mardi 2 février 2016

Le premier mardi c'est permis (45) : Contes libertins du Maghreb - Nora Aceval

« Je les entends, les femmes de Nora Aceval, ses sœurs et ses cousines, ses tantes et ses amies des Hauts-Plateaux. Elles racontent dans leur langue, libre, libertine, défiant les interdits entre rires et exclamations heureuses, les audaces des femmes qu’elles seraient dans la clandestinité, qu’elles sont ? […] Séquestrées, sous haute surveillance nuit et jour, leur virginité jalousement gardée par la tribu intraitable, mariées à des vieillards ou à des avares, convoitées par des Tolbas (religieux) concupiscents et fourbes, leur imagination ne connait pas de limites. Elles inventent les fictions les plus folles, les plus extravagantes, efficaces toujours. Pour elles, l’amour de l’amour triomphe, pour les amants, ils répondent dans un bel élan viril au désir des femmes, pour les maris, ils sont convaincus de l’innocence de l’épouse… » (Leila Sebbar)

Une belle rencontre au salon du livre de Creil en novembre dernier. Nora Aceval et Leïla Sebbar derrière la même table, devant elles quelques ouvrages dont celui-ci. L’une y a retranscrit des contes licencieux collectés auprès de femmes nomades et paysannes des Hauts-Plateaux maghrébins, l’autre en signe la préface. La discussion s’engage, Nora m’explique comment elle a recueilli ces contes transmis par les femmes entre elles de génération en génération. Une forme d’oralité pleine de grivoiserie mais pas uniquement, où affleure souvent une critique sociale, politique et religieuse. Chaque année elle arrive dans les villages avec son petit magnéto pour les enregistrer « à la source ». Et chaque année les femmes accourent pour lui en raconter de nouveaux, tout en s’étonnant qu’elle fasse le voyage de France  pour « des histoires si désuètes ». Nora tient à cette collecte, la sauvegarde de ce répertoire s’apparentant pour elle à un devoir de mémoire.

Le livre est superbe, magnifié par les dessins à l’encre de Chine de Sébastien Pignon. Chaque conte fait deux ou trois pages. Dans ces contes, les femmes sont volages, elles usent et abusent de stratagèmes pour tromper leur époux, pour attirer à elles celui qu’elles désirent, pour cacher la perte de leur virginité avant le mariage. On y croise des femmes à « la vulve heureuse », des femmes faussement naïves menant les hommes par le bout du nez, des femmes délurées, des femmes rancunières. Certains textes sont très drôles (« La bougie »), d’autres donnent dans la fable à la morale savoureuse. C’est léger et joyeux, étonnant et audacieux. Un régal.


Contes libertins du Maghreb de Nora Aceval. Éditions Al Manar, 2008. 110 pages. 18,00 euros.













lundi 1 février 2016

J’ai toujours ton cœur avec moi - Soffia Bjarnadottir

« Nous sommes au mois de novembre 2018, et me voila en route pour un requiem sur l’île de Flatey, une lettre d’adieu en poche. »

Hildur vient de perdre sa mère Siggy. Une femme excentrique qui l’a à peine élevée. Arrivée sur l’île, dans la maison léguée par sa génitrice, elle laisse peu à peu les souvenirs remonter. Les moments passés avec sa grand-mère Laretta, ce fils qu’elle a abandonné à son père juste après l’accouchement, son grand frère Pétur, le vieux Kafka, voisin fou amoureux de Siggy. Et puis David, colosse aux yeux vairons croisé pendant la traversée et qui vient de l’inviter à dîner. Après l’enterrement,  Hildur erre, se cherche, divague, croise quelques fantômes : « Elle était morte. La femme qui m’avait mise au monde. […] Morte comme l’amour dans mes veines. Comme la montagne dans ma tête. Morte. Elle n’était plus mon nord ni mon sud, ni mon est ni mon ouest. »

Un premier roman étrange, inclassable, traversé d’une profonde mélancolie. Un texte halluciné à la construction éclatée où la voix d’Hildur résonne avec magnétisme et sensibilité : « J’ai envie de vivre et mourir à la fois. D’être et de partir. Nous sommes tous bipolaires. Le désir d’un retour aux sources vit en chacun de nous, en lui s’unissent les balbutiements et la fin. »

Un roman de saison. Le roman idéal pour un mois de janvier où la pluie cingle les carreaux et le vent entraîne les arbres sans feuilles dans une danse macabre. Un roman typique de ce qu’est la littérature islandaise d’aujourd’hui, il me semble. Un roman comme je les aime.

