jeudi 17 octobre 2013

Dites-leur que je suis un homme - Ernest J. Gaines

Louisiane, années 40. Jefferson, un jeune noir illettré, est arrêté après le meurtre d’un commerçant blanc. S’il était bien ce jour-là sur les lieux du crime, il a simplement assisté au drame. Accusé à tort, son avocat commis d’office avance pour sa défense qu’il n’est qu’un « animal sans cervelle ». Pour lui, tuer Jefferson reviendrait à attacher un porc sur la chaise et à l’exécuter. « Un animal qui ne comprendrait pas ce qui se passe. » Un argumentaire pitoyable qui n’empêchera pas la condamnation à mort. Peu après, la marraine du condamné demande à l’instituteur Grant Wiggins de lui faire comprendre qu’il n’est pas un porc mais bien un homme. Seul ou accompagné du révérend Ambrose, Wiggins rend régulièrement visite à Jefferson dans sa cellule et tente de redonner au jeune homme la dignité dont le procès l’a privé...

Après John Fante me voila à nouveau embarqué dans la relecture d’un roman exceptionnel, cette fois-ci grâce à Valérie. Ce roman met en jeu tellement d’aspects importants, il appuie là où ça fait mal et pose des questions qui ne peuvent qu’interpeller chacun d’entre nous.

Wiggins l’enseignant est un personnage d’une infinie complexité. Lucide, conscient que sa condition de noir dans la Louisiane des années 40 ne lui autorise aucun avenir. Conscient de ne pas pouvoir remplir la tâche qu’on lui a confiée. Conscient de sa lâcheté, notamment le jour de l’exécution : « Pourquoi n’étais-je pas là-bas, pourquoi n’étais-je pas à son coté ? Pourquoi mon bras n’était-il pas autour de ses épaules ? Pourquoi ? ». Conscient de l’injustice permanente que subissent les siens : « Douze hommes blancs décident qu’un homme noir doit mourir, et un autre homme blanc fixe la date et l’heure sans consulter un seul noir. C’est ça la justice ? […] Ils vous condamnent à mort parce que vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, sans la moindre preuve que vous ayez été mêlé au crime, en dehors du fait d’avoir été sur les lieux quand il s’est produit. Pourtant, six mois plus tard, ils viennent ouvrir votre cage et vous informent : nous, tous des blancs, avons décidé qu’il est temps pour vous de mourir. » Sa fragilité est au cœur du texte. Il ne se sent pas investi d’une mission. Il semble totalement perdu face à une situation qui le dépasse mais au fil de ses visites, il trouve un sens à l’action qu’il mène auprès du condamné. Petit à petit il parvient à apprivoiser Jefferson et à lui transmettre cette absolue certitude : tu es un homme, tu n’es pas un animal comme ils veulent te le faire croire.

De son coté, pour que Jefferson abandonne le statut d’animal et se considère comme un homme à part entière, le révérend Ambrose veut lui parler de Dieu. Le révérend Ambrose veut le sauver. Il veut le préparer pour le monde meilleur qui l’attend après la mort. Et pour cela il a besoin de Wiggins. Car c’est le seul que Jefferson écoute. Mais Wiggins ne sait rien de l’âme. Il ne croit pas au ciel, il ne lui dira jamais d’y croire.
- Suppose qu’il te demande s’il existe, qu’est-ce que tu feras ?
- Je lui dirai que je ne sais pas.   
[…]
- Et s’il te demande si tu crois au paradis, tu feras quoi ?
- J’espère qu’il ne le fera pas révérend.
- Mais s’il le fait ?
- J’espère que non. 
- Tu ne pourrais pas lui dire oui ? 
- Non révérend, je ne pourrais pas. Je ne pourrais pas lui mentir dans un moment pareil. Je ne lui mentirai plus jamais, quoi qu’il arrive.

