mercredi 13 décembre 2023

Inoubliables - Fabien Toulmé

Une quadra qui a passé toute son enfance parmi les témoins de Jéhovah. Un prêtre qui a abandonné sa vocation par amour. Une jeune femme abusée sexuellement par son petit ami. Un enfant français évacué du Rwanda en plein génocide. Un amour de jeunesse qui dure toute la vie. Un délinquant sauvé grâce à la confiance accordée par une juge humaniste. Six histoires vraies. Six témoignages marquants. Six récits de vie émouvants, dramatiques ou inspirants.

Fabien Toulmé fait du Fabien Toulmé et c’est tant mieux. Ne jamais prendre les gens de haut, rester à hauteur de ses interlocuteurs, leur offrir l’oreille la plus attentive possible, traduire leurs propos en images sans rien déformer, sans jamais émettre le moindre jugement. Humilité, pudeur, curiosité, volonté permanente de s’effacer pour bien signifier que la place du témoin est, de loin, plus importante que celle de l’auteur, la démarche est la même que dans son album précédent et le résultat toujours aussi convaincant.

Graphiquement l’usage répété du gaufrier en six cases identiques, de par sa simplicité, souligne la prédominance du fond sur la forme. L’intérêt premier de l’album n’est pas son esthétisme mais bien le propos qu’il porte. Tout ce qui compte ici est la lisibilité et pour le coup, elle ne souffre d’aucune lourdeur.

Encore une réussite pour Fabien Toulmé. A priori ces Inoubliables vont avoir droit à une suite, je peux que m’en réjouir. Seul bémol, un prix de vente vraiment excessif pour un album petit format au nombre de pages plutôt raisonnable.

Inoubliables de Fabien Toulmé. Dupuis, 2023. 126 pages. 23,00 euros.








mardi 5 décembre 2023

Les routes oubliées - S.A. Cosby

Beauregard Montage ne s’en sort plus. Entre les factures de son garage qui s’accumulent, la maison de retraite de sa mère à payer, ses deux jeunes fils à élever et sa grande fille qui va rentrer à l’université, ses maigres revenus ne suffisent plus à maintenir ses finances à flot. Alors quand ce crétin de Ronnie lui propose un plan facile et ultra rentable, Beau accepte à contre cœur. Il avait pourtant juré à sa femme que sa carrière de malfrat était derrière lui, et qu’après sa sortie de prison jamais il ne replongerait, mais la pression financière devenue infernale ne lui laisse guère le choix. Et puis jouer le chauffeur pour un braquage de bijouterie, c’est un rôle qu’il peut endosser sans problème. Sauf que rien ne va se passer comme prévu et que le braquage va devenir le point de départ d’une descente aux enfers épouvantablement douloureuse.

Amis de la cambrousse, bienvenus en Virginie, état où les rednecks sont rois ! Pour Beauregard l’afro-américain, il n’est pas aisé de vivre parmi les bouseux racistes qui règnent en maître sur ces terres rurales. Difficile de rester dans le droit chemin quand on ne cesse de vous mettre des bâtons dans les roues, difficile de développer une activité professionnelle honnête quand votre couleur de peau vous marginalise. Difficile également d’échapper à son destin et de ne pas suivre les traces d’un père délinquant que l’on érige en modèle.

S.A. Cosby n’y va pas par quatre chemins. Son roman se déroule pied au plancher, entre bagarre, coups de feu et scènes de poursuite en voiture. Ces dernières sont spectaculaires, dignes d’un film d’action hollywoodien. Son écriture nerveuse laisse parfois place à des moments plus calmes, où la psychologie de son héros gagne en épaisseur et où les retours sur son passé permettent de mieux comprendre son comportement présent. Après, entendons-nous, on n’est pas non plus chez Bourdieu et ce polar est loin d’être un essai sur le déterminisme social. L’action reste le moteur principal du récit et rythme un scénario où les temps morts n’apparaissent souvent que comme des rampes de lancement vers de nouvelles séquences pétaradantes. 

Un polar rondement mené qui ne renouvèle pas le genre mais se révèle, au final, d’une grande efficacité.

Les routes oubliées de S.A. Cosby (traduit de l’anglais par Pierre Szczeciner). Pocket, 2023. 365 pages. 8,60 euros.




jeudi 30 novembre 2023

Les infortunes de la vertu - Sade

Les infortunes de la vertu est un conte philosophique écrit par Sade en 1787, pendant son emprisonnement à la bastille. Il y aura deux variations postérieures à cette première mouture. La seconde date de 1791 et s’intitule Justine ou Les malheurs de la vertu. La dernière est publiée en 1797 sous le titre La nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu. Chaque nouvelle version gagne en épaisseur et en détails sordides. Il faut dire que la pauvre Justine en subit des outrages. Contrairement à sa sœur Juliette, libertine et immorale, elle souhaite par-dessus tout rester vertueuse. Dénuée de toutes ressources suite au décès de ses parents, elle va successivement tomber entre les mains d’un marchand cruel, d’une mère maquerelle, d’un adepte de la luxure parricide, d’un chirurgien sadique, de prêtres libidineux amateurs d’orgies et d’un faux-monnayeur esclavagiste. Rien que ça !

A chaque rencontre, la jeune femme creuse un peu plus le sillon de l’infortune, à chaque rencontre elle veut mettre en application une forme de vertu (pudeur, pitié, honnêteté, bienfaisance) et s’en trouve punie. Le texte se répète de façon mécanique et le lecteur sait d’avance qu’en sortant d’une terrible épreuve Justine va plonger la tête la première dans une nouvelle séquence encore plus traumatisante. Le message est clair, la vertu est une soumission à Dieu et aux hommes qui n’apporte dans son sillage que le malheur. 

Cette redondance dans les situations rend la lecture monotone et sans surprise, à tel point que l'on finit par ne plus éprouver la moindre compassion à l'égard de cette cruche de Justine dont l'obstination à vouloir le bien exprime une candeur godiche. Devant tant de naïveté et de manque de lucidité face aux réalités d'un monde sans pitié pour les vertueux, le lecteur n'a qu'une seule envie, lancer avec force et conviction un tonitruant : Voyons Justine, un peu de vice, que diable !

Les infortunes de la vertu de Sade. 10-18, 1993. 186 pages. 7,00 euros.



le rendez-vous des Classiques c'est fantastique s'invite ce mois-ci au 18e siècle.
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mercredi 22 novembre 2023

The Big Wall - Yoji Kamata et Kunihiko Yokomizo

Un homme souhaite déposer les cendres de sa femme au pied des cascades de glace du Mont Fuji. Une mère veut à tout prix accéder à l’endroit où un torrent déchaîné a emporté son fils. Un photographe spécialiste des prises de vue en haute altitude s’apprête à changer de vie pour voir son enfant grandir. Le seul survivant d’une tempête subie sur les contreforts de l’Himalaya retourne sur les lieux de la tragédie. Un secouriste doit quitter sa famille la veille du nouvel an pour franchir le Mont Yari, à plus de 3000 mètres d’altitude, afin de répondre à un appel de détresse.

