vendredi 1 février 2013

Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn - Ben Fountain

Fountain © Albin Michel 2013
Les héros de l’Amérique sont de retour au pays. Huit membres d’une compagnie ayant survécu à une embuscade près de Bagdad sous les caméras de Fox News ont été choisis par l’administration comme emblèmes du courage made in USA. La vidéo fait un tabac sur Youtube et les soldats font la tournée des grands ducs pendant quelques jours. Une « tournée de la victoire » passant par la Maison Blanche et se terminant un jour de Thanksgiving au Texas Stadium de Dallas où les militaires sont « exposés » en public à la mi-temps d’un match de football américain, entre les arabesques des pom-pom girls et un mini concert des Destiny’s Child.

Parmi ces combattants revenus temporairement du front, il y a Billy Lynn, 19 ans. Obligé de s’engager pour éviter la prison après avoir saccagé la voiture de son beau-frère, Billy ne sait plus où il en est. Érigé en sauveur de la nation avec ses sept compagnons d’armes, il constate, lucide et impuissant, que leur gloire ne leur appartient pas, « qu’ils baignent dans la manipulation, c’est leur élément, car quel est le boulot d’un soldat sinon d’être un pion qu’on avance ? »    

Tout est là, dans ces chimères que chaque personne croisée leur fait miroiter, notamment  Albert, producteur de film leur assurant qu’il va vendre à prix d’or les droits de leur histoire à Hollywood. Depuis une semaine, les mêmes mots reviennent dans la bouche de leurs interlocuteurs : fierté, liberté, héros, sacrifice, 11 septembre, etc. « Vous êtes l’Amérique » ne cesse-t-on de leur dire. On les étreint, on leur demande des autographes, on les remercie. Billy et les siens n’écoutent plus. Ils sont emportés dans un maelström qui les dépasse totalement. Marionnettes manipulées par l’administration Bush, ils vivent cette dernière journée avant de repartir en Irak comme un mauvais trip dont il sera difficile de se relever. Pour Billy, seule la rencontre avec la jolie cheerleader Manon apportera un soupçon de lumière dans cette sombre mascarade, même si au final la jeune fille, béate d’admiration devant le héros de guerre, ne se révélera pas différente des autres.    

Après un recueil de nouvelles, Ben Fountain signe un premier roman engagé. Une charge sans complaisance contre l’Amérique conservatrice. Il dénonce en vrac l’égoïsme, l’opulence, la cupidité et le cynisme de ces républicains texans aussi gras qu’ignorants. L’auteur souligne aussi les névroses d’une société gavée d’images et de publicité qui laisse ses propres enfants se faire dévorer aux jeux d’un cirque médiatique qui les dépassent.  

La construction du texte est limpide : toute l’action se déroule en une seule journée, avec simplement un flashback permettant de retrouver Billy de retour pour quelques heures dans le cocon familial. La plume est corrosive, les dialogues savoureux et les portraits au vitriol des républicains 100% pur jus s’enchaînent sans temps mort (avec une mention spéciale pour Norman Obesgly, le richissime propriétaire de l’équipe de foot de Dallas). Entre ironie grinçante, satire impitoyable et roman profondément politique, Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn est en quelque sorte un miroir que Ben Fountain voudrait tendre à ses contemporains les plus ordinaires pour qu’enfin peut-être ils cessent de se voiler la face. Une vraie belle réussite.   

Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn de Ben Fountain. Albin Michel, 2013. 402 pages. 22,00 euros. 

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Valérie. Filez vite voir son avis.


Et une nouvelle participation au défi de Anne !


jeudi 31 janvier 2013

Le grillon - Tristan Koëgel

Koëgel © Didier jeunesse 2013
L’histoire du grillon est celle d’un enfant d’origine coréenne dont le bateau est abordé par des pirates au large des côtes somaliennes. Ses parents sont tués au cours de l’attaque et le jeune garçon est recueilli par les assaillants. Commence pour lui une vie en mer avec des hommes taciturnes et violents auprès desquels il trouve parfois un soupçon de bienveillance. Une existence âpre qu’il finit par apprécier jusqu’au jour où l’un des pirates trahi l’équipage. Confié un institut dirigé par Mr Arsène au cœur de Mogadiscio, le grillon vit un difficile retour sur la terre ferme...
  
