lundi 22 décembre 2014

Femme nue jouant Chopin - Louise Erdrich

Ces nouvelles ont été publiées entre 1978 et 2008. Dommage qu’elles ne soient pas datées dans la table des matières, cela m’aurait permis de voir si mes préférées sont toutes plus ou moins de la même période. Parce que si je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a à boire et à manger dans ce recueil, il faut reconnaître que certaines histoires sont bien plus anecdotiques que d’autres. En fait, jusqu’à la nouvelle éponyme, je me suis un peu ennuyé (en dehors du texte « Le lait paternel » où un soldat récupère et élève un bébé après le massacre d’un village indien). Mais à partir de « Femme nue jouant Chopin » et pendant les trois nouvelles suivantes, je me suis régalé.

Erdrich met en scène des hommes et des femmes, la plupart du temps des indiens du Dakota du Nord, écartelés entre modernité et traditions. Elle nous les montre le plus souvent à un moment crucial, un point de bascule où les relations évoluent, en bien ou en mal, et elle décline de manière récurrente les thèmes de l’identité, la tribu, la mémoire. Elle inclut par ailleurs avec une facilité déconcertante une dose de poésie et des éléments oniriques proches d’un certain réalisme magique. Il se dégage de ces récit une vraie puissance narrative, beaucoup de minutie dans les descriptions et un art consommé  de las chute.

Un recueil certes inégal mais dans lequel j’ai aimé cheminer, même si ce fut parfois sur la pointe des pieds. Et incontestablement, Louise Erdrich est une grande conteuse.

Femme nue jouant Chopin de Louise Erdrich. Albin Michel, 2014. 368 pages. 22,90 euros.

Les avis de Cathulu et Jostein.





samedi 20 décembre 2014

Hors-pistes - Maylis de Kerangal et Tom Haugomat

J’aime beaucoup le principe de cette collection où un illustrateur, après avoir librement créé autour d’un thème (ici la montagne), laisse un auteur s’emparer de son travail et organiser ses images comme il le souhaite pour inventer une histoire. Enfin, j’aime la façon dont Maylis de Kerangal s’est appropriée l’idée, cherchant, comme elle le précise en postface, à « capter ce point de bascule où la contrainte - ici, les illustrations – devient un moteur d’écriture personnelle, une liberté ». En général je ne suis pas un grand adepte des travaux « de commande » de ce genre mais cette explication en fin d’ouvrage apporte un éclairage que je trouve très intéressant, comme la plongée dans l’atelier de Tom Haugomat où l’on découvre sa méthode de travail particulière, notamment la technique de la sérigraphie pour l’impression. 
 
L’histoire est simple et pas forcément passionnante, je le reconnais, mais j’admire la façon avec laquelle l’auteure de « Réparer les vivants » ne s’est autorisée aucune concession en terme d’écriture alors qu’elle s’adresse en théorie à un public d’enfants. On ouvre la première page sur une métaphore (« Le jour s’est levé et un courant d’air glacé me brosse le visage »), on découvre quelques lignes plus loin « l’air sec et le ciel translucide […] solide comme un dôme » et le héros sent « une sorte d’éboulement à l’intérieur de [son] corps » en regardant les cimes. Le lexique est riche, on retrouve sa prose hyper descriptive où dominent les verbes d’action et les longues phrases dont elle a le secret. Pas de concession, certes, mais rien de pompeux dans le résultat. La lecture est fluide et le langage soutenu offre du souffle à un récit de randonnée en montagne plutôt anodin malgré quelques éléments instaurant peu à peu une certaine tension.

Visuellement c’est somptueux. Avec deux couleurs (le bleu et le rouge), l’illustrateur crée une atmosphère chargée d’air pur et glacial dominée par la blancheur d'une neige immaculée. Un bel objet-livre à l'esthétique soignée et au charme incontestable.