J’ai toujours ton cœur avec moi de Soffia Bjarnadottir. Zulma, 2016. 142 pages. 16,50 euros.

L’avis de Virginie








samedi 30 janvier 2016

Old Pa Anderson - Hermann et Yves H.

Alors comme ça, Hermann a obtenu le grand prix à Angoulême cette année ? Attribuer la plus haute des récompenses du festival à ce vieux routier de la BD, je valide. J’aime bien Hermann, un dessinateur à l’ancienne (né en 1938), un peu bougon, un peu ours, qui vit loin des modes et des courants. Un gars qui trace son sillon sans esbroufe, qui a donné dans le western (Comanche) , le post-apocalyptique (Jeremiah), l'aventure (Bernard Prince) ou le récit historique (Les tours de Bois-Maury). Un gars qui se fiche de ce que l’on pense de lui et qui trouve que la BD actuelle est devenue « un business, une espèce d’art enveloppé de prétention et de snobisme ». Un gars qui ne se considère pas comme un artiste mais comme un artisan. Surtout, et rien ne peux me plaire davantage, un gars avec tellement peu d'amour propre qu'il a déclaré un jour se contrefoutre de savoir ce que ses œuvres deviendront une fois qu’il aura disparu. Bref, pour moi, il fait un beau gagnant !


Dans son nouvel album sorti la semaine dernière, Hermann illustre une fois de plus un scénario de son fiston Yves H. Pour être honnête, leur duo n’a pas accouché que de chefs d’œuvre, loin de là (Le diable des sept mers par exemple ou encore quelques westerns pour le moins anecdotiques).  Avec Old Pa Anderson, ils s’intéressent aux discriminations raciales dans le sud profond au milieu des années 50. Old Pa vient de perdre sa femme. Le vieil homme ne s’est par ailleurs jamais remis de la disparition de sa petite fille huit ans plus tôt. Lorsqu’il apprend que ce sont trois blancs qui l’ont enlevée, violée et tuée, il décide se venger. Conscient que ses actes vont le condamner à mort mais résolu à l’idée que, quoi qu’il arrive, il n’a plus rien à perdre, Old Pa se lance dans une odyssée tragique dont il connait l’inéluctable issue.

Rien de follement original mais l’album donne dans l’efficacité. L’ambiance poisseuse du Mississippi, le racisme ordinaire, la violence et la haine, tout y est. Et puis les aquarelles en couleur directe d’Hermann, son art du cadrage et son style très personnel en mettent plein les yeux.

Pas l’album du siècle mais une bonne occasion, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, de découvrir le grand prix d’Angoulême 2016.

Old Pa Anderson d’Hermann et Yves H. Le Lombard, 2016. 64 pages. 14,45 euros.









vendredi 29 janvier 2016

220 volts - Sylvain Escallon

Ramon Hill a tout pour être heureux. Auteur de best-sellers, une épouse charmante, deux enfants, un niveau de vie plus que respectable… « Mais Ramon Hill, 37 ans, écrivain promis à toujours plus de succès littéraires et père de famille comblé, c’est du flan. » Parce que Ramon est en plein passage à vide. Incapable d’aligner trois mots pour faire avancer son nouveau manuscrit et incapable de gérer la crise qui secoue son couple. En désespoir de cause, madame organise une virée dans la maison secondaire de ses parents perdue en pleine cambrousse. L’occasion de se retrouver tous les deux sans les gosses et de recoller les morceaux. Arrivés sur place, les choses semblent prendre la bonne direction. Mais leur isolement met en lumière  les failles de chacun et n’apaise en rien la situation. Et quand Ramon s’électrocute en voulant réparer une prise de courant, tout déraille…

Il serait scandaleux d’en dire plus tant cette histoire enchaîne les surprises inattendues. Sachez juste que l’on a affaire à du noir très serré, très amer, sans le moindre gramme de sucre. Adapté du roman éponyme de Joseph Incardona, ce huis-clos oppressant est cruel et immoral. Peu à peu l’amertume laisse sa place à l’acidité et il reste en bouche un arrière goût de bile difficile à avaler.



