sa compagne ressent les premières contractions. Le futur père débarque à la maternité sous les trombes d’eau, alors que Louise est déjà en plein travail. Et il ne le sait pas encore mais il va vivre un double accouchement dont il ne ressortira pas indemne.

C’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, paraît-il. Heureusement, ce proverbe ne s’applique pas aux papas. Ce n’est pas une fois l’enfant paru que l’on reconnaît les qualités de son géniteur, sa capacité à devenir un père « compétent ». Romain serait mal barré si c’était le cas. Lui qui refuse de couper le cordon, de toucher sa fille, de l’appeler par son prénom. Lui qui rechigne à aller la reconnaître. Il ne sait plus où il en est. Perdu. Pas prêt. Il faut dire qu’il a de qui tenir, son propre père ayant eu trois enfants, de trois femmes différentes, sans jamais assumé son rôle. Romain navigue à vue, la tempête est chez lui intérieur, le questionnement permanent. Et Louise le sent. Elle l’aime mais elle se rend compte que s’il ne change pas, ça ne va pas être possible de continuer. Alors Romain va changer. Par la force des choses. Mais aussi parce qu’une rencontre avec un autre nourrisson que le sien va le bouleverser. Pour autant, le chemin sera sinueux, les avancées fragiles, les maladresses nombreuses, les hésitations multiples.

Un roman qui parle de la paternité, la vie, la mort, l’amour, la filiation, de ce statut nouveau et difficile à assumer lorsqu'un enfant vient au monde et que, quelque part, il nous met devant le fait accompli. Prendre les choses en main, trouver sa place, être à la hauteur. C’est plus ou moins facile. Question de vécu, de personnalité, d’identité. Romain est un personnage touchant. Il m’a clairement agacé parfois, comme Louise d’ailleurs, mais je n’ai jamais eu envie de l’accabler. Nous n'avons rien en commun mais je peux le comprendre. C’est tout l’art de Laurent Bénégui je trouve, une capacité à exprimer des réactions et des questionnements universels à partir d’un cas très individuel et particulier.

Un beau texte, extrêmement construit, extrêmement maîtrisé, et qui a l'intelligence de proposer une fin ouverte, pleine d'espoir mais où rien n'est pour autant acquis. Et un livre vers lequel je ne serais jamais allé si on ne me l’avait pas mis entre les mains. C’est l’avantage d’avoir des amies très chères qui savent bousculer, avec goût, mes habitudes de lecteur.

Naissance d’un père de Laurent Bénégui. Julliard, 2016. 225 pages. 18,00 euros.

Les avis de Caroline, ClaraLaurie, Noukette, Philisine, Syl.



jeudi 26 mai 2016

Les rêveries d’un gourmet solitaire - Taniguchi et Kusumi

Il me ressemble le gourmet solitaire. Enfin, j’aimerais lui ressembler plutôt. Solitaire, je le suis, assurément. Gourmet, sans doute bien moins que lui. Mais j’ai souvent, comme lui, cette mine renfrognée, tête légèrement inclinée vers le bas, perdu dans mes pensées. Je l’apprécie parce qu’il est simple, il va à l’essentiel sans se départir d’une certaine exigence vis-à-vis de la nourriture. Il est curieux aussi, il aime sortir des sentiers battus pour trouver la gargote qui ne paie pas de mine où le patron, derrière son comptoir et sans avoir l’air d’y toucher,  mitonne des plats délicieux.

Le gourmet solitaire est friand d’expériences culinaires nouvelles. Il flâne, il prend son temps. Personne ne l’attend, personne ne lui met la pression. Célibataire et travailleur indépendant, il avance à son rythme. Comme beaucoup de personnages de Taniguchi, c’est un rêveur, un méditatif. Ses recherches de restaurants sont autant de balades où le chemin compte presque plus que la destination finale.

Il ne se passe rien dans ce manga. L’histoire se répète à chaque chapitre. Notre gourmet profite de la moindre occasion pour se lancer en quête d’un endroit où manger, au petit bonheur la chance. Il ne s’interdit rien, des nouilles chinoises à la pizza, du repas péruvien au japonais le plus classique en passant par le couscous. Le schéma est toujours le même : il cherche sans but précis, il trouve, s’installe, choisit et mange. Dit comme ça, bonjour l’ennui ! Et pourtant ce n’est pas du tout le cas, on se régale autant que lui. Une question d’atmosphère, de façon d’être au monde. Une posture où la seule chose qui importe est de n’être lié à aucune obligation. Il est toujours seul et heureux de l’être. Il se parle à lui-même, se félicite quand il dégotte la perle rare, s’enguirlande quand il se goinfre trop.

C’est un intuitif, le gourmet. Il hésite souvent, se demande s’il a fait le bon choix, reconnaît quand il se trompe. Mais il se laisse porter par son envie, il avance sans tergiverser, sans chouiner, il profite de ce qui s’offre à lui. J’aime sa modestie, j’aime le voir s’empiffrer, j’aime son enthousiasme jamais feint face à la nourriture. Plus que tout, j’aime sa liberté. Mon héros de manga préféré. Sans doute parce qu’il est tout sauf un héros.

Les rêveries d’un gourmet solitaire de Taniguchi et Kusumi. Casterman, 2016. 132 pages. 16,95 euros.









mardi 24 mai 2016

Hugo de la nuit - Bertrand Santini

Il serait criminel de résumer le nouveau roman de Bertrand Santini. J’apprécie d’ailleurs le fait que l’éditeur n’ait pas pris la peine de le faire sur la quatrième de couverture, se contentant sobrement de quelques mots : Une nuit d’été, un enfant, des fantômes, un secret. Tout est dit. Ou pas. Et c’est tant mieux. Parce que ce roman ne se raconte pas, il se lit. On y croise bien un enfant et des fantômes. Mais aussi un cimetière, des zombies, du pétrole, un assassin et une plante rare qui joue un rôle central dans l’histoire.

En fait, pour entrer dans ce texte, il suffit de se laisser prendre par la main sans se poser de questions. Et le plaisir est là, à se promener entre des tombes en ruines avec Hugo, Dame Betti, Cornille, Poudevigne, Adelaïde, Gertrude, Nicéphore, Violette et Le Poemander. On frémit, on rit, on est ému, on rêve. Parce que Bertrand Santini est un conteur, un vrai. De ceux qui osent, ne se refusent rien, laissent l’imagination prendre le pouvoir. Sans limite mais en ne perdant pas de vue qu’il faut donner du sens, et ne jamais céder à la facilité.