Hors-pistes de Maylis de Kerangal et Tom Haugomat. Thierry Magnier. 32 pages. 16,50 euros. A partir de 8 ans.


jeudi 18 décembre 2014

Les reliques - Jeanne Benameur

« On les a isolés. Ici, dans cette cabane en lisière d’un bois, d’une décharge. Près des rebuts qu’on brûle. Le cirque les a laissés ». Hésior le magicien, Zeppo le clown et Nabaltar le soigneur de fauves. Trois hommes abandonnés par les leurs comme des chiens oubliés au bord de la route. Trois hommes unis par leur passion pour une même femme, Mira la trapéziste, leur amante trop tôt disparue. Vivant reclus, hors du monde, ils n'existent que grâce au culte voué à la défunte : « Cousue à l’intérieur, Mira. Sa beauté sauvage, et sauvage le désir de chacun d’eux. Sauvage parce que sauf. Mira est devant eux. Mira sera toujours devant eux. Debout. Nue. »

Je l’aime comme ça Benameur. Lorsque j’ai l’impression de sentir son souffle par-dessus mon épaule pendant que je lis ses mots. Des mots qui me traversent, qui m’irriguent, une langue sensorielle, une écriture à la fois poétique et dépouillée. Trois fois rien pour dire la mélancolie et le manque, la perte de l’aimée et le désespoir. Je n’y peux rien si j’aime les histoires tristes à pleurer, si j’aime qu’à la fin rien ne se règle parce que je garde ancrée en moi la conviction que l’on finira par tout perdre un jour ou l’autre, même si on s’accroche aux souvenirs des jours meilleurs. Et dans ce petit texte, il me semble qu’elle ne dit rien d’autre, avec une grâce et un lyrisme contenu qui n’appartiennent qu’à elle.

« La souffrance creuse. Les peines ne se croisent pas. Ce ne sont que les vies qui se partagent. Ils sont trois captifs de chaque jour qui vient et personne ne les retient. C’est l’absence qui les garde. Elle suffit. Mieux que n’importe quel geôlier. Personne n’oblige à vivre. »

PS : Il me semble aussi que c’est un livre de saison, un livre achevé d'écrire le 8 décembre 2004, en baie de Somme. Un livre à lire en hiver, sous le ciel gris et bas de Picardie, avec un temps à s’ouvrir les veines, quand la fatigue vous a mis le grappin dessus et ne vous lâche plus, quand l’humidité s’infiltre sous les vêtements et vous glace les os. Toutes ces conditions étaient réunies en ce qui me concerne et je crois qu’elles ont grandement contribué à l’immense plaisir de lecture que m’a procuré ce texte.

PS bis : Ce livre m’a été offert par la plus grande fan de Jeanne Benameur de toute la blogosphère. Je lui dois ma découverte des Demeurées, je lui dois une belle rencontre avec l’auteur à Montreuil l’an dernier et je lui dois bien d’autres choses encore sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici…

Les reliques de Jeanne Benameur. Actes Sud, 2011. 102 pages. 6,60 euros.

Les avis de Antigone ; ClaraKrolLasardine ; NouketteSandrine ; Sylire





mercredi 17 décembre 2014

Petit Pierrot T3 : Des étoiles plein les yeux - Alberto Varanda

Petit Pierrot fait partie de ces personnages attachants en diable que l’on a plaisir à retrouver. C’est un rêveur, fasciné par la lune et amoureux de la petite Émilie, qui le fait rougir à chaque fois qu’il la voit. Son camarade préféré est un escargot, sorte de Jiminy Cricket, à la fois bonne conscience et confident terre à terre un poil rabat-joie. Dans ce troisième tome, Pierrot s’égare avec sa belle parmi les coquelicots de Claude Monet et sur le pont japonais du bassin aux nymphéas. Il se lance dans la rédaction d’un dictionnaire, philosophe toujours un peu et laisse son imagination prendre le pouvoir. C’est un contemplatif qui a la tête dans les étoiles, et c’est un peu l’enfant que j’aurais aimé être.

Varanda possède cette capacité rare à dire beaucoup avec trois fois rien. Il préfère jouer sur les attitudes, les regards notamment, plutôt que de lancer ses personnages dans de longs discours. Ses illustrations pleine page muettes sont autant de tableaux d’une stupéfiante expressivité. Petit Pierrot, c’est la douceur incarnée, une bulle hors du temps et des modes à savourer avec gourmandise. Une série inclassable et véritablement tout public qui prouve, s’il en était encore besoin, qu’il est possible de faire de la poésie en bande dessinée.


Petit Pierrot T3 : Des étoiles plein les yeux d’Alberto Varanda. Soleil, 2014. 52 pages. 17.95 euros.


Une lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.