J’avais découvert le noir et blanc puissant de Sylvain Escallon avec « Les Zombies n’existent pas ».Il confirme ici l’étendue de son talent, notamment cette facilité à mettre en scène une atmosphère tendue où le sordide côtoie une certaine forme de légèreté.

J’enrage de ne pouvoir vous en dire davantage, notamment pourquoi j’ai adoré le personnage de Ramon et son attitude de fieffé salopard très politiquement incorrect. Et pour ceux qui connaissent l’histoire, je précise juste qu’il ne faut y voir en aucun cas une quelconque solidarité masculine… Un album qui ne plaira clairement pas à tout le monde tellement il gratte, mais vous aurez compris que pour moi, c’est une réussite totale !


 220 volts de Sylvain Escallon. Sarbacane, 2015. 140 pages. 22,00 euros.




mercredi 27 janvier 2016

Melvile T2 : L’histoire de Saul Miller

Melvile. A peine 500 habitants. Localisation inconnue. Un bled perdu entre forêts et montagnes. J’y avais suivi avec plaisir l’histoire de Samuel Beauclair, J’y suis retourné pour découvrir celle de Saul Miller, astrophysicien, prof d’université à la retraite revenu sur les terres de son enfance. Un des rares habitants de Melvile à avoir fait des études. Aujourd’hui, Saul donne des cours particuliers à la petite Mia pendant que sa mère travaille dans la seule taverne du coin. La nuit, il admire les étoiles dans un silence de cathédrale. Un soir, des chasseurs lui demandent l’autorisation d’emprunter en voiture une route lui appartenant pour traverser la vallée plus rapidement. Saul refuse et après quelques invectives, les chasseurs rebroussent chemin mais Saul se doute qu’ils n’en resteront pas là. Une crainte malheureusement justifiée…

Une fois encore, Romain Renard centre son récit sur le rapport de l’être humain à son environnement. Le cadre verdoyant et la nature omniprésente laissent peu à peu glisser les protagonistes vers une forme de sauvagerie. La tension monte au fil des pages, l’ambiance s’alourdit et on sent venir l’explosion de violence, inéluctable. Parallèlement, et après avoir abordé la question de la filiation dans le premier volume, il s’intéresse cette fois à l’idée de transmission. Et comme dans le premier volume, il tient avec Saul un personnage complexe dont la face cachée et le passé trouble sera peu à peu révélé.

Le dessin me bluffe toujours autant. Mélange de fusain et de feutre avec certaines pages proches du photo-montage, il s’en dégage un grain très particulier avec énormément de masse et de matière, notamment dans les décors.

Melvile, c’est avant tout une ambiance. Entre grands espaces et oppression, ombre et lumière, calme et tempête. On navigue à vue, on se laisse emmener sur des chemins de plus en plus chaotiques, et finalement emporter par une puissance narrative redoutable. J'adore !

Melvile T2 : L’histoire de Saul Miller. Le Lombard, 2016. 208 pages. 22,50 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Livresse des mots et Noukette.












mardi 26 janvier 2016

Aussi loin que possible - Eric Pessan

« On est deux animaux, on a ouvert une porte, sans savoir pourquoi ni comment, on court de peur qu’elle ne se referme. »

Ils sont partis un lundi matin, sur un coup de tête, sans en avoir discuté au préalable. Zéro préméditation. Tony a compté jusqu’à trois et s’est élancé. Antoine l’a suivi. En baskets et survêtement, rien dans les poches. Ils ont quitté la cité en courant en ne se sont pas arrêtés. Ils ont couru du matin au soir, couvrant près de 400 kilomètres en cinq jours. Ils ont chapardé leur nourriture dans les supérettes, ont couché dans des maisons de vacances à l’abandon. Ils ont pris la clé des champs sur un coup de tête, l’un fuyant ce père qui le frappe et l’autre refusant de quitter la France pour l’Ukraine suite à un arrêté d’expulsion.