Toutes ces histoires ont pour point commun la présence de Yasushi Senju, alpiniste de renom. Les clients font appel à ses services pour profiter de ses exceptionnelles compétences en haut altitude. Dans chacune des ses missions, la vie et la mort se côtoient. Et au-delà des conditions extrêmes dans lesquelles les personnages se retrouvent, le recueil donne à voir les motivations qui poussent chacun à mettre son existence en danger, pourquoi la haute-montagne fascine, enivre et pousse les hommes dans leurs retranchements les plus profonds, tant physiques que psychologiques. 

Chaque nouveau chapitre met en scène des personnages différents mais Yasushi donne à l’ensemble une ligne directrice cohérente. Surtout que la dernière histoire permet de comprendre les raisons qui poussent cet alpiniste de l’extrême à multiplier les contrats tous plus dangereux les uns que les autres. Ses motivations, comme d’ailleurs celles de ses « clients » relèvent de l’intime et puisent leurs sources dans une histoire personnelle souvent chaotique.

Le dessin est parfait pour ce genre de récit, épuré, hyper lisible, sans la moindre surcharge graphique. Les visages rappellent parfois le trait du grand maître Naoki Urasawa période Monster, autant dire une sacrée référence !

Pour leurs premiers pas dans le monde du manga les éditions Paulsen, spécialisées en littérature de voyage et d'exploration, signent avec ce one shot un coup de maître. Je me suis régalé du début à la fin, charmé à la fois par le traitement graphique du sujet et par la profondeur de réflexion philosophique. Une totale réussite.

The Big Wall de Yoji Kamata et  Kunihiko Yokomizo. Paulsen, 2023. 250 pages. 20,00 euros.



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lundi 13 novembre 2023

Niré - Aki Shimazaki

Niré est le quatrième tome de la dernière pentalogie d’Aki Shimazaki, qui a pour titre général « Une clochette sans battant ». L’avantage avec les pentalogies de Shimazaki c’est que, même si chaque nouvelle histoire fait partie d’un grand tout, elle peut se lire indépendamment des autres.

Après les deux sœurs et le père, le narrateur est cette fois-ci Nobuki, le petit dernier et unique fils de la famille Niré. Marié, Papa de deux fillettes, il se désole de voir Fujiko, sa mère frappée d’Alzheimer, ne pas le reconnaître lorsqu’il lui rend visite à la maison de retraite. Quand les premiers symptômes de la maladie son apparus, Fujiko avait commencé à tenir un journal intime qu’elle avait pris soin de cacher dans le double fond d’un bureau. En trouvant par hasard ce journal, Nobuki découvre sa mère comme il ne l’a jamais connue, révélant des secrets qui vont éclairer d’une manière inattendue sa propre histoire. 

Aki Shimazaki respecte toujours le même schéma : un texte court, un narrateur forcément en lien avec ceux des tomes précédents, des secrets de famille qui refont surface, un questionnement sur la mémoire et la place de la femme dans une société japonaise où le patriarcat ne cesse de l’étouffer. Le style reste minimaliste, épuré, tout en retenu. Et quand la quiétude se trouble, les vagues de ressentiment ne débordent jamais dans l’outrance, la pudeur et l’introspection restant les maîtres mots. 

J’aime retrouver l’univers de cette auteure à chaque nouvelle publication. Il y a quelque chose de rassurant dans ses ouvrages, l’impression de se sentir en terrain connu, d’avoir ses repères, d’être un peu comme à la maison. Seul bémol récurrent, ces coïncidences un peu trop grossières qui font avancer l’intrigue de manière pas franchement subtile.

Mais peu importe, c’est un détail qui ne m’empêchera pas de savourer comme il se doit la conclusion de cette pentalogie. Vivement le printemps prochain !

Niré d’Aki Shimazaki. Actes Sud, 2023. 135 pages. 16,00 euros. 






mercredi 8 novembre 2023

Maltempo - Alfred

Mimmo traîne son ennui dans une petite bourgade du sud de l'Italie. Entre la Méditerranée et la garigue, entre les journée passées à arpenter les rues poussiéreuses et à fuir les ados de son âge délinquants en devenir, ses perspectives d'avenir sont bien maigres. A 15 ans, Mimmo rêve de musique et gloire. Sa guitare ne le quitte jamais, elle est selon lui son passeport pour un ailleurs meilleur. Il faudra juste ne pas rater l'occasion quand elle se présentera... 

Je me réjouissais de revenir sous le soleil brûlant de l’Italie avec Alfred tant j’avais adoré Come Prima et Senso. La déception est malheureusement à la hauteur de mes attentes. La veine est moins poétique, moins philosophique, plus réaliste que dans les deux albums précédents de sa trilogie italienne. Les thèmes abordés sont d’actualité mais la touche sociale ne sonne que comme une partie du décor, rien de plus. Et puis cette histoire « adolescente » m’a moins touché que les récits mettant en scène les adultes. On a l’impression de rester à la surface, de ne pas creuser la psychologie des personnages, d’en être maintenu à distance. Ici il n’y a pas de surprise, tout est convenu, même la fin.

Heureusement il reste la patte d’Alfred, sa capacité à faire ressortir avec un minimalisme bluffant la chaleur étouffante, cette espèce de langueur qui emprisonne des village paumés et isolés du reste du monde. Les cases muettes sont paradoxalement les plus parlantes et le « lâcher-prise graphique » choisi pour montrer les musiciens en pleine répétition est aussi surprenant que réjouissant.

Malgré le charme des dessins, je sors de cette lecture déçu. Essentiellement à cause du manque de profondeur du propos et du manque d’épaisseur des personnages. Mais aussi et surtout parce qu’Alfred est un de mes auteurs préférés et que chacun de ses albums doit forcément être pour moi une grande claque et un immense plaisir. Ce n’est pas le cas cette fois, vivement la prochaine !

Maltempo d’Alfred. Delcourt, 2023. 185 pages. 23,95 euros.




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lundi 6 novembre 2023

Mississippi - Sophie G. Lucas

De 1839 à 2006. D’Impatient Lansard le vigneron à Odessa la photographe. De la Haute-Saône à La Nouvelle Orléans en passant par Paris et New-york. De la Commune à l’ouragan Katrina en passant par la première Guerre Mondiale et la colonisation. Sophie G. Lucas déploie une destinée familiale sur plus de cent soixante ans. D’une période à l’autre, d’un lieu à l’autre, elle parcourt l’arbre généalogique comme on descend un fleuve au cours tumultueux. 

« La Geste des ordinaires ». Ce sous-titre résume à merveille l’enchevêtrement de ces destins individuels dans la grande Histoire collective du monde, un monde où les aspirations à l’émancipation se heurtent, quelles que soient les époques, à d’insurmontables obstacles. 

