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vendredi 11 janvier 2019

Les frères K - David James Duncan

En 2018 ma première lecture avait été un énorme pavé américain des éditions Monsieur Toussaint Louverture qui s’est avéré être mon plus gros coup de cœur de l’année. Puisque l’histoire aime se répéter, j’ai voulu réitérer l’expérience en 2019 avec un nouveau pavé américain du même éditeur. Verdict ? Du très bon, mais pas aussi bon qu’Un jardin de sable.

Les frères K, c’est 800 pages pour relater vingt ans de la vie de la famille Chance. Une famille où le quotidien n’a rien d’un long fleuve tranquille entre le père ancien joueur de baseball aux rêves de gloire brisés, la mère obsédée par la religion et les six enfants aux aspirations et aux caractères très différents. De 1956 à 1975 on suit les méandres de leurs relations complexes et les trajectoires particulières de chacun, du Vietnam à l’Inde en passant par le Canada. Au cœur du récit se trouve le narrateur Kincaïd, l’un des fils, témoin privilégié des événements marquants de ces vingt ans.

Un roman fleuve ambitieux dont les nombreuses ramifications ne cessent de se croiser pour mieux souligner les conflits et les relations complexes entre chaque membre de la tribu. C’est ample, profond, très bien mené et jamais décousu. Mais (puisqu’il y a mais) certaines longueurs auraient pu être évitées. La description dans les premières pages d’une interminable retransmission télévisée d’un match de baseball m’a coupé les pattes d’emblée, et le cours de catéchisme qui s’est enchaîné juste derrière a failli m’achever. Heureusement que par la suite le récit est devenu plus fluide et a moins donné l’impression de s’éparpiller sur des détails sans grand intérêt. Il n’empêche, le texte aurait gagné à être quelque peu élagué, plus ramassé sur lui-même, sans gras inutile autour de l’os.

Au final ça reste un vrai bon roman où les interactions entre les personnages sont très fouillées, ou la petite et la grande histoire ne cessent de se mélanger et où la destinée individuelle de chacun ne trouve de sens que dans la globalité de l’histoire familiale. C’est aussi l’expression d’une solidarité sans réserve malgré les divergences de points de vue. Et c’est surtout un livre plein de lumière et d’ondes positives où les coups durs ne font que renforcer l’envie de se relever pour continuer à avancer, ensemble.

Les frères K de David James Duncan (traduit de l’anglais par Vincent Raynaud). Monsieur toussaint Louverture, 2018. 798 pages. 24,00 euros.









samedi 5 janvier 2019

Trajectoire - Richard Russo

Janet l’universitaire affronte un étudiant provocateur qui lui a rendu un devoir plagié avant de rentrer chez elle fêter Thanksgiving avec son mari et son fils autiste qui n’a d’yeux que pour son père. Nate accompagne son frère à Venise dans un voyage organisé et il se demande ce qu’il est venu faire là. Roy voudrait vendre à un couple de texans la maison de son amie Nicky mais la partie est loin d’être gagnée. Et Ryan, qui pensait pouvoir monnayer à bon prix un scénario rangé dans un tiroir depuis des années, va finalement comprendre qu’on l’a roulé dans la farine.

Quatre histoires. Quatre personnages confrontés à un événement qui va les mener au bord de la rupture. Ils ont des situations confortables, ils sont à un âge où les grands rêves ne sont plus que de lointains souvenirs et ils traînent leur mélancolie entre non-dits et tristesse.

Des nouvelles qui mêlent présent et passé avec fluidité et qui dressent les portraits de femmes et d’hommes en pleine crise, conscients qu’ils ne vont pas vers le beau, conscients des efforts à faire pour garder un aplomb de façade en société, pour montrer que l’on tient le cap alors que le naufrage est en cours.

Un recueil sombre, crépusculaire, désenchanté et d’une glaciale lucidité, porté par l’écriture élégante d’un Richard Russo aussi à l’aise dans les romans fleuve que dans la forme courte. Au final une réflexion tout en finesse sur la solitude, le temps qui passe et la perte des illusions. Tout ce que j’aime en somme.