Un magnifique roman, ode à la liberté, fuite nécessaire pour profiter d’un présent faisant fi du passé et de l’avenir. Une course de fond motivée par la tristesse et la colère, loin d’une quelconque recherche de performance. « La course, on l’a gagnée tous les deux, ensemble, on ne saura pas lequel court le plus vite, et on ne veut pas le savoir, puisque l’on courait l’un avec l’autre, en équipe. »

Dans la tête d’Antoine, le lecteur partage  la fatigue, la peur, la douleur physique, la soif, la faim, l’entraide, les silences, le danger permanent. Il partage aussi cette incroyable sensation de lâcher prise, ce champ des possibles où l’utopie prend forme à chaque mètre parcouru.

Le texte est aérien, il respire au rythme des foulées, allie réalisme et poésie dans une langue puissante et délicate. Magnifique, vraiment.

Aussi loin que possible d’Eric Pessan. Ecole des loisirs, 2015. 140 pages. 13,00 euros.

Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai la plaisir de partager avec Noukette.










lundi 25 janvier 2016

J’envisage de te vendre (j’y pense de plus en plus) - Frédérique Martin

Il y a cet homme qui vend sa mère sur une brocante et cet autre dont la tentative de suicide est filmée par une équipe de télévision. Il y a  ce couple qui choisit son bébé sur catalogue et cette femme, gagnante malgré elle d’un cadeau qui risque de lui pourrir la vie. Il y a celui qui va être jugé en direct à la télé par les sages de l’Organisation des Consciences Unies, celle prise en otage par une Brigade de l’eau et ce Serial Killer voyant défiler devant lui les familles de ses victimes.

Une atmosphère étrange se dégage des nouvelles de Frédérique Martin. Elle dépeint une société effrayante où les libertés individuelles ont été sacrifiées au nom d’une cause collective particulièrement liberticide. Pouvoir des médias, marchandisation à outrance, répression du féminisme aboutissant à l’interdiction de l’espace public aux femmes, sa vision d’un futur pas forcément très lointain interpelle et inquiète.

Je découvre avec ce recueil une plume à la fois  élégante et directe au charme incontestable. Quelques bémols pour chipoter : certaines nouvelles, plus classiques, apparaissent un peu « fades », notamment celle du mariage (déjà vu cent fois le coup du témoin qui se tape la mariée) et celle du déménagement. Mais pour le reste, impossible de nier la cohérence d’un recueil où apparaît une anticipation qui n’a malheureusement rien de délirant et pourrait représenter un avenir proche des plus déprimants. Et puis impossible de bouder son plaisir devant une auteure française aussi à l'aise dans l'exercice de la nouvelle, un genre que j'adore et qui est bien trop peu considéré sous nos contrées.

J’envisage de te vendre (j’y pense de plus en plus) de Frédérique Martin. Belfond, 2016. 220 pages. 17,50 euros.

Une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

L'avis de Saxaoul








dimanche 24 janvier 2016

Mon cousin Momo - Zachariah Ohora

Momo l’écureuil volant arrive chez ses cousins pour les vacances. Tout le monde l’attend avec impatience mais très vite, il y a quelque chose qui coince. Momo est timide, il s’habille bizarrement, il ne sait pas jouer à cache-cache, est incapable de renvoyer la balle de ping-pong et rêvasse devant des champignons ou des insectes. En gros, il est nul, ce Momo. Et quand il entend dire qu’il n’est pas rigolo et que l’on aurait dû inviter un autre cousin à sa place, l’écureuil volant, triste et contrarié, décide de faire ses valises…

Un album sur la différence, l’acceptation de l’autre tel qu’il est, même si son « mode de fonctionnement » est très éloigné de ce dont on à l’habitude. C’est tendre et drôle, tout se termine bien, dans un élan de bonne humeur et de partage qui donne le sourire.

