samedi 5 septembre 2015

Les lectures de Charlotte (8) : Mon gâteau d'anniversaire

Pour faire un gâteau d’anniversaire, c’est simple : on pèse la farine et le sucre, on casse les œufs, on monte les blancs en neige, on mélange le tout, on préchauffe le four, on cuit, on démoule et c’est prêt. Quatorze animations sont proposées dans ce livre à l’épais cartonnage et à la mise en page on ne peut plus maline pour, pas à pas, mener la recette à bien. Et grâce aux conseils avisés des petites souris, impossible de se tromper !

Clairement, Charlotte est encore trop petite pour ce livre. Certaines animations demandent une motricité et une finesse gestuelle que ne possède pas un enfant de deux ans. Il n’empêche, elle adore tourner et tripatouiller les pages, mais jamais seule, pour éviter tout risque d’arrachage intempestif. A part ça, c’est un excellent livre animé, original et inventif, instructif aussi, permettant beaucoup de manipulations différentes.


Les étapes de la recette sont respectées à la lettre et impliquent une logique d’actions concrète (peser, ajouter, tourner, cuire et manger, sans oublier de souffler les bougies !). Et puis l’air de rien, on aborde un vocabulaire spécifique à la cuisine d’une grande variété. Bref, c’est une réussite et une première approche idéale de la pâtisserie, surtout si après la lecture on passe aux travaux pratiques en réalisant le gâteau pour de vrai !

Mon gâteau d’anniversaire d’Anne-Sophie Baumann et Hélène Convert. Tourbillon, 2015. 8 pages. 13,99 euros. A partir de 3 ans.










vendredi 4 septembre 2015

Sept années de bonheur - Etgar Keret

Il ne pouvait que me plaire ce petit livre. Premièrement, des nouvelles. Ensuite, des nouvelles courtes, très courtes. Enfin, et c’est de loin le plus important, un humour, une autodérision et un sens de la formule imparables. C’est simple, si je devais un jour devenir écrivain (ce qui n’arrivera jamais, je vous rassure), j’aimerais pouvoir écrire comme Etgar Keret !

Déjà, résumer sept années d’existence en si peu de mots et de moments est une belle preuve de modestie et d’humilité je trouve. Pas besoin d’en faire des tonnes, même si au final, comme le dit sa femme, « il y a notre vie, et toi qui n’arrêtes pas de la réinventer pour essayer d’en faire quelque chose de plus intéressant ».

En fait j’adore cette façon de renvoyer une image de soi « réinventée », le plus souvent en la tirant vers le pathétique avec un naturel et un détachement irrésistibles. Quand il raconte par exemple ses déboires avec son fils, son peu d’empressement à se mettre au sport alors que sa santé et son embonpoint l’exigent, la passion familiale pour le jeu Angry Birds, son statut d’homme « qui ne travaille presque jamais » et passe ses journées au jardin d’enfants entouré de mères parlant d’allaitement, de stérilisation de biberon et d’érythème fessier, ses relations compliquées avec les chauffeurs de taxi ou encore quand il se demande à quoi bon faire venir le plombier, s’attaquer à la vaisselle ou sortir les poubelles alors que le président iranien en possession de l’arme atomique a promis de rayer au plus vite Israël de la carte. D’autres textes donnent davantage dans l’émotion, dans l’ironie ou les souvenirs touchants mais il y a toujours ce ton unique, plein de recul face aux situations, limite détaché, comme si tout devait se prendre à la légère parce que finalement, quel que soit le problème, mieux vaut en rire.

On reste dans l’anecdotique, mais un anecdotique rendu délicieux par une prose fluide et aiguisée, une maîtrise parfaite de l’exercice périlleux de la micro-nouvelle et un art consommé de la chute avec des conclusions qui font mouche à chaque fois.

Un vrai bonheur d’avoir croisé la route de ce « juif totalement stressé qui considère sa survie momentanée comme tout à fait exceptionnelle », ce papa conscient qu’il « y a un tas de trucs que les parents sont censés faire pour lesquels je ne suis pas très doué. »  Un type loin de l’image forte, pleine d’ambition et de confiance en soi qu’aiment renvoyer nombre d’hommes modernes. Un type avec qui je me suis trouvé beaucoup de points communs, vraiment.