Trajectoire de Richard Russo (traduit de l’anglais par Jean Esch). Quai Voltaire, 2018. 296 pages. 21,80 euros.







dimanche 9 décembre 2018

L’Herbe de fer - William Kennedy

Il a voulu noyer sa lâcheté dans la bouteille mais n’y est pas parvenu. Ancien joueur de baseball devenu clochard, Francis Phelan erre dans les rues d’Albany. Il vivote, trouve un petit boulot au cimetière, gagne quelques dollars en accompagnant un chiffonnier dans sa tournée. Il fréquente les foyers, côtoie les laissés pour compte de la grande dépression. En cette fin du mois d’octobre 1938, alors que la toussaint approche à grand pas, Francis croise les fantômes de ceux qu’il a fait souffrir. A commencé par son nourrisson de fils dont il a causé la mort en le laissant tomber sur le carrelage vingt ans plus tôt alors qu’il changeait sa couche. Accompagné de Rudy le simple d’esprit et d’Helen, avec qui il a une relation compliquée, Francis tente de reprendre le dessus en sachant que la rechute le guette à chaque coin de rue.

Un grand roman américain dont j’ignorais jusqu’alors l’existence, lauréat du National Book Award 1983 et du prix Pulitzer 1984, adapté au cinéma en 1987 avec Jack Nicholson et Meryl Streep dans les rôles principaux, rien que ça !

Un grand roman de la grande dépression mêlant le réalisme crasse du quotidien des clochards et les apparitions spectrales des âmes blessées par le comportement de Francis. Le résultat est surprenant, à la fois drôle, sordide, poétique, cruel. La misère est dépeinte dans toute sa dureté, sans lyrisme ou apitoiement malvenus, et la galerie de personnages secondaires incroyablement marquante.

Francis n’est pas un héros. Ce n’est pas non plus un salaud, juste un homme traînant avec lui son passé, ses erreurs, ses lâchetés, et surtout sa culpabilité. C’est à cause d’elle que les fantômes lui apparaissent mais c’est aussi grâce à elle qu’il reste debout : « Au plus profond de lui-même, là où il pouvait pressentir une vérité qui échappait aux formules, il se disait : ma culpabilité est tout ce qui me reste. Si je perds cela, alors tout ce que j'aurais pu être, tout ce que j'aurais pu faire aura été en vain. »

Une quête de pardon et d’impossible rédemption d’une beauté crépusculaire dont l’infinie tristesse m’a brisé le cœur. J’ai évidemment adoré.

L’Herbe de fer de William Kennedy (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier). Belfond, 2018. 280 pages. 18,00 euros.





vendredi 30 novembre 2018

Neuf histoires et un poème - Raymond Carver

Que ça fait du bien de relire Carver ! Quand rien ne t’enthousiasme vraiment et que tu regardes les bouquins qui t’attendent sur leurs étagères avec autant d’envie qu’un gamin devant une poêlée de choux de Bruxelles, tu te dis qu’il est temps de revenir aux fondamentaux. Et chez moi Carver fait partie des fondamentaux, au même titre que Bukowski, Selby, Fante ou Calaferte. Des gars que tu fréquentes depuis longtemps, que tu retrouves régulièrement avec plaisir et qui ne te décevront jamais.

Avec Carver la messe est dite d’emblée, on crie au génie ou on fuit : des nouvelles, une écriture minimaliste, des petites gens, des petites vies à la dérive, des petits rien du tout. Pas de chute, pas de grandiloquence, pas d’effet de manche, pas d’esbroufe, pas de larmes. Juste des micro-événements, des douleurs qui affleurent, des moments où l’on est sur le point de basculer. Ici un couple qui jalouse ses voisins, ici un homme qui met sa femme au régime, ici un autre homme qui va voir ailleurs si l’herbe est plus verte, ici un vendeur d’aspirateurs en pleine démonstration, ici de vieux souvenirs amers, ici une partie de pêche continuée malgré ce cadavre dans la rivière, ici l’enfant est mort, ici il faut se débarrasser du chien…

Carver déroule sa partition sur un rythme bien lui, sans accélération ni gros coup de frein. C’est fluide, ça coule tout seul, c’est la mise en scène d’un quotidien sans lumière, de vies à deux qui s’effritent, d’une misère affective sans misérabilisme. C’est fluide et petit à petit l’émotion surgit, on ne sait jamais vraiment pourquoi. Mais c’est là, au creux du ventre, ça vrille, ça monte, et ça s’arrête toujours avant d’en faire trop.

