mardi 31 mai 2016

Que du bonheur ! - Rachel Corenblit

C'est l'année la plus pourrie de sa vie que nous raconte Angela. Une tragi-comédie en cinq actes débutée le jour de la rentrée. Premiers pas au lycée et première cata : « Moi, Angela Milhat, presque quinze ans, les cheveux presque bruns, les yeux presque verts, les dents presque droites, je trébuche sur le sac de Lorna et je tombe en avant, comme une masse, sans avoir le réflexe d'avancer les mains. Un patate qui chute. Le syndrome du caillou qui ne réfléchit pas et subit les lois de la pesanteur ». Résultat, un nez cassé, du sang partout, une évacuation par les pompiers et une réputation foutue. Acte deux, ses parents divorcent. Acte trois, son chat meurt. Acte quatre, sa meilleure amie sort avec le garçon dont elle est secrètement amoureuse. Acte cinq, les vacances cauchemardesques chez papi dans l'Ariège enchaînées avec un séjour à Palavas les flots où elle participe au concours de Miss camping... Que du bonheur !

Journal intime hilarant dont le titre annonce la couleur, ce roman percutant vaut par sa drôlerie et le regard décalée portée sur son quotidien par cette ado poissarde qui n'a rien pour elle et en est bien consciente. Ses lamentations pleines d'autodérision et d'une lucidité à toute épreuve font pleurer, mais de rire. Car Angela se plaint sur un ton qui n'appartient qu'à elle. Une prose ravageuse, une ironie mordante et des jugements portés sur les autres qui ne sombrent jamais dans l'aigreur et la méchanceté gratuite. Tout le monde en prend certes pour son grade, mais le discours garde en permanence une forme de bienveillance écartant toute forme d'acidité.

Parce que quoi qu'elle dise, Angela est une gentille. Elle se moque, elle manie l'humour noir et le sarcasme, mais avec une certaine élégance. Son annus horribilis est un modèle du genre, racontée avec une maestria qui vous arrache des sourires à chaque page. Parsemé de photo-montages dont les légendes valent le détour, ce journal intime atypique est un parfait remède à la morosité ambiante. Un texte court et totalement jubilatoire, qu'on se le dise !

Que du bonheur ! de Rachel Corenblit. Le Rouergue, 2016. 122 pages. 10,20 euros. A partir de 13 ans.

Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.







dimanche 29 mai 2016

Les lectures de Charlotte (17) : Grande bouche - Antonin Louchard

La grenouille à grande bouche en a marre de se gaver de mouches à longueur de journée. Tellement écœurée qu’elle ne peut plus en manger. Elle se lance alors en quête d’une nouvelle nourriture et s’en va questionner d’autres animaux. La vache lui dit qu’elle mange de l’herbe, le lapin du trèfle, le merle des cerises… rien qui lui convienne et lui fasse envie. Arrivée devant le héron, elle lui pose naïvement la même question. Et celui-ci de répondre : « Moi, je mange des grenouilles à grande bouche… ».

Une réécriture de ce célèbre conte dont la morale pourrait être : « La curiosité est un vilain défaut ». Dans cette histoire en randonnée classique, chaque rencontre n’apporte pas de réponse satisfaisante au souhait de la grenouille. L’intérêt réside dans le traitement espiègle proposé par Antonin Louchard : sa grenouille totalement hystérique provoque l’hilarité, comme l’intervention des mouches dans les premières pages, narguant et insultant gentiment le batracien boudeur. A chacune de ses demandes, la grande bouche s’énerve et grossit, jusqu’à la rencontre finale avec le héron, qui lui rabaisse son caquet et la rapetisse à vue d’œil.



Un petit album décalé et irrévérencieux mettant en scène un personnage que l’on est presque ravi de voir si déconfit à la dernière page. C’est drôle et graphiquement très expressif. Et tant pis si ce n’est pas avec une telle histoire que l’on va inciter nos enfant à diversifier leur alimentation…

Grande bouche, d’Antonin Louchard. Seuil jeunesse, 2016. 40 pages. 8,90 euros.





vendredi 27 mai 2016

Naissance d’un père - Laurent Bénégui

Être père. Romain a eu neuf mois pour se faire à cette idée. Mais il n’y pas parvenu. Le grand jour arrive et il n'est pas prêt. En pleine tempête, sa compagne ressent les premières contractions. Le futur père débarque à la maternité sous les trombes d’eau, alors que Louise est déjà en plein travail. Et il ne le sait pas encore mais il va vivre un double accouchement dont il ne ressortira pas indemne.