Sept années de bonheur d’Etgar Keret. Points, 2015. 186 pages. 6,50 euros.





jeudi 3 septembre 2015

Une fille est une chose à demi - Eimear McBride

Neuf ans. Il aura fallu neuf ans pour qu’Eimear McBride fasse accepter son manuscrit par un éditeur. En même temps, quand on pause les yeux sur les premières lignes, on comprend pourquoi ça a été aussi difficile. Parce qu’elle est irlandaise, on pense à Joyce ou à Beckett. On se dit aussi que l’on est proche de l’Oulipo, que le Nouveau Roman est de retour, que le texte relève de l’écriture automatique chère aux surréalistes et à la beat génération. Bref le lecteur lambda (c’est-à dire moi) est perdu. Totalement perdu. Mais bizarrement intrigué aussi. Et comme une preuve tangible vaut mieux qu’un long discours, je vous offre la première page. Le ton est donné et le reste du texte est à l’avenant.



Pour autant, passé l’effet de surprise, l’histoire prend sens peu à peu. Une histoire où la narratrice raconte à sa façon très particulière la mère bigote qu’elle déteste, le père absent, le frangin gardant les stigmates de la tumeur au cerveau qu'on lui a enlevée à la naissance, l’oncle-bourreau qui la déflore à 13 ans, les années lycée où elle couche avec tout ce qui bouge, le départ pour l’université de Dublin et les nuits de perdition dans des pubs enfumés avec des amants d’un soir, puis l’ultime retour dans la maison familiale pour accompagner dans ses derniers instants ce frère qui aura été son seul et véritable amour. Avec ses mots à elle, son discours syncopé, balbutiant, ces phrases tronquées qui se bousculent dans une profusion souvent anarchique. Mais aussi avec des éclairs de poésie illuminant un récit sombre à pleurer.   

Ce roman est un tourbillon qui vous submergera si vous n’y prenez gare. Exigeant, éprouvant même tant il demande une attention de tous les instants. J’avoue, j’ai lâché prise autour de la page 200 (sur 260). Plus moyen de me concentrer, de suivre le fil de ces pensées tellement chahutées qu’elles en deviennent quasi inaccessibles. J’ai repris pied vers la toute fin en tombant sur un passage éblouissant qui m'a mis les poils au garde à vous. Et je crois que c’est ce que j’ai envie de retenir de cette incroyable expérience de lecture (je pèse mes mots !), ces fulgurances touchées par la grâce qui émergent dans le flot ininterrompu d’une prose tellement sauvage qu’elle en devient souvent indomptable.

Avis aux curieux donc. A ceux qui veulent être bousculés, dérangés, surpris par une écriture plus que singulière. Mais une écriture qui reste chargée de sens, qui n’a rien de conceptuel, qui ne relève à aucun moment de la branlette intellectuelle. A ceux en fait qui veulent découvrir un premier roman comme on en a rarement vu. Aux curieux, quoi.

Une fille est une chose à demi d’Eimear McBride. Buchet Chastel, 2015. 262 pages. 20,00 euros.






mercredi 2 septembre 2015

Paul à Québec - Michel Rabagliati

J’ai envie de vous la faire courte aujourd’hui. Pas par flemme ou parce que la rentrée m’a déjà mis sur les rotules mais tout simplement parce que cet album est un tel bijou qu’il n’y a pas grand-chose à en dire.

Michel Rabagliati raconte les mois, les semaines et les jours qui ont précédé le décès de son beau-père atteint d’un cancer du pancréas incurable. De l’insouciance des moments passés en famille avant que la maladie se déclare, de l’annonce du diagnostic à la perte progressive d’autonomie jusqu’au dernier séjour dans un centre de soins palliatifs, le parcours de Roland est décrit sans aucune dramaturgie excessive et avec une pudeur bouleversante.

Pas de super héros ici mais plutôt la vie ordinaire de gens ordinaires. L’épouse qui craque devant la lourdeur des soins à administrer et les humeurs de plus en plus instables du malade, les trois sœurs qui, jusqu’au bout, resteront au chevet de leur père et respecteront sa volonté de mettre fin à son calvaire en demandant à un médecin de « lui donner quelque chose pour passer à travers cette épreuve ultime », la petite fille qui se demande où grand-papa va aller après… Humains, terriblement humains. Et pendant ce temps, l’auteur n’oublie pas de préciser que la vie continue avec les petites joies et les petites peines du quotidien.