Un premier roman culotté. Culotté parce qu’il ne va pas vers la facilité. Les voix qui s’expriment dans chaque chapitre ont toutes un timbre différent, on navigue entre des récits à la première et à la troisième personne, le rythme change sans cesse, déstabilise parfois, l’usage excessif des parenthèses agace souvent mais participe à cette forme d’exigence dans l’écriture qui ne sonne jamais artificiellement. Sophie G. Lucas ne se regarde pas écrire, elle ne donne pas dans l’emphase, dans la démonstration littéraire sans âme. Exigeant mais accessible, son texte est une grande réussite, de celles qui lancent une carrière d’écrivain sur les meilleurs rails possibles.

Mississippi de Sophie G. Lucas. Éditions La Contre Allée, 2023. 180 pages. 18,00 euros.








mercredi 1 novembre 2023

Les royaumes muets - Séverine Gauthier et Jérémie Almanza

Après avoir trouvé des squelettes dans le placard de sa chambre, Perséphone descend malgré elle jusqu’aux Royaumes Muets, là où règne La Mort. Dis comme ça, le pitch peut surprendre. Pour être plus clair, disons que Perséphone est une enfant bien vivante qui se retrouve un soir nez à nez avec Charles et Théophile, des collecteurs de soupirs au service de la Grande Faucheuse. Ils sont venus récupérer le dernier souffle du voisin de la petite fille, récemment décédé, mais ils sont en retard de deux jours, ce qui risque de faire échouer leur mission et de condamner le défunt à une errance éternelle. Bon, je vous l’accorde, ce n’est pas forcément plus clair mais finalement tant mieux, je m’en voudrais de déflorer une intrigue aussi surprenante.

Leur Cœur de pierre m’avait enchanté il y a dix ans, c’est donc avec un plaisir non dissimulé que je retrouve aujourd’hui le duo Séverine Gauthier/Jérémie Almanza. Leur nouvel album aborde les thématiques de l’enfance et de la mort avec une forme de poésie qui n’a rien de macabre. L’univers des Royaumes muets est fascinant et la représentation de l’au-delà déborde d’originalité. Les dialogues fonctionnent à merveille et malgré un sujet pesant, la lecture n’aura jamais rien d’anxiogène ou d’effrayant pour les jeunes lecteurs. 

Graphiquement, le trait de Jérémie Almanza possède toujours ce charme indéfinissable qui fait mouche à chaque page. On pense bien sûr à Tim Burton mais, au-delà de cette évidente référence, son style créé une atmosphère assez unique, entre le gothique victorien et une esthétique qui tire souvent vers le baroque. Les couleurs, les jeux de lumière, tout est pensé pour rendre au mieux les ambiances propres à chaque lieu et à chaque partie de l’histoire.

La fin laisse penser qu’une suite est plus que probable. J’espère vraiment que ce sera le cas, je me réjouis d’avance de retrouver Perséphone et ses drôles d’acolytes !

Les royaumes muets de Séverine Gauthier et Jérémie Almanza. Éditions Oxymore, 2023. 80 pages. 18,95 euros.



La BD de la semaine, c'est aujourd'hui chez Fanny










lundi 30 octobre 2023

Rue des Boutiques Obscures - Patrick Modiano

Guy Roland ne sait plus qui il est. Une première rencontre va lui permettre d’avancer sur le sentier de la mémoire. Et à partir d’une photo trouvée au fond d’une boîte, Guy va faire resurgir les moments marquants de son passé. Du moins le croit-il. Car les indices restent fragiles, la succession des personnages croisés va peu à peu former un portrait incomplet et sans réelles certitudes de ce qu’aurait pu être sa vie avant l’amnésie. Au fil de cette enquête intime de douloureux souvenirs vont affleurer et esquisser le tableau imparfait d’une existence constamment nimbée d’un brouillard difficile à dissiper. 

Les rue du Paris de l’après-guerre. Un personnage solitaire. L’impression que plus le mystère s’éclaircit, moins l’on s’approche de la vérité. La mélancolie qui prend le pas sur la nostalgie. Tous les ingrédients du récit modianesque sont ici à leur paroxysme. Comme toujours il est question de souvenirs et d’oubli. Comme toujours les fantômes du passé convoqués pour éclairer le parcours d’une vie ne sont souvent que des mirages. Ici, la schizophrénie guette. Car Guy n’est jamais sûr de rien. Chaque indice semble le glisser dans le costume d’un personnage différent, un personnage qu’il a pu être mais qu’il n’est pas certain d’avoir été. C’est troublant. Agaçant autant que fascinant. 

Un Modiano égal à lui-même. Le style est d’une parfaite simplicité, d’une fluidité proche de la pureté. L’intrigue vaut davantage pour son atmosphère que pour sa quête existentielle. J’ai aimé parcourir les rues d’un Paris froid et humide, grimper les escaliers branlant d’immeubles moribonds, franchir la porte d’appartements minuscules à la décoration surannée. Un roman d’ambiance, un poil vieille France, avec les téléphones à pièce, les bottins épais comme des parpaings, la fumée de cigarette dans les lieux publics et les photos sépia d’une époque où on ne pouvait pas faire de selfie. La vache, je crois que je suis en train de virer réac...  

Rue des Boutiques Obscures de Patrick Modiano. Gallimard, 1978. 215 pages. 20,00 euros.



Puisque la thématique du rendez-vous de Fanny et Moka est ce mois-ci Prix Goncourt vs Prix Nobel, je fais d'une pierre deux coups avec ce roman Goncourt 1978 et son auteur Prix Nobel 2014.




samedi 21 octobre 2023

Je ne suis pas la fille mexicaine dont vous rêviez - Erika L. Sanchez

Ça commence par un enterrement. Celui d’Olga, 22 ans, renversée par un bus. Julia, sa sœur cadette, est encore au lycée. Les parents, mexicains émigrés à Chicago dans les années 90, ont perdu une fille exemplaire et doivent dorénavant composer avec celle qui est considérée comme le mouton noir de la famille. La mère sombre dans la déprime et le père dans le silence. Julia, de son côté, rêve d’ailleurs. Elle imagine son futur loin de l’appartement et du quartier miteux où elle a grandi. Mais difficile de s’extraire d’un environnement où chaque fait et geste est surveillé et critiqué et où l’on ne cesse de vous comparer à la figure parfaite de celle qui n’est plus.  

Le titre est un parfait résumé de ce roman où l’emprise familiale musèle les désirs d’indépendance. Julia veut aller à l’université et quitter le nid étouffant où sa mère ne cesse de lui rappeler la place et le rôle de la femme dans la culture « traditionnelle » mexicaine. Un rôle effacé où l’entretien du foyer et la famille occupent le quotidien, où il faut rester « digne » et ne jamais faire de vague. Peu à peu, l’adolescente perd pied. Et personne ne semble s’en rendre compte, personne ne cherche à comprendre la situation invivable dans laquelle elle sombre chaque jour davantage.

Un roman d’émancipation féminine touchant. La critique de la communauté mexicaine repliée sur elle-même est aussi violente qu’argumentée et la souffrance de Julia parfaitement exprimée. Il est juste dommage que la traduction ne soit pas aussi littéraire que l’on aurait pu l’espérer (un « malgré que » m’a notamment fait saigner les yeux !). 

