lundi 3 octobre 2016

Hiver à Sokcho - Elisa Shua Dusapin

Sokcho en hiver. Une improbable station balnéaire sud-coréenne, tout près de la frontière ultra-militarisée avec la Corée du Nord. Désertée à cette période de l’année, la pension décrépie où travaille la narratrice accueille un dessinateur de BD français en quête d’inspiration. Entre eux le courant passe en mode alternatif. Elle occupe ses journées entre le ménage, la cuisine et les visites à sa vieille mère. Lui, taciturne, solitaire, lui demande parfois de l’accompagner dans ses sorties et l’ignore le reste du temps. Ils se croisent, s’effleurent, s’éloignent et mettent leurs émotions en sourdine.

Le froid, la neige, l’ennui. Ce premier roman traversé par la mélancolie et dépouillé à l’extrême exhale une atmosphère étrange à la fois pleine de pudeur et de tension érotique contenue. Attente, silences, hésitations, dialogues épurés de tout bavardage excessif et envahissement du désir, cette rencontre de deux solitudes qui s’attirent et se repoussent possède de forts accents durassiens. Franchement, je suis bluffé par la maturité de l’écriture d’Elisa Shua Dusapin. A 24 ans, son utilisation magistrale de l’ellipse, son mépris de la parole vaine, du développement inutile, impressionne. Avec une force d’évocation et de suggestion sidérante, elle va droit au but, à l’essentiel.

De l’indifférence à la naissance du sentiment amoureux, chacun intériorise, conscient que les silences sont plus signifiants que toute parole. La lenteur du récit et les images semblant défiler au ralenti expriment un bouleversement immobile où la passion affleure sans jamais déborder, sans jamais sortir du cadre. Un charme assez inexplicable se dégage de ce texte où les non-dit règnent en maître. Un des premiers romans les plus singuliers de cette rentrée.

Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin. Zoé, 2016. 140 pages. 15,50 euros.





samedi 1 octobre 2016

Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 - Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib

Ça me gave cette mode actuelle consistant à reprendre une série « mythique » de la BD franco-belge pour la remettre au goût du jour avec de nouveaux auteurs. Mais pour Gai-Luron, je veux bien faire une exception. D’abord parce que son créateur est l’inégalable Marcel Gotlib, ensuite parce que son « repreneur » n’est autre que le génial Fabcaro (Zaï, zaï, zaï, zaï).

Gai-Luron est un personnage né en 1964 dans les pages du journal Vaillant. Chien flegmatique fortement inspiré par le Droopy deTex Avery (Gotlib en a toujours revendiqué la filiation), Gai-Luron ne sourit jamais et semble en permanence à moitié endormi. Philosophe qui s’ignore, ce cabot est le personnage le plus « sage » de l’univers Gotlibien, loin de la transgression d’un Superdupont ou d’un Pervers Pépère. Décalé, poétique et absurde, l’humour de cette série ne pouvait à l’évidence que convenir à Fabcaro.


S’il respecte l’esprit du maître, le scénariste pose sa patte sur plusieurs séquences, notamment les extraits d’émissions télé ou quelques running gags dont il a le secret. Surtout, s’il a gardé les gags individuels, tous sont reliés par un fil rouge qui donne au final une histoire complète : Gai-Luron tente de séduire la jolie Belle-Lurette mais il s’y prend comme un manche et doit en plus affronter un rival pour lequel sa dulcinée a des yeux de Chimène.

Bon, qui aime bien châtie bien alors j’annonce d’emblée que quelques chutes tombent à plat et que, malgré un talent évident, le trait de Pixel Vengeur n’atteindra jamais la qualité de celui de Gotlib. Mais franchement, je suis bluffé par la qualité de l’ensemble. Entre non-sens et gros délire, c’est un vrai plaisir de retrouver la mine fatigué et triste de cet anti-héros lymphatique don les frasques ont illuminé mon enfance. Alors pour une fois je ne vais pas ronchonner en vous disant  que « c’était mieux avant » ou qu’il n’y a rien de plus facile que de faire du neuf avec du vieux, et je vais vous encourager fortement à découvrir cette reprise aussi moderne que fidèle.

