lundi 6 juin 2016

Treize - Aurore Bègue

1992. Alice passe ses vacances avec ses parents et sa grande sœur Marie au bord de la méditerranée. C'est l'été de ses 13 ans, un été de tous les bouleversements. Alice observe celles et ceux qui l'entourent. Marie, qui compte bien perdre sa virginité avant de retourner au lycée et avec laquelle elle est de moins en moins complice. Ses parents dont le couple bat de l'aile en grande partie à cause de la fragilité psychologique de sa mère. Paul, l'ami de son père qui la trouble au plus au point. Et elle même, son corps qui change, ses premières règles, son incapacité à communiquer avec des ados de son âge. Des bouleversements qui, elle l'ignore encore, vont la marquer à jamais.

Un premier roman que je qualifierais de « timide ». Trop psychologique pour moi mais aussi un peu trop sage. Aucune surprise dans la construction du drame à venir, annoncé assez lourdement d’ailleurs à plusieurs reprises avant la fin, au cas où le lecteur pas très futé ne serait pas en mesure de comprendre ce qui va se passer. Tout est logique dans l’enchaînement des événements et dans les comportements des protagonistes. Les réactions des uns et des autres sont attendues, elles s’enchaînent avec une évidence qui donne malheureusement des airs de déjà vu.

Après, l’écriture est maîtrisée, l’ambiance pesante bien rendue, les émois et les questionnements propres à l’adolescence sonnent juste et le personnage de la mère, difficile à cerner, apporte un vrai plus. Dommage que le sujet ait déjà été abordé mille fois, notamment le regard d’une sœur cadette sur son aînée s’approchant du monde des adultes et s’éloignant irrémédiablement de la complicité qui les unissait depuis l’enfance. Pas un texte désagréable à lire, loin de là même, mais bien trop convenu pour susciter mon enthousiasme.

Treize d’Aurore Bègue. Rue Fromentin, 2016. 140 pages. 16,00 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine !






vendredi 3 juin 2016

L’érection Tome 1 - Jim et Lounis Chabane

Un album de circonstance. Pas parce que j’ai des problèmes d’érection, cela va de soi (et la question ne se pose même pas, tout va bien de ce côté-là, merci !), mais parce que ce week-end se tiendront les 21es rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens et que je ne raterais ce festival pour rien au monde, quitte à y aller à la nage cette année. C’est donc pour coller au plus près de l’actualité (du moins de la mienne) que je vais vous parler BD aujourd’hui avec le premier tome de ce diptyque signé Jim, scénariste prolifique s’il en est.

Ça commence comme une soirée tranquille entre amis. Florent et Léa se préparent à accueillir Alexandra et Jean-Fabrice pour le dîner. Léa fête ses 48 ans et accepte difficilement de vieillir. Le repas se passe bien mais au moment de se dire au revoir, La maîtresse de maison constate que son homme « bande comme un gros malade ». Elle en déduit, à tort, que « cette pute d’Alexandra », sa mini-jupe et son physique avantageux lui ont fait de l’effet. Commence alors une engueulade carabinée où les masques vont tomber et révéler un profond mal-être.


Une histoire de couple, donc. Un peu l’obsession de Jim, il faut dire. Ici, il détourne les codes du théâtre, installe ses « acteurs » dans un huis clos où un malentendu déclenche une réaction en chaîne aussi surprenante qu’incontrôlable. On a vraiment l’impression d’être dans une pièce de boulevard, avec ce décor d’appartement bourgeois, les portes qui claquent et le découpage en actes.