C’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, paraît-il. Heureusement, ce proverbe ne s’applique pas aux papas. Ce n’est pas une fois l’enfant paru que l’on reconnaît les qualités de son géniteur, sa capacité à devenir un père « compétent ». Romain serait mal barré si c’était le cas. Lui qui refuse de couper le cordon, de toucher sa fille, de l’appeler par son prénom. Lui qui rechigne à aller la reconnaître. Il ne sait plus où il en est. Perdu. Pas prêt. Il faut dire qu’il a de qui tenir, son propre père ayant eu trois enfants, de trois femmes différentes, sans jamais assumé son rôle. Romain navigue à vue, la tempête est chez lui intérieur, le questionnement permanent. Et Louise le sent. Elle l’aime mais elle se rend compte que s’il ne change pas, ça ne va pas être possible de continuer. Alors Romain va changer. Par la force des choses. Mais aussi parce qu’une rencontre avec un autre nourrisson que le sien va le bouleverser. Pour autant, le chemin sera sinueux, les avancées fragiles, les maladresses nombreuses, les hésitations multiples.

Un roman qui parle de la paternité, la vie, la mort, l’amour, la filiation, de ce statut nouveau et difficile à assumer lorsqu'un enfant vient au monde et que, quelque part, il nous met devant le fait accompli. Prendre les choses en main, trouver sa place, être à la hauteur. C’est plus ou moins facile. Question de vécu, de personnalité, d’identité. Romain est un personnage touchant. Il m’a clairement agacé parfois, comme Louise d’ailleurs, mais je n’ai jamais eu envie de l’accabler. Nous n'avons rien en commun mais je peux le comprendre. C’est tout l’art de Laurent Bénégui je trouve, une capacité à exprimer des réactions et des questionnements universels à partir d’un cas très individuel et particulier.

Un beau texte, extrêmement construit, extrêmement maîtrisé, et qui a l'intelligence de proposer une fin ouverte, pleine d'espoir mais où rien n'est pour autant acquis. Et un livre vers lequel je ne serais jamais allé si on ne me l’avait pas mis entre les mains. C’est l’avantage d’avoir des amies très chères qui savent bousculer, avec goût, mes habitudes de lecteur.

Naissance d’un père de Laurent Bénégui. Julliard, 2016. 225 pages. 18,00 euros.

Les avis de Caroline, ClaraLaurie, Noukette, Philisine, Syl.



jeudi 26 mai 2016

Les rêveries d’un gourmet solitaire - Taniguchi et Kusumi

Il me ressemble le gourmet solitaire. Enfin, j’aimerais lui ressembler plutôt. Solitaire, je le suis, assurément. Gourmet, sans doute bien moins que lui. Mais j’ai souvent, comme lui, cette mine renfrognée, tête légèrement inclinée vers le bas, perdu dans mes pensées. Je l’apprécie parce qu’il est simple, il va à l’essentiel sans se départir d’une certaine exigence vis-à-vis de la nourriture. Il est curieux aussi, il aime sortir des sentiers battus pour trouver la gargote qui ne paie pas de mine où le patron, derrière son comptoir et sans avoir l’air d’y toucher,  mitonne des plats délicieux.

Le gourmet solitaire est friand d’expériences culinaires nouvelles. Il flâne, il prend son temps. Personne ne l’attend, personne ne lui met la pression. Célibataire et travailleur indépendant, il avance à son rythme. Comme beaucoup de personnages de Taniguchi, c’est un rêveur, un méditatif. Ses recherches de restaurants sont autant de balades où le chemin compte presque plus que la destination finale.

Il ne se passe rien dans ce manga. L’histoire se répète à chaque chapitre. Notre gourmet profite de la moindre occasion pour se lancer en quête d’un endroit où manger, au petit bonheur la chance. Il ne s’interdit rien, des nouilles chinoises à la pizza, du repas péruvien au japonais le plus classique en passant par le couscous. Le schéma est toujours le même : il cherche sans but précis, il trouve, s’installe, choisit et mange. Dit comme ça, bonjour l’ennui ! Et pourtant ce n’est pas du tout le cas, on se régale autant que lui. Une question d’atmosphère, de façon d’être au monde. Une posture où la seule chose qui importe est de n’être lié à aucune obligation. Il est toujours seul et heureux de l’être. Il se parle à lui-même, se félicite quand il dégotte la perle rare, s’enguirlande quand il se goinfre trop.