Neuf histoires et un poème qui ont inspiré le film Short Cuts de Robert Altman. Neuf histoires et un poème pour un bal des médiocres loin de toute flamboyance dont l’inclassable beauté vous touche sans que vous sachiez vraiment pourquoi. « C’est pas grand-chose, mais ça fait du bien ». C’est le titre d’une des nouvelles de ce recueil et c’est l’effet que me fait Carver depuis que l’on m’a mis un jour un de ses livres entre les mains.

Neuf histoires et un poème de Raymond Carver. L’Olivier, 2018. 175 pages. 12,90 euros.




samedi 24 novembre 2018

Darktown - Thomas Mullen

Atlanta, 1948. Depuis trois mois, Lucius Boggs et Tommy Smith sont les premiers policiers noirs de la ville. Des policiers pas comme les autres, cantonnés aux quartiers de leur communauté, obligés de patrouiller à pied, ne pouvant appréhender un contrevenant blanc, interdits de séjour au commissariat central de la ville, leurs bureaux relégués dans le sous-sol d’un immeuble insalubre. Des policiers ayant conscience de leur statut de pionniers et de la nécessité de se montrer exemplaires, mais sachant aussi qu’ils se promènent avec une cible accrochée dans le dos et que le premier conducteur blanc qui leur foncera dessus et les laissera sur le carreau sera acquitté en plaidant le simple accident.

Au mieux dénigrés, au pire haïs par leurs collègues blancs, Lucius et Tommy savent rester à leur place. Sauf le jour où une jeune métisse est retrouvée morte dans un terrain vague. Se rappelant l’avoir vue quelques jours plus tôt assise dans la voiture d’un homme s’étant montré particulièrement agressif avec eux, les deux policiers décident d’élucider le meurtre, même si le règlement leur interdit de mener des investigations et bien que leur supérieur semble pressé de classer l’affaire. Une enquête officieuse qui va mettre en danger leur carrière et surtout leur vie.

Un roman qui éclaire un pan méconnu de l’histoire américaine et ne peut que mettre en colère. Impossible de ne pas rester insensible au traitement réservé à ces policiers humiliés pour leur couleur de peau. Au-delà de leur propre cas, on découvre au fil des pages les comportements innommables d’une population  blanche n’ayant finalement jamais tiré un trait définitif sur l’esclavage. Comme chez Ray Celestin (Carnaval et Mascarade), l’enquête vaut moins que le contexte dans lequel elle se déroule (selon moi du moins) et tout l’intérêt tient dans les aspects politiques et historiques que Thomas Mullen insère à merveille dans son récit.

Premier tome d’une série dont le second est sorti l’an dernier aux Etats-Unis, Darktown est l’archétype du roman policier moderne, très documenté et solidement charpenté, reposant sur un duo de héros récurrents que les lecteurs ont plaisir à retrouver. Aussi efficace que révoltant.

Darktown de Thomas Mullen (traduit de l’anglais par Anne-Marie Carrière). Rivages, 2018. 425 pages. 22,00 euros. 





jeudi 8 novembre 2018

Au loin - Hernan Diaz

Il est sympa ce roman. Il offre un bol d’air vivifiant sur les traces des pionniers du nouveau monde. On y suit le parcours d’Hakan, jeune paysan suédois débarquant à San Francisco seul, sans argent et sans parler la langue. En cette fin de 19ème siècle, si la ruée vers l’Ouest aimante des colons en quête d’une nouvelle vie, Hakan navigue pour sa part à contre-courant. Son but est de rejoindre New-York pour y retrouver son frère. Mais les embûches vont se succéder, les mauvaises rencontres s’accumuler, l’hostilité des hommes et de l’environnement se faire trop prégnante. Malgré lui, Hakan va devenir une légende et trouver son salut dans la solitude et l’isolement, loin de la folie d’un monde en pleine mutation.

Roman d’apprentissage, roman d’aventure, hymne à la nature, il y a un peu de tout dans ce texte. On ne peut pas dire que le sujet déborde d’originalité mais il est bien traité. Les codes du western sont revisités à travers le cheminement d’Hakan, du chercheur d’or à la tenancière de bordel en passant par l’explorateur scientifique, l’arnaqueur ou le shérif crapuleux. C’est rythmé sans excès, on alterne les phases quasi contemplatives et les scènes d’action, on avance doucement aux côtés de ce personnage étrange, clairement pas à son aise entouré d’une telle cour des miracles. Hakan l’âme pure est en quelque sorte le révélateur de la nature humaine,  chacun tombe le masque à son contact, et ce n’est en général pas beau à voir. D’ailleurs, malgré sa naïveté de façade, le jeune homme comprend vite que si l’homme est capable du meilleur comme du pire, c’est très souvent pour le pire qu’il est le meilleur. D’où sa volonté de trouver refuge loin de toute civilisation.

