mardi 16 décembre 2014

Belle gueule de bois - Pierre Deschavannes

Pierre est un ado qui vit seul avec son père dans une maison perdue en pleine montagne, près d’une forêt. Son père est chômeur, alcoolique et « dépressif à plein temps ». S'il a choisi de le suivre quand ses parents se sont séparés, c'est parce qu’une « mère se porte dans le cœur, un père dans les tripes ». Au collège, c’est la cata : 6/20 de moyenne générale. Quand un prof lui demande ce qu’il veut faire plus tard, Pierre répond : Vagabond. Pierre va mal. C’est un gamin en souffrance, impuissant devant cette déchéance paternelle qu’il ne peut que constater. Il refuse de suivre la même trajectoire, de se voir vieux, « en train de picoler avec un pote qui a raté ses rêves lui aussi. [...] Je me suis promis de ne jamais finir comme ça ».

Un récit fort, au réalisme dérangeant. Un chant d’amour aux phrases acérées où les mots de Pierre résonnent et frappent l’âme. « Habiter avec mon père, c’est un peu comme la vie, même si elle vous fait mal, il y a toujours une voix bien cachée qui vous dit qu’il ne faut pas l’abandonner ». La fin est ouverte, en suspens : « Où se trouve l’issue ? ». C’est tout ce que j’aime, de la littérature jeunesse qui ose et bouscule sans esbroufe, sans chercher à en faire des caisses, sans tomber dans la surenchère.

Un premier roman culotté et elliptique, scandé comme un vieux blues qui vous gratte jusqu’à l’os.

Belle gueule de bois de Pierre Deschavannes. Rouergue, 2014. 62 pages. 8,30 euros. A partir de 13 ans.

Une lecture que je partage une fois de plus avec Noukette et un billet dans lequel je peux insérer le joli logo qu'a réalisé pour nous Mathilde.







lundi 15 décembre 2014

Mes albums de Noël préférés depuis que je suis papa

Aujourd’hui une petite sélection d’albums de Noël retrouvés sur les étagères des pépettes. Rien de récent mais de très beaux souvenirs de lecture, remontant pour certains à plus de dix ans maintenant. Nostalgie quand tu nous tiens…


Une des toutes premières séries que pépette n°1 a eu dans sa bibliothèque. Apolline et son doudou ont fait un tabac à l’époque. Dans celui-là, la chipie déballe ses cadeaux mais préfère s’amuser avec les papiers et les rubans plutôt qu’avec ses jouets. C’est tendre et espiègle. Malheureusement impossible à trouver en librairie depuis un sacré bout de temps maintenant. C’est bien dommage parce que la qualité était au rendez-vous.

Les petites vies d’Apolline : le cadeau de Noël d’Armelle Modéré et Didier Dufresne. Mango, 2002. 16 pages. 5,90 euros. A partir de 18 mois.


La première série d’Antoon Krings qui connaîtra le succès avec les drôles de petites bêtes. Ici, Norbert attend le Père Noël de pied ferme et Valentine lui fait une blague qui va mal tourner. Je ne suis pas fan de cet album que je trouve un peu cucul mais les pépettes l’ont toujours beaucoup aimé.

Norbert et le Père Noël d’Antoon Krings. L’école des loisirs, 1991. 26 pages. 7,00 euros. A partir de 3 ans.




Un album que j’adore (j’avais d’ailleurs fait un billet il y a fort longtemps). Une histoire inspirée de la tradition orale alsacienne qui explique pourquoi le sapin est devenu l’arbre de Noël, généreux et protecteur. Tout simplement magnifique !


La légende du sapin de Thierry Chapeau. Calicéphale éditions, 2010. 30 pages. 9,00 euros. A partir de 4 ans.






Un  petit format carré, pas cher et pratique à manipuler pour cette « véritable histoire du Père Noël » un peu tirée par les cheveux mais aux illustrations pleines de charme. Loin d’être mon préféré, on va dire qu’il a le mérite de se lire tout seul.