C’est un intuitif, le gourmet. Il hésite souvent, se demande s’il a fait le bon choix, reconnaît quand il se trompe. Mais il se laisse porter par son envie, il avance sans tergiverser, sans chouiner, il profite de ce qui s’offre à lui. J’aime sa modestie, j’aime le voir s’empiffrer, j’aime son enthousiasme jamais feint face à la nourriture. Plus que tout, j’aime sa liberté. Mon héros de manga préféré. Sans doute parce qu’il est tout sauf un héros.

Les rêveries d’un gourmet solitaire de Taniguchi et Kusumi. Casterman, 2016. 132 pages. 16,95 euros.









mardi 24 mai 2016

Hugo de la nuit - Bertrand Santini

Il serait criminel de résumer le nouveau roman de Bertrand Santini. J’apprécie d’ailleurs le fait que l’éditeur n’ait pas pris la peine de le faire sur la quatrième de couverture, se contentant sobrement de quelques mots : Une nuit d’été, un enfant, des fantômes, un secret. Tout est dit. Ou pas. Et c’est tant mieux. Parce que ce roman ne se raconte pas, il se lit. On y croise bien un enfant et des fantômes. Mais aussi un cimetière, des zombies, du pétrole, un assassin et une plante rare qui joue un rôle central dans l’histoire.

En fait, pour entrer dans ce texte, il suffit de se laisser prendre par la main sans se poser de questions. Et le plaisir est là, à se promener entre des tombes en ruines avec Hugo, Dame Betti, Cornille, Poudevigne, Adelaïde, Gertrude, Nicéphore, Violette et Le Poemander. On frémit, on rit, on est ému, on rêve. Parce que Bertrand Santini est un conteur, un vrai. De ceux qui osent, ne se refusent rien, laissent l’imagination prendre le pouvoir. Sans limite mais en ne perdant pas de vue qu’il faut donner du sens, et ne jamais céder à la facilité.

A un moment donné, la maman d’Hugo, écrivain pour enfants, lui explique qu’il y a une chose qu’elle ne dit pas dans ses livres, une vérité qu’il est préférable de cacher : « Le monde est un endroit cruel, injuste et absurde ». Et bien Bertrand Santini, lui, ne se prive pas de le dire. De dire le monde comme il est, sa beauté et son horreur, la vie, la mort, l’amour, la douleur et les trahisons. Mais il le fait avec finesse, il le fait en ne dissociant jamais le malheur d’une tranche de bonne humeur, d’éclats de rire, de franche camaraderie, de dialogues et de situations tellement improbables qu’elles vous arrachent des sourires aux moments les plus sombres. Il n’épargne pas ses jeunes lecteurs, c’est une marque de respect je trouve. La marque d’un auteur à part dont chaque nouveau livre démontre une capacité de renouvellement sidérante. Un auteur dont l’écriture me touche particulièrement et qu’il serait scandaleux de ne pas découvrir au plus vite, j’espère que le message est passé.

Hugo de la nuit de Bertrand Santini. Grasset jeunesse, 2016. 215 pages. 13,50 euros. A partir de 12 ans.




Une pépite jeunesse un peu spéciale cette semaine puisque Noukette et moi avons le plaisir d'accueillir dans notre rendez-vous la pétillante Framboise qui, elle aussi et sans surprise, est tombée sous le charme d'Hugo et de ses compagnons.





lundi 23 mai 2016

76 clochards célestes ou presque - Thomas Vinau

Les clochards célestes ont tracé l'itinéraire de mon parcours de lecteur. Depuis toujours. Je suis parti sur la route avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Neal Cassidy, j'ai traversé le désert de l'Utah avec Edward Abbey, fait le passager clandestin sur les trains de marchandises et les wagons à bestiaux avec les hobos Boxcar Bertha et Edward Anderson. Grâce à eux j'ai visité les asiles, dormi à la belle étoile, fréquenté les hôtels miteux, les parcs et les églises, fait la manche et multiplié les petits boulots. Grâce à eux j'ai bourlingué à travers les pages, touché par la malédiction du sang nomade.