J’ai vraiment passé un bon moment avec ce roman mais davantage grâce à son ambiance générale et à sa galerie de personnages secondaires que grâce à Hakan. Difficile de ressentir de l’empathie pour un tel taiseux, difficile de trouver sa légitime misanthropie touchante. Recroquevillé dans une coquille fermée à double tour, le garçon ne se livre pour ainsi dire jamais, il subit les choses plus qu’il ne les vit, dans une forme d’indifférence qui nous éloigne de lui au fur et à mesure que lui-même s’éloigne du monde. Après, si tel était le but d’Hernan Diaz, il faut reconnaître que le contrat est parfaitement rempli.

Au loin d’Hernan Diaz (traduit de l’anglais par Christine Barbaste). Delcourt, 2018. 335 pages. 21,50 euros.





samedi 3 novembre 2018

Pension complète - Jacky Schwartzmann

On prend les mêmes et on recommence. Après le gars de cité et la banquière (Demain c'est loin), Jacky Schwartzmann enchaîne avec le gars de cité, la rentière et l'ex-Goncourt. Ou comment marier des personnages qui ne devraient rien avoir à faire ensemble. L'idée est sympa, cette volonté de frotter des caractères et des mondes à milles lieux les uns des autres ne peut que faire des étincelles. Surtout quand on a le flow de Schwartzmann, son bagout et son art de forcer le trait avec un naturel renversant.

Rien de surprenant donc à le voir mettre en scène Dino, venu de sa cité lyonnaise pour s'installer au Luxembourg et se mettre à la colle avec une millionnaire de près de 80 balais alors que lui approche doucement la cinquantaine. Un gigolo me direz-vous ? Que nenni ! Sa Lucienne, il l'aime d'amour. L'appartement XXL, la vie fastueuse du grand duché et sa Mercedes GT ne font pas de lui un glandouilleur entretenu, il le jurerait sur la tête des enfants qu'il n'aura jamais. Seulement voilà, le Luxembourg est un village et un coup de boule asséné à un banquier dans un bar à putes suffit pour vous marquer au fer rouge. Après ce regrettable incident, et pour éviter de faire des vagues, Dino accepte de s'exiler temporairement. A Saint-Tropez, sur le yacht de madame. Mais une panne sur l'autoroute l'oblige à prendre ses quartiers dans un camping de La Ciotat. Un camping où les meurtres s'enchaînent et où son voisin de bungalow, écrivain célèbre et goncourisé, va devenir un compagnon de vacances aussi affable que flippant.

Verdict ? J’aurais dû adorer mais j'en resterai à un petit « sympa sans plus ». Il est étonnant de constater que les romans d'un auteur baissent en qualité à chaque nouvelle parution. C'est en tout cas l'impression que j'ai eu avec les trois titres publiés en trois ans par Jacky Scwartzmann. Le premier (Mauvais coûts) reste de loin mon préféré. Le second était très bon aussi mais un ton en dessous. Celui-ci descend encore un échelon en terme de plaisir de lecture. J'y ai retrouvé le cynisme et la noirceur qui caractérisent son univers mais les punchlines mordantes et les dialogues enlevés ont quasiment disparu. Résultat, le texte m'a semblé bien fade et sans surprises, à part dans les toutes dernières pages. Pas suffisant pour emporter mon adhésion. Dommage, c'est un des rares romans de la rentrée que j'attendais avec impatience.