Je ne suis pas la fille mexicaine dont vous rêviez d’Erika L. Sanchez (traduit de l’anglais par Axelle Demoulin et Nicolas Ancion). Ellipsis, 2023. 330 pages. 18,90 euros.






mardi 3 octobre 2023

Big Girl - Mecca Jamilah Sullivan

Huit ans, soixante-seize kilos. Malaya se fiche de son apparence mais sa mère ne l’entend pas de cette oreille. Chaque semaine elle l’emmène à des réunions Weight Watchers qui ne servent à rien. Parce que Malaya a l’impression d’avoir toujours faim. Tout ce qui lui tombe sous la main finit dans son estomac. Les femmes de sa famille lui mettent sans cesse la pression, et si elle semble parfois faire quelques efforts, ils sont vite réduits à néant. Dans le Harlem des années 90, la fillette devenue adolescente ne passe pas inaperçue. On la montre du doigt, on lui fait comprendre que la perte de poids est une obligation. Question de santé mais aussi (et surtout) de féminité. Une forme de pression sociale avec laquelle il lui est de plus en plus difficile de composer.

Pour son premier roman, Mecca Jamilah Sullivan imagine un parcours de vie hors normes. Elle décrit une jeune afro-américaine en proie aux discriminations, tant de la part des blancs qu’elle fréquente à l’école que de sa propre communauté. Et si tout semble couler sur elle sans l’affecter, si elle refuse de s’apitoyer sur son sort, la souffrance est bien réelle. Il n’est pas simple pour Malaya de se défendre face aux injonctions d’une féminité que l’on cherche à lui imposer, ni de faire face au mépris et aux moqueries dont elle est l’objet.

Au-delà du rapport au corps, de la difficulté à trouver sa place, du regard posé sur les femmes, l’auteure interroge la façon d’occuper l’espace d’un point de vue à la fois politique, social et intime. Elle dessine également un tableau saisissant de Harlem, à une époque où la gentrification galopante s’apprête à définitivement modifier l’âme d’un quartier historiquement populaire.

Une belle entrée en littérature, sensible et engagée.

Big Girl de Mecca Jamilah Sullivan (traduit de l’anglais - États-Unis – par Valentine Leÿs). Plon, 2023. 490 pages. 22,50 euros.






lundi 25 septembre 2023

Les aventures de Tom Sawyer - Mark Twain

Les quadra comme moi connaissent Tom Sawyer essentiellement grâce au dessin animé diffusé au dans les années 80. Mais combien ont lu le texte intégral du roman (et non une version abrégée proposée par la plupart des éditeurs jeunesse) après avoir vu l’adaptation ? Une infime partie sans doute, et c’est bien dommage car ils auraient eu le plaisir de découvrir un livre « pour enfant » qui s’adresse en fait à tous les publics, un livre bien plus mature et complexe qu’il ne semble au premier regard.

Mark Twain a écrit Les aventures de Tom Sawyer en 1876. Le récit se base en grande partie sur des événements vécus par certains de ses camarades de classe lorsqu’il était enfant. Il a synthétisé dans le personnage de Tom plusieurs d’entre eux. A travers lui, c’est toute une vision de l’Amérique des pionniers qui s’exprime :  courage, grandeur d’âme, aventure, champs des possibles où les rêves les plus fous sont permis. Tom s’imagine en Robin des bois, en pirate, en chasseur de trésor, en redresseur de tort. Allergique à l’école, supportant difficilement les longues heures passées sur le banc de l’église, il ne s'épanouit qu'au grand air, faisant les quatre cents coups avec son copain Huck.

Condensé d'événements cocasses ou tragiques, hymne à la débrouillardise, Les aventures de Tom Sawyer dressent le portrait d’un gamin facétieux et farceur dont les aspirations à la justice semblent inébranlables. Et au-delà de son personnage, Mark Twain peint avec une précision quasi sociologique l’Amérique de la première moitié du 19ème siècle : violence, justice sommaire, religion omniprésente, esclavage, etc. La vision est à hauteur d'enfant mais cette naïveté de façade permet de révéler un tableau très vivant de la vie à la frontière de l'Ouest sauvage et indompté.

Une porte d'entrée idéale dans l'œuvre de l'un des pères fondateurs de la littérature américaine. Le parfait tremplin avant d'attaquer les Aventures d'Huckleberry Finn, que tout le monde s'accorde à considérer comme son chef d'œuvre et qu'Hemingway avait placé au-dessus de son panthéon littéraire : " Toute la littérature moderne américaine est issue d'un livre de Mark Twain : Huckleberry Finn. Avant, il n'y avait rien. Depuis, on n'a rien fait d'aussi bien".

Les aventures de Tom Sawyer de Mark Twain (traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner). Tristram, 2008. 300 pages. 21,00 euros.



Rentrée des classes oblige, le rendez-vous des Classiques c'est fantastique
orchestré par Fanny et Moka célèbre ce mois-ci
les incontournables de la littérature jeunesse.




samedi 2 septembre 2023

La porte du non retour - Kwame Alexander

Septembre 1860, Ghana. Kofi vit paisiblement avec sa famille. Il va à l’école, joue avec ses amis et est amoureux de la jolie Ama. Nageur hors pair, il a fait de la rivière son lieu de prédilection. Seule obligation à respecter, ne jamais s’attarder près de l’eau une fois la nuit tombée pour ne pas tomber dans les griffes des « bêtes » qui rodent et enlèvent les enfants. Un soir, alors qu’il traîne un peu trop longtemps après le coucher du soleil, son monde bascule. Famille, liberté, innocence, tout va lui être arraché avec une violence inouïe. Commence alors pour lui un long voyage au bout de l’enfer…

Un roman bouleversant, je ne vois pas d’autre mot pour le qualifier avec davantage de justesse. Pourtant Kwame Alexander ne cherche pas à en rajouter dans le registre de l’émotion, il ne force pas le trait. Après tout, les faits se suffisent à eux-mêmes, il n’est pas nécessaire d’en rajouter. Le choix d’un texte en vers libre aurait pu offrir l’occasion d’un glissement vers une forme de lyrisme grandiloquent mais ce n’est heureusement pas le cas. Au contraire, les phrases courtes vont à l’essentiel, elles donnent au monologue de Kofi le rythme d’un chant où la douceur des premières pages prend au fil du récit des accents déchirants.

Un texte de plus sur l’esclavage à faire lire aux ados, un parmi tant d’autres ? Sûrement pas. Car la démarche de Kwame Alexander, américain d’origine ghanéenne, est de revenir sur le chapitre africain de l’histoire de l’esclavage et la responsabilité de certains chefs de tribu dans le développement de « la traite négrière transatlantique ». Un retour aux racines sur les terres de ses ancêtres qu’il a effectué à plusieurs reprises afin de documenter avec un maximum de véracité l’histoire fictive de Koffi. Premier tome d’une trilogie cette « Porte du non retour » est une plongée aussi touchante qu’édifiante au cœur d’une des plus grande tragédies de l’histoire de l’humanité.