Les avis d'Hélène et Yaneck.


mardi 16 décembre 2014

Belle gueule de bois - Pierre Deschavannes

Pierre est un ado qui vit seul avec son père dans une maison perdue en pleine montagne, près d’une forêt. Son père est chômeur, alcoolique et « dépressif à plein temps ». S'il a choisi de le suivre quand ses parents se sont séparés, c'est parce qu’une « mère se porte dans le cœur, un père dans les tripes ». Au collège, c’est la cata : 6/20 de moyenne générale. Quand un prof lui demande ce qu’il veut faire plus tard, Pierre répond : Vagabond. Pierre va mal. C’est un gamin en souffrance, impuissant devant cette déchéance paternelle qu’il ne peut que constater. Il refuse de suivre la même trajectoire, de se voir vieux, « en train de picoler avec un pote qui a raté ses rêves lui aussi. [...] Je me suis promis de ne jamais finir comme ça ».

Un récit fort, au réalisme dérangeant. Un chant d’amour aux phrases acérées où les mots de Pierre résonnent et frappent l’âme. « Habiter avec mon père, c’est un peu comme la vie, même si elle vous fait mal, il y a toujours une voix bien cachée qui vous dit qu’il ne faut pas l’abandonner ». La fin est ouverte, en suspens : « Où se trouve l’issue ? ». C’est tout ce que j’aime, de la littérature jeunesse qui ose et bouscule sans esbroufe, sans chercher à en faire des caisses, sans tomber dans la surenchère.

Un premier roman culotté et elliptique, scandé comme un vieux blues qui vous gratte jusqu’à l’os.

Belle gueule de bois de Pierre Deschavannes. Rouergue, 2014. 62 pages. 8,30 euros. A partir de 13 ans.

Une lecture que je partage une fois de plus avec Noukette et un billet dans lequel je peux insérer le joli logo qu'a réalisé pour nous Mathilde.







lundi 15 décembre 2014

Mes albums de Noël préférés depuis que je suis papa

Aujourd’hui une petite sélection d’albums de Noël retrouvés sur les étagères des pépettes. Rien de récent mais de très beaux souvenirs de lecture, remontant pour certains à plus de dix ans maintenant. Nostalgie quand tu nous tiens…


Une des toutes premières séries que pépette n°1 a eu dans sa bibliothèque. Apolline et son doudou ont fait un tabac à l’époque. Dans celui-là, la chipie déballe ses cadeaux mais préfère s’amuser avec les papiers et les rubans plutôt qu’avec ses jouets. C’est tendre et espiègle. Malheureusement impossible à trouver en librairie depuis un sacré bout de temps maintenant. C’est bien dommage parce que la qualité était au rendez-vous.

Les petites vies d’Apolline : le cadeau de Noël d’Armelle Modéré et Didier Dufresne. Mango, 2002. 16 pages. 5,90 euros. A partir de 18 mois.


La première série d’Antoon Krings qui connaîtra le succès avec les drôles de petites bêtes. Ici, Norbert attend le Père Noël de pied ferme et Valentine lui fait une blague qui va mal tourner. Je ne suis pas fan de cet album que je trouve un peu cucul mais les pépettes l’ont toujours beaucoup aimé.

Norbert et le Père Noël d’Antoon Krings. L’école des loisirs, 1991. 26 pages. 7,00 euros. A partir de 3 ans.




Un album que j’adore (j’avais d’ailleurs fait un billet il y a fort longtemps). Une histoire inspirée de la tradition orale alsacienne qui explique pourquoi le sapin est devenu l’arbre de Noël, généreux et protecteur. Tout simplement magnifique !


La légende du sapin de Thierry Chapeau. Calicéphale éditions, 2010. 30 pages. 9,00 euros. A partir de 4 ans.






Un  petit format carré, pas cher et pratique à manipuler pour cette « véritable histoire du Père Noël » un peu tirée par les cheveux mais aux illustrations pleines de charme. Loin d’être mon préféré, on va dire qu’il a le mérite de se lire tout seul.

La véritable histoire du Père Noël de Marie-Anne Boucher et Rémi Hamoir. Gautier-Languereau, 2007. 32 pages. 5,25 euros. A partir de 4 ans.





Un portrait du Père Noël le montrant à l’œuvre toute l’année afin de préparer au mieux le grand soir. Un album richement illustré et fourmillant de détails que les enfants pourront passer des heures à regarder, encore et encore.

