mercredi 13 juillet 2016

Un maillot pour l’Algérie - Bertrand Galic, Kris et Javi Rey

Avril 1958. Après un match à Saint-Etienne, le footballeur professionnel d’origine algérienne Rachid Mekhloufi quitte la France en direction de l’Italie. Onze de ses compatriotes, eux aussi footballeurs, disparaissent en même temps que lui. Tous se retrouvent à Tunis sous l’égide du FLN pour fonder clandestinement la première équipe nationale algérienne alors que la guerre pour l’indépendance fait rage dans leur pays.

Le football comme outil de propagande, le football comme étendard. Une épopée incroyable, une prise de risque immense pour des hommes ayant choisi de tout plaquer, de mettre entre parenthèses une situation professionnelle confortable, voire une vie de famille heureuse, pour défendre une cause étant à leurs yeux au-dessus de toute considération personnelle. Loin du long fleuve tranquille, l’odyssée de ces ambassadeurs de la cause indépendantiste aura connu des épisodes douloureux, des moments de tension à l’intérieur du groupe mais aussi des conditions de transport ou d’hébergement particulièrement rudes, sans compter sur l’accueil parfois belliqueux d’adversaires prêts à tout pour faire chuter une équipe reconnue pour ses exceptionnelles qualités techniques. Du Maghreb à l’Europe de l’Est en passant par la Chine ou le Moyen-Orient, portés par une volonté et un courage inébranlables, ces hommes en mission auront représenté fièrement les désirs d’émancipation d’un pays en construction, au point de devenir des icônes pour tout un peuple.

Encore un album engagé pour Kris, qui ne tourne pas pour autant à l’exercice d’admiration dénué de tout regard critique. Solidement documenté sans être d’une parfaite exactitude, le récit couvre quatre années intenses et chaotiques, de 1958 à la signature des accords d’Evian en mars 1962. A travers le prisme du football se cristallisent les tensions géopolitiques de l’après-guerre, de la décolonisation à l’expansion du communisme.

Le dessin de Javi Rey est réaliste et efficace, les scènes de matchs sont fluides, les moments plus intimes donnent dans la sobriété et l’expressivité des visages est extrêmement travaillée. Beaucoup de précision au niveau des décors et un choix de couleurs pertinent retranscrivent à merveille l’atmosphère de l’époque.

Une histoire qui va bien au-delà de la simple aventure humaine. Le sport est ici un outil de combat politique au service d’une cause qui dépasse chaque protagoniste. Une histoire qui m’était jusqu’alors inconnue et que j’ai pris un réel plaisir à découvrir.

Un maillot pour l’Algérie de Bertrand Galic, Kris et Javi Rey. Dupuis, 2016. 136 pages. 24,00 euros.






mardi 12 juillet 2016

Le printemps d’Oan - Éric Wantiez et Marie Deschamps

C’est la guerre, elle dévaste tout. 
Tu crois qu’elle finira un jour, la guerre ?
Bien sûr, nous allons remporter la victoire et…
Tais-toi ! Tant que vous parlerez de victoire, alors ça continuera ! Faut que la guerre s’arrête, c’est tout. On n’a pas besoin d’un gagnant. C’est pas un jeu, tu sais.


21 mars 1915, sur le front de la Somme. Oan le poilu breton s’est perdu dans le no man’s land du champ de bataille. Dans les ruines d’une ferme, il découvre une petite fille venant d’enterrer ses parents après un bombardement. Ensemble, Oan et Angèle vont tenter de rejoindre les lignes françaises pour se mettre à l’abri. Un voyage dangereux qui va permettre à chacun de deviser sur la guerre et sa folie…


Jolie réflexion sur la barbarie d’un abominable conflit, cet album au noir et blanc dense et profond, uniquement éclairé par le rouge de la robe d’Angèle, offre une dimension onirique laissant à distance un réalisme dont la portée serait au final bien moins forte. La boucherie est là, partout, présente dans chaque brin d’herbe roussi, dans chaque arbre déraciné, dans chaque carcasse de cheval éventré, dans les barbelés délimitant les tranchées, mais le graphisme tout en suggestion fait basculer le récit dans une sorte de douce poésie nimbée d’une touche de fantastique.



Une histoire belle et triste, porteuse d’espoir malgré tout, sublimement mise en images par la grâce d’un découpage inventif jouant sur les ombres et la lumière et n'hésitant pas à s'affranchir des codes narratifs propres à la BD pour, entre autres, profiter au maximum des possibilités offertes par le format à l'italienne.

