samedi 19 juillet 2014

Les cavaliers afghans - Louis Meunier

En 2002, Louis Meunier abandonne une carrière de cadre toute tracée pour s'engager dans une ONG et partir en Afghanistan afin d'aider à la reconstruction du pays après la chute des talibans. Désireux de s'immerger dans la vie et les traditions de son pays d'accueil, il apprend la langue et découvre avec fascination le buzkashi, un combat équestre où hommes et montures se disputent avec une violence inouïe la carcasse d'un veau qu'il faut déposer dans un cercle tracé au sol pour marquer un point. Rêvant de devenir un cavalier du buzkashi, un tchopendoz, Louis meunier se met en quête d'un cheval et d'une équipe acceptant de l’accueillir.

Le récit se découpe en trois grandes parties et commence par son arrivée sur place et ses difficiles premiers pas professionnels ainsi que le début très compliqué de sa carrière de tchopendoz. La seconde partie, que j'ai trouvée la plus passionnante, relate la traversée du centre pays effectuée à cheval, en 2005. Un périple de deux milles kilomètres entre les montagnes et les vallées de l'Hindou Koush avec trois chevaux et un compagnon afghan, à la rencontre des populations les plus isolées du pays. Dans la dernière, nous sommes en mars 2006 et Louis Meunier s'est installé à Kaboul, où il a créé sa société de production audiovisuelle, réalisant des reportages et des documentaires tout en continuant à vivre pleinement sa passion pour le buzkashi.

J'ai beaucoup aimé cette plongée pleine de tendresse mais aussi d'une grande objectivité dans l’Afghanistan « des seigneurs et des chefs de guerre, une société moyenâgeuse où ne survivent que les plus forts. Dans cette contrée secouée depuis toujours par les combats, les intrigues et les luttes de pouvoir. »  L'auteur conjugue à l'analyse géopolitique parfois assez poussée son ressenti intime, son émerveillement devant la nature sauvage et indomptable qui l'entoure et la richesse de ses rencontres avec la mosaïque d'ethnies (Ouzbeks, Turkmènes, Pashtouns, Tadjiks, Hazaras, arabes, etc) croisées au fil de ses pérégrinations. Admirable aussi sa lucidité devant son statut de « Khareji », d'étranger qui, quoi qu'il fasse et quelles que soient les amitiés qu'il parvient à nouer, ne pourra jamais s'intégrer totalement dans la société afghane (« les alliances et les amitiés des afghans avec les étrangers sont intéressées et temporaires »).

« Les cavaliers afghans » est un récit initiatique autant qu'un témoignage éclairant sur ce qu'est l’Afghanistan d'aujourd'hui, loin du triptyque « taliban-burqua-attentat » servi par les médias occidentaux pour stigmatiser un pays à la réalité bien plus complexe. C'est aussi et surtout une magnifique invitation au voyage qui ravira les lecteurs épris de grands espaces et de liberté.

Les cavaliers afghans de Louis Meunier. Kero, 2014. 330 pages. 20,00 euros.

L'avis enthousiaste d'Aaliz




vendredi 18 juillet 2014

Les mécanos de Vénus - Joe R. Lansdale

A la seconde où il voit Trudy débarquer chez Hap, Léonard sait que les emmerdements s'annoncent. Parce que son meilleur copain n'a jamais su résister à son ex-femme, même si elle lui en a fait baver, et pas qu'un peu. A chaque fois qu'elle se pointe, il fond devant ses longs cheveux blonds et ses jambes à n'en plus finir, « de belles jambes bronzées aux cuisses fermes. Et elle savait s'en servir : elle avait ce genre de démarche qui lui chaloupait les hanches et donnait à ses seins ce charmant petit rebond capable de te foutre un conducteur dans le fossé au premier coup d’œil. »

Manipulatrice en diable, usant de ses charmes pour parvenir à ses fins, elle convainc son ancien mari de s'associer à elle pour faire main basse sur un pactole abandonné dans des valises au fond d'un marécage suite à casse ayant mal tourné des années auparavant. Un coup à un million de dollars pour lequel elle a juste besoin d'un peu d'aide. Mais évidemment, les choses ne sont pas si simples et rien ne va se passer comme prévu...