La porte du non retour de Kwame Alexander (traduit de l'anglais par Alice Delarbre). Albin Michel jeunesse 2023. 460 pages. 19,90 euros. A partir de 13 ans.








lundi 28 août 2023

Oliver Twist - Charles Dickens

Tout le monde connait Oliver Twist, au moins de nom. C’est sans doute le plus célèbre roman de Dickens. Il s’ouvre sur l’enfance malheureuse d’Oliver, orphelin maltraité dans l’hospice où il fut recueilli bébé, qui finira par s’enfuir pour rejoindre Londres et être enrôlé malgré lui dans une bande de voleurs à la tire menée par l’impitoyable et répugnant Fagin. Accusé d’un larcin qu’il n’a pas commis, sauvé par une bonne âme avant d’être enlevé par ses anciens camarades pickpockets afin de commettre un cambriolage qui tournera mal, il sera blessé par balle et laissé pour mort dans un fossé. La suite ? Je vous laisse la découvrir si vous ne la connaissez pas.

Clairement, Dickens ne ménage pas son petit héros. Clairement il aime dramatiser, jouer sur le côté tire-larme, insister sur la situation misérable du pauvre enfant. Mais ce dernier s’avère trop lisse, trop angélique, trop naïf. Aucune once de méchanceté en lui, aucune véritable révolte, il ne parvient pas à haïr ses bourreaux et déborde d’amour pour ceux qui lui viennent en aide. Pour tout dire, il manque  d’aspérité et de complexité, bref il se révèle plutôt insipide. D’ailleurs il est souvent absent des événements qui se déroulent autour ou à cause de lui, j’irai même jusqu’à dire qu’il est loin d’être le personnage principal du roman.

Au-delà du parcours tourmenté d’Oliver, le but premier de Dickens étais sans doute de démystifier l’image romantique des criminels. Tous sont d’affreux salauds sans états d’âme, des concentrés de méchanceté à l’état pur qui finiront par payer pour leurs actes répréhensibles. Le manichéisme tourne à la caricature, les protagonistes sont classés dans le camp du bien ou dans celui du mal, il n’y a pas d’entre-deux possible.

L’intérêt du texte réside selon moi dans la description des bas-fonds de Londres, l’atmosphère insalubre est parfaitement rendue et le portrait des indigents sonne avec réalisme. Pour conclure je dirais que j’ai l’impression d’avoir lu un mélo social, malheureusement bien plus mélo que social, dont le côté moralisateur et manichéen a grandement gâché mon plaisir de lecture. Dommage.

Oliver Twist de Charles Dickens (traduit de l'anglais par Alfred Gérardin). Archipoche, 2020. 620 pages. 8,95 euros.



Un billet qui signe ma troisième participation au rendez-vous




lundi 31 juillet 2023

Corregidora - Gayl Jones

« Je suis Ursa Corregidora. J’ai des larmes à la place des yeux. Toute petite, on m’a obligée à palper mon passé. Je l’ai tété à la mamelle de ma mère ».

Sa grand-mère ne cessait de lui répéter que le plus important était d’assurer la descendance, pour entretenir la mémoire. Pour que la lignée familiale issue de l’esclavage ne s’éteigne jamais et que son histoire tragique puisse continuer à être racontée. Malheureusement Ursa va briser le cycle. Parce que suite aux coups de son mari, elle a dû subir une ablation de l’utérus. Il ne supportait pas que sa femme, chanteuse de Blues dans un cabaret du Kentucky, attire les regards d’autres hommes. Après l’opération, Ursa se reconstruit. La convalescence est longue, le patron du cabaret se veut protecteur, attentif à tous ses besoins. Elle finira par l’épouser et s’en mordra les doigts, forcément. Ici les hommes ne peuvent qu’être mauvais. Rien à en tirer, rien à en espérer. Depuis que ce salaud de Corregidora, le maître de la plantation, a violé ses ancêtres, le schéma se répète et les femmes de la famille ne semblent bonnes qu’à subir la violence masculine. Une forme de fatalité qu’Ursa constate autant qu’elle accepte. Avec lucidité et la rage au cœur.

Ce roman est un monument de la littérature afro-américaine, considéré depuis longtemps comme un classique contemporain. Un livre cru, tant sur la forme que sur le fond. Un livre brutal, sans concession. Publié en 1975 par Toni Morrison, écrit par une inconnue de 25 ans qui va estomaquer la future prix Nobel de littérature et éblouir quelques grands noms des lettres américaines tels que James Baldwin ou Richard Ford, il est étudié depuis des décennies à l’université. C’est à se demander pourquoi il aura fallu attendre presque cinquante ans pour qu’il soit enfin traduit en français.

Le monologue d’Ursa résonne comme un blues lancinant. C’est à la fois un cri et un chuchotement, un déferlement qui emporte tout sur son passage. La traduction rend parfaitement compte du rythme, de la trivialité et de la poésie d’une prose qui oscille entre réalisme et onirisme. L’oralité de la langue souligne une formidable modernité de ton, une totale liberté de parole.

Une histoire qui prend ses racines dans l’esclavage et qui cherche à perpétuer l’héritage de ce traumatisme. Pour ne jamais oublié que les femmes ont tant souffert de cet asservissement inhumain, marquées dans leur chair par une toute puissance masculine qui s’autorisait les pires excès. Et qui se les autorise encore, malheureusement.

Corregidora de Gayl Jones. Éditions Dalva, 2022. 255 pages. 21,00 euros.



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lundi 10 juillet 2023

La guerre des Gaules de Tarek et Vincent Pompetti.

Entre -58 et -50 avant J.C., César déploie son emprise sur la Gaule. Enfin, sur les Gaules plus exactement, puisqu'à l'époque le monde celtique était divisé en plusieurs nations, plus souvent rivales qu’alliées. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à ces divisions que le futur empereur romain a pu étendre ses conquêtes territoriales. Pendant les premières années de la guerre, Vercingétorix sera un allié de Rome, avant de prendre la tête des tribus se révoltant contre l’occupant et d’être vaincu à Alésia en -52. Le point de vue de César exprimé dans cette Guerre des Gaules montre à quel point la motivation de ce dernier, d’abord politique, s’est rapidement doublée d’un intérêt économique. On comprend également que si la victoire finale doit à la force brute, à l’équipement moderne et à la discipline de ses légions, elle n’aurait pu être possible sans une exceptionnelle intelligence tactique associée à une véritable vision géopolitique du conflit.

Les auteurs se sont évidemment basés sur le texte original de César tout en s’autorisant quelques libertés « fictionnelles » afin de rendre le récit moins austère. La caution historique est indiscutable, ce qui rend cet album passionnant, notamment d’un point de vue pédagogique. Revers de la médaille, les récitatifs prennent le pas sur les dialogues et rendent certains passages très bavards. De plus le catalogue de noms de tribus et de villes gauloises (sans traduction de leur appellation « moderne ») ne permet pas de voir avec clarté les lieux où se déroulent les événements, ce qui a tendance à complexifier la lecture. 