Quel est le secret du père Noël ? de Marla Frazee. Milan, 2006. 34 pages. 9,90 euros. A partir de 4 ans.






Arthur a l’habitude de préparer les plus beaux jouets du monde pour le Père Noël mais cette année il est en retard… Un album qui vaut surtout pour les illustrations délicieusement vintage d’Eve Tharlet (Mr Blaireau et Mme Renarde) devant lesquelles je pourrais rester des heures.

Vite, vite, demain c’est Noël ! d’Eve Tharlet. Nord-Sud, 2001. 32 pages. 13,00 euros. A partir de 4 ans.




Celui-là aussi je l’adore ! Une réécriture du petit chaperon rouge où Roseline, en allant chez sa grand-mère, découvre des traces de pas dans la neige et se demande à qui elles peuvent bien appartenir. Un livre avec des volets et des rabats qui a malheureusement fini en piteux état et dont nous avons dû nous séparer. Mais cette année une adorable blogueuse a eu l’excellente idée de l’offrir à Charlotte pour son anniversaire, avec une dédicace de l’auteur. Autant vous dire que c’était le cadeau parfait !

Géant, es-tu là ? De Sabine de Greef. Pastel, 2005. 16 pages. 11,20 euros. A partir de 3 ans.


Le petit dernier et le préféré de Charlotte en ce moment. Aucune histoire, forcément, puisque c’est un imagier. Mais on peut tout faire bouger à l’intérieur avec les doigts. On glisse, on coulisse et ça s’anime. Tous les jours elle le sort et elle le manipule avec un évident plaisir. Dans dix ans il sera encore à la maison, c’est une certitude. Nostalgie quand tu nous tiens…

Mon imagier de Noël de Nathalie Choux. Nathan, 2012. 10 pages. 7.90 euros. A partir de 1 an.







samedi 13 décembre 2014

Une saison de coton : trois familles de métayers - James Agee et Walker Evans

« Une civilisation qui, pour quelque raison que ce soit, porte préjudice à une vie humaine, ou une civilisation qui ne peut exister qu’en portant préjudice à la vie humaine, ne mérite ni ce nom ni de perdurer. Et un être dont la vie se nourrit du préjudice imposé aux autres, et qui préfère que cela continue ainsi, n’est humain que par définition, ayant beaucoup plus en commun avec la punaise de lit, le ver solitaire, le cancer et les charognards des mers. »

1936. James Agee part faire un reportage sur les conditions de travail des fermiers blancs et pauvres du sud profond. Un reportage que le magazine Fortune refusera au final de publier. Trop virulent, trop bouleversant. Et, sur, le fond une charge anticapitaliste toujours d’actualité.

Agee s’intéresse à trois familles : les Tingle, les Fields et les Burroughs. Les premiers sont les plus en difficulté. « Les Tingle ne sont plus capables d’envisager l’existence une saison à la fois, ni même un jour à la fois : désorganisés, engourdis, animés en de brefs sursauts, ils flottent dans leur vie comme on dérive sur l’eau, une heure après l’autre. La pauvreté est la cause de leur indifférence ; leur indifférence les enfonce plus profond encore dans la pauvreté ». Les Fields et les Burroughs, tout aussi pauvres, conservent néanmoins « une emprise sur la vie » qu’ils s’échinent tant bien que mal à entretenir.

Après avoir  montré comment les propriétaires terriens maintiennent les métayers sous leur coupe et les exploitent sans vergogne, Agee décrit chaque aspect du quotidien de ces familles : l’habitat fait de maisons de bois aux toits perméables et aux murs n’offrant aucune protection contre les frimas hivernaux et les canicules estivales  (« pour pousser à terre ces baraquements, il suffirait d’un seul homme décidé ») ; la nourriture, constituée essentiellement de fruits et légumes secs accompagnés de pain de maïs (la viande étant très rarement au menu) ; les vêtements (salopettes, chemises et robes en coton, chapeaux de paille, habits du dimanche, chaussures aussi rares que déglinguées, le tout tâché par la sueur, la graisse, la boue et lavé très occasionnellement) ; la culture du coton, harassante, dépendante des aléas du climat et des attaques de chenilles où la cueillette est un acte simple et terrible qui brise les corps et met à mal l’endurance (un homme cueille en moyenne 115 kilos par jour) ; l’éducation (sur 150 jours d’école, les enfants en manquent généralement la moitié pour aider leurs parents dans les champs ou pour cause de maladie et n’iront de toute façon pas au-delà du CM2) ; les loisirs et les relations sociales, quasi inexistants ; la santé, forcément précaire (les Tingle, par exemple, ont perdu sept enfants)…

Agee pose un regard plein de compassion sur ces pauvres hères broyés par la vie. Sans empathie particulière, il rend dignité et humanité à ces familles ravagées par la misère. Il en profite également pour dénoncer radicalement l’économie ultralibérale d’une Amérique qui, loin du clinquant d’Hollywood et de la modernité des grandes métropoles, laisse une partie de sa population ravalée au rang de bêtes de somme. Édifiant.