Alors quand Thomas Vinau dresse le portrait de 76 d'entre eux, je plonge la tête la première. En commençant par ceux qui me parlent, ceux que j'ai eu la chance de fréquenter. Mon Buko adoré bien sûr, ce « gros dégueulasse qui écrit des lettres d’amour en se mouchant dans son T-shirt », Selby, celui « qui a encaissé sa vie comme on encaisse les coups », André Laude, qui « écrit ses poèmes avec ses larmes », Dan Fante, le fils de, qui « a passé vingt ans à tenter de s'immoler de l'intérieur, avec du gin », Gaston Couté « le poète paysan, le commis érudit, le libertaire de la terre », Jehan-Rictus, metteur en scène des « rêves rigolards et désespérés de la pauvreté », Thierry Metz l'inconsolable, celui qui se suicidera à l'hôpital psychiatrique, « exclu de la vie par la souffrance », Cendrars « l'ami de tous les fous, de tous les prisonniers, de toutes les putes, des nègres, des clodos, le plus grand suceur de mégots du monde, à jamais pour la braise et les cendres », ou encore Jack London, à qui « tous les enfants qui ont eu le courage de ne pas devenir adultes disent merci ».

Parmi les autres, des écrivains, des musiciens, des artistes. Des hommes et des femmes. Le précurseur Diogène, l'inégalable Elliott Smith, l'incandescent Gil Scott-Heron, le rêveur Christopher McCandless (Into the Wild), Nicolas Bouvier qui « avance avec lenteur sur la terre des hommes », Billie Holiday, qui est « le bruit que fait le poing d'un homme sur la peau d'une femme ». Certains noms qui m'étaient jusqu'alors inconnus rejoindront bientôt les rayonnages de ma bibliothèque, c'est une certitude, comme Jean-Paul Clébert, Marc Stéphane ou l'italien Mario Rigoni Stern.

Je n'y peux rien si les clochards célestes me fascinent. Pas que je les envie, ni que je les idéalise. C'est simplement qu'ils touchent des cordes me faisant profondément vibrer. Beaucoup ont en commun une vie trop courte, une consommation excessive de drogue et d'alcool, une solitude portée comme un étendard. Ce sont des indomptés, des fous, des malades, des crevards, des anachorètes, des bougies se consumant trop vite. Il sont
« Les orpailleurs de misère
Les petites mains de la beauté
Les derviches déglingués
Les explosés en plein vol
Les qu'ont la tête dans les étoiles
et les deux pieds
bien dans la merde
Les qui saignent honnêtement
Les immenses moins que rien
Les clochards célestes »

C'est simple, j'ai tout aimé dans ce petit bouquin, la prose, la diversité des portraits et l'objet-livre en lui-même avec sa superbe couverture. J'espère maintenant qu'un tome deux suivra, il en reste tellement à ajouter à cette belle galerie. Et si Thomas Vinau a besoin de noms, je peux lui en souffler quelques-uns, à commencer par le volcanique Malcolm Lowry.

76 clochards célestes ou presque de Thomas Vinau. Le Castor Astral, 2016. 200 pages. 15,00 euros.



dimanche 22 mai 2016

Azil T1 : Chez Gaëtan Becpincé - Wenisch, Omont et Girard

Azil est un miraculé. Emmené par sa jeune propriétaire sur un bateau pour fuir un pays en guerre, l’ours en peluche est tombé à l’eau. Emporté par les courants, il s’est échoué sur une plage et a été recueilli par Monsieur Lepillier, un enseignant qui en a fait la mascotte de sa classe de maternelle. Chaque week-end, Azil est hébergé chez un élève et cette semaine, le sort désigne Gaëtan Becpincé. L’arrivée du doudou à la maison ne réjouit pas sa mère, persuadée que la peluche est pleine de parasites. Après un passage à la machine à laver, l’ours se retrouve accroché au fil à linge pour la nuit. Mais Gaëtan a peur pour lui, il y a des gitans dans le coin et comme le dit le grand frère de son copain Louis, « la nuit les gitans viennent et volent tout ce qu’ils trouvent »…

Une BD pour les petits abordant des thèmes d’actualité comme les migrants ou le regard porté sur celui qui vit différemment et que l’on juge par méconnaissance. Les préjugés passés au filtre de la vision de l’enfant sont autant de portes ouvertes vers des échanges avec les adultes. Le propos est intelligent, bienveillant sans mièvrerie. Le fait qu’Azil possède une conscience et partage avec le lecteur son ressenti face à chaque situation, souvent avec drôlerie, est un plus non négligeable. Par ailleurs le dessin et les couleurs douces de Tanja Wenisch offrent un cadre parfait à l’univers enfantin imaginé par Charlotte Girard et Jean-Marie Omont, scénaristes de l’excellente série « La balade de Yaya ».

Encore une réussite à mettre au crédit des éditions de La Gouttière dont les productions à destination des primo-lecteurs de BD n'ont décidément pas d'égal en terme de qualité.