Un superbe album, dédicacé et ramené rien que pour moi du dernier festival d’Angoulême par une bande de blogueuses amatrices de mojitos. Merci les filles, j’ai vraiment apprécié ce cadeau à sa juste valeur

Le printemps d’Oan d’Éric Wantiez et Marie Deschamps. Comme une orange, 2015. 120 pages. 12,00 euros.




lundi 11 juillet 2016

Apaise le temps - Michel Quint

Yvonne est morte et la librairie ouverte par ses parents dans les années 60 va vivre le même sort. A l’époque, le lieu était une institution à Roubaix. Au fil des ans, la boutique a périclité, souffrant de la concurrence des magasins en ligne et du jusqu’auboutisme de sa propriétaire qui refusait de vendre les best sellers à la mode. Abdel, prof de français dans un lycée et client le plus fidèle d’Yvonne, hérite du fonds de commerce, des murs de la librairie, de l’appartement au-dessus et surtout des dettes abyssales contractées au fil des ans. Avant d’accepter ou de refuser cette succession qui le mettrait sur la paille, il plonge dans la paperasse et le stock du magasin pour se faire une idée plus précise des dégâts. Aidé de Zita, la dernière employée d’Yvonne, de Rosa l’assistante sociale de son lycée qui ne le laisse pas insensible et de Saïd le vieux Kabyle un peu simplet, il découvre dans des cartons poussiéreux de nombreuses photos troublantes remontant aux années sombres de la guerre d’Algérie et des archives concernant l’OAS, le FLN et les harkis. Des documents qui apportent un éclairage particulier sur le passé d’Yvonne et de ses parents…

Un roman qui rend un vibrant hommage aux livres et à la lecture, qui insiste sur le lien social créé par les librairies de quartier. Le récit tisse avec finesse les relations improbables entre des personnages de milieux, d’origines et d’opinions radicalement différents. La toile de fond historique donne de la profondeur et décortique avec précision les vieilles rancœurs franco-algériennes sources de nombreuses tragédies.

Le propos n’est pas défaitiste, je l’ai au contraire trouvé lumineux, porteur d’espoir et d’envies d’avenir sans tomber dans l’angélisme. Oui, le maintien de lieux culturels dans des villes « sinistrées » est possible, oui, littérature et commerce ne sont pas des mots incompatibles et oui, l’entraide, la générosité et une volonté à toute épreuve permettent de franchir bien des obstacles. Je découvre Michel Quint avec ce court texte et je suis sous le charme de son écriture délicate et travaillée, jamais emphatique. Un auteur comme je les aime et qu’il me tarde déjà de retrouver, sans doute avec « Effroyables jardins », son plus grand succès à ce jour.

Apaise le temps de Michel Quint. Phébus, 2016. 110 pages. 12,00 euros.

Les avis d'AlexNoukette et Stephie.






samedi 9 juillet 2016

Ma pal d'été...

Je serai en vacances mercredi prochain. Enfin. Et du 14 au 30 juillet, puisque madame travaille (la pauvre), je reste à la maison avec mes trois pépettes. Chouette, youpi, l’occasion de lire jusqu’à plus soif. En théorie. Sauf que. Il va y avoir du « Papa, on fait un puzzle ? », « Papa, on joue à la dinette ? », « Papa, on fait un gâteau au chocolat pour le goûter ? », « Papa, on va à la piscine ? », « Papa, on va au cinéma ? », « Papa, y a truc que je comprends pas dans mon cahier de vacances », « Papa, j’ai invité Lilou cet aprem, sa mère l’amène à 11h, qu’est-ce qu’on mange ? », « Papa, tu oublies pas que je commence mon stage d’équitation cette semaine ? ». Il va aussi y avoir la pelouse à tondre, les rosiers à rafraîchir, ce jardin dont je ne me suis pas occupé ces dernières semaines à cause d’une météo capricieuse et qui ressemble à une jungle. Et puis j’ai promis de repeindre tous les volets. Comme chaque été. Mais cette fois je compte vraiment m’y mettre. Donc pour la lecture jusqu’à plus soif, je repasserai. Ou j’attendrai les « vraies » vacances loin de la maison à partir du 31.