La véritable histoire du Père Noël de Marie-Anne Boucher et Rémi Hamoir. Gautier-Languereau, 2007. 32 pages. 5,25 euros. A partir de 4 ans.





Un portrait du Père Noël le montrant à l’œuvre toute l’année afin de préparer au mieux le grand soir. Un album richement illustré et fourmillant de détails que les enfants pourront passer des heures à regarder, encore et encore.

Quel est le secret du père Noël ? de Marla Frazee. Milan, 2006. 34 pages. 9,90 euros. A partir de 4 ans.






Arthur a l’habitude de préparer les plus beaux jouets du monde pour le Père Noël mais cette année il est en retard… Un album qui vaut surtout pour les illustrations délicieusement vintage d’Eve Tharlet (Mr Blaireau et Mme Renarde) devant lesquelles je pourrais rester des heures.

Vite, vite, demain c’est Noël ! d’Eve Tharlet. Nord-Sud, 2001. 32 pages. 13,00 euros. A partir de 4 ans.




Celui-là aussi je l’adore ! Une réécriture du petit chaperon rouge où Roseline, en allant chez sa grand-mère, découvre des traces de pas dans la neige et se demande à qui elles peuvent bien appartenir. Un livre avec des volets et des rabats qui a malheureusement fini en piteux état et dont nous avons dû nous séparer. Mais cette année une adorable blogueuse a eu l’excellente idée de l’offrir à Charlotte pour son anniversaire, avec une dédicace de l’auteur. Autant vous dire que c’était le cadeau parfait !

Géant, es-tu là ? De Sabine de Greef. Pastel, 2005. 16 pages. 11,20 euros. A partir de 3 ans.


Le petit dernier et le préféré de Charlotte en ce moment. Aucune histoire, forcément, puisque c’est un imagier. Mais on peut tout faire bouger à l’intérieur avec les doigts. On glisse, on coulisse et ça s’anime. Tous les jours elle le sort et elle le manipule avec un évident plaisir. Dans dix ans il sera encore à la maison, c’est une certitude. Nostalgie quand tu nous tiens…

Mon imagier de Noël de Nathalie Choux. Nathan, 2012. 10 pages. 7.90 euros. A partir de 1 an.







samedi 13 décembre 2014

Une saison de coton : trois familles de métayers - James Agee et Walker Evans

« Une civilisation qui, pour quelque raison que ce soit, porte préjudice à une vie humaine, ou une civilisation qui ne peut exister qu’en portant préjudice à la vie humaine, ne mérite ni ce nom ni de perdurer. Et un être dont la vie se nourrit du préjudice imposé aux autres, et qui préfère que cela continue ainsi, n’est humain que par définition, ayant beaucoup plus en commun avec la punaise de lit, le ver solitaire, le cancer et les charognards des mers. »

1936. James Agee part faire un reportage sur les conditions de travail des fermiers blancs et pauvres du sud profond. Un reportage que le magazine Fortune refusera au final de publier. Trop virulent, trop bouleversant. Et, sur, le fond une charge anticapitaliste toujours d’actualité.

Agee s’intéresse à trois familles : les Tingle, les Fields et les Burroughs. Les premiers sont les plus en difficulté. « Les Tingle ne sont plus capables d’envisager l’existence une saison à la fois, ni même un jour à la fois : désorganisés, engourdis, animés en de brefs sursauts, ils flottent dans leur vie comme on dérive sur l’eau, une heure après l’autre. La pauvreté est la cause de leur indifférence ; leur indifférence les enfonce plus profond encore dans la pauvreté ». Les Fields et les Burroughs, tout aussi pauvres, conservent néanmoins « une emprise sur la vie » qu’ils s’échinent tant bien que mal à entretenir.