Wiggins l’athée refuse que Jefferson se mette à genoux devant le Seigneur avant de s'asseoir sur la chaise. Il veut le convaincre de rester debout jusqu’au dernier instant, pour briser le mythe de l’homme blanc :
« Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. Ça détruirait leur mythe. Ils n’auraient plus de justification pour avoir fait de nous des esclaves et nous avoir maintenus dans la condition dans laquelle nous sommes. Tant qu’aucun de nous ne relèvera la tête, ils seront à l’abri. […] Je veux que tu ébrèches leur mythe en faisant front. Je veux que toi – oui, toi- tu les traites de menteurs. Je veux que tu leur montres que tu es autant un homme, davantage un homme qu’ils ne le seront jamais.»

En fait, ce roman, c’est tout cela à la fois. L’injustice, la religion, l’éducation, l’amour, le statut de l’homme noir dans une région où la ségrégation n’est pas un vain mot, la place de chacun au sein d’une communauté… c’est tout cela et bien davantage encore. Je reconnais que l’écriture, très descriptive, n’a rien d’exceptionnel. Mais peu importe. Les vingt-cinq dernières pages sont poignantes. Elles vous attrapent le cœur et le serre tellement, tellement fort… C’est juste bouleversant, j’en ai eu des frissons et je peux vous dire que ce n’est pas le genre chose qui m’arrive souvent au cours d’une lecture.

Ernest J. Gaines est un immense auteur afro-américain bien trop méconnu sous nos contrées et Dites-leur que je suis un homme est son chef d’œuvre. Un roman essentiel, inoubliable. Pas pour rien qu’il a remporté l’année de sa sortie le National Book Critics Circle Award (le grand prix de la critique américaine). Je ne sais quoi dire de plus pour vous convaincre, je suis conscient de ne pas avoir trouvé les mots justes pour parler de ce texte mais sachez qu’il mérite plus que tout autre que l’on s’attarde sur son cas.

Dites-leur que je suis un homme d’Ernest J. Gaines. Liana Levi, 2003. 300 pages. 10 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Valérie.


National Book Critics Circle Award 1994







mercredi 16 octobre 2013

La revue dessinée n°1 – Automne 2013

Drôle d’idée de vouloir lancer un «Mook» (mélange de magazine et de book) entièrement réalisé en bande dessinée. Un pari osé mais qui, à la lecture de ce premier numéro, est relevé haut la main. Un sommaire riche et varié, des articles au long cours, des rubriques courtes, des enquêtes en plusieurs parties, chacun devrait pouvoir y trouver son compte in fine.


Alors que retenir de ce premier numéro ? D’abord que les deux articles les plus conséquents sont ceux que j’ai le plus appréciés. Le récit de Christian Cailleaux dans les eaux de l’hémisphère sud à bord de la frégate Floréal s’attache à dresser les portraits des différents membres de l’équipage. Sa démarche n’est donc pas identique à celle d’Emmanuel Lepage dans Voyage aux îles de la désolation puisque dans cet album on s’attardait davantage sur les communautés scientifiques peuplant ces îles éloignées de toute région habitable. L’autre grand article, une enquête consacrée aux pionniers américains du gaz de schiste, révèle les péripéties ayant amené les grandes entreprises du secteur énergétique à se lancer dans l’exploitation de nouvelles ressources naturelles grâce à la dévastatrice technique de la fracturation hydraulique. Édifiant. A noter également la première partie du reportage que Marion Montaigne consacre à la ménagerie du jardin des plantes et le récit documentaire où Olivier Bras et Jorge Gonzalez relatent le dernier jour du président chilien Salvador Allende, le 11 septembre 1973.

J’avoue avoir été moins convaincu par les petites chroniques disséminées entre les grands articles. En dehors la pastille musicale où j’ai eu le plaisir de retrouver Nicolas Moog (June), les autres m’ont laissé sur ma faim, notamment les rubriques informatiques, économiques et sportives.

Graphiquement, c’est le lot d’une publication aussi diverse, il y a à boire et à manger. Mention spéciale à l’argentin Jorge Gonzalez dont le trait charbonneux et proche du crayonné m’a emballé.