A un moment donné, la maman d’Hugo, écrivain pour enfants, lui explique qu’il y a une chose qu’elle ne dit pas dans ses livres, une vérité qu’il est préférable de cacher : « Le monde est un endroit cruel, injuste et absurde ». Et bien Bertrand Santini, lui, ne se prive pas de le dire. De dire le monde comme il est, sa beauté et son horreur, la vie, la mort, l’amour, la douleur et les trahisons. Mais il le fait avec finesse, il le fait en ne dissociant jamais le malheur d’une tranche de bonne humeur, d’éclats de rire, de franche camaraderie, de dialogues et de situations tellement improbables qu’elles vous arrachent des sourires aux moments les plus sombres. Il n’épargne pas ses jeunes lecteurs, c’est une marque de respect je trouve. La marque d’un auteur à part dont chaque nouveau livre démontre une capacité de renouvellement sidérante. Un auteur dont l’écriture me touche particulièrement et qu’il serait scandaleux de ne pas découvrir au plus vite, j’espère que le message est passé.

Hugo de la nuit de Bertrand Santini. Grasset jeunesse, 2016. 215 pages. 13,50 euros. A partir de 12 ans.




Une pépite jeunesse un peu spéciale cette semaine puisque Noukette et moi avons le plaisir d'accueillir dans notre rendez-vous la pétillante Framboise qui, elle aussi et sans surprise, est tombée sous le charme d'Hugo et de ses compagnons.





lundi 23 mai 2016

76 clochards célestes ou presque - Thomas Vinau

Les clochards célestes ont tracé l'itinéraire de mon parcours de lecteur. Depuis toujours. Je suis parti sur la route avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Neal Cassidy, j'ai traversé le désert de l'Utah avec Edward Abbey, fait le passager clandestin sur les trains de marchandises et les wagons à bestiaux avec les hobos Boxcar Bertha et Edward Anderson. Grâce à eux j'ai visité les asiles, dormi à la belle étoile, fréquenté les hôtels miteux, les parcs et les églises, fait la manche et multiplié les petits boulots. Grâce à eux j'ai bourlingué à travers les pages, touché par la malédiction du sang nomade.

Alors quand Thomas Vinau dresse le portrait de 76 d'entre eux, je plonge la tête la première. En commençant par ceux qui me parlent, ceux que j'ai eu la chance de fréquenter. Mon Buko adoré bien sûr, ce « gros dégueulasse qui écrit des lettres d’amour en se mouchant dans son T-shirt », Selby, celui « qui a encaissé sa vie comme on encaisse les coups », André Laude, qui « écrit ses poèmes avec ses larmes », Dan Fante, le fils de, qui « a passé vingt ans à tenter de s'immoler de l'intérieur, avec du gin », Gaston Couté « le poète paysan, le commis érudit, le libertaire de la terre », Jehan-Rictus, metteur en scène des « rêves rigolards et désespérés de la pauvreté », Thierry Metz l'inconsolable, celui qui se suicidera à l'hôpital psychiatrique, « exclu de la vie par la souffrance », Cendrars « l'ami de tous les fous, de tous les prisonniers, de toutes les putes, des nègres, des clodos, le plus grand suceur de mégots du monde, à jamais pour la braise et les cendres », ou encore Jack London, à qui « tous les enfants qui ont eu le courage de ne pas devenir adultes disent merci ».

Parmi les autres, des écrivains, des musiciens, des artistes. Des hommes et des femmes. Le précurseur Diogène, l'inégalable Elliott Smith, l'incandescent Gil Scott-Heron, le rêveur Christopher McCandless (Into the Wild), Nicolas Bouvier qui « avance avec lenteur sur la terre des hommes », Billie Holiday, qui est « le bruit que fait le poing d'un homme sur la peau d'une femme ». Certains noms qui m'étaient jusqu'alors inconnus rejoindront bientôt les rayonnages de ma bibliothèque, c'est une certitude, comme Jean-Paul Clébert, Marc Stéphane ou l'italien Mario Rigoni Stern.

Je n'y peux rien si les clochards célestes me fascinent. Pas que je les envie, ni que je les idéalise. C'est simplement qu'ils touchent des cordes me faisant profondément vibrer. Beaucoup ont en commun une vie trop courte, une consommation excessive de drogue et d'alcool, une solitude portée comme un étendard. Ce sont des indomptés, des fous, des malades, des crevards, des anachorètes, des bougies se consumant trop vite. Il sont
« Les orpailleurs de misère
Les petites mains de la beauté
Les derviches déglingués
Les explosés en plein vol
Les qu'ont la tête dans les étoiles
et les deux pieds
bien dans la merde
Les qui saignent honnêtement
Les immenses moins que rien
Les clochards célestes »

C'est simple, j'ai tout aimé dans ce petit bouquin, la prose, la diversité des portraits et l'objet-livre en lui-même avec sa superbe couverture. J'espère maintenant qu'un tome deux suivra, il en reste tellement à ajouter à cette belle galerie. Et si Thomas Vinau a besoin de noms, je peux lui en souffler quelques-uns, à commencer par le volcanique Malcolm Lowry.

76 clochards célestes ou presque de Thomas Vinau. Le Castor Astral, 2016. 200 pages. 15,00 euros.



dimanche 22 mai 2016

Azil T1 : Chez Gaëtan Becpincé - Wenisch, Omont et Girard

Azil est un miraculé. Emmené par sa jeune propriétaire sur un bateau pour fuir un pays en guerre, l’ours en peluche est tombé à l’eau. Emporté par les courants, il s’est échoué sur une plage et a été recueilli par Monsieur Lepillier, un enseignant qui en a fait la mascotte de sa classe de maternelle. Chaque week-end, Azil est hébergé chez un élève et cette semaine, le sort désigne Gaëtan Becpincé. L’arrivée du doudou à la maison ne réjouit pas sa mère, persuadée que la peluche est pleine de parasites. Après un passage à la machine à laver, l’ours se retrouve accroché au fil à linge pour la nuit. Mais Gaëtan a peur pour lui, il y a des gitans dans le coin et comme le dit le grand frère de son copain Louis, « la nuit les gitans viennent et volent tout ce qu’ils trouvent »…

Une BD pour les petits abordant des thèmes d’actualité comme les migrants ou le regard porté sur celui qui vit différemment et que l’on juge par méconnaissance. Les préjugés passés au filtre de la vision de l’enfant sont autant de portes ouvertes vers des échanges avec les adultes. Le propos est intelligent, bienveillant sans mièvrerie. Le fait qu’Azil possède une conscience et partage avec le lecteur son ressenti face à chaque situation, souvent avec drôlerie, est un plus non négligeable. Par ailleurs le dessin et les couleurs douces de Tanja Wenisch offrent un cadre parfait à l’univers enfantin imaginé par Charlotte Girard et Jean-Marie Omont, scénaristes de l’excellente série « La balade de Yaya ».