Après avoir  montré comment les propriétaires terriens maintiennent les métayers sous leur coupe et les exploitent sans vergogne, Agee décrit chaque aspect du quotidien de ces familles : l’habitat fait de maisons de bois aux toits perméables et aux murs n’offrant aucune protection contre les frimas hivernaux et les canicules estivales  (« pour pousser à terre ces baraquements, il suffirait d’un seul homme décidé ») ; la nourriture, constituée essentiellement de fruits et légumes secs accompagnés de pain de maïs (la viande étant très rarement au menu) ; les vêtements (salopettes, chemises et robes en coton, chapeaux de paille, habits du dimanche, chaussures aussi rares que déglinguées, le tout tâché par la sueur, la graisse, la boue et lavé très occasionnellement) ; la culture du coton, harassante, dépendante des aléas du climat et des attaques de chenilles où la cueillette est un acte simple et terrible qui brise les corps et met à mal l’endurance (un homme cueille en moyenne 115 kilos par jour) ; l’éducation (sur 150 jours d’école, les enfants en manquent généralement la moitié pour aider leurs parents dans les champs ou pour cause de maladie et n’iront de toute façon pas au-delà du CM2) ; les loisirs et les relations sociales, quasi inexistants ; la santé, forcément précaire (les Tingle, par exemple, ont perdu sept enfants)…

Agee pose un regard plein de compassion sur ces pauvres hères broyés par la vie. Sans empathie particulière, il rend dignité et humanité à ces familles ravagées par la misère. Il en profite également pour dénoncer radicalement l’économie ultralibérale d’une Amérique qui, loin du clinquant d’Hollywood et de la modernité des grandes métropoles, laisse une partie de sa population ravalée au rang de bêtes de somme. Édifiant.




Une saison de coton : trois familles de métayers de James Agee (photographies de Walker Evans). Bourgois, 2014. 188 pages. 18,00 euros.





Un billet qui signe ma contribution mensuelle au projet non-fiction de Marilyne


jeudi 11 décembre 2014

Petit point sur la rentrée littéraire de septembre et sur celle à venir en janvier



Je reprends l’idée d’Eva, qui a fait un billet en début de semaine.

Un grand malade, voila ce que je suis. Ce n’est pas un scoop mais en mettant le nez dans ma pal hier soir, l’évidence m’a sauté aux yeux. Alors que j’ai déjà lu vingt-cinq titres de la rentrée de septembre, il m’en reste encore pas moins de vingt à lire ! De la folie, surtout que janvier arrive à grands pas et j’ai déjà repéré quelques incontournables qui risquent de griller la politesse à ceux présent depuis plusieurs semaines dans la salle d’attente, je me connais…

Alors, j’ai lu :



Il me reste à lire :



Et j'ai envie de lire à partir de janvier (pour l'instant, la liste est loin d'être exhaustive !)













mercredi 10 décembre 2014

L’arabe du futur T1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) - Riad Sattouf

Riad Sattouf est né en 1978, d’un père Syrien et d’une mère bretonne. En 1980, il découvre la Lybie de Kahdafi, où son père vient d’obtenir un poste de professeur. Une Lybie où « Le Guide » a aboli la propriété privée et créé un « État des masses populaires » où, en théorie, « tout le monde a un toit, tout le monde mange à sa faim, tout le monde travaille. » Après un retour en France, la famille déménage en Syrie en 1984 et rejoint le berceau des Sattouf dans un village près de Homs. L’occasion pour Riad de découvrir le quotidien des paysans, la misère, la promiscuité, l’antisémitisme omniprésent et la violence gratuite. Une plongée dans une culture totalement différente, déstabilisante mais à laquelle il finira par s’adapter, à marche plus ou moins forcée…

Premier tome d’une trilogie, ce témoignage purement autobiographique a quelque chose de dérangeant. Parce que le regard du petit Riad, tout en candeur, ne passe par aucun filtre. Et son point de vue présente les libyens et les syriens comme des êtres frustes à l’hygiène douteuse et sans aucune éducation. Il les découvre plein de haine à l’égard des juifs et des occidentaux, gratuitement méchants, cruels avec les animaux, bref il ne les montre pas sous leur meilleur jour, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour autant je ne vois là aucun racisme, juste la vision d’un enfant en proie à des émotions brutes ne possédant pas les critères d’appréciation permettant de prendre le moindre recul. Et puis la présence d’une voix off accompagne le récit, informe le lecteur et met les choses en perspective.