Une première réussie donc. Instructif, pas prise de tête, n’hésitant pas à aborder des sujets totalement différents les uns des autres, cette revue dessinée a tout pour plaire. En plus on nous annonce dans le second  numéro de décembre « Les plaies de Fukushima » par Emmanuel Lepage. Autant vous dire que je serai au rendez-vous.

Un grand merci à Mo’ qui a eu la gentillesse de m’offrir ce magazine en BD. Une fois de plus elle a fait mouche !

Son avis sur ce même numéro.

La revue dessinée n°1 – Automne 2013. 226 pages. 15 euros.







mardi 15 octobre 2013

Bonne nuit Eddie - Amélie et Estelle Billon

Eddie est un enfant solitaire qui aime la nuit et les gribouillis. En faux, il habite un haut manoir, en vrai, il vit dans une petite maison. « Depuis tout petit, on ne cesse de lui répéter qu’il a un don pour se faire oublier. » A tel point qu’une fois, ses parents sont partis en vacances sans lui. Ça ne le gêne pas de se faire oublier. Au moins personne ne l’embête quand il s’enferme dans son atelier avec son cochon ailé et son dinosaure. C’est là qu’il construit sa machine. Il ne sait pas encore à quoi elle va servir cette machine. Ce qui lui plairait c’est qu’elle puisse avaler les gens...

Des amis imaginaires, une machine incroyable, une atmosphère pleine de rêves où tout est permis... Eddie le solitaire voit s’ouvrir devant lui un vaste champ des possibles. Il construit son monde comme bon lui semble, la nuit étant son terrain de jeu favori. Grâce à elle il s’évade et s’invente l’échappatoire idéale.

Les illustrations en noir et blanc à la plume d’Estelle Billon fourmillent de détails (avec une mention spéciale pour la photo de classe) et sont au service du récit. Un garçon à part comme Eddie valait bien un univers graphique aussi particulier et aussi expressif.

Un album original, décalé, dont le caractère intimiste est renforcé par son petit format. Typiquement le genre d’ouvrage avec lequel un enfant pourrait avoir envie de s’isoler afin de profiter en solitaire d’un délicieux tête à tête avec Eddie le rêveur. 


Bonne nuit Eddie d’Amélie et Estelle Billon. Grasset jeunesse 2013. 32 pages. 12 euros. A partir de 6-7 ans.





samedi 12 octobre 2013

Bras de fer - François Chollet

Le soldat Salengro invite la capitaine Lucie Ravelin dans son appartement. La jeune femme le fascine. Sa beauté n’a d’égale que sa froideur et il aimerait révéler sa part de féminité. Pendant deux jours, il va l’enfermer et lui faire subir une succession d’humiliations. Mais que cherche-t-il vraiment en procédant de la sorte ?

Un huis clos classique. La question est : qui mène la danse ? Le « bourreau » se demande constamment ce qu’il est en train de faire. La victime ne l’est sans doute pas tant que ça. Il y a entre eux un jeu de dupes qui finit par agacer et surtout qui, in fine, ne mène à rien. On regarde les choses de loin, pas du tout concerné par cette relation tendue et ambiguë entre un troufion et sa supérieure hiérarchique. Une supérieure dont il voudrait percer la cuirasse derrière laquelle elle semble constamment se retrancher.  

En même temps, il faut reconnaître qu’il n’est pas simple de mettre en scène un huis clos. Tout tient souvent dans les dialogues. Les échanges entre les protagonistes sont ici dans l'ensemble artificiels, ils sonnent faux. Et puis l’affrontement est avant tout psychologique. Le soldat Salengro ne cesse de répéter que cette histoire n’est pas sexuelle. Pour le coup il n’a pas tort. Il y a bien quelques situations scabreuses mais pas émoustillantes pour deux ronds. Un léger coup de cravache, une cuillère à café de sperme, un soupçon de pipi et de vomi… ça aurait pu titiller mais j’avoue que ça m’a laissé de marbre (longtemps que ce genre de choses ne m’écœurent plus, vous pensez bien). Sinon l’écriture est agréable et il y a de forts jolis passages mais voila, je ne me suis pas laissé embarquer par ce texte. Sans compter que la fin, bien trop ouverte, laisse en bouche un goût d’inachevé. Bref, une déception avec ce court roman dont le pitch était pourtant prometteur. Ça arrive…

Bras de fer de François Chollet. Le Cherche midi, 2013. 136 pages. 13 euros.