Encore une réussite à mettre au crédit des éditions de La Gouttière dont les productions à destination des primo-lecteurs de BD n'ont décidément pas d'égal en terme de qualité.

Azil T1 : Chez Gaëtant Becpincé. De Wenisch, Omont et Girard. La Gouttière, 2016. 40 pages. 10,70 euros. A partir de 5 ans.





vendredi 20 mai 2016

De nos frères blessés - Joseph Andras

Une bombe. Déposée dans un local abandonné où personne ne va jamais, au fin fond de l’usine. « Pas de morts, surtout pas de morts ». Du pur sabotage. C’est ce que voulait Fernand Iveton, ouvrier communiste et militant anticolonialiste. Son action n’avait qu’un but : attirer l’attention du gouvernement français sur le nombre croissant de combattants qui luttent pour qu’il y ait plus de bonheur social sur cette terre d’Algérie où il est né. Mais Fernand a été dénoncé. Arrêté juste après avoir posé la bombe, qui n’explosera pas. Emmené au commissariat. Torturé. Emprisonné. Jugé. Condamné à mort. Guillotiné le 11 février 1957. Fernand Iveton restera le seul européen exécuté par la justice française durant la guerre d’Algérie.

Incroyable premier roman qui m’a happé dès les premières lignes, me laissant la gorge nouée face au destin tragique d’un idéaliste sacrifié au nom de la raison d’état. Joseph Andras raconte avec minutie l’enchaînement des événements, entrelaçant le présent du militant arrêté et son passé, notamment la rencontre avec celle qui deviendra sa femme et ne cessera de le soutenir jusqu’au bout. La prose est sobre, âpre, sans gras. La description des tortures est terrifiante, chaque coup porté résonnant avec une précision clinique. Et l’ouvrier de céder face à l’innommable douleur : « Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela la torture, "la question", la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même : donner ses frères. Que cela pouvait être aussi atroce. Non, le mot n’y est pas. L’alphabet a ses pudeurs. L’horreur baisse pavillon devant vingt-six petits caractères ».

Il n’y avait objectivement aucune raison de prononcer une telle condamnation tant les circonstances atténuantes semblaient évidentes. Après tout, le militant avait épousé une cause mais n’avait pas fait couler le sang. Seulement, l’opinion publique, vent debout face aux terroristes responsables des « événements » d’Algérie, avait besoin de satisfaire son esprit de représailles aveuglé par la haine. Et la France se devait de montrer sa fermeté, quitte à en faire trop. Le rejet de la grâce présidentielle réduisit en cendres les derniers espoirs. René Coty et son garde des sceaux François Mitterrand biffèrent d’un trait de plume le recours des avocats, préférant laisser, comme ils l’écrivirent, « la justice suivre son cours ».

Fernand mort pour l’exemple, mort pour la France, victime d’une violence aveugle, d’une raison d’état se foutant des destins individuels au nom de l’intérêt collectif. Un symbole, un bouc émissaire dont l’exécution reste aujourd’hui encore une honte pour la République. Exercice d’admiration, texte forcément engagé qui aurait pu tourner au lyrisme dégoulinant et contre-productif, « De nos frères blessés » est au contraire un hommage d’une absolue dignité, porté par une écriture et une construction d’une maîtrise sidérante. Un très grand premier roman, je pèse mes mots.

De nos frères blessés de Joseph Andras. Actes sud, 2016. 140 pages. 17,00 euros.
















jeudi 19 mai 2016

Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons - Velibor Colic

« Après une longue traversée de l’Europe endormie, j’arrive en France. Je traverse la Croatie, la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne réunifiée. Je traverse le scandaleux silence et l’indifférence du monde, la nuit étoilée et la rosée matinale, les petites routes campagnardes et les longues transversales des autoroutes amollies par la chaleur ». [ …] « A l’ouest, rien de nouveau, me dis-je, une frontière puis une autre. Les flics et la douane, la douane et les flics ».

Été 92. Velibor Colic débarque à Rennes. Il a 28 ans et ne possède que trois mots de français : Jean, Paul et Sartre. Dans son sac de sport élimé, un stylo, un manuscrit, des deutsche marks, quelques habits et une brosse à dents. Déserteur de l’armée bosniaque, c’est un soldat qui a vu la mort mais ne l’a jamais donnée, préférant tirer en l’air plutôt que sur ses ennemis. A Rennes, on l’installe dans un foyer pour demandeurs d’asile. Une vie spartiate où se conjuguent ennui, promiscuité, consommation excessive d’alcool et cours de français. Après Rennes, ce sera Paris, puis Strasbourg. Ses papiers enfin en règle, il « profite » de l'intérêt que suscite la crise dans les Balkans pour publier son premier texte, « Les bosniaques », succession de témoignages sur la guerre qui déchire l'ex-Yougoslavie. Le début d’une carrière d’écrivain chaotique qui ne changera finalement pas grand-chose à sa condition de réfugié.

J’ai découvert Velibor Colic avec le terrifiant Archanges, j’ai poursuivi avec le touchant Ederlezi et je le retrouve ici dans une veine autobiographique aux accents tragi-comiques. Son manuel d’exil est tout sauf conventionnel, écartant d’emblée la dimension lacrymale et geignarde dans laquelle il aurait été facile de tomber. Le ton se veut léger, empreint d’autodérision et traversé par certains passages d’une grande beauté.

L’autodérision, c’est imparable avec moi, surtout quand c’est si bien amené.  Exemple, lorsque ce cher Velibor parle de son manuscrit : « Je suis en même temps anti-guerre et anti-paix, humaniste et nihiliste, surréaliste et conformiste, le Hemingway des Balkans et probablement LE plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps. J’ai juste un détail à régler : mes textes sont beaucoup plus mauvais que moi-même ».