C’est drôle mais pas que. On déconstruit l’intimité d’un ménage où l’ambiance n’est pas au beau fixe malgré les apparences. On gratte des fêlures qui semblent s’approfondir à chaque page. Vingt-cinq ans que Florent et Léa sont ensemble. A l’approche de la cinquantaine, cette dernière s’interroge. Sur son pouvoir de séduction, sur le regard que porte sur elle son homme. Et elle s’agace, un peu trop rapidement sans doute. Florent encaisse, se défend et argumente. Mais rien ne semble y faire. Et la dernière page laisse augurer une suite « pimentée »…

Pas simple pour un dessinateur de réaliser 70 planches dans un seul et même décor avec les mêmes personnages, surtout quand l’intrigue tient davantage grâce aux dialogues qu’aux images. Lounis Chabane s’en sort avec brio, multipliant les mouvements de caméra, variant au maximum les postures et l’intensité des regards. Il joue aussi beaucoup sur les silences pour souligner les non-dits et la tension qui ne cesse de monter.

Étrange de « voir » du théâtre en BD. L’exercice est difficile. Mais la lecture se révèle particulièrement fluide, dynamique, vivante. Et la mise en scène tient la route du début à la fin. Du moins jusqu’au terme de ce premier tome. Pour la suite, il faudra attendre un peu. En espérant que l’entracte entre les deux albums ne durera pas trop longtemps.

L’érection, livre 1 de Jim et Lounis Chabane. Grand Angle, 2016. 68 pages. 16,90 euros.






jeudi 2 juin 2016

Destiny - Pierrette Fleutiaux

« Les humains de ces régions ne veulent pas frapper à coups de bâton, tirer au bazooka, décapiter, tailler à la machette, ils ne veulent pas tuer, mais ils ne veulent pas non plus, ils ne peuvent pas non plus, ouvrir les bras, changer leurs habitudes, leurs croyances, devenir de meilleurs humains, ils ne réussissent pas à ouvrir les yeux sur ce qui leur arrive, à porter leur regard vers l’horizon, à y lire les contours de ce qui avance vers eux. »

Anne tombe sur Destiny dans un couloir du métro. Elle la dépasse, s’arrête, puis revient vers elle. « La femme appuyée contre le mur est jeune, noire, enceinte et semble en souffrance ». Dans un anglais approximatif, Destiny explique qu’elle se rend à l’hôpital. Anne, sans se poser de question, décide de l’accompagner. Le début d’une étrange relation entre une sexagénaire un peu bobo et une migrante d’origine nigériane, arrivée d’Italie après un long et douloureux périple. Anne ne sait pas, ne comprend pas pourquoi elle va revoir Destiny le lendemain de leur première rencontre. Certes, elle lui en a fait la promesse, mais il lui serait facile d’oublier cette promesse. Pourtant, quelque chose la pousse, une sorte d’altruisme mêlé de fascination pour cette femme dont elle admire le parcours. Le bébé vient au monde et Anne est toujours là. Destiny ne manifeste pas vraiment d’affection envers sa bienfaitrice, elle cherche un toit, fait appel chaque soir au 115, se débrouille comme elle peut. Au fil des semaines, la dépression la gagne, les crises se succèdent, l’internement devient inévitable. L’enfant lui est retiré mais Anne ne l’abandonne pas. Malgré sa propre vie, sa propre famille, les vacances qui l’éloignent de Paris. Elle vient aux nouvelles, apporte son soutien, modestement et avec une certaine retenue.

Un roman qui dresse le portrait sans concession d’une relation aussi particulière que fragile. Aucun angélisme dans cette rencontre, dans ces rapports à la fois bienveillants et distants. On se demande si l’attitude d’Anne relève de la charité chrétienne, d’une volonté de se donner bonne conscience. On se demande pourquoi elle fait subitement de Destiny sa « protégée » et pourquoi cette dernière, sans aller jusqu’à mordre la main qui lui est tendue, ne montre jamais de signe de reconnaissance.