Un grand merci à Lystig qui m’a permis de découvrir ce titre.

Son avis






vendredi 11 octobre 2013

Virginia T1 : Morphée - Séverine Gauthier et Benoît Blary

Lake Providence, Louisiane, janvier 1863. En pleine guerre de sécession, alors que les troupes nordistes préparent la prise du bastion confédéré de Vicksburg,  un étranger descend d’une diligence et se dirige vers le cabinet du médecin. Il se plaint d’une vieille douleur et réclame de la morphine. Cet étranger se nomme Doyle. Ancien soldat de l’Union, il a quitté l’armée suite à un événement tragique qui ne cesse de le hanter. Seuls la drogue et l’alcool peuvent calmer les maux qui le rongent. Mais pour trouver ses doses quotidiennes, il doit souvent franchir la ligne rouge...

Je vous l’accorde, le pitch n’est pas super original. Un héros écorché vif sorti cabossé de la guerre civile américaine. Un héros en quête de rédemption après avoir commis l’irréparable, c’est du déjà-vu. Mais Séverine Gauthier est aux commandes et ça change tout. Séverine Gauthier, scénariste de talent qui a, entre autres signé, Mon arbre, Aristide broie du noir et le génialissime Cœur de Pierre. Son univers empreint d’une certaine forme de noirceur trouve ici un terrain de jeu idéal. Doyle navigue entre son passé cauchemardesque et un présent guère plus brillant. Beaucoup de flashbacks pour permettre au lecteur de comprendre comment il en est arrivé là. Ce n’est certes pas très gai mais ce premier tome se termine sur une note d’espoir, une fenêtre ouverte vers un possible rachat, même si l’on comprend que tout ne sera pas simple.

Le trait de Benoît Blary est proche du crayonné, parfois tremblotant, souvent hachuré. J’ai eu du mal à m’y faire mais au fil des pages, je m'y suis plongé sans déplaisir. Et puis le choix des couleurs, ternes et délavées, est particulièrement judicieux.

Premier tome d'une trilogie, cet album s'avère au final être une belle surprise et je suis d'ores et déjà partant pour découvrir la suite.


Virginia T1 : Morphée de Séverine Gauthier et Benoît Blary. Casterman, 2013. 56 pages. 14,95 €.



jeudi 10 octobre 2013

Sauf les fleurs - Nicolas Clément

Marthe. Elle s’appelle Marthe. Une enfance passée à la ferme avec ses parents et son petit frère Léonce. Une enfance cauchemardesque à cause de ce père qui les battait comme plâtre. C’est surtout sa mère qui prenait les coups. Une violence insoutenable, incompréhensible :  « Depuis des lustres, Papa ne prononce plus nos prénoms, se jette sur le verbe, phrases courtes sans adjectif, sans complément, seulement des ordres et des martinets. Dans mon dictionnaire, je cherche la langue de Papa, comment la déminer, où trouver la sonnette pour appeler. Mais la langue de Papa n’existe qu’à la ferme. Il nous conjugue et nous accorde comme il veut. Il est notre langue étrangère, un mot, un poing, puis retour à la ligne jusqu’à la prochaine claque. »  Très tôt la haine pour ce tyran domestique. La peur aussi. Chevillée au corps. Et puis il y a eu ce jour funeste. Le geste de trop. Maman qui ne s’en relèvera pas. Heureusement pour Marthe, Florent était là. Un phare dans la tempête d’émotions et de tristesse qui l’a submergé. A maintenant dix-huit ans, elle entrevoit un avenir possible. Et pourtant…