Un chef d’œuvre de sensibilité contenue et surtout de dignité. Le portrait de famille tourne sans mièvrerie à la leçon d’altruisme et souligne la solidarité et le soutien sans faille apporté à celui qui combat la maladie entouré des siens, le tout sur un ton qui reste léger, plein de chaleur humaine et avec quelques passages particulièrement drôles (si, si !). Et puis, comme toujours dans cette série, le charme fou d’une langue québécoise presque vernaculaire, écrite comme on la parle.

Un bijou d’album, donc. Incroyable de voir à quel point la simplicité peut atteindre un tel degré de subtilité et de naturel. Pas la peine d’en dire davantage, le sujet n’est pas joyeux, je vous l’accorde, mais franchement, c'est une lecture incontournable. Un énormissime coup de cœur, comme ceux que j'ai connu dernièrement avec Toulmé et Maus.

Paul à Québec de Michel Rabagliati. La Pastèque, 2015. 188 pages. 23,00 euros.


mardi 1 septembre 2015

Le premier mardi c'est permis (40) : Désirs d'évasions

Avouez que le titre est parfait pour un jour de rentrée, non ? Avec ce recueil de nouvelles coquines destination le Maroc, le Brésil, la Russie, les États-Unis, le Japon et l’Écosse. La diversité n’est pas que géographique, les situations sont elles aussi très variées.

La première nouvelle permet de commencer le voyage en douceur avec une aventure plutôt sage se terminant dans un hôtel de Fes (un nom de ville parfaite pour mettre en scène une rencontre « épicée » !). On enchaîne dans un registre beaucoup plus délirant et sarcastique avec une histoire de vengeance pas piquée des hannetons (où l’on découvre par ailleurs qu’une amante brésilienne peut avoir la rancune tenace).  La nouvelle moscovite est celle qui a le plus titillé mon imagination, je l’avoue (un cinq à sept improvisé avec une russe sculpturale assise à coté de moi dans un terminal d’aéroport, ça ne m’arrivera évidemment jamais mais j’ai le droit rêver après tout), alors que la mésaventure d’un routard traversant les USA d’Est en Ouest m’a laissé de marbre. Le séjour express et mouvementé d’une jeune française dans le cadre d’un jeu de téléréalité au Japon m’a paru trop tarabiscoté et peu crédible, même si les scènes « d’action » méritent le coup d’œil. Quant à la dernière se déroulant dans un château hanté écossais, c’est clairement la plus construite, la plus romanesque, la plus drôle et la plus jolie plume, ma préférée quoi !

Franchement ce recueil a constitué une lecture légère bienvenue après ma plongée dans les émeutes de Los Angeles, le drame des migrants ou encore la tête d’une petite barbare. Six nouvelles à prendre pour ce qu’elles sont, des histoires coquines et divertissantes, ni plus ni moins. Et c’était ce qu’il me fallait à la veille de la rentrée.

Désirs d’évasions (collectif). Collection Paulette, 2015. 60 pages. 3,99 euros (epub)

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Sarah











lundi 31 août 2015

La petite barbare - Astrid Manfredi

« Je suis née du mauvais coté, là où rien ne passe, pas même la police. Ce n’est pas un cliché, c’est la vérité. On ne s’en sortira pas, ils auront beau faire leurs lois les unes sur les autres, aucune ne viendra perturber la détermination de la tragédie. »

La petite barbare est une fleur de béton qui a poussé de traviole, entre les barres d’une cité-ghetto. Père au chômage, mère au foyer trouvant quelques ménages à faire de temps en temps. Une enfance sans une pointe de tendresse et d’affection. Les huissiers qui débarquent, le conflit permanent avec les parents, ce corps qui change avec l’âge et devient sa plus belle richesse. Un corps qu’elle va utiliser pour obtenir tout ce qu’elle souhaite, plumer les gosses de riches dans les boîtes de nuit parisiennes et dépenser sans compter afin de renouveler la garde robe affriolante qui attirera les hommes comme des mouches. Aucun état d’âme, jamais. A quoi bon…

Aujourd’hui elle raconte son parcours derrière les murs d’une prison. Esba, l’ami de toujours, l’a entraînée trop loin. Elle a servi d’appât, a ferré un joli poisson qui aurait dû leur permettre de toucher le jackpot. Mais le poisson n’a pas survécu et on l’a accusée de complicité pour avoir  détourné les yeux devant l’irréparable.

