mercredi 14 février 2018

L’homme gribouillé - Serge Lehman et Frederik Peeters

N’y allons par quatre chemins, cet album est une vraie claque ! D’emblée il vous prend par la main et vous emmène sur un chemin brumeux. Un brouillard qui, lorsqu’il se dissipe, vous oriente vers des pistes difficiles à suivre. Mieux vaut ne pas résister et se laisser guider dans un univers réaliste où tout peut basculer en un claquement de doigt dans une dimension fantastique. Hors de question de vous dire quoi que ce soit de l’intrigue, je vous laisse dans le même état d’ignorance que moi au moment de tourner la première page. Seul petit indice, l’univers imaginé par Serge Lehman s’inspire en partie des photographies de Charles Fréger, notamment sa série Wilder Man représentant  des portraits en lien avec la figure de « l’homme sauvage » (à découvrir ici). 

J’aime quand rien n’est donné, quand il ne faut pas chercher à tout comprendre tout de suite. J’aime me dire que je n’ai pas tout saisi, qu’une seconde lecture s’impose pour affiner mon point de vue et mon ressenti. J’aime aussi que l’on prenne son temps pour me raconter une histoire, que l’on tricote des mailles serrées sur lesquelles dégouline une pluie glaciale pendant que l’atmosphère se charge d’électricité et d’étrangeté. J’aime enfin qu’un dessinateur s’empare d’une telle histoire et la sublime avec son découpage cinématographique et son trait d’une troublante intensité.

Il y a quelque chose de magnétique dans cette fable fantastique aux accents gothiques. Une fascination née du renouvellement perpétuel de l’intrigue, des rebondissements aussi inattendus que cohérents et d’une fantasmagorie mêlant avec brio folklore juif, légendes médiévales et sociétés occultes. Pas besoin de tourner autour du pot ni d’en dévoiler davantage, L’homme gribouillé est un album puissant, surprenant,  imprévisible, entretenant une confusion diabolique entre le réel et l’irréel. Un coup de maître !

L’homme gribouillé de Serge Lehman et Frederik Peeters. Delcourt, 2018. 330 pages. 30,00 euros.

Une lecture commune partagée avec Mo et Noukette !






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mardi 13 février 2018

Mon grand soir - Audrey Demaury

« Ils viennent le chercher ». Un coup de téléphone qui change tout. Le quotidien de Lola, celui de ses parents et surtout la vie de Mano, son petit frère de sept ans, en attente d’une greffe du cœur. L’ambulance va arriver, l’opération est enfin programmée. Restée seule à la maison pour la soirée, Lola navigue entre le plaisir d’une liberté nouvelle et l’inquiétude face aux événements à venir. Surtout que dehors la tempête de neige fait rage et que l’hélicoptère censé amener le nouveau cœur de Mano n’est pas certain de pouvoir décoller…

Un premier roman jeunesse touchant, apparemment inspiré de l’expérience personnelle d’Audrey Demaury. La voix de Lola exprime la difficulté d’être une collégienne en bonne santé dans la maison d’un enfant malade : « Le cœur de mon frère fait la loi à la maison ». Difficile d’exister aux yeux de ses parents, d’attirer leur attention, de susciter un minimum d’affection. Parce que Mano monopolise toute leur énergie et génère une forme d’angoisse permanente ne laissant que peu de place à une vie de famille « normale ».

La galerie de personnages venant  égayer la soirée en solitaire de la jeune fille est aussi savoureuse que décalée, de Fatou l’apprentie voyante à madame Saranzole la prof de maths et son caniche à trois pattes en passant par William aux faux airs d’« Harry Potter en plus télégénique ». C'est frais, absolument pas tire-larmes, et ça sonne juste de bout en bout. Un sujet qui sort des sentiers battus et un premier roman prometteur, il n'en fallait pas plus pour que je passe un excellent moment de lecture.

Mon grand soir d’Audrey Demaury. Thierry Magnier, 2018. 92 pages. 9,90 euros. A partir de 11-12 ans.

Une pépite jeunesse évidemment partagée avec Noukette.










samedi 10 février 2018

Vulnérables - Richard Krawiec

Dandy, premier roman noir, écorché, crépusculaire de Richard Krawiec, m’avait ébloui. J’attendais donc le second avec une impatience mêlée d’appréhension. L’univers de Vulnérables reste le même que celui de Dandy, présentant une Amérique pauvre et un personnage principal à la marge. Billy Pike, quadra sortant tout juste de prison, est appelé à l’aide par ses parents venant d’être cambriolés. Le fils maudit n’a pas remis les pieds dans la maison familiale depuis des années. Son arrivée est loin de soulever l’enthousiasme mais le couple, incapable de surmonter le traumatisme de la violation de son intimité et craignant une nouvelle effraction, n’a pas eu d’autre choix que de le solliciter pour assurer un minimum de sécurité autour et à l’intérieur du logement. Une initiative guidée par la peur et le désespoir qui s’avérera à l’usage bien plus néfaste que positive. 

En préface, Krawiec prévient : « Billy Pike est de ceux qui sont tombés avant de découvrir qu’il n’y avait personne pour les relever. »  Le moins que l’on puisse dire c’est que le « sauveur » n’est pas d’une solidité à toute épreuve. C’est un homme solitaire, fragile, torturé, en plein désarroi. Un géant au pied d’argile qui avait trouvé dans la fuite loin des siens une manière radicale de les protéger de ses propres démons. Car Billy est violent, instable, immature, capable des pires atrocités. Adepte de l’autodestruction, il survit avec les moyens du bord, seul contre tous.