A gauche la reprise, à droite l'original


Les nouvelles aventures de Gai-Luron T1 de Pixel Vengeur et Fabcaro d’après Gotlib. Fluide Glacial, 2016. 48 pages. 10,95 euros.






jeudi 29 septembre 2016

Le Garçon : scènes de la vie provinciale - Olivia Resenterra

Punaise, elle n’est pas gaie la vie provinciale telle qu’on nous la dépeint dans ce premier roman ! Une vieille mère et sa vieille fille unique vivent ensemble sous le même toit. La vieille mère est acariâtre, la vieille fille ne la supporte plus. Cette vieille fille unique est la narratrice. Après ses vingt-cinq ans, elle a grossi et arrêté d’aller chez le coiffeur. Elle n’a aucune vie sentimentale, aucun revenu. Son rêve est d’installer une cabane en bois au fond du jardin pour prendre le large, enfin.

Commérages devant la télé en découvrant que le président a une liaison avec une actrice, commérages avec le voisinage, les journées sont tristes, monotones, répétitives. Dans la rue principale du village il y a la maison du père Bavin et de ses deux gamines. Le père Bavin aime « se secouer la bite devant la grande baie vitrée du salon ». On dit aussi qu’il « se tripote quand ses filles invitent des copines à la maison ». Un jour à la fête foraine les deux femmes rencontrent un garçon. La mère se comporte étrangement, le garçon entre dans leur vie, la fille se sent mise à l’écart. Dans un campement gitan installé depuis peu, elle va tenter de trouver des réponses à ses questions.

« Le Garçon », c’est un monde en vase clos, étriqué à l’extrême : « Nous fréquentons principalement les habitants du village, et comme le village n’est pas grand, nous voyons toujours à peu près les mêmes personnes ». C’est la rancœur et la cruauté comme raison d’être, l’amertume chevillée au corps. C’est une drôle de conception de l’amour maternel et de l’amour filial, une vision froide et déprimante de nos villages et de leurs habitants. Au final j’ai aimé ce ton grinçant, ces deux femmes détestables, chacune à leur façon, et cette ambiance délétère. Tout sauf un roman feel-good, et ce n’est pas pour me déplaire !

Le Garçon : scènes de la vie provinciale d’Olivia Resenterra. Serge Safran, 2016. 140 pages. 15,90 euros.






mercredi 28 septembre 2016

Winter Road - Jeff Lemire

Derek est un ancien joueur de hockey professionnel exclu de la ligue après avoir violement blessé un adversaire. Reparti  s’installer dans son village natal en Ontario, Derek travaille dans le restaurant où officiait sa mère avant son décès dans un accident de la route. Solitaire, dépressif, buveur invétéré, Derek est en proie à des accès de colère incontrôlables qui lui valent d’être dans le collimateur de la police locale. Le jour où sa sœur, accro aux drogues dures, débarque en ville pour fuir un compagnon violent, Derek décide de partir vivre avec elle en forêt, loin du monde et de leurs démons respectifs.

Bienvenue chez les indigents, les marginaux. Jeff Lemire ne vend pas du rêve, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans le fin fond de son Canada, le ciel est bas et triste, la neige boueuse, l’humidité suinte de chaque mur, le froid glacial mord les os sous les vêtements, le mauvais alcool échauffe les corps et les esprits. Pauvreté et désœuvrement poussent chacun vers le repli sur soi et la solitude. Les échanges sont rares, les rapports humains tournent en permanence au rapport de force. Chez ces laissés pour compte, on se bat et on se débat. Pour éviter la noyade, éviter la chute finale et définitive.

J’ai découvert Jeff Lemire avec Jack Joseph, je retrouve ici le côté introspectif qui m’avait charmé, sans les dimensions fantastiques et oniriques. Le récit intimiste est brut, sans filtre, linéaire malgré quelques flash-back. Beaucoup de silences chez ces gens de peu de mots, pas besoin de grands discours pour illustrer des vies aussi étriquées. C’est simple et direct, brutal, réaliste, sans complaisance. Le trait est aussi nerveux et torturé que les personnages, il se dégage de l’ensemble à la fois de la lenteur et une certaine forme d’urgence.

Une histoire qui gratte et bouscule, avec une petite touche de lumière finale qui laisse envisager un futur où l’apaisement pourrait enfin être de mise. Une lueur d’espoir dans les ténèbres, minime mais bien présente.