Anne est parfois traversée par des pensées négatives, venant à se demander si son « amie » ne cherche pas uniquement à profiter de sa bonté. Elle ne poussera d’ailleurs jamais cette bonté jusqu’à inviter la migrante chez elle : « Son appartement lui paraît trop étroit pour la contenir, pour contenir Destiny et son énorme cargaison de malheur. Il lui semble que si Destiny entrait dans son appartement, celui-ci, tel un bateau surchargé, pourrait sombrer. Elle voit littéralement Destiny posant le pied dans l’entrée et aussitôt les murs tanguer, le parquet s’incliner. »

En fait, le lien entre les deux femmes reste impossible à définir et c’est dans cette complexité permanente que le roman prend toute son ampleur et déploie une image d’équilibre instable où, sans fard et sans surjouer, chacune trouve sa place en toute sincérité. Un très beau texte qui, au-delà de la question des migrants et de « l’accueil » qui leur est réservé dans nos contrées, traduit magistralement l’aspect fluctuant, inquiet et incertain de la plupart des rapports humains.

Destiny de Pierrette Fleutiaux. Actes Sud, 2016. 184 pages. 19,00 euros.



mercredi 1 juin 2016

La maison - Paco Roca

Un an que la maison n’a pas été ouverte. Depuis la mort du père, personne n’y a mis les pieds. Les enfants sont décidés à la vendre. Mais avant, ils veulent la rafraîchir un peu, histoire de la rendre plus présentable aux futurs acheteurs. Murs lézardés, piscine en ruine, arbres fruitiers en piteux état, chasse d’eau qui fuit… José est le premier à découvrir l’ampleur des dégâts. Écrivain vivant à Madrid, il n’était pas revenu depuis des lustres. Accompagné de sa femme et aidé par un voisin, il effectue un premier toilettage rapide. Vicente, son frère aîné, arrive quelques jours plus tard, bientôt rejoint par Carla, la cadette. Dans cette maison de campagne où leurs parents les emmenaient chaque week-end et que leur père Antonio a construite de ses propres mains, dans ce lieu qui a accompagné leur enfance, quelques moments particuliers leur reviennent en mémoire.

Une magnifique réflexion sur le deuil, la filiation, les rapports entre frères et sœurs ou encore l’influence du poids du passé sur nos actes. Rien de nouveau sous le soleil d’Espagne à première vue mais le récit se déploie par petites touches, de flash-back en flash-back, avec une subtilité remarquable. Chacun se souvient d’un père froid et égoïste, travailleur infatigable à première vue peu intéressé par sa progéniture. Mais en laissant les souvenirs remonter, José, Vicente et Carla vont dresser un portrait plus en nuances. Et dans chaque pièce, devant chaque fissure du carrelage, sur la terrasse où l'on se réunissait pour manger, l’émotion va peu à peu prendre le pas sur le pragmatisme et ébranler les certitudes. Cette maison, faut-il la vendre finalement ?  

Le dessin, proche de la ligne claire, donne dans l’efficacité et est servi par un format à l’italienne permettant de multiplier les gaufriers et d’exprimer au mieux les nombreux moments d’introspection.

Une histoire simple, d’une justesse qui force l’admiration, empreinte de sensibilité mais écartant toute sensiblerie. Je me suis retrouvé dans les relations compliquées entre frères, dans les indécisions, les rancœurs et les complicités. Je suis sans doute d’un prévisible incurable mais je ne peux m’empêcher de tomber sous le charme d’un ouvrage qui parle du temps qui passe, de la mémoire et des sentiments, de la nostalgie d’une enfance vers laquelle il est toujours bon de se retourner pour mieux comprendre celui que l’on est devenu. C’est beau, triste et mélancolique comme la vie. Forcément j’ai adoré. Sans conteste un de mes coups de cœur BD de l’année !