Elle a vingt ans et la rage au ventre. Lucide, sans remords, avec un effrayant sang-froid, elle décrit l’engrenage qui l’a amenée jusque-là. Comme une évidence. Implacable. Sa voix scande des phrases chocs, fait naître des images qui s’impriment sur la rétine. Ses mots ont la beauté sauvage de cris venus du cœur. Elle assume, oui, ne comptez pas sur elle pour s’excuser ou pleurer sur son sort. Bientôt elle sera dehors et alors, pense-t-elle, sa vie pourra enfin commencer.

Le récit, clairement inspiré de la trajectoire du gang des barbares du tristement célèbre Youssouf Fofana, est glaçant de réalisme, profondément dérangeant, et pourra choquer les âmes sensibles. Ce premier roman culotté mettant en scène un personnage qui ne s’oublie pas est une jolie réussite même si, pour moi, il a des airs de déjà vu/déjà lu. La cité-ghetto et ses enfants perdus, bien d’autres ont déjà abordé le sujet et je ne vois pas ici de réelle valeur ajoutée par rapport à ce qu’a pu en dire l’incandescent Rachid Djaidani par exemple.

Pas une déception à proprement parler car je suis toujours ravi de découvrir une jeune auteure qui se lance en prenant des risques et en sortant des sentiers battus, mais pas de quoi s'enthousiasmer totalement non plus selon moi. A vous de voir...

La petite barbare d’Astrid Manfredi. Belfond, 2015. 154 pages. 15,00 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Philisine (on ne se quitte plus !).

Les avis de Canel, L'irrégulière, LaureNoukette, Séverine






samedi 29 août 2015

Les échoués - Pascal Manoukian

« Trois choses importent quand on est clandestin. Conserver de bonnes dents pour se nourrir de tout, avoir des pieds en bon état pour être toujours en mouvement, se protéger du froid et de la pluie pour rester vivant. Le reste est superflu. La propreté, l’estime de soi, l’apparence, le confort, il faut savoir renoncer à tout. »

La France du début des années 90. Virgil le moldave, Assan le somalien et Chanchal le bangladais viennent d’y débarquer. Après un périple infernal en camion, en bateau ou à pied, après avoir fui la guerre ou la misère, après avoir bravé le froid, la faim, la soif, après avoir subi de terribles sévices physiques et psychologiques et après s’être ruinés ou endettés à un point inimaginable, ils sont enfin arrivés à bon port.

Leur pays d’accueil n’est pas pour autant l’eldorado espéré. Sans papiers et sans soutien, ils doivent se débrouiller seuls avec des marchands de sommeil et des esclavagistes des temps modernes tirant profit de leur situation précaire. Le croisement de leurs trois destins se déploie au fil d’un texte débordant d’humanité. Le récit ne cache rien du parcours terrible et des difficultés rencontrées par ces échoués, « étrangers et anonymes, sans millésime ni origine, telle une bouteille à l’étiquette arrachée ». Des hommes transparents, obligés de vivre loin des lumières, à la marge, sans protection. Reporter de guerre connaissant parfaitement son sujet, Pascal Manoukian n’abrutit pas le lecteur sous les données statistiques. Le prisme de la fiction lui permet de distiller des informations documentées et ultraréalistes sur le drame des sans papiers en gardant à distance la froideur clinique de chiffres abstraits.

Virgil, Assan et Chanchal vont se serrer les coudes, partager ensemble les drames, les petites joies et les grandes souffrances du quotidien. Derrière le masque anonyme du clandestin bat le cœur d’un homme comme les autres, une évidence qu’il est parfois bon de rappeler.

Un premier roman malheureusement d'actualité. L’alternance entre les scènes d’une épouvantable dureté et les moments de grâce donne au propos une ampleur et un souffle inattendus. L’empathie pour les personnages coule naturellement au fil des pages de cette ode à l’altruisme où, dans les dernières lignes, l’idée de sacrifice prend son sens le plus absolu. Bouleversant et indispensable à l’heure où le désespoir pousse des milliers de clandestins à prendre tous les risques, quitte à mourir noyé après un naufrage en méditerranée ou étouffé dans la remorque d'un camion abandonné sur l'autoroute. Parce que ce qu'il y a de pire chez nous sera toujours mieux que ce qu'il y a de meilleur chez eux...