Vous le savez peut-être, je suis totalement fan de cet auteur et de ses deux anti-héros au grand cœur. Les mécanos de Vénus est le premier titre de la série, celui dans lequel on découvre comment Hap, le blanc hétéro, et Léonard, le noir homo, se sont rencontrés en trimant dans des champs au fin fond du Texas. Honnêtement, ce n'est pas le meilleur roman de Joe R. Lansdale, loin de là. L'intrigue est très linéaire, un peu plate. Les dialogues sont mous du genou, il n'ont pas la gouaille et la saveur que l'on retrouvera par la suite et qui sont la marque de fabrique de l'auteur. On sent un texte écrit au frein à main, un texte dans lequel Lansdale ne lâche pas les chevaux. Mais finalement l'intérêt est là. Découvrir la toute première fois de Léonard et Hap et sentir un auteur qui se cherche, un auteur en construction. De toute façon, il était hors de question que je fasse l'impasse sur le roman fondateur d'une série qui a si souvent fait mon bonheur de lecteur. Et si vous aimez les univers à la Donald Ray Pollock et que vous voulez découvrir Hap et Léonard au meilleur de leur forme, je vous conseille « L'arbre à bouteilles » et « Le mambo des deux ours », de loin leurs deux aventures les plus abouties.


Les mécanos de Vénus de Joe R. Lansdale. Denoël, 2014. 240 pages. 19,90 euros.


mercredi 16 juillet 2014

J'ai pas volé Pétain mais presque... - Bruno Heitz

Une tante qui passe l'arme à gauche et Jean-Paul se retrouve à la tête d'un petit héritage et de six garages à Nancy censés lui assurer, dixit le notaire, un excellent rendement locatif. Sauf qu'un des garages est vide et qu'il va falloir lui trouver un nouveau locataire. Coup de bol (quoique), Gérard, un flic croisé par Jean-Paul dans sa mésaventure précédente, lui propose un client idéal : Maître Lamblin, à la recherche d'un box pour y stocker quelques affaires. Des affaires qui ne sont rien moins que le cercueil du maréchal Pétain, dont l'avocat rêve de rapatrier la dépouille à Douaumont, nécropole des poilus de Verdun. Embauché par Gérard pour convoyer le maréchal (ou ce qu'il en reste) de l'île d'Yeu jusqu'en Lorraine, Jean-Paul refuse dans un premier temps avant de céder devant les arguments de la pulpeuse secrétaire de maître Lamblin. Une faiblesse qui, comme d'habitude, lui vaudra les pires ennuis.

Après « J'ai pas tué de Gaulle, mais ça a bien failli » et « C'est pas du Van Gogh mais ça aurait pu », revoilà le naïf et un brin couillon anti-héros de Bruno Heitz embarqué dans un délirant enlèvement post-mortem. Pour le coup, le fait-divers est véridique puisqu'en 1973 une équipe de bras cassés nostalgiques de Vichy enleva la dépouille de Pétain pour la transporter en fourgonnette jusqu'à un garage de la région parisienne. L'occasion pour l'auteur du Privé à la Cambrousse de mêler la petite histoire de Jean-Paul à une grande (et lamentable) histoire qui marqua en son temps la France de Pompidou.

Avec le trait minimaliste et la gouaille qui le caractérisent, Heitz s'amuse à mettre en scène ce personnage poissard sachant mieux que personne se lancer, à son corps défendant, dans des coups pour le moins foireux. Les seconds rôles sont toujours aussi bien croqués (avec une mention spéciale pour la secrétaire pulpeuse et machiavélique) et on ne peut que se régaler devant ce Road Trip digne des Pieds Nickelés. Jubilatoire !