La maison de Paco Roca. Delcourt, 2016. 128 pages. 16,95 euros.





mardi 31 mai 2016

Que du bonheur ! - Rachel Corenblit

C'est l'année la plus pourrie de sa vie que nous raconte Angela. Une tragi-comédie en cinq actes débutée le jour de la rentrée. Premiers pas au lycée et première cata : « Moi, Angela Milhat, presque quinze ans, les cheveux presque bruns, les yeux presque verts, les dents presque droites, je trébuche sur le sac de Lorna et je tombe en avant, comme une masse, sans avoir le réflexe d'avancer les mains. Un patate qui chute. Le syndrome du caillou qui ne réfléchit pas et subit les lois de la pesanteur ». Résultat, un nez cassé, du sang partout, une évacuation par les pompiers et une réputation foutue. Acte deux, ses parents divorcent. Acte trois, son chat meurt. Acte quatre, sa meilleure amie sort avec le garçon dont elle est secrètement amoureuse. Acte cinq, les vacances cauchemardesques chez papi dans l'Ariège enchaînées avec un séjour à Palavas les flots où elle participe au concours de Miss camping... Que du bonheur !

Journal intime hilarant dont le titre annonce la couleur, ce roman percutant vaut par sa drôlerie et le regard décalée portée sur son quotidien par cette ado poissarde qui n'a rien pour elle et en est bien consciente. Ses lamentations pleines d'autodérision et d'une lucidité à toute épreuve font pleurer, mais de rire. Car Angela se plaint sur un ton qui n'appartient qu'à elle. Une prose ravageuse, une ironie mordante et des jugements portés sur les autres qui ne sombrent jamais dans l'aigreur et la méchanceté gratuite. Tout le monde en prend certes pour son grade, mais le discours garde en permanence une forme de bienveillance écartant toute forme d'acidité.

Parce que quoi qu'elle dise, Angela est une gentille. Elle se moque, elle manie l'humour noir et le sarcasme, mais avec une certaine élégance. Son annus horribilis est un modèle du genre, racontée avec une maestria qui vous arrache des sourires à chaque page. Parsemé de photo-montages dont les légendes valent le détour, ce journal intime atypique est un parfait remède à la morosité ambiante. Un texte court et totalement jubilatoire, qu'on se le dise !

Que du bonheur ! de Rachel Corenblit. Le Rouergue, 2016. 122 pages. 10,20 euros. A partir de 13 ans.

Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.







dimanche 29 mai 2016

Les lectures de Charlotte (17) : Grande bouche - Antonin Louchard

La grenouille à grande bouche en a marre de se gaver de mouches à longueur de journée. Tellement écœurée qu’elle ne peut plus en manger. Elle se lance alors en quête d’une nouvelle nourriture et s’en va questionner d’autres animaux. La vache lui dit qu’elle mange de l’herbe, le lapin du trèfle, le merle des cerises… rien qui lui convienne et lui fasse envie. Arrivée devant le héron, elle lui pose naïvement la même question. Et celui-ci de répondre : « Moi, je mange des grenouilles à grande bouche… ».

Une réécriture de ce célèbre conte dont la morale pourrait être : « La curiosité est un vilain défaut ». Dans cette histoire en randonnée classique, chaque rencontre n’apporte pas de réponse satisfaisante au souhait de la grenouille. L’intérêt réside dans le traitement espiègle proposé par Antonin Louchard : sa grenouille totalement hystérique provoque l’hilarité, comme l’intervention des mouches dans les premières pages, narguant et insultant gentiment le batracien boudeur. A chacune de ses demandes, la grande bouche s’énerve et grossit, jusqu’à la rencontre finale avec le héron, qui lui rabaisse son caquet et la rapetisse à vue d’œil.



Un petit album décalé et irrévérencieux mettant en scène un personnage que l’on est presque ravi de voir si déconfit à la dernière page. C’est drôle et graphiquement très expressif. Et tant pis si ce n’est pas avec une telle histoire que l’on va inciter nos enfant à diversifier leur alimentation…

Grande bouche, d’Antonin Louchard. Seuil jeunesse, 2016. 40 pages. 8,90 euros.





vendredi 27 mai 2016

Naissance d’un père - Laurent Bénégui

Être père. Romain a eu neuf mois pour se faire à cette idée. Mais il n’y pas parvenu. Le grand jour arrive et il n'est pas prêt. En pleine tempête, sa compagne ressent les premières contractions. Le futur père débarque à la maternité sous les trombes d’eau, alors que Louise est déjà en plein travail. Et il ne le sait pas encore mais il va vivre un double accouchement dont il ne ressortira pas indemne.