Une saison de coton : trois familles de métayers de James Agee (photographies de Walker Evans). Bourgois, 2014. 188 pages. 18,00 euros.





Un billet qui signe ma contribution mensuelle au projet non-fiction de Marilyne


jeudi 11 décembre 2014

Petit point sur la rentrée littéraire de septembre et sur celle à venir en janvier



Je reprends l’idée d’Eva, qui a fait un billet en début de semaine.

Un grand malade, voila ce que je suis. Ce n’est pas un scoop mais en mettant le nez dans ma pal hier soir, l’évidence m’a sauté aux yeux. Alors que j’ai déjà lu vingt-cinq titres de la rentrée de septembre, il m’en reste encore pas moins de vingt à lire ! De la folie, surtout que janvier arrive à grands pas et j’ai déjà repéré quelques incontournables qui risquent de griller la politesse à ceux présent depuis plusieurs semaines dans la salle d’attente, je me connais…

Alors, j’ai lu :



Il me reste à lire :



Et j'ai envie de lire à partir de janvier (pour l'instant, la liste est loin d'être exhaustive !)













mercredi 10 décembre 2014

L’arabe du futur T1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) - Riad Sattouf

Riad Sattouf est né en 1978, d’un père Syrien et d’une mère bretonne. En 1980, il découvre la Lybie de Kahdafi, où son père vient d’obtenir un poste de professeur. Une Lybie où « Le Guide » a aboli la propriété privée et créé un « État des masses populaires » où, en théorie, « tout le monde a un toit, tout le monde mange à sa faim, tout le monde travaille. » Après un retour en France, la famille déménage en Syrie en 1984 et rejoint le berceau des Sattouf dans un village près de Homs. L’occasion pour Riad de découvrir le quotidien des paysans, la misère, la promiscuité, l’antisémitisme omniprésent et la violence gratuite. Une plongée dans une culture totalement différente, déstabilisante mais à laquelle il finira par s’adapter, à marche plus ou moins forcée…

Premier tome d’une trilogie, ce témoignage purement autobiographique a quelque chose de dérangeant. Parce que le regard du petit Riad, tout en candeur, ne passe par aucun filtre. Et son point de vue présente les libyens et les syriens comme des êtres frustes à l’hygiène douteuse et sans aucune éducation. Il les découvre plein de haine à l’égard des juifs et des occidentaux, gratuitement méchants, cruels avec les animaux, bref il ne les montre pas sous leur meilleur jour, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour autant je ne vois là aucun racisme, juste la vision d’un enfant en proie à des émotions brutes ne possédant pas les critères d’appréciation permettant de prendre le moindre recul. Et puis la présence d’une voix off accompagne le récit, informe le lecteur et met les choses en perspective.

En fait, j’ai l’impression que cet album est avant tout et surtout un hommage au père. Un père laïc, féru de politique et de panarabisme, vouant un culte naïf aux dictateurs, qu’ils soient libyen ou syrien. Un père au brillant parcours universitaire, se considérant comme moderne mais toujours très à cheval sur les relations hommes/femmes, trouvant le plus naturel du monde que le mari commande et que la femme obéisse sans jamais discuter. Un père obsédé par l’idée que son fils aille à l’école, s’instruise et devienne « L’arabe du futur ».

Il serait stupide de réduire cet album à un quelconque règlement de compte. C’est pour moi un travail de mémoire (sans doute sélective) relatant une histoire familiale riche et peu banale que j’ai trouvée passionnante.