Alors pour ces deux semaines bien occupées, je vais rester modeste et me pencher sur le cas de ce pavé (ce parpaing même) que beaucoup considèrent comme un chef d’œuvre. Un cadeau de blogueuse reçu pour mes 40 ans. Que j’avais entamé l’an dernier et laissé en plan car je n’avais pas pu lui accorder l’attention qu’il mérite. J’en avais lu un bon tiers mais je vais tout reprendre à zéro. 800 pages en 16 jours. 50 pages par jours. Raisonnable. Très jouable même. Mais pas gagné d’avance, je me connais. Et je connais mes pépettes. Ma pal de début de vacances se réduira donc à seul titre. Mais quel titre ! Hâte d’être à mercredi soir pour la peine, et pas que pour Confiteor d'ailleurs…





mardi 5 juillet 2016

Sexe sans complexe - Bérangère Portalier et Frédéric Rébéna

Un documentaire pour ados au titre culotté, c’est le moins que l’on puisse dire ! Et un contenu sans complexe, comme annoncé, c’est le moins que l’on puisse dire ! Franchement, j’adore cette prise de risque, assumée de bout en bout et sans faux semblant.

Un ouvrage aux illustrations suggestives ne tombant jamais dans la vulgarité. Après une description des plus précises des organes génitaux, deux chapitres abordent la question de l’estime de soi et du regard des autres, des paramètres importants à l’heure de l’adolescence et de la post adolescence. On enchaîne ensuite directement avec la masturbation, LE sujet tabou par excellence (et l’activité la plus pratiquée chez les ados), puis la question cruciale de la virginité. Viennent ensuite les règles et la contraception qui précèdent le désir et l’amour, les stéréotypes et l’intimité. On entre ensuite dans le vif du sujet avec les préliminaires et l’actes en lui-même, puis les fantasmes, la place du porno dans la société ou encore les sextapes.

C’est hyper complet, sans langue de bois, dans un vocabulaire simple, précis, clair et accessible (le tutoiement est de rigueur). Le texte se met à la hauteur des interrogations du public visé, même des questions pouvant paraître les plus naïves (et étant par définition celles que l’on ose le moins poser), comme par exemple, comment « trouver le trou » lors d’un premier rapport ou combien de temps doivent durer les préliminaires. La mise en page aérée, les chapitres courts allant à l’essentiel permettent de se sentir très vite à l’aise et de naviguer avec facilité d’un sujet à l’autre.



J’aime beaucoup le ton trouvé par les auteurs, les interventions rassurantes et « dédramatisantes » comme « faire l’amour c’est s’offrir un terrain de jeu et d’exploration » ou « le sexe n’est pas une compétition ». Et puis j’adore le fait que rien, absolument rien n’est occulté, de l’hygiène à la santé, des problèmes « mécaniques » ou « de taille » au harcèlement et au viol en passant par le sexe entre filles ou entre garçons. Les conseils permettent d’aborder sereinement une activité sexuelle à venir ou qui en est à ses balbutiements, en mettant le plaisir et l’épanouissement au cœur de la problématique, sans nier les éventuels soucis physiologiques et/ou psychologiques.

Reste à savoir à quel moment on peut mettre un tel ouvrage entre les mains de nos enfants. C’est bien moins une question d’âge que de maturité. Ma grande fille, bientôt quatorze ans, ne me semble pas prête à lire le chapitre intitulé « Alors, clitoridienne ou vaginale ? », mais je me trompe peut-être, et il est évident que ce « Sexe sans complexe » finira entre ses mains un jour ou l’autre. Du moins je lui en proposerai la lecture, libre à elle ensuite de s’y plonger ou pas, cela va de soi.

Sexe sans complexe de Bérangère Portalier (ill. Frédéric Rébéna). Actes Sud junior, 2016. 80 pages. 14,00 euros. A partir de 15 ans.