Un premier roman ambitieux qui aborde un sujet difficile et peu commun. La voix de l’enfant sonne juste et ses réflexions, entre lucidité et naïveté, sont d’une grande pertinence. Par ailleurs, la violence, la solitude et le coté rêveur du grillon donnent corps à un personnage des plus touchants.           

Il y a quand même quelques faiblesses. La narration est parfois confuse et il n’est pas évident pour un jeune lecteur de s’y retrouver parmi les nombreux protagonistes. Sans compter que l’histoire d’amour imaginaire avec une fillette de papier, certes originale, n’apporte pas grand chose à l’intrigue. Dernier grief, malgré le prologue censé présenter le contexte dans lequel se déroule les événements, il manque quelques éclaircissements permettant de mieux comprendre la situation géopolitique complexe de la région et les motivations qui poussent nombre de somaliens à devenir pirates.

Reste au final et malgré ces bémols un roman jeunesse poignant à l’écriture très contemporaine qui trouvera sans problème sa place sur les rayonnages d’un CDI de collège.

Le grillon de Tristan Koëgel. Didier jeunesse, 2013. 132 pages. 12 euros. A partir de 10-11 ans.

Les avis de Sophie ; Anne ; Hérisson


Et une nouvelle participation au défi de Anne


mercredi 30 janvier 2013

La guerre des Lulus, 1914 : La maison des enfants trouvés - Régis Hautière et Hardoc

Hautière et Hardoc
© Casterman 2013
Les Lulus, ce sont quatre orphelins vivant à Valencourt, dans l’Aisne, à « La maison des enfants trouvés ». Ils se prénomment Ludwig, Lucas, Luigi et Lucien. Des gamins inséparables qui en font voir de toutes les couleurs aux prêtres en charge de l’institution qui les accueille. A l’été 1914, au moment où la guerre se déclare, les Lulus sont « oubliés » lors de l’évacuation du village. Livrés à eux-mêmes, ils se réfugient dans leur cabane au fond des bois et vont tenter de survivre tant bien que mal sans l’aide des adultes. Les semaines passent mais à l’approche de l’hiver, la situation devient de plus en plus difficile à gérer…    
     
Régis Hautière (Abélard) au scénario, Hardoc (Le loup, l’agneau et les chiens de guerre) au dessin et David François (De briques et de sang) aux couleurs, voila un album 100% picard qui ne pouvait pas naître sous de meilleurs auspices. Une histoire de plus sur 14-18, me direz-vous. Certes, mais c’est une histoire de civils dans la guerre, loin des tranchées. Surtout, c’est un récit à hauteur d’enfants qui tient davantage de la Guerre des boutons ou de Seuls (le fantastique en moins) que des BD de Tardi.

Ce premier volume met en tout cas l’eau à la bouche et pose les bases d’un univers fort bien construit. Logique, avec Régis Hautière à la baguette. Son sens du dialogue, déjà remarqué dans Abélard (faut-il vous rappeler à quel point la lecture de ce diptyque est ABSOLUMENT incontournable…), fait mouche à nouveau. Les Lulus s’expriment avec un naturel déconcertant et les pointes d’humour, disséminées ici et là, sont un vrai régal.    

Le dessin semi-réaliste de Hardoc allie fraîcheur et vivacité. Ses Lulus ont des faux airs de titis parisiens que n’aurait pas reniés Poulbot. Les couleurs tout en douceur de David François rappellent parfois le travail de François Lapierre sur la série Magasin général. Que du bon, quoi !