Difficile de parler de ce texte tant il remue, tant il vous attrape à bras le corps. Il aurait été facile de dramatiser à l’extrême, de donner dans le tire-larme dégoulinant. On en reste pourtant très loin. La narration elliptique y est pour beaucoup. Des phrases courtes, saccadées. Une succession de petits paragraphes où une certaine forme de poésie vient vous cueillir sans crier gare. Marthe murmure son récit dans un souffle. Elle dit la douleur mais aussi son éveil au désir dans les bras de Florent. La violence du père face à la sensualité, face à la tendresse de l’amour. On croit à une possible résilience, on se dit que cette petite fille devenue femme va parvenir à se reconstruire. Mais le traumatisme est toujours présent, la haine viscérale.

Une histoire simple. Une histoire belle et dramatique. Bouleversante. Une plume tout en délicatesse. Sauf les fleurs est un premier roman. C’est surtout un texte magnifique qui vous poursuivra longtemps. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître.


Sauf les fleurs de Nicolas Clément. Buchet-Chastel, 2013. 75 pages. 9 euros.

Une lecture commune que je l'ai plaisir de partager avec Marilyne, Noukette et Stephie. Un sacré trio !

Les avis de Alex ; Canel ; Clara ; Cristie ; Jacky Caudron







mercredi 9 octobre 2013

Les nombrils T6 : Un été trop mortel - Delaf et Dubuc

Drôle d’été pour les nombrils. Les trois inséparables amies suivent désormais leur propre route. Karine ne quitte plus Albin et son groupe de musique, Jenny passe son temps à draguer sur la plage et Vicky est envoyée par ses parents dans un camp de remise à niveau pour les élèves nuls en anglais. De nouvelles rencontres en événements inattendus, de petits drames en belles surprises, chacune va  vivre des moments très particuliers. Leurs trajectoires vont évidemment à nouveau se croiser pour un final à rebondissement qui clôt un cycle important de la série.

Chaque nouvel album des nombrils se fait attendre mais au regard de la qualité de l’ensemble, on ne pourra jamais reprocher aux auteurs de prendre leur temps. Loin de la série à gags classique, ils font évoluer constamment leurs héroïnes et leur environnement. Rien n’est laissé au hasard, l’introduction de chaque nouveau personnage est travaillée à l’extrême et prend son sens sur la durée. Ici, parmi les nouveaux venus, mention spéciale au maître nageur craquounet au QI d’huitre Jean-Franky et à la gothique Mégane dont on se doute qu’elle va prendre à l’avenir une place de plus en plus conséquente.

La construction du récit se révèle imparable. Par exemple un épisode à priori anodin de la page 31 revient comme un boomerang de façon inattendue à la toute dernière planche. Et puis il y a toujours ce ton un peu vachard, les répliques nunuches de Jenny, l’égocentrisme de Vicky, le cynisme de ses parents, bref une marque de fabrique qui fait des nombrils LA série jeunesse du moment. Si j’avais un seul petit bémol à émettre je dirais que Karine devient de plus en plus transparente, tenant au mieux le rôle de faire-valoir. En fait, on sent les auteurs beaucoup plus à l’aise pour mettre en scène ses deux acolytes.

A la lecture de ce nouvel album, difficile de ne pas reconnaître que le succès de la série est amplement justifié. D’ailleurs j’ai une fan à la maison qui attendait ce sixième volume avec la plus grande impatience et qui l’a dévoré en deux temps trois mouvements.