Une dernière pépite jeunesse épicée que je partage avec Noukette avant une pause estivale bien méritée. Rendez-vous fin août pour attaquer la rentrée du bon pied.









lundi 4 juillet 2016

Les enfants du jaguar - John Vaillant

« Et que peux-tu faire d’autre qu’attendre des inconnus en qui tu n’as pas confiance, et t’en remettre à eux pour te conduire dans un endroit où tu n’es jamais allé […] et où tu es censé refaire ta vie car l’ancienne est fichue, tu ne sais pas comment la réparer sauf en partant comme tout le monde, en t’exilant dans un pays lointain où on mange mal, où il fait froid et où les gens te déteste. »

J’annonce d’emblée aux claustrophobes que ce roman n’est pas pour eux. On y passe en effet quatre jours avec des clandestins mexicains enfermés dans un camion-citerne en panne, abandonnés par leurs passeurs aux portes du désert. Des passeurs qui leur ont extorqué leurs derniers pesos, prétextant avoir besoin de liquidités pour chercher du secours et réparer le camion. Sans réseau pour les téléphones, sans aucune possibilité de s’échapper, avec des réserves d’eau insuffisantes, ils attendent que l’on vienne les libérer. Mais peu à peu l’espoir s’amenuise, le confinement et la chaleur rendent l’air irrespirable, la tension monte, l’abattement et le désespoir se répandent, la tragédie prend forme…

Hector fait partie des clandestins. Avec un téléphone portable, il enregistre une longue confession qu’il espère pouvoir envoyer à une hypothétique interlocutrice américaine. En plus de lui décrire la situation infernale dans la citerne, il raconte au fil des heures son parcours, celui de son père et de son grand-père, traçant peu à peu la destinée de générations fascinées par un exode vers « el Norte ».

Pour être honnête, le coup du téléphone, j’ai eu du mal à y croire. D’abord, la durée de vie de la batterie m’a interpellé. Ensuite, le niveau de langue de ce clandestin, surtout si l’on considère qu’il s’exprime à l’oral, est bien trop soutenu pour être crédible. Mais une fois cet artifice narratif improbable accepté, la réalité effroyable vous saute à la gorge et le récit vous marque au fer rouge. L’histoire familiale est touchante, les réflexions sur l’immigration font mouche tandis que la réalité de l’enfermement  apparaît aussi hypnotique qu’horrible : la soif, l’obscurité, les odeurs pestilentielles, la lutte pour la survie, les moisissures que l’on lèche sur les parois du camion pour trouver un soupçon d’humidité, la folie qui s’empare de chacun, etc.

Un roman qui dénonce l’abomination du trafic de migrants, met en lumière les motivations de ces derniers  et décrit l’instinct de survie qui anime l’être humain lorsqu’il est confronté à une situation de désespoir extrême. Aussi essentiel qu’insoutenable.

Les enfants du jaguar de John Vaillant. Buchet Chastel, 2015. 320 pages. 21,00 euros.




dimanche 3 juillet 2016

Une aventure des spectaculaires T1 : Le cabaret des ombres - Hautière et Poitevin

Au cabaret des Ombres, le show des spectaculaires ne fait plus recette. A l’heure où se développe le cinématographe, cette troupe de saltimbanques mettant en scène (avec force trucages) des personnages aux supposés pouvoirs extraordinaires n’attire plus les foules. Alors quand le fantasque inventeur Prosper Pipolet vient leur proposer une forte somme d’argent pour mettre fin aux agissements du richissime homme d’affaires  Vitctor Stingler qui lui a volé les plans d’une arme révolutionnaire, les spectaculaires ne se font pas prier pour accepter cette offre tombée du ciel. Sans se douter une seconde des nombreuses et dangereuses difficultés à venir…

De la BD jeunesse fraîche et divertissante dans un Paris de la Belle époque aux accents Steampunk. C’est léger et fort bien mené, certes pas follement original mais traité avec humour et fantaisie. Le dessin d’Arnaud Poitevin dynamise une intrigue sans temps mort qui ravira les adeptes d’action à tout va. Pour ne rien gâcher les dialogues sont savoureux.

Un vrai plaisir de découvrir cette attachante bande de pieds nickelés dont la volonté de bien faire n’a d’égale que la maladresse. Un premier tome des plus prometteurs qui, je l’espère, en appellera bien d’autres.

Une aventure des spectaculaires T1 : Le cabaret des ombres d’Hautière et Poitevin. Rue de Sèvres, 2016. 60 pages. 14,00 euros. A partir de 8-9 ans.

vendredi 1 juillet 2016

Topaz - Hakan Günday

Antalya et son tourisme bon marché. Antalya et son Grand Bazar. Antalya et ses Centers, monstrueuses échoppes où tout se vend, du cuir aux tapis en passant par les pierres précieuses. Topaz est la plus grande bijouterie de la ville. Un lieu dangereux où le touriste, amené par son Tour Operator, est jeté en pâture dans une arène dont il ne connait pas les codes. Face à lui le vendeur aiguise ses armes. Il jauge, cherche la faille, adapte son boniment en fonction de la nationalité, des vêtements, des réactions et de l’attitude de sa future victime.