Un vrai album tout public mettant en scène des gamins touchant en diable dans une atmosphère plutôt légère malgré la guerre qui s’annonce. Mais le scénariste a déjà prévenu que dès le deuxième tome un événement va plomber l’ambiance. Rien de surprenant quand on connaît la fin d’Abélard… (je sais je suis lourd avec Abélard mais c'est pour votre bien !).

PS : ne cherchez pas la commune de Valencourt sur une carte de l’Aisne, vous ne la trouverez pas. Pour créer ses décors, le dessinateur s’est inspiré son propre village, près d’Albert dans la Somme. La Picardie, quand même, quelle belle région !      

La guerre des Lulus T1 : 1914, la maison des enfants trouvés de Régis Hautière et Hardoc. Casterman, 2013. 64 pages. 12,95 euros.  


Hautière et Hardoc © Casterman 2013



mardi 29 janvier 2013

Raclée de verts - Caryl Férey

Férey © Pocket 2013
Pas la peine de s’emballer en voyant Caryl Férey apparaître ici. Pas la peine de penser que ça y est, ma conversion est achevée et que le polar est devenu ma nouvelle religion livresque. D’abord j’aime bien cet auteur. Pas pour ses polars (jamais lus) mais pour ses ouvrages de littérature jeunesse, notamment Krotokus mais aussi sa série mettant en scène la jeune Alice. Ensuite, si cette Raclée de verts a fini sur ma table de chevet, c’est juste parce que l’histoire me paraissait suffisamment barrée pour me plaire, rien de plus. Pour le coup, je n’ai pas été déçu du voyage. 
    
Imaginez un supporter de Saint-Etienne tueur en série qui perd un de ses cinq sens à chaque assassinat. Imaginez pour compléter le tableau que ce supporter est un vrai de vrai, du genre bedonnant, alcoolique, totalement abruti, raciste, interdit à vie de stade et se baladant continuellement en short avec des chaussures de foot aux pieds. Il a chien qu’il a appelé Janvion (nom d’un ancien défenseur des verts) et à chaque fois qu’il s’acharne sur une victime, il voit en elle un célèbre footeux ayant affronté son club chéri. Un peu cintré le monsieur, c’est le moins que l’on puisse dire.   

Mieux vaut connaître le football et l’histoire de Saint-Etienne pour apprécier ce texte à sa juste valeur. Si ce n’est pas le cas, vous y trouverez néanmoins votre compte tant la pochade est énorme et tragiquement drôle. Par contre, si vous cherchez la finesse et la légèreté, vous pouvez passer votre chemin.

Un petit roman qui se lit en une heure dans lequel l’auteur s’est à l’évidence fait plaisir. D’ailleurs il ne le nie pas sur la quatrième de couverture : « Un délire qui, personnellement, m’a permis d’écrire en pleurant (de rire face à la connerie du personnage). » Pour le lecteur, un bon moment de détente, rien de plus. C’est un peu ce que je reproche à beaucoup de polars : ça se lit vite et bien mais au final il n’en reste pas grand-chose une fois la dernière page tournée (pas taper, j’ai écrit « beaucoup de polars » pas « tous les polars », je sais que certains sont inoubliables, je commence à peine à défricher le terrain).    

Pour info ce texte est paru initialement aux éditions La Branche en 2007 dans la collection Suite noire.  


Raclée de verts de Caryl Férey. Pocket, 2013. 90 pages. 3,90 €.

lundi 28 janvier 2013

Les p’tites poules et la grande casserole - Christian Jolibois et Christian Heinrich

Jolibois et Heinrich
© Pocket Jeunesse 2012
Les P’tites Poules s’apprêtent à célébrer la fête de l’Étoile Poulaire qui annonce l’arrivée prochaine de l’hiver. Pour se faire, elles doivent se rendre dans la forêt afin d'y trouver les graines, les noisettes, les tendres pignons et les pommes givrées qu’elles dégusteront ensemble le soir venu. Mais la récolte s’avère catastrophique, les sangliers étant passés avant elles et ne leur ayant laissé que quelques miettes. Heureusement, la rencontre inattendue avec un marchand venu d’Orient va permettre aux P’tites Poules de découvrir une délectable friandise qui remplacera avantageusement le menu habituel...