Les nombrils T6 : Un été trop mortel de Delaf et Dubuc. Dupuis, 2013. 50 pages. 10,60 euros. 








mardi 8 octobre 2013

Suite à un accident grave de voyageur - Eric Fottorino

En septembre 2012, trois personnes se sont jetées sur les voies du RER dans les Yvelines, non loin de chez l’auteur. Des tragédies que la SNCF qualifie d’ « accident grave de voyageur. » Pour Éric Fottorino, c’est bien plus que cela : « Je ne reconnaissais rien dans ces paroles désincarnées. Elles composaient un chef d’œuvre d’évitement. L’accident grave n’évoquait aucun geste, ne suggérait aucune image. Il relevait d’une langue vidée de sa substance, dénuée de compassion. Une suite de mots pour ne plus y penser, pour passer à autre chose. »

Fottorino, utilisateur quotidien des transports en commun, s’interroge sur les raisons de cette déshumanisation. Il voudrait redonner aux victimes la dignité qu’elles méritent. Des morts passées sous silence par les médias et que la SNCF ne considère que comme des problèmes techniques : « L’échelle des priorités s’imposait dans sa crudité, sa cruauté. Le suicide sur les voies n’est pas une vie de perdu. C’est du temps de perdu. L’existence de tous est contrariée par la défaillance d’un seul. Des retards. Des arrêts inopinés. Des trains qui n’arriveront pas à l’heure. Il faut aller vite. S’assurer que le trafic peut être rétabli. » Des morts dont on se fiche ou pire, qui agacent. Sur certains forums, les usagers se lâchent. Ces suicidés ne sont que des égoïstes qui auraient mieux fait d’avaler des médocs ou de se tirer une balle dans la tête plutôt que d’embêter le monde. Ces suicidés anonymes dont on ne retient que le geste, dont l’existence n’intéresse personne. Heureusement, il y a aussi des messages de résistance au cynisme ambiant. D’aucuns voient  « dans ces gestes la volonté de choquer et d’exhiber sa détresse avec une violence indécente, comme un reproche à notre indifférence ». L’auteur pense aussi aux témoins directs qui, pour la plupart, ne pourront jamais oublier ce qu’ils ont vu.

Ce texte est, entre autres, un cri de douleur poussé face au mépris et à l’indifférence, mais j’ai apprécié le fait que Fottorino ne se mette pas au-dessus de la mêlée : « Combien de fois ai-je moi-même pesté à l’annonce d’un retard dû à un accident de personne ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions. [ …] Le temps du trajet, je ne suis plus tout à fait humain. Je ferme mes yeux à la laideur, mon cœur à la misère ».  A aucun moment il n’endosse le costume du donneur de leçon. Il voudrait juste comprendre comment un geste aussi irréparable est possible : « Je me demande si on s’entraîne à mourir. Si se jeter sur les voies est un crime prémédité contre soi. Ou un meurtre sans coupable. »  La réflexion est profonde et parfaitement construite, l’écriture magnifique. Un texte rare dont la beauté n’a, je trouve, rien de morbide.

Une découverte que je dois à Philisine Cave. Elle a une fois de plus joué son rôle de tentatrice à la perfection.


Suite à un accident grave de voyageur d’Eric Fottorino. Gallimard, 2013. 62 pages. 8,20 euros.


lundi 7 octobre 2013

Volt - Alan Heathcock

Un père qui écrase accidentellement son enfant avec un tracteur et perd les pédales. Un homme demandant à son gamin de l’aider à faire disparaître le corps d’un conducteur récalcitrant. Un pasteur et sa femme qui ne se remettent pas de la mort de leur fils en Irak. Une femme shérif désemparée devant la folie des hommes. Une paysanne un peu cintrée qui déambule dans un labyrinthe de maïs…

Tout cela se passe à Krafton, dans le trou du cul de l’Amérique. L’enfer sur terre. Des baraques déglinguées et des âmes cabossées. Des voitures en ruine, de la boue partout. Les éléments se déchaînent, les eaux recouvrent cette ville de péchés  et chacun semble chercher une impossible  rédemption. C’est sombre, violent, d’une infinie tristesse. Dans chacune de ces nouvelles, il y a au moins un personnage qui, à un moment ou un autre, pleure. Le plus souvent, d’ailleurs, ce sont des hommes.