Niveau dessin rien à dire, les choix graphiques de Vincent Pompetti permettent une immersion parfaite dans la sauvagerie de l’époque. Et le dossier final incroyablement complet est une lecture des plus enrichissantes pour mieux comprendre, d’une part, les intentions des auteurs, et d’autre part, leur investissement sans faille pour coller au plus près des connaissances actuelles sur cette période pour le moins troublée de l’antiquité. 

La guerre des Gaules de Tarek et Vincent Pompetti. Nouveau Monde éditions, 2023. 180 pages. 24,90 euros.




mercredi 28 juin 2023

Les cahiers d’Esther T8 : Histoires de mes 17 ans - Riad Sattouf

Esther aura bien 17 ans, elle est en première dans lycée parisien de « bourges » et stresse à l’idée de passer le bac de français. Côté cœur, c’est le désert. Le célibat lui pèse mais l’attitude des garçons l’insupporte toujours autant. Elle s’interroge également sur ses convictions politiques, se demandant si elle est de droite ou de gauche, et s’insurge de voir son grand frère succomber aux sirènes de Zemmour. Le soir du premier tour de la présidentielle, son père ne se remet pas de la défaite de Mélenchon tandis que sa mère, macroniste, jubile.

A côté de ça, Esther passe son BAFA et ce n’est pas de tout repos, surtout quand le stage pratique vire au cauchemar. Bref, la vie file et ce n’est pas rassurant. Ses parents vieillissent, le lycée se terminera bientôt, un nouveau cycle s’annonce et tout cela reste très flou. La jeune fille ne sait pas ce qu’elle veut faire plus tard, la jungle de Parcoursup qui s’annonce l’effraie. Heureusement, les copines sont toujours là. Les amitiés et la famille sont des bases solides sur lesquelles elle peut se reposer.

Riad Sattouf possède une capacité à restituer en images les réflexions et réactions d’Esther avec une pertinence de ton et un art du dialogue qui touchent au génie. Ses planchent surchargées de texte restent d’une parfaite lisibilité et on sent à chaque instant l’empathie, le respect et l’attachement qu’il porte à son personnage. Franchement, chapeau bas !

Depuis le premier tome, Les cahiers d’Esther sont une photographie du temps présent, une vision individuelle et intime de l’époque qui touche souvent à l’universel. Au point que les sociologues de demain y verront sans doute matière à comprendre et analyser la jeunesse d’aujourd’hui.


Les cahiers d’Esther T8 : Histoires de mes 17 ans
de Riad Sattouf. Allary éditions, 2023. 54 pages. 17,90 euros.



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lundi 26 juin 2023

Le blé en herbe - Colette

Phil et Vinca. Il a 16 ans, elle en a 15. Ils se connaissent depuis l’enfance, leurs familles passent tous leurs étés en Bretagne dans la même maison de vacances. Des camarades de jeux fidèles en amitié devenus amoureux par évidence. Malgré une certaine forme de pureté, ils sont à ce moment charnière de bascule vers le monde des adultes. Bientôt la fin des études et un avenir professionnel à construire, loin de la facilité et des futilités de leurs jeunes années. On les voit déjà mariés mais une rencontre fortuite va tout faire basculer. Envouté par une femme mûre, Phil va trahir la confiance de Vinca et remettre en cause leur relation.

Phil est un grand dadais naïf et égoïste, déniaisé par une séductrice qui veut juste s’amuser avec lui. Aujourd’hui, on dirait que c’est un Toy Boy manipulé par une MILF 100% cougar. Face à lui Vinca est une jeune fille lucide qui comprend très vite la situation. Sa maturité lui permet de faire face, elle est celle qui prend les choses en main quand le fautif, noyé sous les remords, est sur le point de sombrer. 

L’écriture est riche en images, elle souligne à merveille l’atmosphère étouffante d’un été écrasé de chaleur. Elle possède également une dimension poétique, notamment dans les descriptions de la nature et des sensations que cette dernière fait naître chez les personnages. Une sorte de lyrisme intime un poil daté mais qui garde un certain charme.

Collette célèbre à travers ce court roman la supériorité de la femme sur l’homme, cette capacité à surmonter ses propres souffrances pour apaiser celles d’autrui. Hymne à la sensibilité, à la délicatesse et à la générosité féminine, Le blé en herbe est également une jolie façon de rappeler que la passion n’a pas d’âge et que les relations amoureuses n’ont jamais rien d’un long fleuve tranquille.

Le blé en herbe de Colette. Librio, 2022. 110 pages. 3,00 euros.




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mercredi 21 juin 2023

Mojo - Rodolphe et G. Van Linthout

Slim Whitemoon, né dans le Mississipi au début du 20ème siècle, est un bluesman qui a d’abord tenté sa chance à Chicago avant que la crise de 29 ne l’oblige à retourner dans le sud. Il y passe quelques années dans un cimetière en tant que fossoyeur. Mais le frisson du blues le renvoie sur la route. Des concerts chaque soir dans des bars, des clubs, des petites salles ou même dans la rue. Une vie d’errance avant de rentrer dans le rang après avoir rencontré Emma, sa future femme. De leur union naîtront deux garçons et deux filles. A la mort d’Emma, les enfants ont grandi et sont partis. De nouveau seul, Slim replonge dans la musique à corps perdu. Et lorsque le revival du blues explose en Europe dans les années 60, il part faire une tournée en Angleterre. Le vieil homme devient une star adulée par les Stones et les Yarbirds de Clapton. De retour au pays, Slim retombe dans l’anonymat pour finir sa vie dans le dénuement le plus complet.

Slim Whitemoon n’a jamais existé. Il représente le parfait archétype du bluesman ayant traversé le 20ème siècle : une naissance dans le sud profond, les premières notes de musique jouées sur une guitare de bric et de broc, un voyage à Chicago, une vie de hobo dans les trains de marchandise pendant la grande dépression, les premiers enregistrements de vinyles, la gloire avant une chute inexorable. Rodolphe et G. Van Linthout dressent un inventaire précis et exhaustif des caractéristiques propres à ces musiciens itinérants qui ont marqué l’histoire des États-Unis : la solitude, la misère, les femmes, l’alcool, les troquets sordides, le racisme ordinaire… Et si Slim est une pure invention, les musiciens qu’il croise sur sa route ont bel et bien existé : Blind Lemon Jefferson, le mythique Robert Johnson, Aleck « Rice » Miller, Sonny Boy Williamson. Ces bluesmen légendaires donnent à ce Mojo de faux airs de docu-fiction.

Graphiquement, le travail de G. Van Linthout colle parfaitement au propos : un lavis aux tons de gris délavés idéal pour illustrer cette vie en clair-obscur.

J’ai passé un excellent moment avec ce roman graphique à la construction simple et efficace, certes  destiné aux amateurs de blues mais qui devrait pouvoir convaincre un plus large public.

Mojo de Rodolphe et G. Van Linthout, Éditions Vents d’Ouest, 2019. 192 pages. 22.00 euros.