C’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, paraît-il. Heureusement, ce proverbe ne s’applique pas aux papas. Ce n’est pas une fois l’enfant paru que l’on reconnaît les qualités de son géniteur, sa capacité à devenir un père « compétent ». Romain serait mal barré si c’était le cas. Lui qui refuse de couper le cordon, de toucher sa fille, de l’appeler par son prénom. Lui qui rechigne à aller la reconnaître. Il ne sait plus où il en est. Perdu. Pas prêt. Il faut dire qu’il a de qui tenir, son propre père ayant eu trois enfants, de trois femmes différentes, sans jamais assumé son rôle. Romain navigue à vue, la tempête est chez lui intérieur, le questionnement permanent. Et Louise le sent. Elle l’aime mais elle se rend compte que s’il ne change pas, ça ne va pas être possible de continuer. Alors Romain va changer. Par la force des choses. Mais aussi parce qu’une rencontre avec un autre nourrisson que le sien va le bouleverser. Pour autant, le chemin sera sinueux, les avancées fragiles, les maladresses nombreuses, les hésitations multiples.

Un roman qui parle de la paternité, la vie, la mort, l’amour, la filiation, de ce statut nouveau et difficile à assumer lorsqu'un enfant vient au monde et que, quelque part, il nous met devant le fait accompli. Prendre les choses en main, trouver sa place, être à la hauteur. C’est plus ou moins facile. Question de vécu, de personnalité, d’identité. Romain est un personnage touchant. Il m’a clairement agacé parfois, comme Louise d’ailleurs, mais je n’ai jamais eu envie de l’accabler. Nous n'avons rien en commun mais je peux le comprendre. C’est tout l’art de Laurent Bénégui je trouve, une capacité à exprimer des réactions et des questionnements universels à partir d’un cas très individuel et particulier.

Un beau texte, extrêmement construit, extrêmement maîtrisé, et qui a l'intelligence de proposer une fin ouverte, pleine d'espoir mais où rien n'est pour autant acquis. Et un livre vers lequel je ne serais jamais allé si on ne me l’avait pas mis entre les mains. C’est l’avantage d’avoir des amies très chères qui savent bousculer, avec goût, mes habitudes de lecteur.

Naissance d’un père de Laurent Bénégui. Julliard, 2016. 225 pages. 18,00 euros.

Les avis de Caroline, ClaraLaurie, Noukette, Philisine, Syl.



jeudi 26 mai 2016

Les rêveries d’un gourmet solitaire - Taniguchi et Kusumi

Il me ressemble le gourmet solitaire. Enfin, j’aimerais lui ressembler plutôt. Solitaire, je le suis, assurément. Gourmet, sans doute bien moins que lui. Mais j’ai souvent, comme lui, cette mine renfrognée, tête légèrement inclinée vers le bas, perdu dans mes pensées. Je l’apprécie parce qu’il est simple, il va à l’essentiel sans se départir d’une certaine exigence vis-à-vis de la nourriture. Il est curieux aussi, il aime sortir des sentiers battus pour trouver la gargote qui ne paie pas de mine où le patron, derrière son comptoir et sans avoir l’air d’y toucher,  mitonne des plats délicieux.

Le gourmet solitaire est friand d’expériences culinaires nouvelles. Il flâne, il prend son temps. Personne ne l’attend, personne ne lui met la pression. Célibataire et travailleur indépendant, il avance à son rythme. Comme beaucoup de personnages de Taniguchi, c’est un rêveur, un méditatif. Ses recherches de restaurants sont autant de balades où le chemin compte presque plus que la destination finale.