Un beau recueil donc, à l’écriture poétique et enlevée, mais qui ne m’a pas pour autant totalement enthousiasmé. Il manque ce petit grain de folie, ce coté abrasif qui mettrait le feu aux poudres. La comparaison avec Donald Ray Pollock n’a pas lieu d’être, Heathcock restant dans l’ensemble beaucoup trop sage. Parmi les nouvellistes américains découvert il y a peu, Frank Bill et Anthony Doerr restent pour moi un cran au dessus. Pour autant, mon point de vue est comme d’habitude totalement subjectif. Faites-vous donc votre propre idée…

Volt d’Alan Heathcock. Albin Michel, 2013. 296 pages. 23 euros.


Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Anne et Clara.



samedi 5 octobre 2013

Trembler te va si bien - Risa Wataya

 « Etô Yoshika, vingt-six ans. Nationalité japonaise, groupe sanguin B, employée à K.K. Mareuil, facilement acnéique. Copain zéro, économies zéro. Loyer mensuel 75 000 yens. Ce que je déteste : les glandeurs. Ce que j'aime : le ragoût de bœuf. Ma passion du moment : chercher sur Wikipédia les espèces animales éteintes. »

Yoshika est célibataire mais elle a deux amoureux. Du moins, elle est restée follement amoureuse d’Ichi, la star du lycée qu’elle n’a pas revue depuis des années. Malheureusement Ichi ne s’est jamais intéressé à elle. Ce n’est pas le cas de Ni, un collègue du bureau lui ayant officiellement demandé si elle souhaitait devenir sa petite amie. « Ni, c’est l’ex-sportif affublé d’un petit début de bidon propre au buveur de bière, le type qui fixe sa vieille coupe ras du crâne quelque peu défraîchie au gel extrafort, grand nez, grands yeux, le type qui dégage une aura chaude et humide comme l’épaisseur d’un bento tout frais. » Entre les deux son cœur balance. Quoi que… Elle ne ressent rien pour Ni mais au moins il lui offrira une certaine sécurité affective. Seulement, lorsqu’Ichi réapparaît à une réunion d’anciens élèves, Yoshika se dit qu’elle va peut-être enfin avoir sa chance avec celui auquel elle n’a jamais cessé de penser depuis la fin de son adolescence…

Ça démarrait bien. Yoshika, jeune femme un peu paumée mais pleine de fraîcheur et d’humour raconte son quotidien avec une belle autodérision. Elle analyse avec finesse ses relations compliquées aux autres. On sourit devant les incertitudes amoureuses qui occupent ses pensées la plupart du temps et on se dit qu’elle est finalement aussi lucide que naïve. Bref, un portrait de femme sans doute assez typique d’un grand nombre de jeunes japonaises actives d’aujourd’hui très joliment troussé.

Mais dans le dernier tiers du roman le soufflé retombe. Les atermoiements de Yoshika deviennent exaspérant et on a juste envie de lui mettre un bon coup de pied aux fesses pour qu’elle cesse de se plaindre et se remue un peu, pour qu’enfin elle prenne les rennes et arrête de subir les événements. En fait ce dernier tiers est trop psychologique pour moi. La confession n’est plus légère et drôle, elle agace. C’est simple, j’ai eu l’impression d’être un psy auquel s’adresse une patiente. Mais je ne suis pas un psy, je suis juste un lecteur et j’avoue que la fin du roman m’a paru terriblement ennuyeuse.

Je retenterai néanmoins le coup avec cette auteure parce que j’ai trouvé le début de son récit excellent. Peut-être avec « Appel du pied », le roman qui lui fit gagner le prix Akutagawa (le Goncourt japonais) alors qu’elle n’avait que 19 ans. Dernier détail, je trouve le titre très beau mais je ne lui vois strictement aucun rapport avec le texte. Si quelqu’un a une explication je suis preneur.

Trembler te va si bien de Risa Wataya. Picquier, 2013. 144 pages. 16 euros.