Voila comment une vie de lecteur se joue. Une vie tout court, même. Parce que sans ce copain et sans ce livre je ne serais pas là pour vous en parler aujourd’hui. J’aurais forcément pris une autre direction. Si certains sont touchés par la grâce, moi j’ai été touché par Bukowski. Foudroyé même. Il est celui qui a ouvert la porte de ma bibliothèque à tous les autres. Pourquoi un tel coup de foudre ?
C’est difficile à dire. Avant toute chose, c’est son écriture qui m’a parlé. Découvrir que l’on pouvait écrire comme ça, qu’on avait le droit, ça a été une surprise totale. Sa liberté de ton m’a stupéfié, choqué, paralysé, enchanté. Évidemment la langue n’est pas belle. Zéro esthétisme. Mais c’est clair, limpide, fluide. Son éditeur lui avoua un jour : « A cause de toi je ne peux plus lire les autres poètes. Tu marches droit au but, sans la moindre fioriture, comme si tu suivais une voie ferrée traversant l’enfer. » Et j’ai découvert pour la première fois quelqu’un s’adressant aux laissés pour compte, aux sans grades, aux marginaux : « j’ai toujours parlé la langue du peuple en l’appliquant au monde de derrière les miroirs. » Le tout sans jugement, sans un regard extérieur mais au contraire en appartenant au monde qu’il décrit. Loin de Zola et du naturalisme, quoi. Si Bukowski vous raconte une bagarre de poivrots, il fait partie des protagonistes. Quand il vous décrit une journée aux courses, il l’a vécue. Les gueules de bois, il a connu ça au quotidien. Bien sûr c’est un gros mythomane et un misogyne de première. Bien sûr, il adorait choquer, il était d'une grossièreté sans limite. Quand il se met dans la peau d’un violeur suivant une beauté jusque dans son appartement, il affabule totalement. Quand il décrit un pédophile surveillant sa proie, il vous donne la nausée.
Bukowski fanfaronne, il est ridicule, il est grotesque, il est tragi-comique. Mais je le trouve génial parce qu’il assume tout cela. Il est dans l’autodérision permanente, sans jamais se prendre au sérieux. Loin de toute prétention littéraire alors qu’il avait des lettres : Genet, Kafka, Céline, Dostoïevski et Fante, entre autres, étaient ses héros. Mais il est toujours resté dans l’authenticité lorsqu’il écrivait, la peur, la violence, la solitude et les ravages de l’alcool. Il a multiplié les boulots minables pour survivre, devant arracher des heures d’écriture au cœur de journées dont il sortait abruti par la fatigue et les excès en tout genre. J’ai retrouvé des années plus tard l’esprit de Bukowski dans un poème d’André Laude et je crois que c’est tout à fait ce que j’attends de la littérature :
« La langue doit coller à la vérité des hommes
Elle doit se faire humble, salir ses mains
A l’huile des moteurs
Se vêtir de gros draps
Traîner dans les taudis et les hôpitaux
Visiter les solitaires les malades les angoissés les humiliés et offensés
Boire avec les ouvriers des trains du petit jour
Calmement je vous répète que je me fous
De savoir si les esthètes, les branleurs du verbe
Auront ou n’auront pas la nausée
En lisant ces paroles absolument sincères qui ne cherchent pas l’absolu »
La langue de Bukowski, c’est tout cela à la fois. Il restera à jamais, dans mon panthéon personnel, comme le plus grand des écrivains. Et j’ai bien conscience que peu de monde partage mon avis. Mais je vous avoue que j’en ai strictement rien à cirer…
Les nouveaux contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski. Le livre de poche, 1991. 315 pages. 6,10 euros.
Ce billet est spécial à bien des égards. J'avais toujours dit que je ne parlerai jamais de Bukowski sur le blog. D'une part, je craignais de ne pas être à la hauteur et d'autre part, notre relation me semblait trop intime pour que j'ose un jour la dévoiler. Mais A Girl from earth et Noukette sont passées par là et m'ont convaincu de me lancer dans une lecture commune. Qu'elles en soient remerciées, je me suis replongé avec un réel plaisir dans les nouvelles de mon cher Vieux Dégueulasse et j'ai hâte de découvrir leurs avis respectifs, même si je me doute bien qu'ils ne seront pas aussi enthousiastes que le mien.