Colic parle de l’exil, de son exil, avec une distance qui fait mouche. En se retranchant derrière l’autodérision et l’humour, il dit avec davantage de force la faim, la solitude et la pauvreté : « Dans ma chambre, il fait tellement froid qu’en prenant la douche je garde mes chaussettes. Pour me laver les dents je mets si peu de dentifrice que cela ressemble à un nettoyage à sec. Mon déodorant est "Eau Parisienne", c’est-à-dire l’eau du robinet, et mon parfum est belge. Avant de sortir, je m’asperge de quelques gouttes de bière derrière les oreilles ».

Des confessions sincères, rédigées vingt-cinq ans après, avec le recul nécessaire pour dédramatiser sans gommer d’un trait de plume les difficultés rencontrées. Exercice périlleux réussi haut la main, entre humour, tendresse et féroce ironie. Tout ce que j'aime en somme.

Manuel d’Exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Colic. Gallimard, 2016. 200 pages. 17,00 euros.







mercredi 18 mai 2016

Un homme de joie T2 - David François et Régis Hautière

Sacha commence à trouver sa place à New-York. A son arrivée d’Ukraine en 1932, l’eldorado annoncé s’était pourtant transformé en amère potion mais grâce à deux rencontres aussi fortuites que bienvenues, les choses se sont arrangées. Pas qu’il roule sur l’or, mais son travail sur les chantiers et les « petits extras » effectués pour le mafieux Lanzana suffisent à ses besoins. Chez ses camarades, la colère gronde et les velléités de grève se précisent. Pour les hommes de Lanzana qui tiennent les syndicats et veulent à tout prix que les délais de construction des gratte-ciel soient respectés, pas question de laisser la chienlit s’installer, il va falloir sévir et tant pis pour les meneurs. Sacha observe l’agitation de loin. De toute façon, ses pensées sont occupées par tout autre chose…

J’avais annoncé à la fin du premier tome que, connaissant la propension de Régis Hautière à faire morfler ses personnages, le gentil Sacha risquait de connaître de sérieuses désillusions. Ma prédiction s'est-elle réalisée ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Mais le fait est que dans la suite et fin de ce diptyque, l’ambiance s’alourdit à chaque page et pour tout le monde. Aucune lumière dans ce New-York poisseux où personne ne se fait cadeau et où les doux rêveurs n'ont pas leur place. Sacha, lui, garde les pieds sur terre, même si l'amour vient frapper à sa porte. Il sait que malgré les journées passées à construire ces bâtiments cherchant à tutoyer le ciel, personne ne se rapproche du soleil.

Un album crépusculaire porté par des couleurs incroyables, un trait à la fois souple et torturé et une science du cadrage qui donne le vertige. Depuis « De briques et de sang » le dessin de David François me fascine, il possède un charme unique et indéfinissable.

La ville monstre. Le sous-titre de ce superbe diptyque en dit bien plus qu'un long discours. New-York qui broie et écrase les pauvres âmes frappées par la grande dépression. Pas des plus réjouissant, je vous le concède. Mais l'essentiel est ailleurs. Et la qualité au rendez-vous.

Un homme de joie T2 de David François et Régis Hautière. Casterman, 2016. 54 pages. 13,95 euros.

Mon avis sur le tome 1

Une nouvelle lecture commune que je partage avec Noukette.













mardi 17 mai 2016

Le trésor du lac des trois chats - Mathis

Premier jour des grandes vacances et première grasse matinée, Alex est aux anges ! Pas question pour autant de se tourner les pouces, c’est enfin  l’occasion de construire une cabane dans la forêt. En cherchant l’endroit idéal pour installer ladite cabane, Alex en trouve une déjà montée, faite de planches et de tôles rouillées. Après l’avoir observée de loin, il décide d’y pénétrer. A l’intérieur, des piles de livres et une carte d’identité qui ne laisse planer aucun doute sur son propriétaire. Alex comprend en effet immédiatement que cette cabane appartient à un ancien camarade de classe de son père surnommé Sauvageon, qui a toujours vécu dans les bois mais dont personne n’avait jamais pu trouver le repère. Un Sauvageon qui a disparu depuis plusieurs semaines…

Alex rentre chez lui avec une boîte remplie de photos. Au fond de la boîte, sa sœur Anouk va trouver un carnet où Sauvageon consignait ses recherches en lien avec un trésor datant du Moyen-âge, le trésor du lac des trois chats. Entre recherches à la bibliothèque, réunions secrètes et expédition à vélo, Alex, Anouk, Mimi, Singe et Djamila vont se lancer dans une chasse au trésor où les choses ne vont pas vraiment se dérouler comme prévu.

Aujourd’hui pas de roman pour ados dans notre rendez-vous hebdomadaire avec Noukette mais un titre pour les plus jeunes à partir de 8-9 ans. Une chasse aux trésor qui rappellera aux anciens dans mon genre le fameux Club des cinq (même si je préférais le moins connu « Clan des sept » ). Dialogues percutants, personnages pétillants, énigme à résoudre, un poil de tension et de suspens, les ingrédients sont classiques mais la recette fonctionne. Seul souci, une incursion dans le fantastique à la toute fin qui risque de désarçonner et de frustrer plus d’un lecteur. Pour le reste, c'est un sans faute.



Le trésor du lac des trois chats de Mathis. Thierry Magnier, 2016. 150 pages. 7,20 euros.









lundi 16 mai 2016

L’empreinte amoureuse - Mélanie Chappuis

Page 99, le narrateur déclare : « J’ai envie de brûler mes notes, de voir mes souvenirs partir en fumée, d’envoyer balader mon grand projet d’empreinte amoureuse. Je le trouve nul, prétentieux et vain ». Et moi j’ai envie de le prendre dans mes bras et de lui dire : « Enfin, tu t’en rends compte ! Punaise, il était temps ! ». Ben oui parce que depuis 99 pages, Bruno me bassine avec ses ex. Ce quadra frappé par un cancer du foie pleurniche. Monsieur a peur de mourir et encore davantage de se battre pour ne pas mourir. Refusant de se soigner parce que selon lui ça ne sert à rien, il va provoquer le départ de sa compagne Marion, incapable de comprendre son raisonnement et de le faire changer d’avis.