Les échoués de Pascal Manoukian. Don Quichotte, 2015. 300 pages. 18,90 euros.


Les avis de Jostein et Mirontaine





vendredi 28 août 2015

Six jours - Ryan Gattis

Je me souviens parfaitement des émeutes de Los Angeles en 1992. J’avais 17 ans et traversais la période la plus instable de mon existence, me réveillant souvent sur un canapé inconnu puant la bière et le tabac froid, sur une plage tout aussi inconnue sans me rappeler le trajet qui m’y avait amené ou encore dans un champ de blé (les copains avaient eu un mal fou à me retrouver ce jour-là…) avec les cheveux collés par mon vomi, les vêtements en lambeaux et une haleine de poney mort. La belle vie quoi, libre et insouciante. Pour moi, ces émeutes étaient l’expression d’un mouvement politique et social qui allait enfin faire avancer les droits des noirs aux Etats-Unis. Une révolution violente mais légitime pour mettre fin à toutes les formes de discrimination. Ok, ma vision des événements était simpliste, aussi naïve que stupide, j’en conviens, mais il ne fallait pas trop m’en demander à l’époque (et même encore aujourd’hui…).

Alors non, ces émeutes n’avaient rien d’une révolution sociale en marche, elles n’ont pas fait avancer les choses et ont surtout mis à feu et à sang une mégalopole devenue hors de contrôle en à peine quelques heures. Ryan Gattis le démontre avec un brio incroyable et une froideur mécanique dans ce roman choral à la puissance renversante.

« Le monde dans lequel on habite est complètement sens dessus dessous, là. Le haut en bas. Le bas en haut. Le mal est le putain de bien. Et les badges veulent plus rien dire. Vu qu’aujourd’hui la ville appartient pas aux flics. C’est à nous qu’elle appartient. »

Du 29 avril au 4 mai 1992, suite à l’acquittement des policiers ayant battu à mort Rodney King, la ville de Los Angeles sombra dans le chaos. Le roman suit dix-sept personnes pendant ses six jours. Membres de gangs hispaniques, pompiers, infirmières, dealers… tous prennent la parole à tour de rôle et racontent, dans une langue vivante et rythmée, comment ils ont été emportés par un tourbillon de violence et de sauvagerie, comment certains ont profité de la situation pour régler leurs comptes en tout impunité, tandis que d’autres cherchaient au contraire à sauver des vies.

A partir du massacre d’un innocent au cours des premières heures des émeutes, Ryan Gattis tisse un canevas implacable, plongeant le lecteur dans une Amérique à l'abandon et montrant ce qui se passe quand les lois n’ont plus cours et que les secours d’urgence ne peuvent intervenir dans une ville de plus de 3,5 millions d’habitants assiégée par sa propre population. Ce meurtre sera le point de départ d’une cascade d’événements tragiques où chacun à sa manière va connaître une vertigineuse descente aux enfers. En creux se dresse le portrait fascinant d’une ville mosaïque, poudrière en perpétuel sursis ayant vécu pendant ces six jours la plus dévastatrice éruption urbaine de l’histoire des États-Unis (11 000 arrestations, 2 300 blessés, 11 000 incendies volontaires et plus de 60 morts).  

Romanesque, violent, documenté et réaliste, ce récit nerveux et tendu rappelle s’il en était encore besoin que face à la paupérisation galopante et la perte de tout espoir en l’avenir, une étincelle suffit pour provoquer un embrasement incontrôlable. Un premier roman magistral et terrifiant !

Six jours de Ryan Gattis. Fayard, 2015. 430 pages. 24,00 euros.




jeudi 27 août 2015

Une forêt d’arbres creux - Antoine Choplin

République Tchèque, 1941. Bedrich Fritta est déporté au camp-ghetto de Terezin avec sa femme et son fils qui n’a pas encore un an. Caricaturiste au journal Simplicus, il est désigné pour diriger un service de dessin technique chargé, entre autres, de dresser les plans et « l’esthétique » d’un futur crématorium. Difficile pour lui et les prisonniers sous ses ordres d’imaginer un bâtiment ayant une si funeste vocation. Difficile aussi d’échapper à la culpabilité les tenaillant face à un projet qui, quelque part, les associe à la plus innommable « ambition » du Reich.