En fait, j’ai l’impression que cet album est avant tout et surtout un hommage au père. Un père laïc, féru de politique et de panarabisme, vouant un culte naïf aux dictateurs, qu’ils soient libyen ou syrien. Un père au brillant parcours universitaire, se considérant comme moderne mais toujours très à cheval sur les relations hommes/femmes, trouvant le plus naturel du monde que le mari commande et que la femme obéisse sans jamais discuter. Un père obsédé par l’idée que son fils aille à l’école, s’instruise et devienne « L’arabe du futur ».

Il serait stupide de réduire cet album à un quelconque règlement de compte. C’est pour moi un travail de mémoire (sans doute sélective) relatant une histoire familiale riche et peu banale que j’ai trouvée passionnante.

Et si je ne devais garder qu’une seule image, une image qui résume parfaitement l'album, ce serait celle-là :




L’arabe du futur T1 : Une jeunesse au Moyen-Orient de Riad Sattouf. Allary Éditions, 2014. 158 pages. 20,90 euros.





mardi 9 décembre 2014

Boucle d’Ours - Stéphane Servant et Laetitia Le Saux

Toute la famille ours se prépare pour le grand carnaval de la forêt. Le papa est déguisé en grand méchant loup, la maman en Belle au bois dormant et l'ourson en Boucle d'Ours, ce qui déplaît à son père : les jupes et les couettes, ce n'est pas pour les garçons, son fils devrait plutôt se déguiser en chevalier ou en ogre féroce. Mais le fiston, soutenu par sa mère, refuse de changer d’avis. Et il va trouver un allié aussi convaincant qu’inattendu…

« Anxiogène, effroyable, terrible ». Voila ce que j’ai pu lire à propos de cet album sur certains sites ultracon(servateurs). Mais aussi cette phrase admirable de bêtise crasse : « Cet album vise à déconstruire et ridiculiser les conventions sociales et même les identités sexuelles biologiques sans se demander si ces conventions sont bénéfiques ou non. En particulier dans le cas de jeunes enfants (0 à 3 ans) auquel cet album est destiné et qui ont besoin de repères pour se construire, il parait étonnant de leur mettre dans la tête que l’on peut faire ce que l’on veut. […] C’est un manuel exemplaire de « trouble dans le genre » et de destruction du modèle familial qu’on fait lire à vos enfants de 3 ans dans les écoles de la République ! »

Ben voyons… Franchement, j’ai mal au ventre en lisant des conneries pareilles. Alors comme ça, ce livre est une abomination. Soit. Il est inadmissible. Il pervertit la jeunesse. Soit. Déjà, le proposer à un enfant de moins de 4-5 ans n’a strictement aucun sens. Mais passons, l’essentiel est ailleurs. Ce livre est dégueulasse parce qu’il est drôle. Furieusement drôle. Et le rire est un pêché, c’est bien connu et ce n’est pas Umberto Eco et son « Nom de la Rose » qui diront le contraire. Ensuite, ce texte est infâme parce qu’il détourne les contes traditionnels, il introduit la figure du loup du Petit chaperon rouge et fait référence évidemment à Boucle d’Or, mais aussi aux Trois petits cochons, donnant dans l’intertextualité, dans l’idée du palimpseste chère à Genette. Il offre aux tout-petits leur première leçon de littérature comparée, quelle honte ! Il brise aussi les repères de nos chères têtes blondes qui, évidemment, sont parfaitement au fait de nos « conventions sociales ». Faut-il rappeler les travaux de Bruno Bettelheim et sa « Psychanalyse des contes de fées » ? : « L’enfant qui est familiarisé avec les contes de fées comprend qu’ils s’adressent à lui dans un langage symbolique, loin de la réalité quotidienne. Le conte laisse entendre dès son début, tout au long de l’intrigue, et dans sa conclusion, qu’il ne nous parle pas de faits tangibles, ni de personnes et d’endroits réels. Quant à l’enfant lui-même, les événements réels ne prennent pour lui de l’importance qu’à travers la signification symbolique qu’il leur prête ou qu’il trouve en eux ». Bref, on est loin de la destruction du modèle familial. Et finalement, moi aussi je peux lui faire dire ce que je veux à cet album.