Soudain seul, Bruno se lance dans un grand projet : lister dans un carnet ses aventures depuis l’adolescence et tenter de recontacter ses conquêtes pour leur demander quelle trace il a laissée dans leur vie. Un inventaire qualifié pompeusement d’« empreinte amoureuse » qui va le plonger dans ses souvenirs de globe-trotter. Et nous de le suivre au fil de sa jeunesse dorée de fils d’ambassadeur, du Nigéria à l’Argentine en passant par Berne ou New-York. De Yassa à Laure, de Malika à Michelle, de Marie à Nathalie, de Yulia à Caroline, de Linda à Mathilde. Une enfilade de prénoms dans laquelle j’ai fini par me perdre, retenant juste que l’Argentine l’avait snobé, l’américaine était décédée dans un accident de voiture, la suissesse droguée avait failli l’entraîner avec elle dans sa perte, la vidéaste restera comme son plus gros chagrin d’amour, etc. Tout ça pour se rendre compte que Marion, c’est-à-dire la dernière, est la seule qui compte vraiment. Franchement, s’il me l’avait demandé, j’aurais pu lui annoncer dès le départ, c’était tellement évident !

Mélanie Chappuis est la femme du dessinateur, Zep, info people sans le moindre intérêt je vous le concède, mais il faut bien que je me mette à la hauteur de ce roman lui aussi sans le moindre intérêt. Rien à faire, je déteste les narrateurs pleurnicheurs. Au moins Bruno n’essaie pas de nous tirer des larmes mais j’ai trouvé sa démarche pathétique. Entre deux éclairs de lucidité, il enchaîne les descriptions de non-événements, de relations banales au possible dans lesquelles il ne fait que révéler une instabilité chronique. Et le retournement de situation final donnant évidemment dans le happy-end ne pouvait qu'enfoncer le clou de mon exaspération. Vraiment pas un roman pour moi.

L’empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis. L’âge d’homme, 2015. 172 pages. 18,00 euros.




dimanche 15 mai 2016

L’ours qui jouait du piano - David Litchfield

Il était une fois un ours qui trouva un piano au fond des bois. Il s’en approcha doucement et posa sa grosse patte sur les touches, provoquant un bruit terrifiant. Le lendemain l’ours revint, puis les jours, les semaines, les mois et les années suivantes. Peu à peu il apprivoisa l’instrument et en tira des sons enchanteurs qui attirèrent tous les ours de la forêt. Surpris en plein récital par une petite fille et son papa, l’ours accepta de les suivre et devint la coqueluche de la ville, donnant des concerts à guichets fermés et vendant des millions de disques. Une nouvelle vie qui lui offrit tout ce dont il pouvait rêver mais ne remplaça jamais, au plus profond de son cœur, sa forêt et ses amis…

Un album qui célèbre la primauté de l’amitié sur les rêves de gloire. Oublier les lumières et les célébrations aussi somptueuses qu’artificielles pour retrouver ses racines, être auprès des siens et toucher le seul public qui compte en définitive. Le message est simple et positif, écartant toute superficialité pour revenir à l’essentiel avec un soupçon d’émotion.

Texte court et immédiatement compréhensible, illustrations superbes aux couleurs et aux textures très travaillées, grand format permettant de plonger le regard en profondeur à chaque page, voilà un album qui possède de nombreux atouts pour séduire les petits bouts auxquels il s’adresse. Et les grands bouts qui ont la chance et le privilège de leur lire à voix haute.

L’ours qui jouait du piano de David Litchfield. Belin jeunesse, 2016. 32 pages. 12,90 euros. A partir de 3 ans.





vendredi 13 mai 2016

Les tifs - Charles Stevenson Wright

New York, années 60. Lester le métis se lève un matin bien décidé à prendre son destin en main. Ras le bol d’être mis au rebut à cause de sa couleur de peau. Première étape vers la gloire, se lisser les cheveux. Avec ses nouveaux tifs aux bouclettes soyeuses, Lester se voit enfin comme quelqu’un d’autre, l’égal des blancs, celui à qui tout va sourire, travail, amour, argent et célébrité. Commence alors une odyssée hallucinée dans les rues de Big Apple où le bellâtre va trimbaler sa dégaine auprès d’une faune pas piquée des hannetons, du travesti surjouant son rôle de drama queen à l’acteur célèbre tombé au fond du caniveau et sortant tout juste de prison en passant par une prostituée vénale et un producteur de disques véreux.

Second volume de la trilogie new-yorkaise de Charles Stevenson Wright (après « Le Messager »), « Les tifs », publié en 1966, est un texte inclassable, à la fois pamphlet et satire acide d’une population noire et métissée dont les rêves de réussite et d’égalité ne pouvaient qu’être un jeu de dupes voué à l’échec. Un roman boycotté à sa sortie par la critique, considéré aujourd’hui comme un chef d’œuvre et qui entraîna son auteur vers une chute inexorable, réduit à la pauvreté, détruit par l’alcool, sombrant dans l’anonymat le plus total jusqu’à sa mort dans un hospice du Lower East Side.

C’est simple, il y a tout ce que j’aime dans ce roman. Une plongée à la marge directe, terrible, violente, désespérée, portée par un cynisme tranchant, un humour noir dévastateur et une succession d’événements surréalistes tirant souvent vers l’absurde et frôlant parfois l’hystérie. C’est cash, sans fioriture, tout son sauf consensuel. Le cri de colère d’un écrivain enragé et d’un narrateur perdu entre fantasmes d’une vie meilleure et lucidité face à une réalité sans pitié : « Je m’imaginais que ma chance allait tourner. Est-ce qu’elle avait tourné ? Non, la vie me tenait toujours par les couilles et m’injectait des lavements empoisonnés dans le cul. » Ou encore « On s’en prenait à moi depuis si longtemps. Une mètre cinquante-cinq pieds nus, soixante-trois kilos tout mouillé. L’air d’un gamin, avec une démarche de marin à terre, un visage typiquement métissé : un Américain issu d’un pot de chambre bouillonnant, fruit d’au moins cinq races différentes copulant par deux ou trois comme dans une partie de chaises musicales ».

Un roman qui transpire l’urgence, irascible, affûté comme une lame. Typiquement ma came.

Les tifs de Charles Stevenson Wright. Le Tripode, 2016. 200 pages. 22,00 euros





mercredi 11 mai 2016

L’adoption T1 : Qinaya - Zidrou et Monin

Un tremblement de terre au Pérou. 8,4 sur l’échelle de Richter. Plus de 37 000 morts. « On s’émeut, on compatit, puis on oublie. Après tout, qu’est-ce qu’on en a à foutre du Pérou et des péruviens ». C’est ce que pense Gabriel, 75 ans. Oui mais voilà, son fils et sa belle-fille ont adopté Qinaya, 4 ans, qui a perdu ses parents suite au séisme. Au moment de l’arrivée de la petite à l’aéroport, Gabriel reste en retrait. Pas concerné le nouveau papy. Jusqu’au jour où il lui faut garder la gamine pendant deux heures. Une corvée qu’il accepte difficilement, mais qui va tout changer.