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vendredi 16 juin 2023

Touche-moi - Susie Morgenstern

« Balance ta truie, ça existe ? »
Rose se demande s’il est normal qu’elle pense au sexe en permanence alors que le bac de français approche et que ses copines ont « envie de vomir » quand elle tente d’aborder le sujet avec elles. Il faut dire que pour ce qui est de la normalité, Rose s’estime loin du compte. Albinos, elle a « la peau aussi blanche que la pleine lune, les cheveux d’une vieille de cent ans et des yeux si pâles que l’on ne peut pas en définir la couleur ». Obligée de garder en permanence des lunettes noires et de porter de grands chapeaux pour se protéger du soleil, Rose ne passe pas inaperçue mais, à son grand regret, elle n’attire pas la gent masculine pour autant, loin s’en faut. Et le jour où le prof d’anglais l’associe pour un exposé à Augustin, échalas boutonneux qui ne décroche jamais un mot, Rose se dit que ce n’est pas avec lui que la situation va s’améliorer.  

Elle est marrante Rose, avec son désir à fleur de peau, ses pensées toujours tournées vers le sexe, son irrépressible envie de toucher et d’être touchée. Et son impossibilité de passer à l’acte qui l’oblige à en rester au stade des fantasmes. Chaque nuit dans son lit, elle s’invente des histoires, elle s’imagine dans les bras de tel ou tel garçon. Et à défaut d’avoir un homme sous la main elle se frotte à son matelas et fait l’amour à son oreiller.

Un roman sans complexe, pour dire le manque d’affection et de rapport charnel d’une ado mal dans sa peau, lucide sur son statut de « fille à part » : « Il faudrait d’abord que je m’aime pour que l’on m’aime ». Susie Morgenstern a choisi de traiter un sujet potentiellement pesant avec beaucoup de légèreté. Les mots de Rose sonnent juste et il est rafraichissant de la voir exprimer avec autodérision une forme de frustration qui tourne à l’obsession. Une jeune fille attachante qui ne s’oublie pas ! 

Touche-moi de Susie Morgenstern. Editions Thierry Magnier, 2020. 215 pages. 14,90 euros. A partir de 15 ans.





mercredi 14 juin 2023

Metal Maniax - Slo et Fef

Le métal possède ses codes physiques et vestimentaires mais aussi ses rituels : le headbanging, le slam, le stagediving, le circle pit, le wall of death, ou encore le moshing pit. Bref, le métal est un art un de vivre et Nina, Sam, Spike, Vince et Marco en sont les plus (in)dignes représentants. Des métalleux 100% dévoués à la cause. Des chevelus, des tatoués, des amateurs de gros son qui tache et de pogo qui décoiffent. Tous se retrouvent au Dark Knight, un bar lui aussi 100% dévoué à la cause. On y disserte sur les différences entre le hardcore de New-york et le black métal norvégien, entre le glam au maquillage dégoulinant et le heavy métal à papa ou encore entre le métal progressif planant le grindcore énervé. 
Slo / Fef © Lapin 2023

Une BD qui sent la sueur, où la bière coule à flot et le vomi se répand en flaques verdâtres. Un album parfois trash (logique !), souvent drôle et toujours bienveillant, à l'image d'une communauté qu'il ne faut surtout pas juger en se fiant aux apparences. En bonus, la petite histoire du métal en quinze dates qui vient conclure l'album permet de montrer l'évolution qu'a connu ce style musical au fil des décennies. 

Ok, c'est pas pas toujours très fin et loin de prôner la modération en matière de consommation d’alcool mais la passion des auteurs pour le métal transpire à chaque page et les amateurs ne pourront s’empêcher de sourire devant certaines scènes qui leur rappelleront forcément des souvenirs. Une lecture divertissante et sans prise de tête, qui met à l’honneur une forme de contre-culture toujours très à l’aise avec l’autodérision. 

Metal Maniax de Slo et Fef. Éditions Lapin, 2023. 166 pages. 18,00 euros.



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mardi 6 juin 2023

Sauveur et fils saison 7 - Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail

Trois ans se sont écoulés depuis que Sauveur a demandé Louise en mariage alors qu’elle était enceinte de trois mois. Entre temps Léopoldine est née, Lazare est devenu un collégien végétarien, Paul joue de plus en plus les ados rebelles, Alice est à la fac, Grégoire, qui ne devait rester que quelques temps, n’a pas quitté la maison, Gabin s’est officiellement engagé dans la marine et Jovo… est resté égal à lui-même. Cette nouvelle saison de Sauveur démarre en novembre 2021. Le Covid a frappé et la santé mentale des Français, fragilisée au plus haut point, offre à notre psychologue clinicien une hausse d’activité dont il se serait bien passé.

Sauveur, c’est fini ! Difficile de se dire en ouvrant ce 7ème et dernier tome que l’on ne poussera plus la porte du 12 rue des Murlins pour y retrouver Sauveur et sa joyeuse tribu. Il faut dire qu'on on a vu grandir sous nos yeux la relation entre Sauveur et Louise, le passage de l’enfance à l’adolescence de Lazare et Paul, l’histoire d’amour d’Alice et Gabin. Sans parler de l’intégration des « squatteurs » Grégoire et Jovo. Comment ne pas oublier non plus le défilé ininterrompu de patients dans le cabinet du psy. Dans cette dernière saison, en plus des nouveaux venus, on retrouve les sœurs Blandine et Margaux, Elliott l’écrivain en herbe et Frédérique la bijoutière. 

Tous ces noms ne vous disent rien ? Mais qu’attendez-vous donc pour vous lancer dans cette merveilleuse série débordante de vie et de bonnes ondes. Une série que les fans vont quitter à regret, à la fois ravis d'avoir pris autant de plaisir à chaque nouveau tome et tristes de se dire que ce formidable univers va disparaître pour de bon ! 

Sauveur et fils saison 7 de Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail. L’école des loisirs, 2023. 314 pages. 17,50 euros. A partir de 13 ans.


Une indispensable pépite partagée avec Noukette






mardi 30 mai 2023

Pyramide - Gaëtan B. Maran

Au cœur d’un désert sans fin, une immense pyramide. Autour de la pyramide, le peuple est réparti en 64 quartiers, 16 par face. Tous les sept ans, un jeune homme ou une jeune femme de chaque quartier est désigné pour affronter le labyrinthe de l’édifice. Une fois à l’intérieur, la survie est la règle et s’entretuer devient une obligation. Car un seul des candidats pourra atteindre le dernier étage. Un seul des candidats prendra le pouvoir pour sept ans. 

Un Battle Royal dystopique, entre Fortnite, Hunger Games et Le labyrinthe. Original ? Surement pas. Efficace ? Incontestablement. C’est rythmé, rapide, très visuel. La mécanique du récit prend le pas sur les considérations littéraires, le but étant d’emporter le lecteur dans un tourbillon d’action. Pas de faux-semblant, il ne doit en rester qu’un et il n’en restera qu’un, pas la peine d’espérer que les autres s’en sortiront sans dommage. Cette cruauté ne s’embarrasse pas de sentimentalisme et la violence assumée participe grandement à l’ambiance suffocante qui incite à tourner les pages avec une gourmandise quelque peu morbide.