J'ai pas volé Pétain mais presque... de Bruno Heitz. Gallimard, 2014. 90 pages. 17,00 euros.



mardi 15 juillet 2014

Le cachot de la sorcière - Joseph Delaney

Billy Calder, jeune orphelin, s'apprête à débuter une carrière de gardien de nuit dans un château hanté utilisé comme pénitencier. Surveiller des assassins, des criminels et des sorcières en déambulant dans des couloirs infestés de fantômes, le programme ne le réjouit pas le moins du monde. Pris en charge par Adam Colne, geôlier impitoyable à la sulfureuse réputation, Billy découvre que la tâche qui l'attend n'est pas particulièrement compliquée puisqu'elle consiste uniquement à faire des rondes et surveiller les détenus.

Seul endroit à éviter coûte que coûte, le cachot de la sorcière dans lequel est enfermé un prisonnier qu'il est préférable de ne jamais croiser : «  Il est attaché par une longue chaîne à un anneau fixé dans le sol et il dort toute la journée. La nuit venue, il se réveille, et on doit le nourrir à minuit, sinon la situation deviendrait vraiment dangereuse pour tous les employés de la prison. » Théoriquement, Billy n'aura jamais à s'occuper de ce prisonnier. Théoriquement...

Un petit roman jeunesse idéal pour se faire peur. Au début on se dit que c'est léger, que ça casse pas trois pattes à un canard, que les fantômes et autres sorcières dont on nous parle dès le départ ne vont jamais entrer en scène. Et puis Billy se retrouve piégé et nous aussi. La tension monte, on en vient à vider des seaux contenant des litres de sang, des os et de la viande crue, on se retrouve face à un monstre et...

Et j'adore la conclusion, parfaitement trouvée, aussi difficile à voir venir qu'inéluctable finalement. La quatrième de couverture indique « Pour lecteurs avertis ». Âmes sensibles s'abstenir ? Sans doute. Mais ce n'est pas non plus totalement effrayant, et puis les jeunes lecteurs aiment tellement avoir un petit frisson d'angoisse (il n'y a qu'à voir le succès de la série « Chair de poule ») qu'une grande majorité sera conquise par les mésaventures du pauvre Billy.

Le cachot de la sorcière de Joseph Delaney. Bayard jeunesse, 2014. 110 pages. 9,95 euros. A partir de 9-10 ans.





dimanche 13 juillet 2014

L’effet postillon et autres poisons quotidiens - Julien Jouanneau

Il vous est déjà arrivé, à l’apéro, de vous retrouver avec un noyau d’olive en bouche et aucune solution « élégante » pour vous en débarrasser ? Et bien pour Julien Jouanneau, « proposer des olives non dénoyautées témoigne d’un manque d’attention délibéré, voire haineux de la part des hôtes ». Il tient d’ailleurs le même discours à propos des tomates cerises (impossible à embrocher avec une fourchette et giclant partout dès que l’on croque dedans).

Mais son courroux ne se limite pas aux aliments. Dans cet ouvrage, il liste les (petits) tracas et autres poisons qui gangrènent son quotidien. Et tout y passe : la pendaison de crémaillère (« un gang bang d’emmerdements »), la bronzette à la plage, les notices de médicament, le convive assis en face de vous au restaurant qui postillonne dans votre assiette, les voyages en train, la piscine, les toilettes publiques, les jours de pluie où il faut éviter les baleines de parapluies pour ne pas finir éborgné, les cheveux gras, les gargouillis gastriques, le morceau de nourriture qui vous reste entre les dents après un repas et vous accompagne jusqu’au soir dans tous vos rendez-vous importants, les supermarchés, les livres de bibliothèque cradingues et bourrés de bactéries, les mouches, les chocolats visuellement engageant qui cachent en leur sein un alcool au goût immonde, la mauvaise haleine, etc.