Vulnérables. Le titre est parfait. Dans ce roman tout le monde est vulnérable. Autopsie d’un naufrage, le texte ne laisse aucune place à la lumière. Une noirceur qui a la  longue m’a fatigué. Le pathos tourne au mélo dégoulinant et, un peu comme chez William Boyle, j’ai trouvé que Krawiec forçait le trait dramatique gratuitement et que cela desservait son histoire. On est à la limite de la complaisance dans la description finale de la chute de Billy, en tout cas on est loin de la finesse de Dandy. Dommage parce que le bougre connait à merveille le monde des oubliés du rêve américain et il n’a pas besoin d’en rajouter pour mettre en scène des marginaux aux trajectoires aussi fouillées que marquantes. Finalement mon appréhension de départ s’est révélée légitime. Malheureusement.

Vulnérables de Richard Krawiec. Tusitala, 2017. 220 pages. 20,00 euros.






mercredi 7 février 2018

Jean Doux et le mystère de la disquette molle - Philippe Valette

« J’espère que vous avez un slip de rechange parce qu’on risque de perler de la rillette ! »

Ce genre de phrase me fait kiffer. Grave. Et ce genre d’album encore plus. Tellement barré, tellement décalé, tellement plein de second degré, d’humour absurde, de réparties improbables, de dialogues surréalistes. Comme ce passage où notre héros Jean Doux ouvre la porte des toilettes et tombe sur un collègue tout nu assis sur le trône :

- Mais… qu’est-ce que vous faites à poil Jean-Pierre ?
- C’est parce que j’aime chier nu. Ça me bloque sinon.
[…]
- Vous en avez encore pour longtemps ?
- Euuh… Je suis sur un très très gros dossier, là… Et le consensus est plutôt mou.
- Mon Dieu… Merci pour l’analogie Jean-Pierre.

Voila, le ton est donné. L’histoire, je n’ai pas envie de vous la résumer. Disons juste que tout se passe en une journée, dans les bureaux de la société Privatek, une société spécialisée dans les broyeuses à papier où chaque employé a un prénom composé commençant par Jean. On y croise donc des Jean-Pierre, des Jean-Patrick, des Jean-Daniel, des Jean-Yves, des Jean-Baptiste, des Jean-Claude et des Jean-Bernard. Jean Doux, spécialiste des questions juridiques, arrive en retard à une réunion et c’est le début d’une succession d’événements plus incroyables les uns que les autres qui vont le mettre sur la piste d’un « gros mythe bureaucratique ». Dis comme ça, j’avoue que ça ne fait pas rêver mais croyez-moi, ce huis-clos en open space est un vrai régal, du moins si l'on aime ce type d'humour assez particulier.




Niveau dessin, j’avoue que ce n’est pas l’extase. Certaines cases m’ont fait penser à South Park, qui est quand même loin d’être une référence en la matière. Mais je dois aussi reconnaître qu’un tel parti pris graphique est parfaitement raccord avec le scénario.

Un album inclassable, frapadingue, déjanté, jouissif. Un album qui vient de remporter à Angoulême le « Fauve Polar SNCF », une récompense amplement méritée !

Jean Doux et le mystère de la disquette molle de Philippe Valette. Delcourt, 2017. 250 pages. 29,95 euros.


Encore un cadeau de blogueuse reçu à Noël, décidément, j'ai été gâté !

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mardi 6 février 2018

Sauveur et fils, saison 4 - Marie-Aude Murail

« Rue des Murlins, au numéro 12, il y avait une maison à la porte grande ouverte ».

Depuis quatre saisons cette maisons accueille les cabossés, les perdus, les abandonnés. Celles et ceux qui ont un problème à partager, un secret à confier, une valise trop lourde à porter. Sauveur Saint-Yves, Psychologue clinicien, en a vu passer des cas compliqués. Il en même a recueilli quelques-uns entre ses murs comme Gabin le lycéen dont la mère est internée en HP ou Jovo le SDF ancien légionnaire. Parmi ses « clients » réguliers il y a Ella, qui voudrait être un garçon et qui panse ses plaies dans l’écriture, son père Camille, alcoolique en phase de désintoxication, la petite Maïlys, quatre ans, qui cherche par tous les moyens à attirer l’attention de ses parents, les sœurs Margaux et Blandine ou encore Samuel, en guerre permanente avec sa mère.

Les nouveaux arrivants se nomment Solo le gardien prison et Jean-Jacques, qui passe sa vie dans chambre et refuse de mettre le nez dehors. Comme d’habitude le roman alterne les échanges dans le cabinet du praticien et les moments de vie privée de ce dernier, une vie privée toujours aussi emberlificotée entre son fils Lazare, ses « invités » permanents squattant sa cave et son grenier et la douce Louise accompagnée de ses deux enfants, qui partage de plus en plus sa vie et a des envies de maternité. Rien n’est simple mais rien n’est insoluble non plus, il faut juste prendre le temps d’écouter, d’échanger, de partager et d’avancer, ensemble.

Alors comme ça, Sauveur c’est fini ? Définitivement ? Difficile de laisser cet univers plein de vie et de chaleur humaine, ces dialogues aux petits oignons, ces personnages si attachants. Difficile de se dire que l’on ne franchira plus la porte du cabinet, que l’on ne partagera plus les confidences de patients cherchant avant toute chose une bonne âme qui les écoute et comprend leurs maux.

Une série formidable s’achève, une série moderne, intelligente, réaliste. Une série débordant d’empathie et d’humanité, une série qui fait du bien, une série dont chaque nouveau tome était l’assurance de passer un délicieux moment de lecture entre les quatre murs du 12 rue des Murlins. Merci pour tout madame Murail, je ne suis pas près d’oublier Sauveur et sa joyeuse clique !