Rien de révolutionnaire mais du travail bien fait et bien pensé. La recette fonctionne, elle plaira aux ados habitués à ce genre d’univers et emportera dans son tourbillon ceux qui le découvrent.

Pyramide de Gaëtan B. Maran. Syros, 2023. 336 pages. 17,95 euros. A partir de 13-14 ans.


vendredi 26 mai 2023

La Tour de Gustave - Sophie Adriansen et Youlie

Gustave et sa tour, un duo inséparable ! C’est elle qui raconte la vie de son créateur. Sa découverte de l’acier et de ses propriétés. Sa première grande réalisation, une passerelle de 500 mètres qui enjambe la Garonne à Bordeaux. Le succès grandissant, les commandes qui s’empilent, dans le monde entier. Son rôle de sauveur dans la construction du canal de Panama, le viaduc de Gabarit et ses 120 mètres de haut, l’armature de la statue de la liberté et surtout, surtout, son ambition de construire une tour « haute de plus de mille pieds ». Un projet proposé à la ville de Barcelone pour l’exposition universelle de 1888 qui sera refusé. Qu’importe, il verra le jour l’année suivante, à Paris.

La tour raconte le début de sa construction, la crainte des parisiens de la voir s’écrouler et des les écraser. Les délais tenus malgré les difficultés du chantier. Et puis le succès jamais démenti depuis l’inauguration, le 15 mai 1889. Suivront quelques revers et le scandale financier du canal de Panama. Gustave perd de son aura mais sa tour lui survivra, échappant au démontage grâce aux antennes à son sommet qui jouent un rôle stratégique pour la défense nationale et la diffusion des ondes radio.

Adriansen / Youlie © Glénat 2023

Un biopic publié à l’occasion du centenaire de la mort du célèbre architecte. L’album, tout en verticalité, offre de somptueuses double-pages qui font penser à des panneaux d’exposition. Le texte se fait discret, allant à l’essentiel pour laisser la puissance graphique des illustrations s’exprimer au mieux. Un bel hommage dans un bel écrin. 

La Tour de Gustave de Sophie Adriansen et Youlie. Glénat, 2023. 48 pages. 14,50 euros. A partir de 8 ans.




mardi 23 mai 2023

Tronche : Rosépine - Philippe Curval

Philippe Curval avertit dans le prologue que cette histoire s’est matérialisée pendant un épisode fiévreux ayant entraîné une hospitalisation d’urgence. Sous perfusion, bourré de corticoïdes, ses pensées s’égarent jusqu’à imaginer une chronique des Tronche (son véritable nom de famille, Curval étant son pseudonyme d’auteur). Difficile pourtant, une fois revenu chez lui, de mettre au propre un texte qu’il a l’impression d’avoir déjà entièrement écrit en pensée. Mais le projet finit par prendre corps. L’ambition est de « construire une saga en cinq épisodes où seront dévoilées quelques facettes de la vraie tronchitude. »

Le point central de ce premier épisode de la saga est Rosépine Tronche, femme libre et indépendante vivant au cœur des années 60. Ayant fui très jeune l’emprise de ses parents, étouffant dans son petit appartement parisien, elle décide de tout plaquer pour suivre les traces de Stevenson dans les Cévennes. Persuadée qu’une destinée particulière l’attend, elle va devenir maçonne avant de rentrer à Paris où ses talents de tricoteuse lui ouvriront les portes des plus grandes maisons de mode. Fréquentant un groupe d’étudiants révolutionnaires, elle décide à nouveau de tout plaquer pour retourner s’installer dans les Cévennes. Mère célibataire, elle va se lancer dans la réalisation d’une œuvre picturale dont la folie et l’audace l’amèneront jusqu’à New-York.

Ce résumé un poil fourre-tout décrit bien l’ambiance générale du roman. Tout va vite, très vite. Le texte est nerveux, fiévreux comme son auteur au moment où il l’a imaginé. Rosépine est une impulsive, elle se laisse porter par ses envies, ne s’attache à rien ni personne. Elle aime les hommes mais refuse de vivre en couple, elle élève seule un fils qu’elle n’hésite pas à abandonner pour privilégier sa carrière artistique et refuse de rentrer dans la norme attendue par les musées et les galeries pour ne pas sacrifier sa force créatrice. Indomptable, égoïste, pleine de confiance en elle et de certitudes, elle avance sans se soucier du regard des autres.

Au-delà de la saga familiale, Philippe Curval dresse à la fois le portrait d’une héroïne avant-gardiste éprise de liberté et d’une époque où cette dernière était bien difficile à gagner pour les femmes.

Tronche : Rosépine de Philippe Curval. Éditions La Volte, 2023. 210 pages. 18,50 euros.





vendredi 19 mai 2023

Paris-Berry - Frédéric Berthet

Le regretté Philippe Sollers disait de lui qu’il était « 
le plus doué de sa génération ». Frédéric Berthet aura finalement publié bien peu de textes avant de quitter définitivement la scène à 49 ans, en 2003, rongé par l’alcool et le désespoir. Son roman Daimler s’en va (Prix Roger Nimier 1989) restera son seul véritable succès. Il voulait écrire un livre, « un grand livre », puis s’en aller, comme Salinger. 

Dans Paris-Berry, Berthet raconte son installation dans une maison prêtée par une amie au cœur du Berry. C’est là qu’il doit écrire son prochain roman. Mais chaque fois qu’il est devant la machine à écrire, sa pensée s’égare. Il ne fait que raconter de petits événements du quotidien (l’arrivée du facteur, les facéties du chat, une fuite d’eau qui inonde la maison, la visite d’une jeune héritière…), des souvenirs anciens de ses rencontres avec Blondin et Roland Barthes ou encore ses années américaines. Des bribes, des fragments, au mieux de courtes nouvelles. Une sorte de procrastination littéraire qui donne au final un tout que j’ai personnellement dégusté avec grand plaisir. Il faut bien sûr aimer l’épure, l’écriture minuscule des petits riens à la Delerm. Même si contrairement à ce dernier il ne tombe pas dans la célébration systématique de ces petits riens. Le style est vif, pétillant, souvent drôle, parfois grave. Succulent.          

De jolies chroniques, donc, où Berthet montre, entre autres, un talent rare dans l’utilisation de la virgule : « Dans ce livre, j’aime les virgules. Les brins d’herbe de Walt Whitman. Virgules couchées sous le vent. Minuscules attentes de ce qui va venir. Choses, corps souples. Mes virgules sont mes catins. Qui a jamais prétendu que l’on devait écrire, lire, en apnée ? Pourquoi aucune halte ? Même courte, la randonnée est longue. Comment dit-on : prendre son temps ? »

A découvrir si vous aimez la forme courte et les écrits minimalistes. Pour moi ce fut une bien belle découverte.      

Paris-Berry de Frédéric Berthet. La table ronde, 2023. 110 pages. 6,60 €.