Quel bonheur de découvrir un nouvel album des P’tites Poules. Celui-ci n’est sans doute pas le meilleur de la série, c’est un fait. Il n’empêche, c’est toujours un plaisir de replonger dans cet univers qui, à force, nous est devenu familier. C’est un peu comme quand j’étais gamin et que je tombais sur un nouvel Astérix. Le scénario ne tenait pas toujours la route (surtout quand Uderzo est resté seul aux commandes) mais il y avait ce village et ces personnages qui me faisaient rêver. Avec Les p’tites poules, c’est un peu la même chose, la filiation se retrouve même dans les patronymes des gallinacées : Pitikok ; Bangcoq, Coquenpâte, Molédecoq, Coqueluche, Cudepoule, Crêtemolle... ça vaut Abraracourcix, Agecanonix, Assurencetourix et Cie.  

Une série qui se partage en famille. Pour les lecteurs qui débutent, il est possible de se lancer tout seul. Après, si l’adulte lit et y met le ton, notamment pour bien retranscrire les nombreux dialogues, le plaisir devient encore plus grand. Ces dialogues sont depuis le début un des points forts des P’tites poules. A noter aussi que certains clins d’œil à l’actualité ou à des problématiques très contemporaines disséminés au fil du texte ne seront compris que par les plus grands, mais ce double niveau de lecture n’est pas un inconvénient, bien au contraire. Et puis graphiquement, ces poulettes sont à croquer !

Vous l’aurez compris, Les P’tites Poules ont de nombreux fans à la maison. Depuis peu, les albums de la série sont passés de la chambre de la pépette n°1 à celle de la pépette n°2. Nul doute qu’ils finiront un jour chez la pépette n°3 qui, même si elle n’est pas encore née, possède déjà une PAL d’enfer. 

Les p’tites poules et la grande casserole de Christian Jolibois et Christian Heinrich. Pocket Jeunesse, 2012. 46 pages. 10,70 euros. A partir de 5-6 ans


Jolibois et Heinrich © Pocket Jeunesse 2012






samedi 26 janvier 2013

Les délices de Turquie - Jan Wolkers


Wolkers  © Belfond 2013
Dans la Hollande de la fin des années 60, le narrateur, peintre et sculpteur sortant à peine de l’école des beaux arts, raconte son histoire d’amour incandescente avec Olga. Cette rousse incendiaire rencontrée un peu par hasard qui deviendra sa femme, le quittera pour un autre et qu’il ne cessera jamais d’aimer. Olga la fille de bonne famille, attirée par l’artiste bohème, qui se lassera de ses exubérances et de son insatiable appétit sexuel. Un récit sulfureux et tragique dont personne ne sortira indemne. Une véritable histoire d’amour, quoi.    
      
Un roman qui connut un succès phénoménal au moment de sa sortie en 1969. Le texte est cru, d’un érotisme sans retenu, volontairement provocateur. Pour preuve, les toutes premières lignes : « J’étais vraiment dans la merde depuis qu’elle m’avait plaqué. Je ne travaillais plus, je ne mangeais plus. Toute la journée je restais allongé entre mes draps sales et je collais le nez sur des photos d’elle à poil, si bien que je pouvais m’imaginer voir frémir ses longs cils surchargés de rimmel lorsque je me branlais. » Le reste est du même tonneau. J’aime cette langue à l’étonnante liberté de ton. Les délices de Turquie est en quelque sorte un roman de mœurs. Jan Wolkers crache à la gueule de cette société protestante et pudibonde qu’il exècre. La relation vénéneuse entre l’artiste et la fille de notables permet de clouer au pilori la bourgeoisie néerlandaise dont il dresse un terrible portrait à travers la figure de la belle mère. Pour autant, le narrateur n’est pas exempt de reproches. Son machisme, sa libido incontrôlable, son incapacité à reconnaître ses erreurs en font un sale gosse agaçant en diable. Reste Olga, fleur fragile qui n’aura de cesse de se faner, femme fatale se consumant à petit feu avant de disparaître définitivement. 
                     