Vous l’aurez compris, Julien Jouanneau est un râleur. Un vrai de vrai. Et en bon râleur, il force le trait à la moindre occasion, considérant que la source de ses emmerdements vient forcément d’autrui. Si on se dit que certains des « enfers ordinaires » présentés sont observés avec justesse, on ne peut s’empêcher de déceler (souvent) beaucoup de mauvaise foi dans les arguments avancés. Personnellement, étant un adepte convaincu de la mauvaise foi, je trouve l’exercice brillamment mené. Mais je comprendrais parfaitement que ce recueil de ronchonnements permanents et finalement assez anecdotiques agace au plus haut point. Une chose sûre, ce n’est pas un livre à lire d’une traite, mieux vaut y picorer avec parcimonie pour éviter l’indigestion.

Une jolie plume, un grincheux misanthrope dans lequel je me suis parfois retrouvé, bref, voila un recueil que j’ai dégusté avec un évident plaisir.


L’effet postillon et autres poisons quotidiens de Julien Jouanneau. Rivages, 2014. 170 pages. 12 euros.





samedi 12 juillet 2014

Myrmidon T3 : Myrmidon dans l'antre du dragon - Dauvillier et Martin

Quand Myrmidon tombe sur une épée figée dans une enclume, son premier réflexe est d'essayer de la retirer. Mais difficile de rejouer Arthur libérant Excalibur avec un pyjama sur le dos. Heureusement, un costume de chevalier traîne près de l'enclume. Et comme par magie, une fois le costume enfilé, Myrmidon peut mener sa tâche à bien. Une première épreuve finalement assez facile par rapport à ce qui l'attend. Parce que se retrouver nez à nez avec un dragon, c'est une autre paire de manches !

Troisième aventure de Myrmidon, toujours sans aucun texte, et le concept continue de fonctionner à merveille. Ici la construction est encore plus audacieuse puisque les codes narratifs propres à la BD sont bousculés. Les bords d'une case s'effondrent, Myrmidon descend sous la page pour entrer dans l'antre du dragon et il doit réparer la case abîmée pour échapper au monstre. Pour le lecteur, l'absence de couleur du dragon permet de comprendre que la créature n'est pas réelle, qu'elle n'est que le produit de l'imagination du petit garçon. Une imagination qui, comme d'habitude, se met en branle dès qu'il enfile son costume.

Une série pour les tout-petits qui parvient à se renouveler à chaque tome. Les trouvailles narratives, alliant originalité et parfaite lisibilité, sont facilement compréhensibles sans être simplistes. Un véritable tour de force. Et puis, au-delà de la forme, ce petit bonhomme est juste craquant et ses aventures ont tout pour plaire et faire rêver.

Myrmidon T3 : Myrmidon dans l'antre du dragon de Dauvillier et Martin. Éd de la Gouttière, 2014. 32 pages. 9,70 euros. A partir de 3-4 ans.

Une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.



vendredi 11 juillet 2014

Le Petit Loup Rouge - Amélie Fléchais

Il était une fois un petit louveteau toujours de rouge vêtu qui devait apporter un lapin à sa grand-mère. Une seule recommandation lui fut faite par sa mère: éviter de s'aventurer près de la demeure du chasseur et de sa fille. Mais en chemin le louveteau s'éloigna du sentier et se perdit dans la forêt. Il rencontra une charmante fillette qui lui proposa son aide. Mais les apparences sont parfois trompeuses et la fillette était loin de n'être que pureté et innocence...

Une réécriture libre et ambitieuse du conte de Perrault. Les rôles sont d'une part inversés et plus ambiguës mais l’histoire est également fort différente. L'intérêt majeur tient à l'ambiance si particulière qui se dégage de chaque page. Ambiance graphique tout d'abord, avec des illustrations d'une richesse incroyable, d'une texture et d'un grain vraiment particuliers. Le travail sur la lumière et les couleurs renforce les aspects angoissants de certaines scènes et éclaire les passages plus légers. Ambiance propre au récit ensuite, où l'intensité dramatique va crescendo, distillant le zeste de frisson nécessaire pour tenir le lecteur en haleine jusqu'au soulagement final.