J’aime beaucoup le graphisme, à la fois naïf, expressif et très coloré. Les illustrations occupent des doubles pages aux angles de vue variés privilégiant les gros plans.

Un vrai plaisir de découvrir le cousin Momo et ces petites lubies bien à lui. Et un sujet dans lequel il est bon de plonger les petits lecteurs dès le plus jeune âge.

Mon cousin Momo de Zachariah Ohora. Little Urban, 2016. 32 pages. 10,50 euros. A partir de 3-4 ans.




vendredi 22 janvier 2016

La patience des buffles sous la pluie - David Thomas

Mes filles et leurs copines jouent en ce moment à la roulette russe avec des bonbons très particuliers. Je ne sais pas si vous connaissez le principe mais dans un même paquet, des bonbons de couleur identique cachent des goûts très différents comme par exemple noix de coco ou lingette, pêche ou vomi, poire ou crotte de nez, j’en passe et des meilleurs. On choisit donc au hasard avec une chance sur deux de tomber sur un truc infect. Fou rire assuré ! Et bien je trouve que c’est un peu la même chose avec les nouvelles (le fou rire en moins). Et davantage encore avec les micro-nouvelles, où l’on sait en quelques lignes si l’on est tombé sur une bonne ou une mauvaise pioche.

Avec David Thomas, maître ès micro-nouvelles, il n’y a aucune mauvaise surprise à attendre, chacun de ses textes étant divinement savoureux. J’avais déjà eu l’occasion de m’en rendre compte avec « On ne va passe se raconter d’histoire », j’en ai eu la confirmation avec ce petit recueil qui est en fait sa première publication. Dans un genre différent, Thomas me fait le même effet qu’Etgar Keret, une délicieuse sensation difficilement explicable. D’ailleurs, comme pour Keret, je me dis que j’adorerais écrire comme lui. Et avoir ce sens de l’oralité au rythme très littéraire, cette dérision, cette acidité mordante alliée à un humour aigre-doux, cette lucidité sur la vie et ses travers, cette ironie ne s’abaissant jamais au cynisme, cet art de la chute.

Au fil de ces soixante-treize textes brefs, il dresse des portraits d'hommes et de femmes aux vies ordinaires en prise avec leurs doutes, leurs convictions, leurs failles, leurs forces et leurs petitesses. Des petits riens : des lâchetés, des regrets, des mesquineries, des chamailleries de couples usés par le temps et le quotidien, des reproches que l’on se jette au visage sans prendre de gant, de la mauvaise foi. Des petits riens qui pourraient sans problèmes être les nôtres (les miens en tout cas). Mais tout cela reste incroyablement vivifiant, furieusement drôle et merveilleusement écrit.

« La patience des buffles sous la pluie fait partie de ces livres à la fois formidablement simples et sobrement raffinés qui nous rendent intelligibles à nous-mêmes, qui nous rattachent les uns aux autres, nous donnent envie de tenir debout et de nous ancrer encore plus profondément dans cette étrange activité suicidaire qu’est la vie. » Je ne pourrais jamais dire les choses mieux que Jean-Paul Dubois.

La patience des buffles sous la pluie de David Thomas. Le livre de poche, 2011. 155 pages.

Un lecture commune avec Noukette qui me tenait à cœur. Parce que ce vendredi est un peu particulier pour moi et surtout parce que c’est elle qui m’a offert ce livre à l’occasion d’une journée mémorable en sa compagnie dont je ne vous donnerais évidemment aucun détail.

Extraits :

Slip

Tu sais quoi ? Je crois qu'il va falloir inventer une façon plus sexy de mettre son slip. Parce que de te voir tous les matins plié en deux, les bras qui pendouillent et les jambes qui visent le trou, franchement, ça va pas. ça colle pas avec ton image d'homme élégant. ça casse quelque chose. Alors, je sais pas, débrouille-toi comme tu veux mais trouve une autre façon d'enfiler ton slip.