Sauveur et fils, saison 4 de Marie-Aude Murail. L’école des loisirs, 2018. 300 pages. 17,00 euros.

Une lecture commune évidemment partagée avec Noukette.

Mes avis sur les saisons 1, 2 et 3.






lundi 5 février 2018

Les lectures de Charlotte (48) : Boris : le petit livre de mes grands secrets - Mathis

Ah, les secrets ! Ceux que l’on garde précieusement, ceux que d’autres révèlent à notre insu, ce qui ne se répètent pas, ceux que l’on ne peut pas préserver. Mieux vaut ne pas fanfaronner quand on a quelques secrets honteux à cacher, mieux vaut garder pour soi ceux qui fâchent. Et puis il y a ceux que l’on s’invente pour s’entourer de mystère, ceux que l’on partage donnant-donnant…

Boris révèle dans ce petit livre tous ses grands secrets. Et si vous connaissez l’animal, vous vous doutez que ce n’est pas joli-joli. Sans fausse modestie, celui qui se considère comme le plus courageux, le plus élégant, le plus intelligent et le plus grand des ours dit tout, absolument tout.

Au passage il révèle (parfois malgré lui) des secrets dignes de sa sulfureuse réputation. Monsieur colle par exemple ses crottes de nez derrière son lit, fait pipi dans les plantes de mamie et se mouche dans les rideaux. On apprend également que ce vantard « croit que la cuvette des WC est un monstre qui mange du caca », qu’il ne peut s’endormir sans un bisou de sa maman et qu’il a peur des poupées.



Comme d’habitude c’est hilarant. Politiquement incorrect, sans langue de bois et plein de mauvais esprit, le tout saupoudré par une petite touche de douceur qui rend ce chenapan si attachant. Un Boris égal à lui-même en somme. Charlotte l’adore. Les bad boys et les forts en gueule c’est décidément son truc, et ce n’est pas moi qui vais lui reprocher d’avoir des goûts aussi tranchés. 

Boris : le petit livre de mes grands secrets de Mathis. Thierry Magnier, 2018. 48 pages. 14,50 euros. A partir de 4-5 ans.

p.s. après plus d’un an d’absence Boris revient enfin sur les rayonnages des librairies avec non pas une mais deux nouveautés puisqu’en même temps que le petit livre des grands secrets est sorti « Le jour des bisous ». L’occasion de faire coup double avec Boris.



p.s. (bis) : Je profite de ce billet pour souhaiter le plus joli des anniversaires à ma pépette adorée, qui fête ses 5 ans aujourd’hui.






samedi 3 février 2018

Comme un chef - Benoît Peeters et Aurélia Aurita

Je connais peu de choses à propos de Benoît Peeters. Je sais juste qu’il est le scénariste de la superbe série « Les cités obscures » et que c’est un des plus grands spécialistes d’Hergé. Dans ce récit autobiographique je découvre sa passion pour la cuisine, une passion née dès l’enfance dans un foyer où les repas concoctés par sa mère étaient pourtant d’une qualité plus que douteuse. Initié à la gastronomie par un camarade d’Hypokhâgne, il connait sa première grande émotion gustative au cours d’un repas dans le restaurant  étoilé des frères Troisgros à Roanne. Une révélation qui le pousse à se lancer à corps perdu dans les expériences culinaires, au point de tourner le dos à sciences po pour entamer une périlleuse carrière de chef à domicile dans les beaux quartiers de Bruxelles.

L’album décrit à merveille l’émotion que peut procurer un plat préparé à la perfection. Peeters, qui a contribué à éditer en France « Le gourmet solitaire » de Taniguchi, transmet avec la même simplicité que l’auteur japonais son enthousiasme pour la bonne chère. Il revient aussi longuement sur son amour de la littérature, notamment sa relation privilégiée avec Roland Barthes, qui valida le dépôt de son mémoire universitaire Sur « Les bijoux de la Castafiore ».

Quelque part cette autobiographie intime m’a rappelé l’album « Extases » de Jean-Louis Tripp. Comme chez Tripp, on découvre la fascination d’un homme pour un sujet (le sexe pour l’un, la cuisine pour l’autre) qu’il souhaite explorer dans toutes ses dimensions. Le regard porté par Peeters sur son parcours et son éducation culinaire est aussi modeste que sincère. L’hommage appuyé aux grands chefs qui ont croisé sa route montre à quel point il se sent redevable (et privilégié) d’avoir pu côtoyer de telles personnes et surtout d’avoir pu manger à leur table. Au-delà, il souligne que la cuisine est avant tout une histoire de partage et de rencontres, et que le plaisir peut être le même derrière les fourneaux que devant l’assiette.

Graphiquement, Aurelia Aurita donne dans la simplicité. Son dessin enjoué reste au service du texte sans jamais chercher à en faire trop et l’idée de ne mettre en couleur que les plats ou les ingrédients est une trouvaille qui permet de rappeler que ces derniers sont finalement les éléments centraux du récit.

Un album mitonné aux petits oignons, à savourer sans modération (ok, cette phrase de conclusion archiconvenue ne vole pas haut mais c'est le week-end alors je me permets de céder à la facilité).


Comme un chef de Benoît Peeters et Aurélia Aurita. Casterman, 2018. 216 pages. 18,95 euros.





jeudi 1 février 2018

L’infinie patience des oiseaux - David Malouf

1914. De retour sur ses terres du Queensland après avoir étudié en Angleterre, Ashley Crowther fait la connaissance de Jim Saddler, un jeune homme de son âge passionné d’ornithologie. Partageant le même amour de la nature que son nouvel ami, Ashley décide de créer dans les marais de son domaine un sanctuaire pour les oiseaux migrateurs. Mais quand la guerre explose en Europe, Jim et lui se retrouvent au cœur d’un conflit qui va bouleverser leurs destins.