Ah, j’oubliais. J’ai eu la chance de rencontrer Stéphane Servant la semaine dernière au salon de Montreuil. J’ai découvert un homme charmant et ouvert à la discussion, forcément un peu embarrassé et désolé de voir la tournure que prennent  les événements. Nous avons parlé de ce texte qu’il a écrit sans penser un quart de seconde aux interprétations délirantes qui en sont faites par certains culs serrés. Et pour rassurer lesdits culs serrés, je peux affirmer avec certitude que son but n’est pas de faire de tous les enfants des travestis en puissance.

Et si le mieux était de prendre ce livre pour ce qu’il est, c'est-à-dire une histoire légère et drôlissime aux illustrations particulièrement expressives. Une histoire à partager en famille qui fera rire petits et grands le temps d’une lecture complice. Ni plus ni moins.

Boucle d’Ours de Stéphane Servant et Laetitia Le Saux. Didier Jeunesse, 2013. 28 pages. 12,50 euros. A partir de 4 ans.  

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette et Stephie. Il fallait bien que l'on s'y mette à trois pour défendre cet album.

L'avis de Martine Littér'auteur





dimanche 7 décembre 2014

Moisson - Jim Crace

Une fois n’est pas coutume, je vais commencer mon billet par une petite revue de presse. Voila par exemple ce que j’ai trouvé dans « Lire » à propos de ce roman : « Moisson est un conte noir, dont la puissance est dissimulée sous les épis de blé, les bottes de foin, les réserves de chaumes, et au-dessus duquel le ciel menace sans cesse.  […]Moisson, c’est le feu du western qui arrive dans un roman naturaliste. […] Par un phrasé ample, tout à la fois psychologique et abstrait, chamanesque pour un peu, Crace tient son lecteur en apnée. […] Intemporel, Moisson est un des très grands moments de l’automne littéraire cette année ».

Et dans le Monde des livres : « Crace est un ménestrel. Il chante les temps d’avant la croissance mythique et s’interroge sur la moisson de la modernité. […] Il faut lire Crace, un écrivain poétique, politique et puissant. Un fabuleux fabuliste ».

Bon, alors de deux choses l’une : ou bien je suis un parfait abruti (hypothèse à ne pas écarter totalement, je vous le concède), ou bien ces critiques professionnels en font des caisses pour un roman qui ne casse pas trois pattes à un canard. La réalité doit sans doute se trouver quelque part entre ces deux possibilités.  Par rapport à l’article du monde, je ne retiendrais que l’aspect politique de l’œuvre. Parce que perso, je n’y ai rien vu de poétique ni de puissant. Quant au feu du western qui arrive dans un roman naturaliste dont parle « Lire », je me demande si on a lu le même livre. En tout cas je n’ai pas été tenu en apnée une seule seconde.

Mais au fait, de quoi il parle ce roman ? D’une petite communauté agricole de soixante âmes isolée du reste du monde et vivant en totale autarcie. On ne sait pas où elle se trouve, on ne sait pas quand l’action se déroule. Ce pourrait être le Moyen âge, ce pourrait être le 19ème siècle préindustriel. En fait, le fonctionnement du village au fil des saisons a tout de féodal. Le narrateur raconte l’arrestation de trois étrangers après un incendie ayant touché une partie du manoir du seigneur Ken. Accusés sans preuve, les deux hommes sont cloués au pilori et la femme parvient à s’échapper. Quelques jours plus tard apparaît maître Jordan, nouveau propriétaire des lieux voulant remplacer les cultures par l’élevage de moutons et faire basculer cette « bulle » hors du temps vers le progrès, vers le capitalisme de marché. Ces deux événements à priori sans rapport vont précipiter l’éclatement de la communauté.