(Ma femme aurait pu écrire ce texte !!!!!)  
Passé

Pour la première fois de ma vie mon passé me surprend. J'ai envie de parler en silence. De me parler. J'ai envie que ce jeune type qui ne sait pas ce qui l'attend mais qui porte son sourire comme un laisser-passer s'avance vers moi. J'aimerais le voir arriver vers moi avec mes vingt ans de moins, s'asseoir à mes côtés, me sourire timidement, mettre ses mains dans ses poches et garder le silence. J'aimerais que ce jeune type avec mes vingt ans de moins ne me juge pas. J'aimerais qu'il me pardonne de l'avoir trahi.

Quatorze fois

Tu me fais un petit bisou ? On va se prendre un petit café ? Je fume une petite clope et on y va. Si on se faisait un petit ciné ce soir ? Ou alors on reste tranquilles avec un bon petit bouquin. Devant un petit feu... Tu sais ce qui me ferait plaisir pour les vacances ? C'est un petit voyage en Italie. T'as vu mon petit haut ? Je vais te faire une petite pipe. T'as un petit air bizarre...
En dix minutes, elle a trouvé le moyen de dire petit au moins quatorze fois. Quelque chose me dit que je ne vais rien vivre de grand avec cette fille.




jeudi 21 janvier 2016

Banquises - Valentine Goby

En 1982, Sarah, 22 ans, prend un avion à destination du Groenland. Sa famille ne la reverra jamais. Une disparition aussi soudaine qu’inexplicable laissant son père, sa mère et sa jeune sœur Lisa totalement dévastés par le chagrin. Après la stupeur vient le temps de l’incompréhension. La police penche clairement pour une disparition volontaire et refuse de lancer des recherches puisque Sarah était majeure. Le détective privé engagé par les parents ne trouve rien de concret, les mois, les années passent, et l’absence reste impossible à combler. Lisa n’était qu’une ado à l’époque des faits. Vingt-sept ans plus tard, elle décide de partir sur les traces de sa grande sœur et embarque à son tour pour le Groenland.

Vous le savez si vous passez régulièrement par ici, entre Valentine Goby et moi, il se passe un truc (même si je doute fortement qu’elle soit au courant, mais c’est un détail). Déjà, elle est charmante (un autre détail me direz-vous, n’empêche, c’est un petit plus non négligeable). Ensuite, pour avoir eu la chance de discuter longuement avec elle et pour l’avoir vue à l’œuvre avec des élèves, elle est passionnante. Alors forcément, je ne suis pas objectif quand je parle de ses livres (Mais qui l’est, finalement ?). Il y a quelque chose dans son écriture qui m’ébranle profondément. Une question de rythme et de vocabulaire. Une précision chirurgicale alliée à un lyrisme contenu. Jamais un mot de trop, tout est gratté jusqu’à l’os. Je crois que c’est de l’ordre du sensoriel et ça ne s’explique pas.

Ici elle dit l’absence, la souffrance infinie de la perte d’un enfant dont on ne peut faire le deuil. Elle décrit un grand huit permanent fait d’espoir infime et de renoncement dans un récit tout sauf linéaire où les époques se chevauchent et les personnages s’exposent sans filtre. Dans un troublant effet de miroir, la description crépusculaire d’un Groenland en pleine déliquescence, d’une population à l’agonie, résignée devant l’inéluctable disparition de leur monde, est totalement bouleversante.

Banquises est quelque part le roman de l’effacement. Effacement progressif de toutes traces de l’absente et effacement progressif d’un territoire et de ses habitants. La langue et somptueuse, l’histoire d’une infinie tristesse. Comment vouliez-vous que j’y résiste ?

Banquises de Valentine Goby. Le livre de poche, 2013. 210 pages.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Philisine. C’est elle qui m’a offert cet exemplaire accompagnée d’une gentille dédicace de l’auteure. D’ailleurs il me semble que tous les livres de Valentine Goby trônant sur mes étagères (Kindetzimmer, La fille surexposée, Une preuve d’amour et Méduses) sont dédicacés. Que voulez-vous, on est fan ou on ne l’est pas^^