Et si je ne devais garder qu’une seule image, une image qui résume parfaitement l'album, ce serait celle-là :




L’arabe du futur T1 : Une jeunesse au Moyen-Orient de Riad Sattouf. Allary Éditions, 2014. 158 pages. 20,90 euros.





mardi 9 décembre 2014

Boucle d’Ours - Stéphane Servant et Laetitia Le Saux

Toute la famille ours se prépare pour le grand carnaval de la forêt. Le papa est déguisé en grand méchant loup, la maman en Belle au bois dormant et l'ourson en Boucle d'Ours, ce qui déplaît à son père : les jupes et les couettes, ce n'est pas pour les garçons, son fils devrait plutôt se déguiser en chevalier ou en ogre féroce. Mais le fiston, soutenu par sa mère, refuse de changer d’avis. Et il va trouver un allié aussi convaincant qu’inattendu…

« Anxiogène, effroyable, terrible ». Voila ce que j’ai pu lire à propos de cet album sur certains sites ultracon(servateurs). Mais aussi cette phrase admirable de bêtise crasse : « Cet album vise à déconstruire et ridiculiser les conventions sociales et même les identités sexuelles biologiques sans se demander si ces conventions sont bénéfiques ou non. En particulier dans le cas de jeunes enfants (0 à 3 ans) auquel cet album est destiné et qui ont besoin de repères pour se construire, il parait étonnant de leur mettre dans la tête que l’on peut faire ce que l’on veut. […] C’est un manuel exemplaire de « trouble dans le genre » et de destruction du modèle familial qu’on fait lire à vos enfants de 3 ans dans les écoles de la République ! »

Ben voyons… Franchement, j’ai mal au ventre en lisant des conneries pareilles. Alors comme ça, ce livre est une abomination. Soit. Il est inadmissible. Il pervertit la jeunesse. Soit. Déjà, le proposer à un enfant de moins de 4-5 ans n’a strictement aucun sens. Mais passons, l’essentiel est ailleurs. Ce livre est dégueulasse parce qu’il est drôle. Furieusement drôle. Et le rire est un pêché, c’est bien connu et ce n’est pas Umberto Eco et son « Nom de la Rose » qui diront le contraire. Ensuite, ce texte est infâme parce qu’il détourne les contes traditionnels, il introduit la figure du loup du Petit chaperon rouge et fait référence évidemment à Boucle d’Or, mais aussi aux Trois petits cochons, donnant dans l’intertextualité, dans l’idée du palimpseste chère à Genette. Il offre aux tout-petits leur première leçon de littérature comparée, quelle honte ! Il brise aussi les repères de nos chères têtes blondes qui, évidemment, sont parfaitement au fait de nos « conventions sociales ». Faut-il rappeler les travaux de Bruno Bettelheim et sa « Psychanalyse des contes de fées » ? : « L’enfant qui est familiarisé avec les contes de fées comprend qu’ils s’adressent à lui dans un langage symbolique, loin de la réalité quotidienne. Le conte laisse entendre dès son début, tout au long de l’intrigue, et dans sa conclusion, qu’il ne nous parle pas de faits tangibles, ni de personnes et d’endroits réels. Quant à l’enfant lui-même, les événements réels ne prennent pour lui de l’importance qu’à travers la signification symbolique qu’il leur prête ou qu’il trouve en eux ». Bref, on est loin de la destruction du modèle familial. Et finalement, moi aussi je peux lui faire dire ce que je veux à cet album.

Ah, j’oubliais. J’ai eu la chance de rencontrer Stéphane Servant la semaine dernière au salon de Montreuil. J’ai découvert un homme charmant et ouvert à la discussion, forcément un peu embarrassé et désolé de voir la tournure que prennent  les événements. Nous avons parlé de ce texte qu’il a écrit sans penser un quart de seconde aux interprétations délirantes qui en sont faites par certains culs serrés. Et pour rassurer lesdits culs serrés, je peux affirmer avec certitude que son but n’est pas de faire de tous les enfants des travestis en puissance.

Et si le mieux était de prendre ce livre pour ce qu’il est, c'est-à-dire une histoire légère et drôlissime aux illustrations particulièrement expressives. Une histoire à partager en famille qui fera rire petits et grands le temps d’une lecture complice. Ni plus ni moins.

Boucle d’Ours de Stéphane Servant et Laetitia Le Saux. Didier Jeunesse, 2013. 28 pages. 12,50 euros. A partir de 4 ans.  

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette et Stephie. Il fallait bien que l'on s'y mette à trois pour défendre cet album.

L'avis de Martine Littér'auteur