Pension complète de Jacky Schwartzmann. Seuil, 2018. 185 pages. 18,00 euros.   





vendredi 26 octobre 2018

Sakari traverse les nuages - Jan Costin Wagner

J’ai voulu tenter le polar allemand, j’aurais dû m’abstenir. En fait ce polar est comme un épisode de l’inspecteur Derrick : il ne se passe rien, les dialogues sont soporifiques, les personnages sonnent creux, on dirait qu’ils s’ennuient autant que nous. Une scène avec des gens coincés dans une maison en feu est aussi excitante qu’une tranche de foie de veau grésillant dans une poêle à frire, une autre où un flic tue à bout portant un jeune homme nu dans une fontaine laisse l’encéphalogramme du lecteur totalement plat. Vous voyez le genre, quoi…

L’intrigue est vraiment mollassonne, elle s’ouvre sur le meurtre perpétré par le flic (légitime défense, évidemment) et s’enchaîne avec l’enquête menée sur la victime et ses proches. Il en ressort que le gamin était dérangé (tu m’étonnes) et qu’un sombre drame de voisinage serait la cause de tous ses maux. Les chapitres s’attardent l’un après l’autre sur un personnage différent, c’est le seul vrai point positif car cette construction du récit donne un peu de rythme et évite l’essoufflement complet.

Je ne vais pas en rajouter des tonnes, ce n’est clairement pas un roman pour moi. Trop psychologique, pas assez descriptif, pas assez réaliste, je n’y ai pas cru une seconde en fait. Seul point positif, j’ai pu grâce à lui m’endormir chaque soir sans somnifère pendant une petite semaine, je dois au moins lui reconnaître cette qualité.

Sakari traverse les nuages de Jan Costin Wagner (traduit de l’allemand par Marie-Claude Auger). Actes Sud / Jacqueline Chambon, 2018. 250 pages. 22,00 euros.





vendredi 19 octobre 2018

Nirliit - Juliana Léveillé-Trudel

« Le Nord est dur pour le cœur. Le Nord est un enfant balloté d’une famille d’accueil à une autre, le Nord ne veut pas être rejeté de nouveau, le Nord te fait la vie impossible jusqu’à ce que ton cœur n’en puisse plus et que tu le quittes avant d’exploser, et il pourra te dire : voilà, je le savais, tu m’abandonnes. Parce qu’on vous abandonne tout le temps, on a fait de vous des parenthèses à l’infini, des aventures que l’on vient vivre pour un temps avant de retrouver nos vies rangées du Sud ou repartir vers de nouvelles expériences qui nous semblent maintenant plus alléchantes que votre exotisme du Nord. »

La narratrice sait de quoi elle parle. Venant régulièrement du Sud jusqu’à Salluit, village du grand nord canadien « roulé en boule au pied des montagnes », cette missionnaire-aventurière passe ses journées au grand air à s’occuper des enfants des rues et à constater l’état de délabrement avancé des infrastructures et des âmes. Quand l’hiver s’annonce, elle repart vers Montréal, consciente de laisser les autochtones à leurs conditions de vie difficilement supportables.

Elle s’adresse à Eva, l’amie disparue dont on n’a jamais retrouvé le corps. A Eva la « locale », qui connaissait parfaitement la situation, elle dresse le portrait sans concession d’une jeunesse perdue, d’adultes irresponsables, de familles en totale décomposition, de filles dont la beauté se fane au fil des saisons, d’enfants qu’elle « quitte heureux et libres à la fin de l’été pour les retrouver démolis et perdus l’année suivante, sans arriver à comprendre ce qui se passe entre dix et onze ans dans ce village du bout du monde. »

Il y a l’alcool, la malbouffe, la violence endémique, les cancers, les dépressions et les suicides, la natalité galopante, la rudesse du climat. Il y a les ouvriers blancs venus pour quelques mois avec lesquels on fricote en rêvant d’un avenir meilleur alors que pour eux la femme inuite n’est qu’une parenthèse refermée le jour où ils montent dans l’avion du retour.

Malgré les apparences il n’y a rien de misérabiliste dans les réflexions de la narratrice. Aucun jugement non plus, simplement un constat amer et désabusé doublé d’un regard lucide porté sur son propre statut : « nous sommes les nouveaux missionnaires blancs. Nous prêchons la bonne hygiène de vie. Ne fumez pas, ne prenez pas de drogue, ne mangez pas de fast-food, consommez plus de fruits et de légumes, dormez huit heures par nuit, […] utilisez un moyen de contraception lors de vos rapports sexuels, […] vaccinez les enfants et stérilisez les chiens. Vous devez nous trouver tellement fatigants. »

J’ai adoré ce texte elliptique où chaque chapitre tient en quelques paragraphes. Je l’ai lu comme une succession de micro-nouvelles formant un tout cohérent, même si les deux parties le constituant sont très différentes. J’ai d’ailleurs trouvé la seconde partie moins percutante que la première mais au final je suis resté sous le charme d’une écriture magnifique, rude, âpre, sincère, crue, poétique, à l’image de ce bout du monde d’une fascinante complexité.