Clairement, je me suis ennuyé. Le narrateur loue les vertus de la nature triomphante, de la  simplicité du travail de la terre. Il y a de longues descriptions des activités agricoles, des champs et des bois qui ont eu sur moi un effet soporifique indéniable. Après, je reconnais qu’il y a une forme de tension assez prenante par moment, que l’aspect intemporel donne une dimension mystérieuse et universelle au récit, que l’évidente allégorie dénonçant la mondialisation et le propos politique sous-jacent (notamment le racisme lié au repli sur soi) sont finement amenés. Mais de là à en faire « un des très grands moments de l’automne littéraire cette année », il y a un fossé, un énorme fossé, que je me garderais bien de franchir.


Moisson de Jim Crace. Rivages, 2014. 266 pages. 20,00 euros.











vendredi 5 décembre 2014

Fenêtre sur cour d’école - Laëtitia Coryn

Pendant une année, de la fenêtre de son atelier, Laetitia Coryn a observé une cour d'école. Elle y a croqué, au fil des mois, les heures d’entrée et de sortie des classes, les récréations toujours animées ou encore le centre aéré du mercredi.

Au menu, des jeux d’enfants, des chamailleries, des bobos, un caïd qui veut faire le malin, des incontournables comme le jour de la rentrée, la bataille de boules de neige, les déguisements du carnaval ou encore le ballon qui passe par-dessus le mur et que l’on réclame à corps et à cris au voisin.

Il n’y a pour ainsi dire aucun texte, c’est doux et sensible, poétique. C’est pour le lecteur un retour en enfance qui rappelle bien des souvenirs. Certaines trouvailles graphiques font mouche, comme le surveillant gérant les élèves à la manière d'un chien de berger regroupant son troupeau et le trait, spontané, donne beaucoup de dynamisme à ces élèves en perpétuel mouvement. On pourra reprocher à cet album son coté « bisounours », on pourra lui reprocher de caricaturer, de laisser les filles jouer à l’élastique et les garçons au foot (alors que c’est juste la réalité de cette cour de récré je suppose), on pourra s’étonner d’y voir des enfants sans portable et sans console de jeux (alors que ces objets sont simplement interdits dans la très grandes majorité des écoles), bref, on pourra toujours trouver des choses à redire. Moi je m’y suis senti bien dans cet album et j’ai aimé cette succession d’instantanés tout en simplicité. Pour tout vous dire, c’est un livre que j’aimerais glisser au pied du sapin, je sais déjà à qui il ferait très plaisir.

Fenêtre sur cour d’école de Laëtitia Coryn. Dargaud, 2014. 96 pages. 16,00 euros.

jeudi 4 décembre 2014

A Hell of a Woman / Une femme d’enfer - Jim Thompson et Thomas Ott

Faites une croix sur le calendrier, j’ai lu un polar ! Bon, attention, pas n’importe lequel. Un polar américain des années 50. Un polar à l’ancienne. Un polar à propos duquel Stanley Kubrick a déclaré : « Probablement le narrateur à la première personne le plus terrifiant et le plus crédible d'un esprit criminel tordu que j'aie jamais rencontré. » Un polar adapté au cinéma par Alain Corneau sous le titre « Série Noire » avec Patrick Dewaere, Marie Trintignant, Myriam Boyer et Bernard Blier. Un polar de Jim Thompson, auteur culte s’il en est, adulé par James Ellroy et Stephen King. Bref, pas de la gnognote.

Le narrateur à la première personne se nomme Frank Dillon. C’est un représentant de commerce à la petite semaine, le genre de gars qui a du mal à joindre les deux bouts, qui frappe à votre porte sans conviction, désabusé de chez désabusé. Le jour où une grand-mère lui propose sa nièce Mona en guise de paiement, Franck met le pied dans un nid de vipères. Découvrant grâce à la petite que la mamy cache un magot dans sa cave, le VRP met au point un plan imparable pour récupérer l’argent. Un plan tellement imparable que rien ne va se passer comme prévu.