J'ai aimé également l'intelligence du propos, le fait que le monde décrit ne soit pas tout noir ou tout blanc, qu’il se décline en de nombreuses nuances de gris. Et puis l'air de rien, il est toujours bon de rappeler qu'il ne faut pas donner une confiance aveugle au premier inconnu qui croise notre chemin.

Un superbe objet-livre, des dessins somptueux, une écriture élégante au ton délicieusement poétique, bref, une pépite à déguster et à partager sans retenue.




Le Petit Loup Rouge d'Amélie Fléchais. Ankama, 2014. 80 pages. 15,90 euros.

L'avis de Moka, tentatrice dont j'ai bien fait, une fois de plus, de suivre les conseils éclairés.

L'avis de Livresse des Mots




mercredi 9 juillet 2014

Tourne-disque - Beuchot et Zidrou

Tourne-disque est un homme qui approche de la cinquantaine. Un homme noir, vivant dans le Congo des années 30 au sein d’une riche famille blanche. Depuis qu’il a huit ans il est employé à faire tourner un gramophone pour que ses maîtres puissent écouter de la musique. Le problème avec les 78 tours, c’est qu’il faut les retourner toutes les cinq minutes. Et quand on veut profiter d’un opéra dans son intégralité, les manipulations s’avèrent fastidieuses. Tourne-disque a donc été formé pour passer les galettes sans les abîmer. Comme le dit le fils de son maître avec un humour tout ce qu’il y a de plus colonial : « Pour chaque disque qu’il rayait, mon père lui donnait un coup de cravache. A ce régime-là, même un éléphant aurait appris à traiter les disques avec plus d’attention qu’un nourrisson. »

Lorsque Tourne-disque rencontre le grand violoniste Eugène Isayë venu de Bruxelles pour offrir un récital aux colons, il trouve enfin un interlocuteur aussi passionné de musique que lui. Peu à peu les deux hommes vont apprendre à se connaître et à s’apprécier, au point qu’Eugène, de retour en Belgique, confiera à se femme avoir trouvé un « frère de son ».

Encore une belle histoire imaginée par Zidrou et magnifiquement illustré par le trait élégant et les couleurs lumineuses de Raphaël Beuchot. Une histoire d’amitié qui coule comme une évidence entre deux personnes que tout semble pourtant opposer. Une histoire de connivence et d’estime mutuelle au-delà de toute considération sociale. Mais comme toujours avec ce scénariste, on ne donne pas pour autant dans la guimauve. Il est aussi question de servitude, de colonisation, du peu d'égard qu’ont les blancs pour les « nègres ». Et quand on croise un homme voulant retrouver la femme noire qu’il a chassée après l’avoir mise enceinte vingt ans plus tôt pour s’excuser de son geste, on trouve l’intention admirable. Sauf que l’on apprend quelques pages plus loin que cette visite n’avait rien d’altruiste, son but étant d’amadouer la mère afin de récupérer l’enfant et de l’amener en Belgique pour qu’elle puisse veiller sur les vieux jours de ce père inconnu. Bref, comme d’habitude chez Zidrou, il faut qu’à un moment ou l’autre ça gratte un peu. Et comme d’habitude ça rend la lecture d’autant plus savoureuse.

Tourne-disque de Beuchot et Zidrou. Le Lombard, 2014. 102 pages. 17,95 euros.

Une nouvelle lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.



mardi 8 juillet 2014

La piscine était vide - Gilles Abier

Célia, 16 ans, vient d’être acquittée. Ce verdict sonne pour elle comme un soulagement. C’est de sa vie qu’il s’agit. « Une vie foutue mais une vie à vivre ». Une vie qui ne dure qu’un jour, avec, chaque matin, le même objectif : « atteindre la fin de la journée. Sans pleurer. Sans craquer. Sans devenir folle. »

Tout s’est joué en quelques secondes au bord d’une piscine vide. La jeune fille chahutait avec Alex, son petit ami. Un moment de déséquilibre et il est tombé la tête la première. Mort sur le coup.  La mère du garçon a vu la scène de la fenêtre de la cuisine. Elle a accusé Célia d’avoir poussé son fils. Parole contre parole. Détention provisoire, procès, acquittement. Célia se confie, exprime sa souffrance, remonte le fil des événements avant et après la tragédie. D’une seule voix.