A Topaz, Kozan est le vendeur le plus redoutable. Et le plus admiré. Quand un groupe suisse débarque ce jour-là, il jette son dévolu sur Gérard, sa femme et leurs deux filles, une famille d’agriculteurs venus de Suisse. « Vous savez, nous n’achèterons rien. Ne perdez pas votre temps avec nous ». Kozan entend la remarque de Gérard mais elle glisse sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. Car il sait que ce discours volera bientôt en éclats, car il sait qu’il a quatre heures devant lui pour conclure une vente. Ou plusieurs. Pour des milliers d’euros, voire des dizaines de milliers d’euros. Car il est sûr de sa force de persuasion, de son argumentaire infaillible, des atouts qui débordent de sa manche. Il fait donc servir aux Suisses leur premier verre de raki. Le premier d’une longue série devant permettre à chacun de se détendre.

Je me réjouissais à l’idée de découvrir la plume d’Hakan Günday, prix Médicis étranger l’an dernier et enfant terrible de littérature turque. Pour le coup, la déception a été à la hauteur de mes attentes. Que de cynisme dans ce portrait au vitriol des vendeurs d’Antalya. Des vendeurs drogués et obsédés sexuels qui ont l’argent pour seule religion, des menteurs invétérés, imaginant les scénarios les plus tordus pour parvenir à leurs fins, prêts à écraser les collègues pour prendre en charge les pigeons les plus prometteurs. J’ose espérer que le tableau dressé relève de la grossière caricature, même s’il y a forcément du vrai dans tout ça.

Ma déception vient également du fait qu’il ne se passe finalement pas grand-chose dans ce roman. On assiste à la visite du groupe suisse, on voit quelques vendeurs à l’œuvre en se focalisant sur Kozan. Et après ? Rien. Des personnages détestables, tous sans exception, qu’ils soient clients ou commerçants, et une pirouette finale où l’on nous fait le coup de l’arroseur arrosé, que je n’avais pas vu venir mais qui ne m’a pas convaincu.

Günday multiplie les aphorismes, les déclarations péremptoires. Il tire à vue sur le consumérisme, le tourisme de masse et le comportement de ses compatriotes. Mais je trouve le procédé un peu facile, sauf à considérer son texte comme une énorme farce. Et puis trop d’aphorismes tue l’aphorisme. Exemples :

« Chacun sait qu’il faut soutirer son fric au touriste, d’une façon ou d’une autre. Celui-ci, par définition, est tenu d’acheter. Sinon ce n’est pas un touriste mais un envahisseur étranger. »

« Le tourisme est édifié sur des stéréotypes nationaux. Ses fondations sont donc des plus solides. »

« Dans le tourisme, la propriété  à vie n’existe pas. Tout se loue et change de mains, y compris l’estime. »

« Le tourisme, c’est l’art de vendre des mirages. »

« Un vendeur est une personne qui ne pose que des questions auxquelles la réponse est oui. »

Il y en a comme ça toutes les deux ou trois pages. A force, ça lasse…

Un roman qui m’a crispé et agacé. Une première ratée donc. Mais il y a chez cet auteur un petit quelque chose d’irrévérencieux qui me pousse à lui offrir une seconde chance. Pourquoi pas avec son prix Médicis, dès qu’il sera sorti en poche.

Topaz d’Hakan Günday. Galaade, 2016. 230 pages. 22,50 euros.





jeudi 30 juin 2016

La libraire - Pénélope Fitzgerald

J’ai attaqué cette lecture à reculons à cause d’Hélène. Son avis particulièrement mitigé m’avait refroidi, c’est rien de le dire. Je suis donc rentré dans ce roman anglais des années 70 sur la pointe des pieds pour y découvrir Florence Green, jeune veuve décidant d’ouvrir une librairie dans un local à l’abandon. Nous sommes en 1959, à Hardborough, un petit village du Suffolk où la création de ce commerce fait jaser. Et la pauvre Florence ne s’attendait pas à subir tant d’ostracisme de la part des notables locaux…

La libraire ou l’enfer feutré d’une communauté ayant fait de la médisance et des récriminations ses passe-temps préférés. Florence la naïve, subissant l’accueil tiède du banquier, l’indifférence du notaire et la vindicte d’une rombière fortunée. Florence aidée par une gamine de onze puis par un employé de la BBC, Florence soutenue par le vieil original du coin et frappée de plein de fouet par les foudres d’un conservatisme bien pensant après avoir exposé la Lolita de Nabokov dans sa vitrine.