Azil T1 : Chez Gaëtant Becpincé. De Wenisch, Omont et Girard. La Gouttière, 2016. 40 pages. 10,70 euros. A partir de 5 ans.





vendredi 20 mai 2016

De nos frères blessés - Joseph Andras

Une bombe. Déposée dans un local abandonné où personne ne va jamais, au fin fond de l’usine. « Pas de morts, surtout pas de morts ». Du pur sabotage. C’est ce que voulait Fernand Iveton, ouvrier communiste et militant anticolonialiste. Son action n’avait qu’un but : attirer l’attention du gouvernement français sur le nombre croissant de combattants qui luttent pour qu’il y ait plus de bonheur social sur cette terre d’Algérie où il est né. Mais Fernand a été dénoncé. Arrêté juste après avoir posé la bombe, qui n’explosera pas. Emmené au commissariat. Torturé. Emprisonné. Jugé. Condamné à mort. Guillotiné le 11 février 1957. Fernand Iveton restera le seul européen exécuté par la justice française durant la guerre d’Algérie.

Incroyable premier roman qui m’a happé dès les premières lignes, me laissant la gorge nouée face au destin tragique d’un idéaliste sacrifié au nom de la raison d’état. Joseph Andras raconte avec minutie l’enchaînement des événements, entrelaçant le présent du militant arrêté et son passé, notamment la rencontre avec celle qui deviendra sa femme et ne cessera de le soutenir jusqu’au bout. La prose est sobre, âpre, sans gras. La description des tortures est terrifiante, chaque coup porté résonnant avec une précision clinique. Et l’ouvrier de céder face à l’innommable douleur : « Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela la torture, "la question", la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même : donner ses frères. Que cela pouvait être aussi atroce. Non, le mot n’y est pas. L’alphabet a ses pudeurs. L’horreur baisse pavillon devant vingt-six petits caractères ».

Il n’y avait objectivement aucune raison de prononcer une telle condamnation tant les circonstances atténuantes semblaient évidentes. Après tout, le militant avait épousé une cause mais n’avait pas fait couler le sang. Seulement, l’opinion publique, vent debout face aux terroristes responsables des « événements » d’Algérie, avait besoin de satisfaire son esprit de représailles aveuglé par la haine. Et la France se devait de montrer sa fermeté, quitte à en faire trop. Le rejet de la grâce présidentielle réduisit en cendres les derniers espoirs. René Coty et son garde des sceaux François Mitterrand biffèrent d’un trait de plume le recours des avocats, préférant laisser, comme ils l’écrivirent, « la justice suivre son cours ».

Fernand mort pour l’exemple, mort pour la France, victime d’une violence aveugle, d’une raison d’état se foutant des destins individuels au nom de l’intérêt collectif. Un symbole, un bouc émissaire dont l’exécution reste aujourd’hui encore une honte pour la République. Exercice d’admiration, texte forcément engagé qui aurait pu tourner au lyrisme dégoulinant et contre-productif, « De nos frères blessés » est au contraire un hommage d’une absolue dignité, porté par une écriture et une construction d’une maîtrise sidérante. Un très grand premier roman, je pèse mes mots.

De nos frères blessés de Joseph Andras. Actes sud, 2016. 140 pages. 17,00 euros.
















jeudi 19 mai 2016

Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons - Velibor Colic

« Après une longue traversée de l’Europe endormie, j’arrive en France. Je traverse la Croatie, la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne réunifiée. Je traverse le scandaleux silence et l’indifférence du monde, la nuit étoilée et la rosée matinale, les petites routes campagnardes et les longues transversales des autoroutes amollies par la chaleur ». [ …] « A l’ouest, rien de nouveau, me dis-je, une frontière puis une autre. Les flics et la douane, la douane et les flics ».

Été 92. Velibor Colic débarque à Rennes. Il a 28 ans et ne possède que trois mots de français : Jean, Paul et Sartre. Dans son sac de sport élimé, un stylo, un manuscrit, des deutsche marks, quelques habits et une brosse à dents. Déserteur de l’armée bosniaque, c’est un soldat qui a vu la mort mais ne l’a jamais donnée, préférant tirer en l’air plutôt que sur ses ennemis. A Rennes, on l’installe dans un foyer pour demandeurs d’asile. Une vie spartiate où se conjuguent ennui, promiscuité, consommation excessive d’alcool et cours de français. Après Rennes, ce sera Paris, puis Strasbourg. Ses papiers enfin en règle, il « profite » de l'intérêt que suscite la crise dans les Balkans pour publier son premier texte, « Les bosniaques », succession de témoignages sur la guerre qui déchire l'ex-Yougoslavie. Le début d’une carrière d’écrivain chaotique qui ne changera finalement pas grand-chose à sa condition de réfugié.