Niirlit de Juliana Léveillé-Trudel. La peuplade, 2018. 175 pages. 18,00 euros.





vendredi 5 octobre 2018

Trois fois la fin du monde - Sophie Divry

Trois fois la fin du monde, comme les trois parties de ce roman étrange, atypique et plein de charme. Joseph Kamal en est le héros, un candide embarqué par son frère dans un braquage qui tourne mal. Emprisonné, Joseph découvre les horreurs de l’univers carcéral jusqu’au jour où une catastrophe nucléaire lui ouvre les portes de la liberté. Errant seul dans un monde déserté par ses congénères, il trouve refuge dans une ferme au fond des bois dont il va faire son domaine, avec un chat et un mouton pour seuls compagnons.
La première partie, « Le prisonnier », est étouffante. La seconde, « la catastrophe », le libère de ses chaînes. Et la troisième, de loin la plus longue, déplie son quotidien d’ermite, les avantages et les inconvénients d’une existence solitaire où la quête de nourriture et l’entretien du logis deviennent les uniques et indispensables (pré)occupations. 

Rien de révolutionnaire sur le fond dans cette fiction survivaliste lorgnant du coté de Robinson Crusoé mais sur la forme, Sophie Divry étonne. J’avais gardé d’elle le souvenir d’une écriture enlevée, drôle, débridée, et d’une narration un poil foutraque. Je la retrouve ici avec une intrigue extrêmement construite d’un surprenant classicisme et un style beaucoup plus académique malgré le mélange des points de vue (première et troisième personne) et l’utilisation de divers registres de langue.

La solitude est pour Joseph une renaissance, une occasion de remettre les compteurs à zéro, de se reconstruire. Et même si le désir de « l’autre » est présent, le dégoût de la nature humaine pousse notre Robinson à se persuader qu’il vaut définitivement mieux vivre seul que mal accompagné. Au final, c’est un vrai plaisir de partager ses questionnements sur son isolement et de traverser avec lui les épreuves et les saisons.

Trois fois la fin du monde de Sophie Divry. Notabilia, 2018. 235 pages. 16,00 euros.




vendredi 21 septembre 2018

La générosité de la sirène - Denis Johnson

Denis Johnson cultive à merveille l'art de la chute. Pas la chute de ses nouvelles mais plutôt celle de ses personnages. Dans ce recueil sont présentées des histoires d'hommes simples, fragiles, perdus, loin des classiques portraits de mâles aux prises avec leur identité virile. Ainsi ce publicitaire constatant que son existence s'est écoulée trop vite et que le poids des ans commence à se faire sortir. Ou encore ce drogué en cure de désintoxication qui a « une douzaine d'hameçons dans le coeur », ce taulard imbibé de LSD, et ce poète obsédé par Elvis.

Ils sont là, en suspens, comme prêts à se dissoudre. Des âmes seules entourées de souvenirs, de fantômes. Et le lecteur de les accompagner avec une forme de retenue proche de la pudeur. Les découvrir sans les juger, sans chercher à les comprendre, avec l'impression de les observer de loin tout en partageant des confidences qui ne lui étaient pas forcément destinées.

Décédé en 2017, Denis Johnson était admiré par ses pairs (Jonathan Franzen et Don DeLillo en tête) et considéré par les critiques comme un des auteurs les plus importants de sa génération. Dans ses nouvelles la filiation avec Carver saute aux yeux : même limpidité dans l'écriture, même minimalisme saisissant d'émotion. Mais Johnson y rajoute une touche de poésie, un soupçon de lyrisme, un trait d'humour. Surtout il porte sur le monde un regard désabusé d'une lucidité qui touche en plein coeur.



samedi 8 septembre 2018

Asta - Jon Kalman Stefansson

« Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou, comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. Dès que notre premier souvenir s’ancre dans notre conscience, nous cessons de percevoir le monde et de penser linéairement, nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. »