Winter Road de Jeff Lemire (traduction Sidonie Van den Dries).  Futuropolis, 2016. 280 pages. 28 euros. 


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo, en ce jour particulier où elle accueille pour la première fois les participants à la BD de la semaine.












mardi 27 septembre 2016

Mauvais joueurs - Julien Dufresne-Lamy

Il s’appelle Marceau et il grandit dans une famille en apparence classique : « Trois enfants, mère au foyer, père à carrure, une corbeille de fruits sans pépins. Une famille de ces maisons de briques, enveloppées de lierre, en retrait derrière une grille. Une famille sans histoire, cherchant l’adjectif ».

Sauf que. Marceau est trop sensible. Son père voudrait un fils solide, un vrai mec. Le temps passe, la mère sombre dans la dépression, le fiston traverse les années collège en souffrant, réservé et indécis quant à sa sexualité. Il est trop gentil Marceau, il veut toujours faire plaisir sans jamais penser à ce qui lui ferait plaisir. On l’appelle Marcelle, on se moque de lui en sport. Il s’isole, ne s’impose jamais aux autres. Il voudrait plaire au père mais celui-ci reste distant, froid, sans pitié. Les années défilent et un jour ce père implacable lui prépare sa valise et l’envoie chez un oncle, en Bretagne. Le garçon fugue, direction le sud-ouest, puis l’Espagne. Une vie d’errance, d’abord. Un port d’attache, ensuite. Une nouvelle vie, enfin. Partir, c’est mourir un peu. Mais pour Marceau, rester, c’était mourir beaucoup...

Un étrange roman d’apprentissage, tant sur la forme que sur le fond. Chaque chapitre s’ouvre sur une règle du jeu et les trois grandes parties ont pour titres « La partie », « La revanche », « La belle ». La vie est un jeu, on gagne (rarement), on perd (souvent), on triche (tout le temps). Un texte bizarre, dont je ne sais que penser. Peut-être trop singulier pour plaire à des ados. J’ai eu du mal à y trouver mes marques tant tout semble aller trop vite. Mais dans la seconde moitié, j’ai aimé accompagner Marceau vers l’émancipation, le voir atteindre son « stade méduse » : « Dans les mers, quand les cellules grandissent, on appelle ça le stade méduse. Les cellules quittent leurs racines. Elles se développent. Elles gagnent en liberté. »

L’écriture est superbe, la construction ambitieuse. Un roman jeunesse atypique qui interpelle et surprend. C’est déjà beaucoup.

Mauvais joueurs de Julien Dufresne-Lamy. Actes sud junior, 2016. 152 pages. 13,20 euros. A partir de 15 ans.


Une nouvelle lecture du mardi que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.







lundi 26 septembre 2016

Watership Down - Richard Adams

J’ai toujours été fan des lapins. Depuis mes lectures du « Jojo Lapin » d’Enid Blyton dans la Bibliothèque rose, depuis le « Pierre Lapin » de Béatrix Potter, depuis la série d’albums de la famille Passiflore illustrés par le talentueux Loic Jouannigot. Plus généralement les univers animaliers et sylvestres me séduisent depuis ma plus tendre enfance, surtout après ma découverte des BD de Raymond Macherot. J’ai entretenu cette passion il y a quelques années avec le fabuleux « Vent dans les saules » de Kenneth Grahame et sa non moins fabuleuse adaptation en bande dessinée par Michel Plessix. Bref, tout ça pour dire que les récits avec des animaux dedans, ça me parle. Il m’était donc inconcevable de ne pas partir à la rencontre des lapins de Watership Down.

Le point de départ de ce roman publié pour la première fois en 1972 et vendu à 50 millions d’exemplaires depuis est simplissime : le jeune Fyveer annonce à son frère Hazel que leur garenne va disparaître suite à une grande catastrophe. Il ne peut pas expliquer pourquoi mais il en a la certitude. Une prémonition. Les deux lapins parviennent à convaincre une poignée de compagnons du danger imminent et quittent les collines verdoyantes qui les ont vus naître en quête d’un nouveau foyer où ils pourront s’installer en toute sécurité. Commence alors une odyssée longue et périlleuse dont personne ne sortira indemne.