J’ai découvert Velibor Colic avec le terrifiant Archanges, j’ai poursuivi avec le touchant Ederlezi et je le retrouve ici dans une veine autobiographique aux accents tragi-comiques. Son manuel d’exil est tout sauf conventionnel, écartant d’emblée la dimension lacrymale et geignarde dans laquelle il aurait été facile de tomber. Le ton se veut léger, empreint d’autodérision et traversé par certains passages d’une grande beauté.

L’autodérision, c’est imparable avec moi, surtout quand c’est si bien amené.  Exemple, lorsque ce cher Velibor parle de son manuscrit : « Je suis en même temps anti-guerre et anti-paix, humaniste et nihiliste, surréaliste et conformiste, le Hemingway des Balkans et probablement LE plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps. J’ai juste un détail à régler : mes textes sont beaucoup plus mauvais que moi-même ».

Colic parle de l’exil, de son exil, avec une distance qui fait mouche. En se retranchant derrière l’autodérision et l’humour, il dit avec davantage de force la faim, la solitude et la pauvreté : « Dans ma chambre, il fait tellement froid qu’en prenant la douche je garde mes chaussettes. Pour me laver les dents je mets si peu de dentifrice que cela ressemble à un nettoyage à sec. Mon déodorant est "Eau Parisienne", c’est-à-dire l’eau du robinet, et mon parfum est belge. Avant de sortir, je m’asperge de quelques gouttes de bière derrière les oreilles ».

Des confessions sincères, rédigées vingt-cinq ans après, avec le recul nécessaire pour dédramatiser sans gommer d’un trait de plume les difficultés rencontrées. Exercice périlleux réussi haut la main, entre humour, tendresse et féroce ironie. Tout ce que j'aime en somme.

Manuel d’Exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Colic. Gallimard, 2016. 200 pages. 17,00 euros.







mercredi 18 mai 2016

Un homme de joie T2 - David François et Régis Hautière

Sacha commence à trouver sa place à New-York. A son arrivée d’Ukraine en 1932, l’eldorado annoncé s’était pourtant transformé en amère potion mais grâce à deux rencontres aussi fortuites que bienvenues, les choses se sont arrangées. Pas qu’il roule sur l’or, mais son travail sur les chantiers et les « petits extras » effectués pour le mafieux Lanzana suffisent à ses besoins. Chez ses camarades, la colère gronde et les velléités de grève se précisent. Pour les hommes de Lanzana qui tiennent les syndicats et veulent à tout prix que les délais de construction des gratte-ciel soient respectés, pas question de laisser la chienlit s’installer, il va falloir sévir et tant pis pour les meneurs. Sacha observe l’agitation de loin. De toute façon, ses pensées sont occupées par tout autre chose…

J’avais annoncé à la fin du premier tome que, connaissant la propension de Régis Hautière à faire morfler ses personnages, le gentil Sacha risquait de connaître de sérieuses désillusions. Ma prédiction s'est-elle réalisée ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Mais le fait est que dans la suite et fin de ce diptyque, l’ambiance s’alourdit à chaque page et pour tout le monde. Aucune lumière dans ce New-York poisseux où personne ne se fait cadeau et où les doux rêveurs n'ont pas leur place. Sacha, lui, garde les pieds sur terre, même si l'amour vient frapper à sa porte. Il sait que malgré les journées passées à construire ces bâtiments cherchant à tutoyer le ciel, personne ne se rapproche du soleil.

Un album crépusculaire porté par des couleurs incroyables, un trait à la fois souple et torturé et une science du cadrage qui donne le vertige. Depuis « De briques et de sang » le dessin de David François me fascine, il possède un charme unique et indéfinissable.

La ville monstre. Le sous-titre de ce superbe diptyque en dit bien plus qu'un long discours. New-York qui broie et écrase les pauvres âmes frappées par la grande dépression. Pas des plus réjouissant, je vous le concède. Mais l'essentiel est ailleurs. Et la qualité au rendez-vous.

Un homme de joie T2 de David François et Régis Hautière. Casterman, 2016. 54 pages. 13,95 euros.

Mon avis sur le tome 1

Une nouvelle lecture commune que je partage avec Noukette.