Louisiane, années 40. Jefferson, un jeune noir illettré, est arrêté après le meurtre d’un commerçant blanc. S’il était bien ce jour-là sur les lieux du crime, il a simplement assisté au drame. Accusé à tort, son avocat commis d’office avance pour sa défense qu’il n’est qu’un « animal sans cervelle ». Pour lui, tuer Jefferson reviendrait à attacher un porc sur la chaise et à l’exécuter. « Un animal qui ne comprendrait pas ce qui se passe. » Un argumentaire pitoyable qui n’empêchera pas la condamnation à mort. Peu après, la marraine du condamné demande à l’instituteur Grant Wiggins de lui faire comprendre qu’il n’est pas un porc mais bien un homme. Seul ou accompagné du révérend Ambrose, Wiggins rend régulièrement visite à Jefferson dans sa cellule et tente de redonner au jeune homme la dignité dont le procès l’a privé...
Après
John Fante me voila à nouveau embarqué dans la relecture d’un roman exceptionnel, cette fois-ci grâce à
Valérie. Ce roman met en jeu tellement d’aspects importants, il appuie là où ça fait mal et pose des questions qui ne peuvent qu’interpeller chacun d’entre nous.
Wiggins l’enseignant est un personnage d’une infinie complexité. Lucide, conscient que sa condition de noir dans la Louisiane des années 40 ne lui autorise aucun avenir. Conscient de ne pas pouvoir remplir la tâche qu’on lui a confiée. Conscient de sa lâcheté, notamment le jour de l’exécution : «
Pourquoi n’étais-je pas là-bas, pourquoi n’étais-je pas à son coté ? Pourquoi mon bras n’était-il pas autour de ses épaules ? Pourquoi ? ». Conscient de l’injustice permanente que subissent les siens : «
Douze hommes blancs décident qu’un homme noir doit mourir, et un autre homme blanc fixe la date et l’heure sans consulter un seul noir. C’est ça la justice ? […] Ils vous condamnent à mort parce que vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, sans la moindre preuve que vous ayez été mêlé au crime, en dehors du fait d’avoir été sur les lieux quand il s’est produit. Pourtant, six mois plus tard, ils viennent ouvrir votre cage et vous informent : nous, tous des blancs, avons décidé qu’il est temps pour vous de mourir. » Sa fragilité est au cœur du texte. Il ne se sent pas investi d’une mission. Il semble totalement perdu face à une situation qui le dépasse mais au fil de ses visites, il trouve un sens à l’action qu’il mène auprès du condamné. Petit à petit il parvient à apprivoiser Jefferson et à lui transmettre cette absolue certitude : tu es un homme, tu n’es pas un animal comme ils veulent te le faire croire.
De son coté, pour que Jefferson abandonne le statut d’animal et se considère comme un homme à part entière, le révérend Ambrose veut lui parler de Dieu. Le révérend Ambrose veut le sauver. Il veut le préparer pour le monde meilleur qui l’attend après la mort. Et pour cela il a besoin de Wiggins. Car c’est le seul que Jefferson écoute. Mais Wiggins ne sait rien de l’âme. Il ne croit pas au ciel, il ne lui dira jamais d’y croire.
- Suppose qu’il te demande s’il existe, qu’est-ce que tu feras ?
- Je lui dirai que je ne sais pas.
[…]
- Et s’il te demande si tu crois au paradis, tu feras quoi ?
- J’espère qu’il ne le fera pas révérend.
- Mais s’il le fait ?
- J’espère que non.
- Tu ne pourrais pas lui dire oui ?
- Non révérend, je ne pourrais pas. Je ne pourrais pas lui mentir dans un moment pareil. Je ne lui mentirai plus jamais, quoi qu’il arrive.
Wiggins l’athée refuse que Jefferson se mette à genoux devant le Seigneur avant de s'asseoir sur la chaise. Il veut le convaincre de rester debout jusqu’au dernier instant, pour briser le mythe de l’homme blanc :
«
Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. Ça détruirait leur mythe. Ils n’auraient plus de justification pour avoir fait de nous des esclaves et nous avoir maintenus dans la condition dans laquelle nous sommes. Tant qu’aucun de nous ne relèvera la tête, ils seront à l’abri. […] Je veux que tu ébrèches leur mythe en faisant front. Je veux que toi – oui, toi- tu les traites de menteurs. Je veux que tu leur montres que tu es autant un homme, davantage un homme qu’ils ne le seront jamais.»
En fait, ce roman, c’est tout cela à la fois. L’injustice, la religion, l’éducation, l’amour, le statut de l’homme noir dans une région où la ségrégation n’est pas un vain mot, la place de chacun au sein d’une communauté… c’est tout cela et bien davantage encore. Je reconnais que l’écriture, très descriptive, n’a rien d’exceptionnel. Mais peu importe. Les vingt-cinq dernières pages sont poignantes. Elles vous attrapent le cœur et le serre tellement, tellement fort… C’est juste bouleversant, j’en ai eu des frissons et je peux vous dire que ce n’est pas le genre chose qui m’arrive souvent au cours d’une lecture.
Ernest J. Gaines est un immense auteur afro-américain bien trop méconnu sous nos contrées et
Dites-leur que je suis un homme est son chef d’œuvre. Un roman essentiel, inoubliable. Pas pour rien qu’il a remporté l’année de sa sortie le National Book Critics Circle Award (le grand prix de la critique américaine). Je ne sais quoi dire de plus pour vous convaincre, je suis conscient de ne pas avoir trouvé les mots justes pour parler de ce texte mais sachez qu’il mérite plus que tout autre que l’on s’attarde sur son cas.
Dites-leur que je suis un homme d’Ernest J. Gaines. Liana Levi, 2003.
300 pages. 10 euros.
Une lecture commune que j'ai le plaisir de
partager avec Valérie.
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National Book Critics Circle Award 1994 |