Salué comme un chef d’œuvre au moment de sa publication en Australie en 1982, L’infinie patience des oiseaux est un texte magnifique, tout en retenue et en poésie. David Malouf décrit le quotidien du soldat Jim au jour le jour, de l’engagement à la traversée de l’océan, du débarquement en France aux premiers combats, de la vie à l’arrière à l’enfer des tranchées. Jim porte un regard lucide sur sa condition, il constate l’horreur et l’absurdité de la guerre sans colère, il perd ses camarades les uns après les autres, survit aux pires situations sans se faire d’illusion sur la suite des événements, ayant bien conscience que son tour finira par arriver.

Le décalage entre le champ des possibles ouvert par sa rencontre avec Ashley au début du roman et son statut de poilu envoyé à la boucherie montre à quel point une génération entière, à travers le monde, a perdu son innocence, sa jeunesse et son avenir au fil du conflit. La plume aérienne et sobre de David Malouf évite de noyer le lecteur sous des tombereaux de violence gratuite. Rien n’est éludé pour autant mais l’horreur est décrite avec une sorte de mélancolie extrêmement touchante.

Clairement, ce roman propose une autre une façon d’écrire sur la guerre. La première partie dans le Queensland, bucolique en diable, est d’un grand classicisme alors que l’arrivée en France signe le passage à style plus direct, plus réaliste.  Au final le texte apparaît à la fois d’une grande cohérence et d’une grande modernité, portant une réflexion sur le sens de la vie aussi pertinente que saisissante. Une superbe découverte.

L’infinie patience des oiseaux de David Malouf. Traduit de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie).  Albin Michel, 2018. 220 pages. 20,00 euros.


















mercredi 31 janvier 2018

La cour des miracles T1 : Anacréon, roi des gueux - Stéphane Piatzszek et Julien Maffre

Paris, 1667. Anacréon le roi des gueux, 84ème du nom, règne d’une main de fer sur la cour des miracles. Au cœur de Paris son royaume de non-droit prospère, bien aidé par les forces de police du lieutenant Tardieu qui, contre quelques pots de vin, ferment les yeux sur les activités de ses ouailles. Mais les temps changent. Anacréon, vieillissant, est contesté par une partie des siens et Louis XIV, ne supportant pas qu’un autre roi que lui existe sur les terres de France, charge Colbert de trouver un homme suffisamment intègre pour reprendre les choses en main et mater ces miséreux qui  défient son autorité.

Stéphane Piatzszek et Julien Maffre décrivent avec force précisions historiques le monde des mendiants, des voleurs, des truands, des infirmes, des putains. Un monde à la marge avec ses propres codes, ses propres règles et son propre roi. Une corporation proche de la piraterie où les manigances et les luttes de pouvoir commencent à fissurer la solidarité légendaire d’un clan au bord du gouffre.

Un premier volume où les auteurs posent leurs pièces sur l’échiquier. La partie commence à peine mais le roi perd ses pions et se retrouve fragilisé. Le scénario, rigoureusement documenté, est porté par le dessin réaliste d’un Julien Maffre ne ménageant pas ses efforts pour représenter le Paris malfamé (et malodorant !) de la fin du 17ème siècle. Une ambiance cradingue que j’adore et qui n’est pas sans rappeler l’excellente adaptation du Villon de Jean Teulé par l’italien Luigi Critone.

Un début de série extrêmement prometteur qui donne très envie de découvrir la suite. En espérant qu'elle ne tarde pas trop.

La cour des miracles T1 : Anacréon, roi des gueux de Stéphane Piatzszek et Julien Maffre. Quadrants, 2018. 64 pages. 15,50 euros.


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mardi 30 janvier 2018

Quart de frère, quart de sœur T3 : Mission spectacle - Sophie Adriansen

Ils ont fini par s’entendre. Au départ ce n’était pourtant pas gagné. A peine arrivée des Antilles, la pétillante Viviane avait fait de l’ombre à Arthur, le garçon le plus populaire de l’école. Puis le papa de Viviane est tombé amoureux de la maman d’Arthur et ils s’apprêtent à avoir un bébé ! Devenus malgré eux un quart de frère et un quart de sœur, les ennemis jurés ont dû mettre de l’eau dans leur vin pour rendre leur cohabitation « vivable ». Et à force de se côtoyer, ils ont fini par s’apprécier, au point de devenir inséparables.

Dans ce troisième tome, alors que le bébé est annoncé pour dans quelques mois, Arthur et Viviane s’apprêtent à rentrer au collège. Arthur veut évidemment se faire élire délégué de classe, quitte à forcer un peu la main à ses camarades. Viviane quant à elle se passionne pour le spectacle de fin d’année. Deux projets à priori sans relation qui vont pourtant devenir des enjeux communs où chacun va s’épanouir, à sa façon.

Un vrai plaisir de retrouver la suite des aventures d’Arthur et Viviane. Une série fraîche, sans enjeux dramatiques ni mal être insurmontable. Juste deux enfants qui n'ont pas leur langue dans leur poche, deux enfants bien dans leur peau et dans leur quotidien au sein d’une famille recomposée dans laquelle il n’était pas évident de trouver sa place, et surtout de faire une place à l’autre. Le message se veut positif, il montre que le vivre ensemble est toujours possible pour peu que l’on y mette du sien et il prouve que, malgré des différences de caractère très marquées, on peut non seulement résoudre les conflits mais également s’enrichir mutuellement.