Chaque nuit, le groupe de dessinateurs se retrouve en toute clandestinité pour « peindre un peu de la vérité de Terezin », librement et sans consigne. Les œuvres d’art ainsi créées le soir venu offrent un espace de liberté salvateur pour oublier l’horreur, la faim, l’angoisse et la maladie. Une forme de résistance aussi risquée qu’indispensable qui, si elle venait à être découverte, condamnerait ces hommes et leurs familles à une mort certaine.

Antoine Choplin retrace le parcours authentique et tragique d’un artiste emporté par le tourbillon de l’Histoire. Comme toujours, il s’emploie à montrer l’importance de l’art face au chaos, à l’inhumanité et à la destruction. Et comme toujours, il le fait en finesse, avec l’humilité et la délicatesse qui le caractérisent. A chaque fois que je me plonge dans l’un de ses livres, son écriture me séduit par sa modestie, son absence d’emphase. Aller à l’essentiel, être sur l’os, au plus près de l’émotion. Toucher au cœur sans avoir besoin d’en rajouter, dérouler une histoire qui se suffit à elle-même en toute simplicité. Ne cherchez pas ici d’effets de manche, ne vous attendez pas à en prendre plein la vue, la modestie ne s’embarrasse pas de lyrisme et d’afféterie.

Impossible pour moi de ne pas comparer ce texte au « Charlotte » de Foenkinos porté aux nues l’an dernier et qui m’avait tant agacé. Dans « Charlotte », j’avais l’impression de parcourir la prose d’un auteur se regardant écrire pour un résultat d’une platitude affligeante. Avec Choplin, l’écrivain s’efface derrière son récit, il reste en permanence à son service sans tirer la couverture à lui. Question de modestie sans doute.

Tout ça pour vous dire qu’une fois de plus cet auteur aussi rare que précieux signe un texte fort et poignant avec la patte qui le caractérise. Si comme moi vous avez aimé « Le radeau », « La nuit tombée », « Les gouffres » ou « L’incendie », vous pouvez foncer les yeux fermés.

Une forêt d’arbres creux d’Antoine Choplin. La fosse aux ours, 2015. 116 pages. 16,00 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Noukette et Philisine

Les avis de Jostein et Choco.



mercredi 26 août 2015

Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes

Il était une fois un village souris cerné par trois redoutables prédateurs, un faucon, un serpent et un crabe, dont les habitants furent sauvés par un tisserand à l’ingéniosité et au courage sans limite. « Le rusé tisserand » ouvre ce recueil de contes dans lequel on trouvera également, entre autres, l’histoire du brave Baldwin, celle de la plus belle des souris dont aucun mâle ne semblait digne ou encore la légende du domaine de Seyan, lieu où reposent les âmes des guerriers les plus héroïques et dans lequel fut acceptée la pauvre cuisinière Alma grâce à son sens du sacrifice.


Quel plaisir de retrouver l’univers médiéval des « Légendes de la Garde » ! Parenthèse par rapport à la série d’origine, ce volume regroupe six contes représentatifs du folklore d’une communauté perpétuellement menacée par de nombreux ennemis toujours supérieurs en taille. Témérité, humilité, amour et générosité sont au cœur de chaque histoire racontée par un adulte à un souriceau. Autant de qualités indispensables à l’éducation des héros de demain !

David Petersen a inséré dans ces contes des personnages et des allusions qui parleront aux fans de la première heure, mais les nouveaux lecteurs pourront sans problème se lancer dans ces histoires courtes et y trouver leur compte. Un numéro d’équilibriste, comme il le reconnaît en avant-propos, mais un numéro parfaitement maîtrisé. Pour preuve, ma pépette n°2 a découvert ce week-end ces souris pour la première fois et elle s’est régalée de ces fables et légendes dont la patine et le classicisme fleurent bon les récits d’antan.

Niveau dessin, c’est toujours aussi magique, les tours de force et les trouvailles graphiques se multiplient, avec une mention spéciale pour le conte décliné sous forme de théâtre de marionnettes qui est un pur régal visuel. Mon seul bémol concerne le lettrage qui n’est pas toujours d’une grand lisibilité.

Voila en tout cas un objet-livre magnifique, pas uniquement destiné aux fans tant il peut constituer une porte d’entrée vers l’univers plus sombre et complexe de la série-mère.Une lecture que je recommande chaudement et sans réserve, aux petits comme aux grands !


Légendes de la Garde : Baldwin le brave et autres contes. Gallimard, 2015. 72 pages. 15,00 euros.