Il ne se passe rien dans ce manga. L’histoire se répète à chaque chapitre. Notre gourmet profite de la moindre occasion pour se lancer en quête d’un endroit où manger, au petit bonheur la chance. Il ne s’interdit rien, des nouilles chinoises à la pizza, du repas péruvien au japonais le plus classique en passant par le couscous. Le schéma est toujours le même : il cherche sans but précis, il trouve, s’installe, choisit et mange. Dit comme ça, bonjour l’ennui ! Et pourtant ce n’est pas du tout le cas, on se régale autant que lui. Une question d’atmosphère, de façon d’être au monde. Une posture où la seule chose qui importe est de n’être lié à aucune obligation. Il est toujours seul et heureux de l’être. Il se parle à lui-même, se félicite quand il dégotte la perle rare, s’enguirlande quand il se goinfre trop.

C’est un intuitif, le gourmet. Il hésite souvent, se demande s’il a fait le bon choix, reconnaît quand il se trompe. Mais il se laisse porter par son envie, il avance sans tergiverser, sans chouiner, il profite de ce qui s’offre à lui. J’aime sa modestie, j’aime le voir s’empiffrer, j’aime son enthousiasme jamais feint face à la nourriture. Plus que tout, j’aime sa liberté. Mon héros de manga préféré. Sans doute parce qu’il est tout sauf un héros.

Les rêveries d’un gourmet solitaire de Taniguchi et Kusumi. Casterman, 2016. 132 pages. 16,95 euros.









mardi 24 mai 2016

Hugo de la nuit - Bertrand Santini

Il serait criminel de résumer le nouveau roman de Bertrand Santini. J’apprécie d’ailleurs le fait que l’éditeur n’ait pas pris la peine de le faire sur la quatrième de couverture, se contentant sobrement de quelques mots : Une nuit d’été, un enfant, des fantômes, un secret. Tout est dit. Ou pas. Et c’est tant mieux. Parce que ce roman ne se raconte pas, il se lit. On y croise bien un enfant et des fantômes. Mais aussi un cimetière, des zombies, du pétrole, un assassin et une plante rare qui joue un rôle central dans l’histoire.

En fait, pour entrer dans ce texte, il suffit de se laisser prendre par la main sans se poser de questions. Et le plaisir est là, à se promener entre des tombes en ruines avec Hugo, Dame Betti, Cornille, Poudevigne, Adelaïde, Gertrude, Nicéphore, Violette et Le Poemander. On frémit, on rit, on est ému, on rêve. Parce que Bertrand Santini est un conteur, un vrai. De ceux qui osent, ne se refusent rien, laissent l’imagination prendre le pouvoir. Sans limite mais en ne perdant pas de vue qu’il faut donner du sens, et ne jamais céder à la facilité.

A un moment donné, la maman d’Hugo, écrivain pour enfants, lui explique qu’il y a une chose qu’elle ne dit pas dans ses livres, une vérité qu’il est préférable de cacher : « Le monde est un endroit cruel, injuste et absurde ». Et bien Bertrand Santini, lui, ne se prive pas de le dire. De dire le monde comme il est, sa beauté et son horreur, la vie, la mort, l’amour, la douleur et les trahisons. Mais il le fait avec finesse, il le fait en ne dissociant jamais le malheur d’une tranche de bonne humeur, d’éclats de rire, de franche camaraderie, de dialogues et de situations tellement improbables qu’elles vous arrachent des sourires aux moments les plus sombres. Il n’épargne pas ses jeunes lecteurs, c’est une marque de respect je trouve. La marque d’un auteur à part dont chaque nouveau livre démontre une capacité de renouvellement sidérante. Un auteur dont l’écriture me touche particulièrement et qu’il serait scandaleux de ne pas découvrir au plus vite, j’espère que le message est passé.

Hugo de la nuit de Bertrand Santini. Grasset jeunesse, 2016. 215 pages. 13,50 euros. A partir de 12 ans.