Watership Down, c’est la quête d’une terre promise, une histoire de migrants à la recherche d’un monde meilleur. C’est l’histoire d’une communauté en danger permanent qui s’organise, s’adapte et s’unit pour survivre. Une communauté avec ses tensions, ses moments drôles ou émouvants, ses drames. Une communauté consciente qu’il va lui falloir s’agrandir, se reproduire pour ne pas disparaître.

Richard Adams ne donne pas dans le récit animalier anthropomorphique. Ses personnages ont un comportement propre aux lapins, ils griffent, mordent, se battent pour une femelle, tapent de la patte pour prévenir du danger, se font dévorer par les renards, les belettes et les chats. En cela, cette description quasi « naturaliste » m’a rappelé le magnifique « De Goupil à Margaux » de Louis Pergaud. Mais Adams donne une dimension supplémentaire à l’univers qu’il créé en lui offrant une mythologie, une langue spécifique, un Dieu (Krik) et un héros légendaire (Shraavilshâ).

Il y a sans doute une tonne d’interprétations allégoriques à donner à cet exode, cette recherche du paradis, mais je me contenterais d’y voir une aventure au long cours trépidante, incroyablement bien construite et qui m’a passionné de bout en bout. Un grand moment de lecture que je ne suis pas près d’oublier !

Watership Down de Richard Adams. Monsieur Toussaint Louverture, 2016. 542 pages. 21,90 euros.







dimanche 25 septembre 2016

Les lectures de Charlotte (23) : Les malheurs de Jean-Jean - Élodie Shanta

Jean-Jean n’aime pas trop l’école mais il n’a pas le choix, il doit y aller chaque matin. A peine arrivé dans la cour il est malmené par Brutos et en classe, il subit les moqueries de Folette et Bijou. A la récré, Jean-Jean s’isole près d’un arbre avec un livre. Sous les feuilles, il trouve un œuf. Un œuf qu’il va ramener chez lui le soir venu et qui va lui réserver une merveilleuse surprise.

 Un album pour les plus petits traitant de harcèlement scolaire, il fallait oser. Tout en suggestion, Élodie Shanta aborde la question avec finesse, montrant les réactions d’un enfant esseulé et de ses tourmenteurs sans s’apitoyer sur le sort du premier ni accabler les seconds. Elle trouve l’angle d’attaque idéal et prouve qu’il faut parfois peu de choses pour faire évoluer la situation favorablement.

La journée de classe déclinée au fil des pages (les activités manuelles, la récré, la cantine, la sieste, l’heure des parents) offre des repères dans lesquels les enfants, même scolarisés depuis peu, se retrouveront forcément. Au final cet album adopte un ton parfaitement juste pour parler d’un sujet grave sans le rendre anxiogène. Une porte ouverte bienvenue sur l’échange et la réflexion avec nos petits bouts, pas pour les traumatiser ni les mettre en garde mais pour leur faire comprendre que ce genre de chose existe et qu’il n’est jamais trop tôt pour en avoir conscience.


Les malheurs de Jean-Jean d’Élodie Shanta. Des ronds dans l’O, 2016. 24 pages. 10,00 euros. A partir de 3 ans.




vendredi 23 septembre 2016

De terre et de mer - Sophie Van der Linden

     - Pourquoi es-tu venu ici.
     - Pour revoir quelqu’un. Une femme. Qui ne répondait plus à mes lettres. Je  voulais savoir pourquoi.
     - Et tu l’as vue ?
     - Oui.
     - Mais si tu es là, c’est que ça s’est mal passé, n’est-ce pas ?
     - En un sens. Disons que j’ai eu des réponses, mais que celles-ci compliquent encore plus les choses. Je me dis qu’il vaut mieux que je reparte…

Ils se sont aimés mais elle est partie. Il lui a écrit mais elle ne lui a pas répondu. Il a donc décidé de lui rendre visite à l’improviste pour obtenir des explications et, éventuellement, recoller les morceaux. Henri débarque donc sur l’île de B. où Youna s’est installée. Il trouve sa maison, s’en approche et frappe à la porte. Elle lui ouvre et lui dit simplement « entre »…

Un livre acheté tout à fait par hasard, à cause de sa couverture (un tableau de Jean-Baptiste Corot). Sophie Van Der Linden écrit par petites touches un roman impressionniste. Elle invite le lecteur à suivre Henri sur l’île, à partager ses rencontres, ses flâneries. On croise ici un restaurateur déballant des denrées venues du continent, là quelques loups de mer attablés dans un troquet, une petite fille courant dans le sable, un marathonien à l’entraînement, un fermier rentrant ses vaches à l’étable, un allemand en fuite, un musicien accueillant, un chat chasseur de chouette ou encore un jeune garçon en vacances chez son oncle.