Résumé de la sorte, on a l’impression d’avoir affaire à un scénario cousu de fil blanc baignant dans un sirop qui dégouline de bons sentiments. Ce serait bien vite oublier que Zidrou tire les ficelles. Ok, le papy bougon va fondre pour la fillette venue du bout du monde et devenir un gros nounours débordant d’affection. Mais, parce qu’il y a forcément un « mais », l’histoire ne reste pas en surface, elle creuse un sillon bien plus profond que les apparences ne pourraient le laisser penser. Le récit s’attarde longuement sur la relation entre Gabriel et son fils, une relation compliquée, surtout parce que l’un des deux a oublié de tenir son rôle. Par manque de temps. D’envie aussi. Cet aspect a fait résonner en moi des éléments de ma propre histoire et confirme ma certitude qu’il est bien plus facile d’être grand-père que père. Question de disponibilité sans doute, entre autres choses…

Ce premier volume d’un diptyque dont la suite, je l’espère, ne tardera pas trop, est porté par le dessin rond et les couleurs chaudes de l’excellent Arno Monin. Récit d’un bouleversement affectif poignant, tout en tendresse et en subtilité, cette « Adoption » mêlant histoire familiale et chronique du troisième âge sonne juste, pousse à la réflexion et fait planer un insupportable suspens, tant la pirouette finale, totalement inattendue, laisse le lecteur aussi pantelant qu’admiratif devant de tels talents de conteur…

L’adoption T1 : Qinaya de Zidrou et Monin.  Bamboo, 2016. 64 pages. 14,90 euros.


Une lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.



Les BD de la semaine sont
aujourd'hui chez Stephie



mardi 10 mai 2016

Traits d’union - Cécile Chartre

Un mariage à première vue comme les autres : une mère qui a tout prévu dans les moindres détails, l’invité lourdaud qui va passer son temps à draguer pour tenter de ramener une fille dans son lit à l’heure de la soupe à l’oignon, l’ex-petite copine du marié qui rumine leur histoire passée, le meilleur ami plein d’amertume, tata Odette qui pense que ce mariage, c’est une belle connerie, du classique quoi.

Sauf que. Les mariés ont à peine 18 ans, se connaissent depuis quelques moi et leur précipitation à sauter le pas interpelle. La pique-assiette ayant l’habitude de s’inviter incognito chaque samedi dans des cérémonies où elle ne connait personne trouve l’ambiance très particulière. Et une gamine qui a tout vu mais n’a encore rien dit s’apprête à révéler un secret censé mettre une pagaille d’enfer. Sauf que...

J’adore Cécile Chartre. Son humour noir, sa prose nerveuse qui ne s’embarrasse pas de chemins détournés pour aller à l’essentiel, ses personnages souvent drôles malgré eux et cette capacité à imaginer des situations aussi inconfortables qu’incongrues (« Petit meurtre et menthe à l’eau » en est l’exemple le plus frappant). Ici elle trousse un roman choral piquant et acidulé où la voix de chaque protagoniste, plutôt que de résonner avec force, dissone sacrément. Bon, pour être honnête, j’avais vite découvert le pot aux roses mais cela n’a en rien gâché mon plaisir. Un titre qui inaugure la nouvelle collection « Rester vivant » des éditions Le Muscadier, une collection dont le but est, entre autres, « de poser un regard incisif sur nos comportements individuels et collectifs ».  Pour le coup, le contrat est rempli haut la main.

Traits d’union de Cécile Chartre. Le Muscadier, 2016. 66 pages. 8,50 euros.

Une nouvelle pépite jeunesse que je partage avec Noukette.

Les avis de Fanny et Hélène









lundi 9 mai 2016

Les maraudeurs - Tom Cooper

Bienvenue à Jeanette, bourgade fictive située dans le bayou bien réel de la Barataria. A peine 50 km de La Nouvelle Orléans et pourtant on se croirait dans une autre dimension, un monde à part peuplé de créatures plus pittoresques les unes que les autres.

A Jeanette vous croiserez, par ordre d'apparition, les frères Toup, jumeaux psychopathes producteurs de marijuana, Gus Lindquist, pêcheur de crevettes manchot, chasseur de trésor à ses heures perdues qui passe son temps à avaler des médocs comme d'autres croquent des bonbons, Wes Trench, 18 ans et déjà des cheveux blancs, pêcheur lui aussi sur le bateau de son père, un gamin ayant vu sa mère tomber d'un toit et se noyer sous ses yeux au moment de la tragédie de Katrina, Cossgrove et Hanson, deux losers pathétiques, escrocs à la petite semaine condamnés à des travaux d’intérêt général ou encore Grimes, envoyé par la compagnie BP après un accident pétrolier ayant causé une vaste pollution des eaux du bayou pour inciter les victimes à abandonner les poursuites judiciaires contre un chèque au montant ridiculement faible par rapport au préjudice subi. Des personnages qui ne vont cesser de se croiser pour jouer au fil des chapitres une tragi-comédie des plus jubilatoires.

Avec ce premier roman, Tom Cooper a rédigé un guide touristique du bayou pas franchement engageant. Chaleur accablante, crevettes, crabes et oiseaux mazoutés, alligators, serpents, moustiques, taons « gros comme des prunes », « scarabées semblables à des pommes de terre ailées », et surtout des autochtones plus flippants les uns que les autres. J'ai adoré la façon dont le roman se déploie, chacun étant d'abord présenté de façon isolée, avant que les premières interactions fassent évoluer tout ce petit monde tels des pions se déplaçant sur un échiquier d'où personne ne sortira vainqueur.

Un texte qui, malgré les apparences, déborde d'humanité et prend parfois des allures de roman social s'ancrant dans un environnement frappé de plein fouet par deux événements dévastateurs, l'ouragan Katrina en 2005 et l'explosion d'une plateforme pétrolière causant une marée noire épouvantable en 2010. Un roman plein de sauvagerie, à la fois drôle et grave, picaresque et puissant. Une réussite totale et une lecture que je vous recommande plus que chaudement !

Les maraudeurs de Tom Cooper. Albin Michel, 2016. 400 pages. 22,00 euros.