Une pépite jeunesse un peu spéciale cette semaine puisque Noukette et moi avons le plaisir d'accueillir dans notre rendez-vous la pétillante Framboise qui, elle aussi et sans surprise, est tombée sous le charme d'Hugo et de ses compagnons.





lundi 23 mai 2016

76 clochards célestes ou presque - Thomas Vinau

Les clochards célestes ont tracé l'itinéraire de mon parcours de lecteur. Depuis toujours. Je suis parti sur la route avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Neal Cassidy, j'ai traversé le désert de l'Utah avec Edward Abbey, fait le passager clandestin sur les trains de marchandises et les wagons à bestiaux avec les hobos Boxcar Bertha et Edward Anderson. Grâce à eux j'ai visité les asiles, dormi à la belle étoile, fréquenté les hôtels miteux, les parcs et les églises, fait la manche et multiplié les petits boulots. Grâce à eux j'ai bourlingué à travers les pages, touché par la malédiction du sang nomade.

Alors quand Thomas Vinau dresse le portrait de 76 d'entre eux, je plonge la tête la première. En commençant par ceux qui me parlent, ceux que j'ai eu la chance de fréquenter. Mon Buko adoré bien sûr, ce « gros dégueulasse qui écrit des lettres d’amour en se mouchant dans son T-shirt », Selby, celui « qui a encaissé sa vie comme on encaisse les coups », André Laude, qui « écrit ses poèmes avec ses larmes », Dan Fante, le fils de, qui « a passé vingt ans à tenter de s'immoler de l'intérieur, avec du gin », Gaston Couté « le poète paysan, le commis érudit, le libertaire de la terre », Jehan-Rictus, metteur en scène des « rêves rigolards et désespérés de la pauvreté », Thierry Metz l'inconsolable, celui qui se suicidera à l'hôpital psychiatrique, « exclu de la vie par la souffrance », Cendrars « l'ami de tous les fous, de tous les prisonniers, de toutes les putes, des nègres, des clodos, le plus grand suceur de mégots du monde, à jamais pour la braise et les cendres », ou encore Jack London, à qui « tous les enfants qui ont eu le courage de ne pas devenir adultes disent merci ».

Parmi les autres, des écrivains, des musiciens, des artistes. Des hommes et des femmes. Le précurseur Diogène, l'inégalable Elliott Smith, l'incandescent Gil Scott-Heron, le rêveur Christopher McCandless (Into the Wild), Nicolas Bouvier qui « avance avec lenteur sur la terre des hommes », Billie Holiday, qui est « le bruit que fait le poing d'un homme sur la peau d'une femme ». Certains noms qui m'étaient jusqu'alors inconnus rejoindront bientôt les rayonnages de ma bibliothèque, c'est une certitude, comme Jean-Paul Clébert, Marc Stéphane ou l'italien Mario Rigoni Stern.

Je n'y peux rien si les clochards célestes me fascinent. Pas que je les envie, ni que je les idéalise. C'est simplement qu'ils touchent des cordes me faisant profondément vibrer. Beaucoup ont en commun une vie trop courte, une consommation excessive de drogue et d'alcool, une solitude portée comme un étendard. Ce sont des indomptés, des fous, des malades, des crevards, des anachorètes, des bougies se consumant trop vite. Il sont
« Les orpailleurs de misère
Les petites mains de la beauté
Les derviches déglingués
Les explosés en plein vol
Les qu'ont la tête dans les étoiles
et les deux pieds
bien dans la merde
Les qui saignent honnêtement
Les immenses moins que rien
Les clochards célestes »

C'est simple, j'ai tout aimé dans ce petit bouquin, la prose, la diversité des portraits et l'objet-livre en lui-même avec sa superbe couverture. J'espère maintenant qu'un tome deux suivra, il en reste tellement à ajouter à cette belle galerie. Et si Thomas Vinau a besoin de noms, je peux lui en souffler quelques-uns, à commencer par le volcanique Malcolm Lowry.

76 clochards célestes ou presque de Thomas Vinau. Le Castor Astral, 2016. 200 pages. 15,00 euros.