Une histoire du début du 20ème siècle, à peine esquissée, comme murmurée à l’oreille. Une histoire belle et triste aux accents contemplatifs. Entre vagabondage, nostalgie et amour brisé, on chemine sur la pointe des pieds avec Henri, ses attentes, ses doutes et ses certitudes. Un joli tableau, aussi bref que sensible, hors des modes et du temps. Après, il faut reconnaître que ce roman à l’atmosphère surannée pourra laisser plus d’un lecteur de marbre. Personnellement j’ai aimé cette ambiance un peu désuète, même si je ne suis pas certain qu’il m’en reste grand-chose d’ici peu.   

De terre et de mer de Sophie Van der Linden. Buchet Chastel, 2016. 150 pages. 14,00 euros.




jeudi 22 septembre 2016

Forum Fnac livres : Les gagnantes !





Comme promis j’ai sorti mon chapeau magique pour effectuer le tirage au sort désignant les trois gagnants du dernier roman de Jonathan Franzen offert par la FNAC.





Vous étiez 40 sur la ligne de départ : 



Et les heureuses élues sont :









Félicitations à Titine, Saxaoul et dautresviesquelamienne !
Je fais partir les livres dès que vous me donnez vos coordonnées.




mercredi 21 septembre 2016

Pereira Prétend - Pierre-Henry Gomont (d’après le roman d’Antonio Tabucchi)

1938. Pereira est journaliste culturel dans un quotidien conservateur à la botte du dictateur Salazar. Il vit à Lisbonne et passe ses journées seul, avec pour passions sa femme décédée, à qui il parle quotidiennement, et la traduction des grands auteurs français. Bedonnant, flegmatique, sans véritable conviction politique, Pereira se contente de sa petite vie bien rangée jusqu’au jour où il rencontre un étudiant et sa compagne proches des milieux révolutionnaires antifascistes. Un couple pour lequel il va se prendre d’affection et qui va peu à peu faire évoluer sa perception des choses et de la vie en général.

Adapté d’un roman d’Antonio Tabucchi, cet album déroule le cheminement personnel et la métamorphose intime d’un apathique un peu falot. Pierre-Henry Gomont a eu l’intelligence de se libérer du texte original tout en en respectant l’esprit. Avec son trait nerveux, ses couleurs écrasées par la chaleur lisboète, sa lumière parfois glaciale, il restitue un Portugal où le temps semble être suspendu. L’ensemble est fluide, croqué sur le vif à la manière d’un carnet de voyage avec des trouvailles graphiques aussi audacieuses que réussies, notamment l’incarnation des doutes et des hésitations du héros par des ombres rouges symbolisant la dualité de ses sentiments entre bonne et mauvaise conscience.

Pereira, fermant d’abord les yeux sur les exactions d’un régime totalitaire qui l’indiffère, va entrer, à sa manière, en résistance. L’obèse cardiaque à l’apparente  mollesse s’engageant presque malgré lui sur la voie de la subversion pour combattre le totalitarisme et la censure est un personnage attachant et impossible à juger. Est-il lâche ou courageux ? Cherche-t-il à fuir une dictature ou refuse-t-il de voir la vérité en face ? Il nous pousse en tout cas à nous demander ce que nous aurions fait à sa place. Et franchement, bien malin celui qui peut répondre à cette question avec une absolue certitude.

Après Rouge Karma et Les nuits de Saturne, Pierre-Henry Gomont m’enchante à nouveau, avec un album totalement différent de ses deux illustres prédécesseurs, tant au niveau du contenu que de l’ambiance. Il confirme ici son immense talent et se classe parmi les talents incontournables de la BD actuelle. 

Pereira Prétend de Pierre-Henry Gomont (d’après le roman d’Antonio Tabucchi). Sarbacane, 2016. 160 pages. 24,00 euros.




Tous les participants à la BD de la semaine
sont aujourd'hui chez Stephie