L’histoire en elle-même n’a rien d’original. L’intérêt majeur tient dans cette peinture sociale sans concession à une époque où la littérature pouvait encore scandaliser dans les chaumières. Ce titre inaugure la nouvelle collection « Vintage » des éditions Belfond qui se propose de redonner vie à des livres cultes devenus introuvables. Parmi les prochains romans à paraître sous ce label, Le bâtard d’Erskine Caldwell (en avril), Les femmes de Brewster Place de Gloria Naylor (en mai) et Crazy Cock d’Henry Miller (en septembre). A noter pour finir que Les délices de Turquie a été adapté au cinéma par Paul Verhoeven en 1973.     

           
Les délices de Turquie de Jan Wolkers. Belfond, 2013. 246 pages. 17 euros. 


Ce billet signe ma 1ère participation au
challenge Voisins Voisines de Anne

vendredi 25 janvier 2013

Thermae Romae 5 - Mari Yamazaki

Yamazaki © Casterman 2013
Toujours coincé dans le Japon d’aujourd’hui, l’architecte romain Lucius poursuit sa découverte des mœurs locales, notamment à travers l’art du massage et de la chiropraxie. Lorsque des mafieux s’intéressent de trop près à l’établissement dans lequel il est accueilli, Lucius voit rouge, surtout quand ces misérables s’en prennent à la belle Satsuki.

J’étais déjà sorti très sceptique de la lecture du quatrième volume mais là le doute n’est plus permis : cette série part vraiment en cacahuète ! Un cheval qui tombe raide dingue amoureux de Lucius, lui-même épris de Satsuki, un grand père roi du kung-fu, des yakusas de pacotille, l’utilisation d’un char de course romain pour arrêter une grosse berline, etc. Mari Yamazaki pousse à l’évidence le bouchon trop loin et elle le reconnaît d’ailleurs dans la postface : « On est donc sorti du manga d’étude comparée des bains pour arriver à du grand n’importe quoi. » Faute avouée à moitié pardonnée ? Ben non, malheureusement, cette belle lucidité n’excuse pas le piètre tournant que prend Thermae Romae. Une fois de plus la quasi totalité de l’intrigue se passe au Japon. A peine une courte incursion dans la Rome antique pour revenir sur la situation critique de l’empereur Hadrien, c’est bien peu. Pas grand-chose à sauver donc, à part peut-être les interludes entre certains chapitres qui restent dans l’ensemble agréables à lire et sont souvent fort instructifs.

Le tome 6 devrait être le dernier. Franchement, il est temps de mettre un terme à une série qui, après un démarrage surprenant et de qualité, sombre au fil de chaque nouveau volume dans une médiocrité de plus en plus criante.  

Thermae Romae T5  de Mari Yamazaki, Casterman, 2013. 194 pages. 7,95 euros.

Mon avis sur les tomes 1 et 2, le tome 3, le tome 4


Yamazaki © Casterman 2013


Une nouvelle participation au challenge de  Soukee


jeudi 24 janvier 2013

La place - Annie Ernaux

Ça  commence par la mort du père. Puis Annie Ernaux remonte le fil d’une vie commencée au tournant du siècle. Ce père né en Normandie dans une famille de journaliers agricoles qui deviendra d’abord ouvrier avant de se marier et d’ouvrir un commerce. Un café-épicerie dans un quartier d’Yvetot. Une vie de peu, entièrement dédiée à sa boutique. Des gens simples, modestes. Des braves gens, comme on disait après-guerre. 

L’exercice n’est pas aisé : « je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. » Parce qu’il restera viscéralement attaché au « monde d’en bas » qui est le sien alors que sa fille, par les livres et les études, va découvrir et intégrer une petite bourgeoisie dont il ignore tout. Son univers à lui sera toujours resté confiné dans un espace limité dont il ne cherchera jamais à s’écarter.