Tout est dit dès les premières pages. La vie d’Asta ne sera pas racontée chronologiquement. D’ailleurs est-ce vraiment elle « l’héroïne » de ce récit ? Elle en est évidemment un protagoniste principal mais c'est surtout son père Sigvaldi qui mène la danse des souvenirs. Depuis le trottoir sur lequel il vient de tomber du haut de son échelle, gisant sur le dos, incapable de se relever, le voila qui plonge dans son passé. Les années de bonheur avec Helga, la mère d'Ásta, avant qu'elle ne sombre dans un état proche de la folie et finisse par traîner sa carcasse d'alcoolique dans les rues de Reykjavik. L'enfance avec ce petit frère qu'il n'aura cessé de protéger, sa seconde épouse Sigrid, ses deux filles, dont l'une est morte et l'autre qu'il n'a pas eu le courage d'élever, l'exil d'Islande vers la Norvège et cette certitude au moment de faire le bilan : il n'aura donc pas assez aimé.

Ásta de son côté a grandi auprès d'une nourrice affectueuse. Après avoir cassé le nez d'un camarade de classe elle est condamnée à passer un été dans une ferme des fjords de l'ouest. Un été à la dure, en milieu hostile, où elle fera des rencontres inoubliables. Plus tard nous la retrouvons à Vienne, où elle étudie l'art. Tentative de suicide, internement en psychiatrie, Ásta navigue à vue, seule, livrée à elle-même, perdue.

Vous ne me ferez jamais dire du mal d’un roman de Stefansson. Je suis pourtant un adepte du qui aime bien châtie bien mais avec lui c’est juste impossible. Un roman de Stefansson est un breuvage au goût unique, un élixir magique porté par la fabuleuse traduction d'Éric Boury. Avec lui on sait d'avance qu'entre les pages, les époques, les pays, les destins, les petits bonheurs et les grandes tragédies vont s'entremêlées. On sait qu'avec ses personnages on va partager des méditations « qui ne font qu'alourdir le voyage à travers la vie », que le récit sera charnel, âpre, poétique, lyrique. On sais que l'on va naviguer entre l'ombre et la lumière, que rien d'extraordinaire ne va se passer, que l'ampleur romanesque tiendra dans des petites choses du quotidien.

La fresque familiale de Sigvaldi, d'Ásta et d'Helga ne cesse de jouer avec les sentiments, ne cesse de s'interroger sur le sens de l'existence, ne cesse de nous démontrer qu' « au bout du compte, nous finissons par perdre tout ce que nous avons gagné ». Une lucidité, un regard mélancolique sur le monde, une route sinueuse tracée par chacun dans un environnement rude, une nature sans pitié pour rappeler à quel point le chemin d'une vie peut être laborieux et finit toujours dans une impasse. Tout simplement magnifique.

Asta de Jon Kalman Stefansson (traduit de l'islandais par Eric Boury). Grasset, 2018.




vendredi 31 août 2018

Dans la cage - Kevin Hardcastle

Daniel a bourlingué sur les rings clandestins de boxe et de free fight. Il était un combattant reconnu et admiré avant qu’une blessure à l’œil abrège sa carrière. Devenu père de famille, ce travailleur précaire peine à joindre les deux bouts. Pour améliorer l’ordinaire il rend quelques services musclés à Clayton, un caïd local qu’il connaît depuis l’enfance. Ne supportant plus les débordements de ce dernier, Daniel décide de couper les ponts. Une décision de bon sens qu’il va devoir payer au prix fort. Très, très fort… 

Pas la peine de tourner autour du pot, j’ai trouvé beaucoup de défauts à ce roman. Des personnages à la psychologie peu fouillée auxquels j’ai eu du mal à accorder mon attention. Une écriture sans relief, parfois confuse dans la description des nombreuses scènes d’action. Un final  survitaminé qu’on voit venir de loin avec ses gros sabots et qui n’a d’autre but que d’en mettre plein la vue (bon, pas aussi excessif et ridicule que celui de Brasier noir mais il faut dire aussi que ce dernier a mis la barre trop haute). Et surtout, surtout, une mise en scène de la violence proche de la complaisance, le plus souvent totalement gratuite. Pas pendant les combats dans la cage dont le réalisme participe naturellement à la dynamique de l’histoire mais plutôt pendant les passages relatant les exactions de Clayton et sa clique, qui croulent sous les détails sordides et n’apportent aucune valeur ajoutée au récit. Un seul aurait suffi pour faire comprendre au lecteur les atrocités dont ses gros durs étaient capables, pas la peine d’y revenir à de nombreuses reprises, si ce n’est pour pousser gratuitement le curseur de la cruauté toujours un peu plus loin.