Un petit roman qui fait du bien et des personnages attachants que j’aurai plaisir à retrouver dans le prochain volume, cela va s'en dire. 

Quart de frère, quart de sœur T3 : Mission spectacle de Sophie Adriansen. Slalom, 2017. 110 pages. 9,90 euros. A partir de 8-9 ans.

Mon avis sur les tomes 1 et 2

Une pépite jeunesse partagée comme d'habitude avec Noukette.








vendredi 26 janvier 2018

Circus Parade - Jim Tully

Difficile de faire rentrer ce texte dans une case. Récit, chronique, roman, autobiographie ? Sans doute un peu de tout cela à la fois. Ce qui est certain c’est que Jim Tully y raconte son expérience de manœuvre dans un cirque itinérant au début du 20ème siècle. Lui, le vaurien, le vagabond, le « gamin du rail » a un jour quitté son habit de hobo pour être engagé en tant qu’assistant dans la ménagerie d’un cirque. Le début d’une aventure à travers l’Amérique profonde et une succession d’événements dont il est difficile de vérifier la véracité.

Pour éviter les ennuis au moment de la publication de l’ouvrage en 1927, Tully n’a pas révélé le vrai nom du salopard de promoteur qui menait ses troupes d’une main de fer. Malgré tout, son témoignage à charge contre les pratiques plus que douteuses du patron souleva de nombreuses critiques, tant chez les défenseurs du cirque que dans les ligues de vertu.

Il faut dire que l’auteur de « Vagabonds de la vie » exprime un point de vue sans concession sur l’univers circassien, loin des images d’Épinal bohèmes et poétiques. Son cirque à lui n’était qu’un ramassis de va-nu-pieds, d’escrocs, d’arnaqueurs, de repris de justice et de pauvres hères au service d’une galerie d’artistes tenant plus souvent du monstre que de l’athlète de haut-niveau. Une population misérable exploitée par des promoteurs uniquement guidés par l’appât du gain.

Au fil des chapitres Tully narre la mort du dresseur de lions tué par un ours aveugle, les pickpockets s’attaquant au public en train d’acheter ses billets, les bagarres avec les autochtones qui parfois éventraient le chapiteau à coups de hache, la jalousie des artistes en quête de popularité, le danger pour les employés noirs dans les villes du sud et les nuits dans les trains entre deux étapes. Un tableau sordide où une population à la marge survit dans des conditions effroyables raconté dans une langue très orale à la syntaxe parfois syncopée.

C’est brut, sans filtre,violent, et même si certains passages semblent très romancés le réalisme des descriptions est saisissant. Un texte dur qui déborde de vitalité et constitue un témoignage unique sur ce qu’était un modeste cirque itinérant dans l’Amérique de 1900. Le livre eut un grand retentissement au moment de sortie. Trop cru et dérangeant, il fut interdit dans certains états. Hollywood en acheta les droits d’adaptation mais suite au lobbying de la très influente « Circus Fan’s Association of America »,  le film ne vit jamais jour.

Circus Parade de Jim Tully (traduit de l’américain par Thierry Beauchamp). Les éditions du sonneur, 2017. 240 pages. 17,50 euros.   








mercredi 24 janvier 2018

No Body - Christian De Metter

« Ma vérité est-elle la vérité ? »

On l’a retrouvé sur les lieux d’un crime sordide dont il s’est accusé. Une psychiatre débarque dans sa cellule pour une expertise. D’habitude mutique, il décide cette fois-ci  de parler et de raconter son histoire. Le traumatisme d’un frère mort au Vietnam, la boxe, un cambriolage qui tourne mal. Le FBI qui lui propose d’échapper à la prison en espionnant un groupe d’étudiants soupçonnés d’activisme. Des premiers pas dans une carrière d’infiltré où, en plus de découvrir d’inavouables secrets, il va devoir mener des missions toujours plus dangereuses.

Bordel que ce thriller tendu comme un string est addictif ! J’ai quelques réserves sur le dessin de De Metter que je trouve parfois trop figé (les personnages semblent clairement manquer de souplesse, un défaut qui n’est pas compensé par l’expressivité des regards comme dans son adaptation d’Au-revoir là-haut) mais au niveau du scénario et de la construction de l’intrigue c’est du tout bon.   

Le récit du (supposé) meurtrier est passionnant, il nous accroche dès le départ et nous tient en haleine mais au final on se demande si tout n’est pas inventé de A à Z. Mythomanie ou sincérité absolue ? La vérité se situe sans doute entre les deux et ce doute permanent participe grandement au plaisir de la lecture. Et puis on sait d’emblée que l’histoire ne va pas s’éterniser artificiellement puisque dès la couverture du tome 1 l’éditeur annonce une série en quatre épisodes. Les deux premiers engloutis, il me reste à découvrir le troisième et à attendre impatiemment le dernier, prévu pour le mois d’avril. 

No Body T1 : Soldat inconnu de Christian De Metter. Soleil, 2016. 74 pages. 15,95 euros.
No Body T2 : Rouler avec le diable de Christian De Metter. Soleil, 2016. 74 pages. 15,95 euros.