Point de tristesse, d’amertume ou de lyrisme malvenu. Ernaux a préféré employer le ton du constat. « Je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre. »

Une prose épurée à l’extrême, dépouillée de toute emphase. Annie Ernaux parle d’elle et pourtant son « je » est un « nous ». Toute la force de son écriture tient dans cette universalité, cette volonté de rester à l’écart d’une indécente forme d’autofiction. Sans doute son succès populaire s’explique en grande partie par le fait que son œuvre s’articule autour de la valeur collective du « je » autobiographique. La place est pour moi un roman magnifique, tout en retenu et pourtant d’une incroyable force. Pas pour rien que ce texte est devenu un incontournable du programme de français au lycée, tant pour l’analyse du genre autobiographique que de la relation père/fille ou encore, dans les filières économique et sociales, pour l’étude des classes sociales.
  
La place d’Annie Ernaux. Folio, 2004. 114 pages. 4,80 €.

Prix Renaudot 1984

Les avis de : manU17 ; Clara ; Jacky Caudron


Ce billet signe ma 1ère participation
au challenge "A tous prix" de Laure

mercredi 23 janvier 2013

Le vagabond de Tokyo 3 - Takashi Fukutani

Fukutani © Le lézard Noir 2012
Difficile de faire un plus grand écart avec les BD des mercredis précédents. Après deux superbes albums d’Emmanuel Lepage, je mets les mains dans le cambouis avec ce manga aussi inclassable que cradingue. Je vous préviens d’emblée, âmes sensibles s’abstenir. Si vous cherchez du glamour, il faudra éviter de passer par ici aujourd’hui.

Le vagabond de Tokyo, c’est Yoshio, un branleur dans tous les sens du terme. Au sens propre d’abord, la masturbation étant son loisir favori. Au sens figuré ensuite puisque ce jeune homme est sans doute la plus grande feignasse de l’histoire du manga. Quelques boulots sur des chantiers afin de payer son saké quotidien (oui, parce que Yoshio picole pas mal aussi, ça occupe) et pour le reste, rien de mieux que la sieste et la glandouille. Résultat, il vit dans une chambre délabrée sur un vieux futon tout pourri, au milieu des bouteilles vides et des magazines porno tout en se nourrissant quasi exclusivement de nouilles instantanées. Son existence n’est qu’une succession d’échecs plus retentissants les uns que les autres. Le loser absolu, quoi.  

Pour être franc j'ai eu quelques craintes parce que ce troisième tome démarre doucement. Après un retour dans sa campagne natale, Yoshio nous raconte son dépucelage à 17 ans (rien de glorieux, forcément) puis les dures journées sur les chantiers qui se terminent toutes au troquet où il dépense en alcool sa paie quotidienne. Quelques passages onirico-érotique par-ci par-là mais rien de bien méchant, pas la moindre trace de scatologie ni de situations vraiment répugnantes alors que les volumes précédents en regorgeaient. Je me suis dis que Takashi Fukutani avait mis de l’eau dans son vin. Et puis arrivé au trois quart du recueil, je tombe sur l’histoire du « Lucky Hole » et je retrouve toute la verve trash et sans limite qui me plait tant dans cette série. C’est quoi un Lucky Hole ? Comme un petit dessin vaut mieux qu’un grand discours, je vous montre :



Le principe est on ne peut plus simple. On pose une serviette dans le trou, on y glisse son engin et de l’autre coté de la cloison une jeune fille s’occupe de vous manuellement. Glauque, non ?  Le problème quand il y a une pénurie de main d’œuvre c’est que les tenanciers de ces lieux sordides doivent parfois faire appel à des femmes bien moins jeunes et quand ils ne trouvent pas de femmes, ils doivent se tourner vers des hommes qui prennent une voix de fausset pour masquer la supercherie. Et devinez qui va se retrouver derrière la cloison d’un Lucky Hole ? Yoshio bien sûr. Rien ne lui sera épargné, de l’odeur abominable répandue dans la pièce au fil de la journée à ses vêtements, sa figure et ses cheveux recouverts de… Une expérience effrayante qui tournera à la catastrophe quand l’un des clients ne se contentera pas du massage manuel et voudra passer à la vitesse supérieure (je vous avais prévenu, pas de glamour ici aujourd’hui).