Les avis d'Electra, Léa et Virginie




dimanche 8 mai 2016

Shaker Monster T1 : Tous aux abris ! - Mr Tan et Mathilde Domecq

La curiosité est un vilain défaut, Justin va l’apprendre à ses dépens. Après une énième dispute avec sa sœur, il est envoyé au grenier par son père pour ranger un carton de son grand-père. En découvrant l’inscription « ne pas toucher » sur ledit carton, le garçon se dépêche de l’ouvrir. A l’intérieur, un vieux shaker brillant qu’il trouve « trop cool » et qu’il ramène dans sa chambre. Mauvaise idée, très mauvaise idée. Le lendemain matin, un monstre gluant s’est échappé du shaker et a transformé la maison en champ de bataille. Il va falloir l’attraper au plus vite et tout ranger avant que papa et maman ne découvrent les dégâts pour éviter la punition du siècle…

Y pas à dire, il sait y faire Mr Tan pour imaginer des histoires qui plaisent aux enfants (il l’a d’ailleurs prouvé depuis longtemps avec Mortelle Adèle). Ici, il mélange des ingrédients imparables : deux sales gosses qui n’arrêtent pas de se chamailler, des monstres inoffensifs et rigolos, de la morve et des prouts en pagaille, un papy complice et des bêtises à réparer en urgence avant que les parents rentrent du travail. Pas révolutionnaire mais efficace, mis en image avec dynamisme grâce au trait frais et expressif de Mathilde Domecq.

Une nouvelle série pleine de bonne humeur au rythme trépidant et portée par des dialogues entre frère et sœur pas piqués des hannetons, tellement réalistes que nombre de jeunes lecteurs pourront s’y identifier, c’est une certitude.

Shaker Monster T1 : Tous aux abris ! de Mr Tan et Mathilde Domecq. Gallimard BD, 2016. 64 pages. 11,90 euros.





vendredi 6 mai 2016

The Whites - Richard Price

Les Whites sont, dans le jargon de la police américaine, des coupables jamais condamnés pour leurs crimes. Des gars passés entre les mailles du filet de la justice, des gars qui s’en sont sortis blancs comme neige. Chaque flic a son White, un salopard qui l’obsède et qu’il rêve de voir enfin payer pour ses méfaits. Billy Graves ne fait pas exception à la règle. Devenu chef d’une brigade de nuit New yorkaise après une bavure, Billy reçoit un appel lui signalant un meurtre dans une station de métro. La victime n’est autre que le White de l’un de ses anciens coéquipiers. Lorsqu’un second White est éliminé quelques jours plus tard, Billy commence à se poser de sérieuses questions…

Un  plaisir de retrouver enfin Richard Price six ans après l’excellentissime Frères de sang. Scénariste pour Scorsese (La couleur de l’argent) et la série The Wire, lui-même adapté au cinéma par Spike Lee (Clockers), ce peintre de l’Amérique urbaine nous emmène une fois de plus dans les rue de New-York pour décrire le quotidien peu reluisant d’un flic au bout du rouleau. Plus que sur son job, c’est sur sa vie de famille que Price se focalise. Et plus que l’enquête, c’est le portrait dressé qui intéresse, tant le romancier montre une fois de plus que chacun d’entre nous est avant tout le fruit de son environnement. Il parle ici d’obsession pour des histoires anciennes, de vengeances que l’on cherche encore à assouvir, d’amitiés à entretenir au nom du bon vieux temps, d’une filiation difficile à assumer, de casseroles sur lesquelles on a mis un couvercle mais qui continuent à bouillir et que l’on continue à traîner…

Narration nerveuse, dialogues au cordeau, réalisme impressionnant, plongée dans une ville cartographiée au millimètre, Price maîtrise, de bout en bout. Héritier talentueux de Selby et Ed McBain, ce grand romancier de New-York est aussi et surtout le chantre d’une forme de naturalisme qui n’appartient qu’à lui.

The Whites de Richard Price. Presses de la cité, 2016. 415 pages. 21,00 euros.








mercredi 4 mai 2016

Le voyage d’Abel - Lisa Belvent et Bruno Duhamel

Abel rêve. De voyages. Seul dans la ferme héritée de ses parents qu’il entretient depuis que ses frères ont mis les voiles, Abel n’en peut plus de ce foutu pays et de cette vie rythmée par les corvées. Se lever à l’aube, traire les vaches, sortir les chèvres, labourer les champs. « Moi ce que je voulais, c’est être marin, prendre le large, voyager : Conakry, Singapour, Tahiti… ». Mais Abel a vieilli et il n’a jamais pu franchir le pas. Partir. Pour de bon. Les guides touristiques s’entassent sur les étagères du salon, les saisons passent, et Abel en est toujours au même point. Sa détermination semble cette fois bien réelle, et malgré les moqueries des autochtones qui l’ont surnommé « Le capitaine » et n’ont jamais cru à ses envies d'ailleurs, Abel sait que l’heure est venue.

Étrange album à l’atmosphère nostalgique mettant en avant la rudesse de la vie à la campagne. Il est touchant Abel, fragile, sensible, timide, perdu dans des rêveries auxquelles il persiste à s’accrocher, sans doute pour trouver la force de sortir de son lit chaque matin et de donner du sens à une existence sans aucun relief. Dans son bled paumé, le ciel est bas et gris et les mentalités restent au ras des pâquerettes.  Il y a une forme de cruauté permanente chez les paysans frustes qui peuplent les histoires rurales. Abel m’a rappelé les personnages d’André Bucher ou de Franck Bouysse, ces taiseux solitaires et bourrus évoluant dans un environnement âpre et difficile à supporter.

Une réflexion triste et mélancolique sur le temps qui passe et jamais ne se rattrape, sur ces choix que l’on ne fait pas, ces regrets qui nous hantent, ces départs toujours reportés et jamais pris. J’aurais voulu sortir bouleversé de cette lecture mais ce n’est pas le cas. L’album est pourtant très réussi, aucun doute là-dessus, mais il m’a manqué un petit quelque chose. J’ai eu l’impression que tout allait trop vite, que certains aspects auraient mérité d’être creusés (l’enfance du vieux fermier, la relation avec ses parents, l’attitude de ses frères). En fait, j’aurais voulu passer plus de temps avec Abel, partager davantage de choses, le côtoyer au fil d’un roman graphique de 200 pages par exemple. Je l’ai quitté trop rapidement et il m’a laissé en bouche un goût de trop peu. Dommage, parce que c'est typiquement le genre de personnage que j'adore.