Hélène parle d’un roman plat et sans grand intérêt. Je ne serais pas aussi sévère. Certes, l’ensemble est assez mou et « la guerre » annoncée par l’éditeur dans le résumé se déroule à fleurets mouchetés. Mais je l’ai lu sans déplaisir, appréciant l’ambiance venteuse et rafraîchissante d’une campagne anglaise dégageant un charme délicieusement suranné. Un lord excentrique, un esprit cogneur hantant la librairie, une party dans un manoir bourgeois, des dialogues « old school », il n’en fallait pas plus pour que je passe un agréable moment.

Pas certain qu’il m’en reste grand-chose d’ici peu mais j’ai aimé ces quelques heures passées auprès de Florence, libraire à la fois courageuse et résignée, préférant finalement quitter ses détracteurs à l’esprit étriqué plutôt que de rester dans un environnement sclérosé par un indéboulonnable conformisme.

La libraire de Pénélope Fitzgerald (trad. de l'anglais par Michèle Lévy-Bram). Petit Quai Voltaire, 2016.176 pages. 14 euros.





mercredi 29 juin 2016

Le rapport de Brodeck - de Manu Larcenet

Dans un village traumatisé par la guerre, Brodeck, fonctionnaire établissant des notices sur la faune et la flore locales, est chargé par le maire de raconter dans un rapport l'arrivée et le comportement de l’Anderer (l’autre), afin de dédouaner les villageois qui l’ont assassiné. Brodeck, revenu depuis peu de l’enfer des camps, n’a pas participé au meurtre. Il comprend que l’Anderer a été tué uniquement parce qu’il était un étranger, un inconnu, un danger. Il comprend aussi que son rapport devra établir des circonstances accidentelles pour le décès et que la vérité n’y aura aucune place. Il comprend enfin que sa propre vie et celle des siens est en danger s’il ne fait pas ce que l’on attend de lui…


Incroyable adaptation du texte de Claudel, incroyable diptyque d’une force d’évocation phénoménale. Larcenet prend son temps. Il installe son récit dans une certaine lenteur, alternant les séquences de dialogues et de longues séquences contemplatives en extérieur. La tension monte, l’ambiance délétère ne cesse de s’alourdir. Un roman graphique qui suinte, où l’humidité dégouline des arbres, des maisons, du brouillard, de la neige fondue. Un roman graphique qui diffuse insidieusement la peur, la menace latente et permanente. Un roman graphique qui vous agrippe et vous écrase sous un noir et blanc dense, profond, oppressant, ciselé, dont le rendu est parfois proche de la gravure. Le blanc du paysage face à la noirceur des hommes, la sauvagerie des seconds étant finalement bien plus forte que celle des éléments.


Le rapport de Brodeck dit les petites et grandes lâchetés, l’ignorance, la peur de l’autre, le repli sur soi, l’effet de meute transformant les hommes en bêtes. On sent à chaque page l’épuisement physique et moral, la tempête intérieure qui ravage les cœurs et les esprits. Le deuxième tome dégage davantage de puissance, notamment grâce aux flash-back qui dénouent peu à peu les fils d’une intrigue devenant plus irrespirable à chaque nouvelle révélation. La réussite majeure vient du fait que tout reste au niveau de la suggestion, que jamais on ne sombre dans une esthétique de l’horreur à laquelle il aurait été si simple de céder tant les épisodes monstrueux sont nombreux.

Une claque monumentale, où la noirceur du dessin égale celle du propos. Certes, l’histoire est si plombante qu’elle filerait le bourdon aux plus optimistes et qu’il convient d’être dans de bonnes dispositions pour s’y frotter. Mais cette plongée au cœur de l’indicible est une expérience de lecture rare et intense, aussi bouleversante qu’inoubliable. Un bijou !

Le rapport de Brodeck T1 : L’autre de Manu Larcenet. Dargaud, 2015. 160 pages. 22,50 euros.
Le rapport de Brodeck T2 : L’indicible de Manu Larcenet. Dargaud, 2016. 166 pages. 22,50 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Mo et Noukette.