Je me suis régalé. J’adore quand un auteur lâche prise à ce point. C’est tellement énorme, tellement barré, tellement drôle (bon il faut aimer l’humour très noir et très vulgaire mais je suis bon public pour ce genre de chose). Et puis ce n’est pas tous les jours que l’on tombe sur un personnage aussi navrant et aussi pathétique.

Est-que je vous conseille de vous ruer sur ce manga ? Surement pas ! D’ailleurs même si je vous le recommandais chaudement, je crois que vous ne seriez pas beaucoup à me suivre. En tout cas si vous voulez tenter le coup, je serais ravi de savoir ce que vous en pensez.

            
Le vagabond de Tokyo T3  de Takashi Fukutani. Le Lézard Noir, 2012. 408 pages. 23 euros. 

Fukutani © Le lézard Noir 2012





mardi 22 janvier 2013

Une longue journée de novembre - Ernest J. Gaines

Gaines © 10/18 1996
Ernest J. Gaines est l’un de mes écrivains préférés. J’ai lu tous ses ouvrages. Autobiographie de Miss James Pittman est pour moi un petit chef d’œuvre. Dites-leur que je suis un homme, lauréat de National Book Award, est un roman absolument bouleversant. Mais c’est avec Une longue journée de novembre que j’ai découvert cet écrivain afro-américain né en 1933 sur une plantation de coton.

Dans ce recueil composé de deux nouvelles, Gaines revit en quelque sorte son enfance en Louisanne. Dans le premier texte éponyme, une mère décide de quitter le foyer avec son fils. Le mari est trop absent depuis qu’il a acheté une voiture. Ne supportant plus de le voir rentrer chaque nuit à deux heures du matin, sa femme fait ses valises. L’histoire est racontée par Ti-Bonhomme, l’enfant du couple. Une immersion dans la vie quotidienne des coupeurs de canne à sucre du sud profond. Beaucoup de dialogues, quelques échanges savoureux, un père un peu couillon et une femme qui, à l’évidence, porte la culotte. Ti-Bonhomme essaie de comprendre le monde des adultes avec ses mots à lui. C’est simple et touchant.

La seconde nouvelle met en scène un gamin de huit ans et sa mère. Il a une rage de dent, il faut l’emmener en ville pour le soigner. La mère a de quoi payer le bus et le dentiste, pas plus. En partant tôt, ils devraient être de retour avant onze heures et elle pourra aller travailler dans les champs en rentrant. Mais la salle d’attente est bondée et lorsque la pause du midi arrive, le cabinet ferme ses portes sans que le gamin ait pu être soigné. Mère et fils vont traîner en ville dans un froid glacial, sous la grêle, en attendant la réouverture. Le gamin est gelé et crève de faim mais il ne dit rien. Il sait que sa mère n’a pas les moyens de lui payer un repas. A travers le regard du fils se dresse le magnifique portrait d’une maman fière et indomptable.

Deux très beaux textes, racontés à hauteur d’enfant. La prose est limpide, d’une désarmante simplicité qui fait mouche. Sans doute l’idéal pour appréhender l’univers de ce grand écrivain américain. Le recueil publié par les éditions 10/18 en 1996 est aujourd’hui épuisé. Liana Levi a ressorti la première nouvelle dans sa collection Piccolo sous le titre Ti-Bonhomme. Il serait néanmoins dommage de s’en contenter tant le deuxième texte, absent de cette réédition, est un petit bijou. 

Une longue journée de novembre d’Ernest J. Gaines. 10/18, 1996. 140 pages. 4 euros.