Le voyage d’Abel de Lisa Belvent et Bruno Duhamel. Éditions Les Amaranthes, 2014. 64 pages. 18,00 euros (à commander directement sur le site de l'éditeur)

Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Mo.

L'avis de Moka









mardi 3 mai 2016

Perle - Anne Bert

Perle est née sous X. A l’adolescence, elle découvre grâce à la littérature que cette lettre symbole pour elle d’abandon parental possède aussi une portée des plus sensuelles. Se livrant sans plaisir aux nuits interlopes parisiennes et à un amant, politicien reconnu, lui faisant découvrir des pratiques extrêmes auxquelles elle peine à donner du sens, Perle décide un jour de tout plaquer pour se reconstruire dans les marais de Brière, au bord de l’océan Atlantique. C’est là qu’elle croisera le beau et taiseux Alanik, un marinier avec lequel elle va vivre une histoire d’amour aussi puissante que singulière.

Un roman très charnel qui s’égare parfois sur des sentiers où je n’ai pas eu envie de le suivre (notamment certains aspects fantastiques liés aux légendes locales) mais que j’ai trouvé dans l’ensemble très maîtrisé et sans complexe. Le portrait de Perle, femme libre assumant ses désirs, et la relation très particulière qu’elle noue avec Alanik offrent à l’histoire une profondeur qu’il est rare de trouver dans des récits de ce genre. Le corps est ici partout présent, loin de toute représentation aseptisée. Les épisodes coquins s’enchaînent avec une grande variété, plus ou moins émoustillants mais toujours  mis en scène avec classe et sobriété, portés par une écriture à la fois crue et poétique.

Un roman érotique particulièrement littéraire, c’est suffisamment rare pour être souligné. J’ai également apprécié le fait que les amants de passage de Perle prenaient systématiquement la peine d’enfiler un préservatif avant de passer aux choses sérieuses. Et c’est loin d’être un simple détail à mes yeux…

Perle d’Anne Bert. La Musardine, 2016. 180 pages. 8,95 euros.

Les avis de Liliba et Noukette








lundi 2 mai 2016

Histoire de petite fille - Sacha Sperling

« Je suis le rêve américain, du sperme plein la gueule. Je suis riche. Comme un rappeur. Comme un homme d’affaire. Le compte en banque de Donald Trump et la bouche de Donald Duck. »

Mona ne passera pas sa vie à Paradise Hill, dans la banlieue de San Diego. Ici, l’horizon est trop bouché pour une ado de seize ans. Misère, ennui, alcool, drogue ou prostitution, le choix est limité. Surtout avec une mère qui a le feu au cul et un beau-père qui ne pense qu’à vous sauter. Alors Mona s’organise comme elle peut : Un petit ami dealer qui lui a fait perdre sa virginité à treize ans, un agent immobilier de quarante balais raide dingue d’elle pour l’entretenir. Et un jour, la fugue vers Los Angeles après un passage chez une copine majeure pour lui piquer ses papiers d’identité. Mona se teint en blonde, pose sur ses yeux des lentilles bleu clair et se prénomme dorénavant Holly. Sa rencontre avec un producteur de films porno lui ouvre les portes de la célébrité. Holly devient un phénomène et rassemble rapidement plus d’un million d’abonnés (payants) sur le site de son mentor. Elle donne de sa personne, accepte toutes les pratiques et affole les compteurs. Du jamais vu. Holly est riche et célèbre. Mais Holly a un autre plan. Machiavélique…

Attention, ça secoue. Furieusement. J’ai d’abord cru avoir affaire à un romancier américain. Mais Sacha Sperling est bien français. Un gamin de 25 ans, un « fils de » (Alexandre Arcady et Diane Kurys), qui m’a mis KO pour le compte avec son histoire de petite fille. Un roman choral où l’Amérique en prend pour son grade. C’est cash, sans concession, cynique. Holly n’est pas une victime et Sperling ne veut pas nous faire pleurer sur son sort. Les scènes hard sont sordides mais la gamine fait preuve d’une lucidité permanente qui force l’admiration. Elle déteste ce qu'on lui fait subir, mais elle encaisse, une idée dernière la tête. Elle sait ce qu’elle fait, elle sait ce qu’elle veut, elle sait où elle va et elle sait qu’il va lui falloir souffrir pour y arriver : « Un an dans le porno, c’est comme dix ans ailleurs. Pire que de compter en années de chien. Ça marque le corps, la peau. Ça détend tout. Ça abîme… ».

Un roman sans complaisance qui vous file des hauts le cœur. J’ai aimé ce style direct, épuré, à l’os. Une success story tragique, glaçante, qui fascine et horrifie. L’histoire d’une « fille vide à l’ère du vide », l’histoire d’une fille qui se « voulait un destin. N’importe lequel ».

Histoire de petite fille de Sacha Sperling. Seuil, 2016. 260 pages. 18,00 euros.




dimanche 1 mai 2016

Les lectures de Charlotte (16) : Une nuit à la bibliothèque - Chiaki Okada et Kazuhito Kazeki

Aujourd’hui les enfants vont à la bibliothèque avec leurs doudous pour écouter des histoires. Au moment de repartir, chacun prépare un petit lit pour sa peluche et la couche au milieu des étagères, triste à l’idée de devoir attendre le lendemain pour la revoir. La nuit venue, l’ours en peluche se réveille, puis le crocodile, le lapin et tous les autres doudous. Ensemble, ils commencent à jouer avec les livres et mettent la pagaille dans les rayons, jusqu’au moment où ils sont surpris par les bibliothécaires…

Très joli album sur la magie des livres et de la lecture. Un texte minimaliste se réduisant à deux ou trois lignes par page suffit pour installer une atmosphère empreinte de tendresse et de rêverie. Parce que oui, voir des doudous passer une nuit entière dans une bibliothèque, ça donne envie ! D’aller dans ce lieu de prime abord intimidant, de profiter de la gentillesse et de la bienveillance des personnes qui y travaillent, de feuilleter, de manipuler, de choisir des tonnes de livres… et de les ramener chez soi !

Les illustrations au crayon, sans encrage, offrent une douceur apaisante qui colle parfaitement au texte. Un album « calme » et « tranquille », qui fait du bien et qui a inspiré Charlotte : depuis que nous l'avons découvert ensemble, il lui arrive souvent de faire la lecture à son doudou !

Une nuit à la bibliothèque de Chiaki Okada et Kazuhito Kazeki. Seuil Jeunesse, 2016. 40 pages. 13,50 euros. Dès 3 ans.