Un grand merci à Mo' qui a eu la gentillesse de m'offrir ces deux albums à Noël. C'est d'ailleurs chez elle que vous retrouverez aujourd'hui toutes les BD de la semaine.



















mardi 23 janvier 2018

Trouver les mots - Gilles Abier

Gabriel ne parvient pas à ouvrir la bouche. Il faudrait pourtant qu’il s’explique. Qu’il dise pourquoi son cousin Julien l’a appelé pendant près d’un quart d’heure la veille. Qu’il le dise à ses parents, à son oncle et à sa tante, à la police. Mais Gaby reste mutique. Pourtant dans sa tête, les mots pleuvent. Ils remontent le fil des événements, leur enchaînement, leur logique. Gaby repense à Julien, à leur relation fusionnelle, à leurs années passées ensemble depuis l’enfance. Son père et le père de Julien étant des jumeaux ayant choisi de vivre à cinq minutes l’un de l’autre, leurs enfants respectifs ont en quelque sorte été élevés ensemble. Ne se cachant rien, se livrant l’un à l’autre sans filtre. Et Gaby repense à la dernière confidence de son cousin. Il y repense et se dit qu’il aurait peut-être pu éviter le pire s’il avait réagi différemment.

Depuis Un de perdu et La piscine était vide Gilles Abier ne cesse de me cueillir à chaque roman par sa capacité à aborder des sujets difficiles sans jamais céder à la facilité. Il campe ici un ado détenteur d’un secret trop lourd à porter. Un ado incapable d’affronter les adultes attendant de lui des réponses à leurs questions. Un ado qui sait qu’il va devoir trouver les mots. Le texte est un monologue interne où la voix de Gabriel, en toute franchise, trace le portrait d’une relation entre cousins devenue complexe. Parce que leur état d’esprit n’évoluaient pas dans la même direction, parce que leurs centres d’intérêt n’étaient plus les mêmes, leur proximité ne faisait que s’effriter.

C’est fort, ça gratte et ça pique. Même si beaucoup de problématiques sont abordées en si peu de pages, l’ensemble n’apparait ni brouillon ni surchargé. Une fois de plus Gilles Abier vise juste. Une fois de plus l’émotion qu’il créé n’est pas surjouée. Une fois de plus il fait mouche en allant à l’essentiel.

Trouver les mots de Gilles Abier. Le Muscadier, 2017. 50 pages. 8,50 euros. A partir de 13-14 ans.


Une pépite jeunesse évidemment partagée avec Noukette.




















mercredi 17 janvier 2018

Fondu au noir - Ed Brubaker, Sean Phillips et Elizabeth Breitweiser

Hollywood, 1948. Le scénariste Charlie Parrish se réveille dans une baignoire après une nuit de beuverie. A ses cotés se trouve le corps sans vie de Valeria Sommers, LA star du studio pour lequel il travaille. Constatant que la jeune femme a été étranglée et n’ayant aucun souvenir des heures précédentes, il s’enfuit sans demander son reste. Apprenant que le meurtre a été maquillé en suicide par ses patrons pour éviter un scandale, Charlie essaie de recoller les pièces du puzzle pour comprendre ce qu’il s’est passé au cours de la funeste soirée. Ce faisant, il met le doigt dans un engrenage qui risque de le broyer sans la moindre pitié.

Un noir serré, amer, sans un gramme de sucre. Il faut s’accrocher au départ pour s’y retrouver dans la foultitude de personnages (merci le trombinoscope présent au début de l’album !) mais une fois les repères trouvés, on se régale de bout en bout. L’atmosphère pesante de l’industrie du cinéma de la fin des années 40 avec ses stars ingérables, ses producteurs véreux et ses scénaristes alcooliques est rendue à la perfection. La dimension politique (chasse aux sorcières communistes dans tous les studios d’Hollywood) est un élément majeur de l’intrigue. Manipulation, corruption, règlements de comptes et secrets inavouables rythment une histoire sans temps mort aux nombreux rebondissements.

Les personnages ont tous une vraie densité, leur évolution psychologique est extrêmement crédible et leurs relations particulièrement  travaillées. Un vrai plaisir de se plonger dans ce polar poisseux à souhait, porté par les dessins aussi sombres que réalistes d’un Sean Phillips au sommet de son art. Bars miteux à peine éclairés, femmes fatales en robe fourreau, tapis rouge, chapeau en feutre, verre de whisky dans une main et cigarette dans l’autre, l’ambiance de l’époque, digne d’un roman de Raymond Chandler ou de Ross MacDonald, fascine autant qu’elle effraie.

Un album diaboliquement vénéneux à la mécanique sans faille. Efficace et  addictif.


Fondu au noir d’Ed Brubaker, Sean Phillips et Elizabeth Breitweiser. Delcourt, 2017. 380 pages. 39,95 euros.


Une lecture commune partagée avec Mo.



Toutes les BD de la semaine sont à retrouver chez Stephie









mardi 16 janvier 2018

Coupée en deux - Charlotte Erlih

« Être séparés, ça n’empêche pas aux parents de continuer à se haïr et à se faire la guerre. Et si ça ne se passe pas tout à fait de la même manière que quand ils vivaient ensemble, ce n’est pas beaucoup plus agréable… »

Coupée en deux. Écartelée entre ses parents divorcés. Camille déteste la garde alternée, elle déteste passer une semaine en fille unique avec sa mère puis la suivante avec son père, sa belle-mère et sa demi-sœur. Elle déteste cette situation, même si elle a dû s’y habituer, par la force des choses. Et aujourd’hui le problème est encore plus profond. Le rendez-vous au tribunal est capital, Camille va devoir choisir. Choisir entre rester à Paris avec son père ou suivre sa mère en Australie. Devant la juge, elle va avoir son mot à dire. Mais comment prendre une telle décision alors que ses parents, bien que fort différents, sont aimants et très proches d’elle ?

L'impression de n'être qu'un pion, l'impression d'avoir à arbitrer une partie dont elle sortira obligatoirement perdante. Charlotte Erlih nous place dans la tête de Camille et déroule ce jour si particulier où sa vie va basculer. Alors qu’elle n’a rien demandé et qu’elle ne fait que subir des problèmes d’adultes. Tout est dit avec beaucoup de pudeur, sans excès. Même dans l’attitude des parents qui restent dignes malgré leur irréconciliable rancœur.