Ah là là que j’ai aimé ce bouquin ! Le Frank est un loser de première, poissard comme c’est pas permis, engoncé dans des certitudes qui ne tiennent pas debout une seconde. Il est également retors, de mauvaise foi, cynique, vénal, égoïste, lâche, trouillard et exagérément mielleux quand les conditions l’exigent. Et puis il est entouré d’une bande d’affreux jojos irrécupérables. C’est simple, il n’y a pas un personnage pour rattraper l’autre. La méchanceté est partout, même chez les femmes (surtout chez les femmes devrais-je dire). Tout cela est ironique à souhait et furieusement drôle, un vrai régal d’humour noir.

Et que dire de cette édition grand format illustrée par l’excellent Thomas Ott et publiée dans l’esprit des pulp américains de la première moitié du 20ème siècle. L’ensemble se présente comme une intégrale regroupant sept fascicules aux couvertures différentes et forme un gros volume au graphisme et à la mise en page vintage pleine de charme. Un superbe objet-livre, vraiment.

A Hell of a Woman ou « La véritable histoire du combat d’un homme contre un sort injuste et des femmes indignes ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Frank. Je ne suis pas du tout un lecteur de polar et il n’y a aucune raison que ça change mais si à chaque fois que je me lance je tombe sur un titre de cette qualité, je risque de finir par y prendre goût.

A Hell of a Woman – Une femme d’enfer de Jim Thompson. La Baconnière, 2014. 206 pages. 25,00 euros.




mercredi 3 décembre 2014

Petites coupures à Shioguni - Florent Chavouet

« Kenji avait emprunté de l'argent à des gens qui n'étaient pas une banque pour ouvrir un restaurant qui n'avait pas de clients. Forcément, quand les prêteurs sont revenus, c'était pas pour Goûter les plats. » Alors oui, forcément, il a pris cher Kenji. Mais les choses ne sont pas si simples, les policiers chargés de l’enquête vont s’en rendre compte. Le procès verbal de la nuit du 26 octobre montre à quel point les événements se sont enchaînés de manière étrange avant et après l’agression subie par Kenji dans son restaurant. Et s’il s’avérait que les yakuzas n’étaient pas venus pour lui mais pour la seule cliente qu’il avait eue ce soir-là ? Et si cette jeune femme était la clé de voûte de cette soirée dont chacun se souviendra longtemps ?


Pour sa première intrusion dans la fiction après deux excellents carnets de voyage (Tokyo Sanpo et Manabé Shima), Florent Chavouet fait fort et se lance dans une trépidante course poursuite dans les rues de Shioguni (je ne suis pas certain que cette ville ou ce quartier existe d’ailleurs, mais peu importe). Il y met en scène des gangsters pieds-nickelés, des policiers pas fute-fute, un chauffeur de taxi aigri, un cuisinier revanchard, un tigre en liberté et surtout une insaisissable gamine qui tire les ficelles sans avoir l’air d’y toucher. Ça peut paraître foutraque de prime abord mais les pièces du puzzle s’imbriquent petit à petit lorsque l'on découvre les éléments venant peu à peu s’ajouter au rapport de police qui sert de fil conducteur à l’intrigue.


Chavouet met sa virtuosité graphique au service de l’histoire sans jamais tomber dans l'exercice de style et le résultat est bluffant. Sa science du cadrage fait mouche, même si la prise de risque est permanente. L’objet-livre en lui-même est superbe avec sa couverture cartonnée maousse costaud et ses pages saturées d’encre qui dégagent une odeur entêtante.

Un conseil : accrochez votre ceinture avant d’ouvrir cet album parce qu’il va à cent à l’heure et ne vous lancez pas si vous n’êtes pas certain de pouvoir tout lire d’un coup, il doit vraiment se savourer sans interruption du début à la fin.


Petites coupures à Shioguni de Florent Chavouet. Picquier, 2014. 180 pages. 21,50 euros.