C’est vraiment la sensation très dérangeante qui m’a accompagné tout au long de ce roman. Pourtant je suis plutôt bon public pour ce genre de tragédie « à l’américaine » d’une infinie noirceur mais là, rien à faire, je suis passé à côté.

Dans la cage de Kevin Hardcastle (traduit de l’anglais par Janique Jouin). 352 pages. 22,00 euros.





mercredi 29 août 2018

L’ange de l’histoire - Rabih Alameddine

Assis dans la salle d’attente des urgences psy, Jacob le poète repense aux différents moments de son existence : son enfance au Caire dans un bordel où sa mère « travaillait », le retour sur sa terre natale du Liban où son père le mettra en pension chez les bonnes sœurs. Le détour par Helsinki avant l’arrivée aux États-Unis. San Francisco, sa communauté gay, des fréquentations inoubliables et les ravages du sida…

La maladie a arraché à Jacob son amour, ses amis. Pendant qu’il attend de voir le psy, la Mort et le Diable discutent dans son salon. Le Malin lui parle, c’est la raison pour laquelle il veut se faire interner. Trop de solitude, trop de désespoir, trop besoin d’aide, Jacob n’en peut plus. 

On alterne entre les souvenirs du poète, les discussions menées par la mort et le diable au sujet de son âme et le présent de sa soirée dans la salle des urgences de l’hôpital où il souhaite se faire interner. Si Rabih Alameddine décrit avec justesse la communauté homosexuelle de San Francisco dévastée par le sida pendant les années 80, si le travail de mémoire de Jacob, fragmenté et douloureux, révèle une personnalité abîmée par la perte des êtres chers emportés par la maladie, je suis resté en dehors de ce texte. Seuls les chapitres parlant de l’enfance au Liban et au Caire sont touchants, le reste n’a fait que glisser sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard : aucun effet, aucune réaction.

Au final un roman un roman original à la construction ambitieuse mais un roman loin d’être inoubliable, en ce qui me concerne du moins. 

L’ange de l’histoire de Rabih Alameddine (traduit de l’anglais par Nicolas Richard). Les Escales, 2018. 390 pages. 21,90 euros.





dimanche 26 août 2018

Miss Sarajevo - Ingrid Thobois

Il y a une rare délicatesse dans l’écriture d’Ingrid Thobois. Sa langue d’une grande richesse ne donne jamais dans l’esbroufe et reste en permanence au service du récit sans se perdre dans un lyrisme de façade. Dans Miss Sarajevo, c’est avec beaucoup de sensibilité qu’elle dresse le portrait de Joaquim, un photographe de guerre ne s’étant jamais remis du suicide de sa sœur à l’adolescence. Au fil de chapitres alternant les époques, on le retrouve au moment du drame, puis quelques mois plus tard en 1993 au cœur de Sarajevo sous les bombes et enfin de nos jours, alors qu’il s’apprête à retourner dans sa ville natale de Rouen pour enterrer son père.

Un superbe texte qui touche à l’intime avec pudeur. Ma crainte initiale d’un mélo tire-larmes a vite été balayée par la finesse avec laquelle sont abordées les questions du deuil et du long chemin vers la résilience. En se rendant dans des pays en guerre, Joachim cherche à la fois à se confronter à la mort et à tirer un trait définitif sur une enfance sclérosée par un milieu bourgeois étouffant. Sa démarche allie la fuite en avant à une prise de risque aussi inconsidérée que volontaire.

Les épisodes se déroulant avant le suicide de la sœur montrent une figure paternelle froide et distante et une mère effacée qui, après la disparition de sa fille, va sombrer définitivement. Dans le train qui le ramène vers Rouen, Joaquim ouvre son douloureux coffre aux souvenirs. Lui le solitaire, l’âme endurcie par les horreurs vues à travers le monde, revient vers le lieu où le traumatisme à l’origine de tous ses maux s’est noué. Pensant rouvrir des plaies qu’il pensait avoir profondément enfouies, il va se frayer un chemin vers la lumière et l’apaisement.

Une plongée intérieure mélancolique tout en retenue d’une justesse bouleversante.     

Miss Sarajevo d’Ingrid Thobois. Buchet-Chastel, 2018. 225 pages. 16,00 euros.