Une grosse claque ce texte. Le témoignage est saisissant. Sans pathos. Sans colère ni amertume, même vis-à-vis de son accusatrice, qu’elle ne porte pourtant pas dans son cœur : « Je ne crois pas que je lui en veuille. Je la déteste mais j’imagine que si c’était elle qui avait été au bord de la piscine, chahutant avec son fils, et moi dans sa cuisine à les épier de loin, alors oui j’aurais vu ce qu’elle a vu, oui je l’aurais accusée d’avoir poussé Alex bien qu’elle soit sa mère. Parce qu’une mort aussi bête est sûrement plus facile si on lui attribue un coupable. »

La voix de Célia dit l’impossible retour en arrière, la douleur, l'avenir en pointillé, l’amour perdu à jamais : « Parce que oui, je l’aimais, je l’aimais pour la vie. Et aujourd’hui, il est parti. Et aujourd’hui  je voudrais pouvoir l’oublier pour avoir moins mal. Et aujourd’hui je ne voudrais surtout pas l’oublier. Que jamais il me quitte. »

Et puis cette fin, terrible, dont je ne peux pas vous parler... Une claque je vous dis.

La piscine était vide de Gilles Abier. Actes sud junior, 2014 (réédition). 58 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.

Encore une pépite jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.





lundi 7 juillet 2014

Pedro Paramo - Juan Rulfo

« Surtout, ne lui réclame rien. N'exige que notre dû. Ce qu'il me devait et ne m'a jamais donné... L'oubli dans lequel il nous a laissés, fais-le lui payer, mon enfant. » Juan Preciado promet à sa mère, sur son lit de mort, de retrouver Pedro Paramo, son père qui les a autrefois abandonnés. En route pour Comala, il croise un homme sur un âne qui le mène jusque dans les rues désertes du village. Là, une vieille femme lui apprend que celui qui l'a accompagné est mort depuis longtemps, comme Pedro Paramo, dont il peut distinguer, au loin, les ruines de l'immense propriété. Car le père de Juan était l'homme fort de la région. Cruel, despotique, semant derrière lui autant de morts que d'enfants, il était haï et craint de tous. Au cours de son séjour, Juan va croiser d'autres fantômes, autant d'âmes vagabondes venues lui raconter par bribes l'histoire du village s'entrecroisant avec celle de son géniteur.

Voila un roman d'une infinie complexité tant il bouleverse les codes de compréhension classiques d'un récit de fiction. Juan Rulfo aurait déclaré que son texte nécessite la « coopération » du lecteur. Difficile en effet de suivre le déroulement d'une intrigue sans aucune linéarité, où les différentes temporalités s'enchevêtrent et où les morts et les vivants ne cessent de dialoguer. Pour Carlos Fuentes, « L’œuvre de Juan Rulfo n’est pas seulement la plus haute expression à laquelle soit parvenu, jusqu’à maintenant, le roman mexicain : à travers Pedro Páramo, nous pouvons trouver le fil qui nous conduit au nouveau roman latino-américain. »

Un texte déstabilisant, à prendre selon moi comme une expérience de lecture unique, la découverte d'une construction narrative totalement novatrice. Un texte auquel il ne faut surtout pas essayer de résister mais au contraire devant lequel il est indispensable de lâcher prise pour se laisser entraîner dans les méandres de la mémoire d'un village pauvre et reculé.

Au final il me restera de ce récit polyphonique les voix et les histoires si étranges de personnages en quête, au-delà de la mort, d'une paix intérieure à jamais inaccessible. Troublant et vertigineux.

Pedro Paramo de Juan Rulfo. Folio, 2009. 184 pages. 7,40 euros.


Une découverte que je dois une fois de plus à Marilyne avec qui je partage cette lecture commune.