C'est touchant et juste, on ne dramatise pas à outrance et on ne minimise pas une souffrance intime qui perturbe l'équilibre d'une jeune fille en construction. J'ai adoré la franchise de Camille, sa lucidité face à son évident manque de maturité pour gérer un dilemme qui la dépasse. Une belle réussite de plus dans cette collection regorgeant de pépites. Et nulle doute que la voix de Camille résonnera longtemps dans l'esprit des ados qui auront la chance de découvrir son histoire.

Coupée en deux de Charlotte Erlih. Actes Sud junior. 90 pages. 12,50 euros. A partir de 12-13 ans.

Une lecture commune partagée comme chaque mardi avec Noukette !









dimanche 14 janvier 2018

Les lectures de Charlotte (47) : Les trois petits casse-pieds - Jean Leroy et Matthieu Maudet

Les trois petits casse-pieds débarquent dans le salon en hurlant qu’il est l’heure d’allumer la télé. Leur grand-père leur propose plutôt d’écouter une histoire. Pas franchement partants au départ, les trois petits casse-pieds se laissent tenter. Mais quand le papy attaque Le petit chaperon Rouge, il se fait rembarrer sans ménagement. Il tente alors Les trois petits cochons, sans plus de succès. Non, pour accrocher l’attention des garnements, il en faut davantage. Alors le Papy va se lancer dans une histoire inventée de toutes pièces, quitte à improviser et à multiplier les rebondissements pour garder l’attention de son difficile public.

Un album au ton irrévérencieux qui a tout de suite plu à Charlotte. Il faut dire que les chenapans, plus intéressés par la télé que par les racontars de Papy, n’ont pas leur langue dans leur poche. Les dialogues sont pétillants, le  graphisme épuré avec un minimum de décor et l’histoire avance à chaque double page dans une forme très simple à comprendre.


Une lecture rigolote comme tout dont Charlotte ne se lasse pas. Je vais bientôt connaître le texte par coeur et pouvoir le réciter les yeux fermés. Mais il paraît que quand on aime on ne se lasse pas, alors...


Les trois petits casse-pieds de Jean Leroy et Matthieu Maudet. L’école des loisirs, 2018. 32 pages. 12,20 euros.






vendredi 12 janvier 2018

Prière pour ceux qui ne sont rien - Jerry Wilson

« La plupart de mes personnages survivent un jour après l’autre, se soûlent la gueule, rigolent beaucoup et meurent autour de la cinquantaine. Des douzaines de personnes que j’ai rencontrées pendant les années où j’étais employé par le département des parcs municipaux, seulement une poignée est encore en vie. Et pas pour longtemps. »

Jerry Wilson a travaillé dans les parcs et réserves naturelles de Boise, Idaho. Ses journées consistaient à ramasser les détritus, à dissoudre le vomi et les excréments et à nettoyer les taches les plus abominables que l’on puisse imaginer. Éboueur au grand cœur, il a découvert une faune interlope avec laquelle il a beaucoup discuté, écoutant les jérémiades de fanfarons avinés, recueillant les confidences touchantes d’éclopés de la vie ou supportant les plaintes véhémentes de vieux clodos ayant perdu la boule.

Ses nouvelles, directement inspirées de son expérience, mettent en scène son double Swiveller, employé municipal arpentant les espaces naturels un sac poubelle à la main et allant à la rencontre des clochards. Sans jugement, les textes présentent des SDF cabossés à la langue bien pendue qui  n’hésitent pas à plaisanter et ne s’appesantissent pas sur leur sort. Bien sûr l’environnement décrit fait froid dans le dos, entre beuveries, hygiène déplorable et santé mentale fragile, mais on ne tombe jamais dans le sordide. Par ailleurs la violence, omniprésente, ne s’exprime jamais directement, même si on en découvre les stigmates lorsque Swiveller  croise des gueules abîmées après une nuit de bagarre lors de sa tournée matinale.

Un recueil cru et sans concession, d’un réalisme quasi documentaire. Au-delà des situations tragiques, les histoires débordent d’humanité et laissent transparaître une sincère bienveillance à l’égard de cette population à la marge dont personne ne semble se soucier. L’écriture est simple, sèche, très orale. Les dialogues font mouche et on prend plaisir à retrouver certains personnages d’une nouvelle à l’autre. Pour ceux qui connaissent, la prose de Jerry Wilson m’a rappelé celle du regretté Dan Fante, le fils de John (et si vous ne connaissez pas je ne peux que vous recommander chaudement la lecture de l’excellent « Les anges n’ont rien dans les poches »). A la fois drôle, tendre et désespérée, cette prière pour ceux qui ne sont rien signe la prometteuse entrée en littérature d’un prolo des lettres américaines dont l’univers ne pouvait que me plaire.

Prière pour ceux qui ne sont rien de Jerry Wilson. Le serpent à plumes, 2018. 170 pages. 18,00 euros.












mercredi 10 janvier 2018

Ces jours qui disparaissent - Timothé le Boucher

Lubin, acrobate de haut niveau, se réveille un matin alors qu’une journée entière vient de s’écouler. Ne comprenant pas comment il a pu dormir aussi longtemps, il constate dans les jours qui suivent que le phénomène se répète. Après avoir découvert que pendant ses « absences » une autre personnalité s’empare de son corps, Lubin essaie de comprendre et de communiquer avec cet autre « lui ». Mais ce dernier n’a pas du tout le même caractère et leur cohabitation s’avère impossible. L’alternance tourne au calvaire, tant pour le jeune homme que pour ses proches, et plus le temps passe plus son double semble prendre le dessus sur lui...


Je me suis demandé dans quoi l’auteur s’était embarqué, persuadé que sur la longueur, ça ne tiendrait pas. Trop compliqué de jouer sur les deux personnalités, d’avoir une alternance crédible, de donner une cohérence réaliste aux ellipses où « l’envahisseur » prend possession du corps de Lubin. Mais très vite on oublie ce fil narratif si délicat à gérer. On avance avec notre acrobate, on découvre avec lui l’étendue des dégâts à chacun de ses réveils, on s’émeut des amitiés indéfectibles, de la famille toujours présente, on comprend ceux qui n’ont pas supporté la situation. Surtout on approuve sans réserve la volonté de Lubin de profiter de chaque fenêtre d’existence qui s’ouvre à lui, de plus en plus en plus courte, de moins en moins lumineuse au fil des années qui passent.

La pagination conséquente permet à Timothé le Boucher de déployer son scénario en profondeur, de donner de l’épaisseur aux personnages secondaires tout en multipliant les rebondissements. Le dessin, parfois proche de celui de Bertrand Gatignol (Les Ogres-Dieux) est simple et efficace. Il participe grandement à la lisibilité d’une intrigue qui aurait pu rapidement se perdre dans une inextricable complexité. Je pense que la clé de la réussite est d’avoir centré l’histoire sur le point de vue de Lubin en occultant celui de son double. Cela permet de focaliser l’attention du lecteur sur un seul destin et de renforcer son empathie.

Différences incompatibles de personnalités dans un même corps, impossibilité de rattraper le temps perdu et de mener sa barque comme on le souhaite, impossibilité de s’imaginer une stabilité sociale et amoureuse, les problèmes soulevés par ce scénario d’une folle richesse sont innombrables. Entre schizophrénie, psychologie, psychanalyse, philosophie et paranoïa, cet album ratisse large sans jamais céder à la facilité. Au final, j’ai surtout envie de retenir la magnifique et poignante histoire d’amour que les jours qui disparaissent ne pourront effacer. Une BD qui exacerbe mon côté fleur bleue, je ne pensais pas dénicher ça un jour. Je m’empresse donc de remercier la douce fée qui a eu la gentillesse de me l’offrir à Noël.    


Ces jours qui disparaissent de Timothé le Boucher. Glénat, 2017. 192 pages. 22,50 euros.




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mardi 9 janvier 2018

La plume de Marie - Clémentine Beauvais

Recueillie par le baron de Rochecourt à la mort de sa mère, Marie, fille de servante, a été élevée avec les enfants du château avant de devenir l’aide-gouvernante de la famille. En ce matin de mai 1650, l’ébullition règne dans les couloirs de l’immense bâtisse. Le baron attend l’arrivée de son ami Pierre Corneille, qui va passer trois semaines parmi eux. Marie, connaissant par cœur les textes du tragédien et écrivant elle-même à ses heures perdues une pièce de théâtre, se réjouit à l’idée de rencontrer un si grand homme de lettres, tout en sachant bien que sa condition ne lui permettra pas d’entrer directement en contact avec lui.

Publié pour la première fois en 2011 ce roman historique réédité l’an dernier vient de remporter le prix Unicef de littérature jeunesse (catégorie collège). Un prix dont la thématique était l’égalité, notamment l’égalité filles-garçons. Une question centrale dans ce texte où, en plus d’être une fille de servante, Marie, de par son statut de femme, ne peut voir ses talents d’écrivain reconnus à leur juste valeur. Clémentine Beauvais traite le sujet avec intelligence. Elle montre à quel point la société de l'époque ne pouvait considérer les femmes autrement que comme épouses et mères, toutes celles s'écartant de ses fonctions étant forcément des dames de mauvaise vie.

Un texte délicieux, enrichi par un vocabulaire et des tournures de phrases "précieuses" typiques du 17ème siècle. La thématique abordée reste malheureusement d'actualité aujourd'hui, même si des progrès ont évidemment été accomplis.

Noukette et moi attaquons 2018 avec une pépite jeunesse aux accents historiques qui change de nos lectures habituelles du mardi et franchement, ça fait du bien !

La plume de Marie de Clémentine Beauvais. Talents Hauts, 2016. 120 pages. 8,00 euros. A partir de 11 ans.

L'avis de Noukette













jeudi 4 janvier 2018

Un jardin de sable - Earl Thompson

Ce monumental pavé retrace les quatorze premières années de Jacky, un gamin né dans une famille pauvre du Kansas. Son père meurt alors qu’il n’est qu’un nourrisson, sa mère le laisse aux soins de ses grands-parents qui peinent à joindre les deux bouts après la perte de leur ferme. L’enfant, en changeant constamment d’adresse, découvre la vie rude de ceux qui n’ont rien, de ceux qui naviguent à vue en enchaînant les petits boulots sans se demander de quoi demain sera fait. Quand sa maman vient le rechercher après s’être mariée à un pauvre crétin sortant de tôle, Jacky croit, du haut de ses cinq ans, que tout va enfin rentrer dans l’ordre. Évidemment il se trompe. A un point qu’il ne peut pas imaginer.

Attention, livre culte. Ce jardin de sable est plein de putes, de camés, d’alcoolos, de voleurs et d’arnaqueurs. Il transpire la misère et le désespoir à chaque page, proposant une errance dans l’Amérique des années 30-40 où, pour une partie de la population, le quotidien n’était qu’une galère sans fin. Claques miteux, estomacs vides, fringues en lambeaux, nuits glacées entre quatre murs sans chauffage, on souffre en silence, on se serre les coudes et on profite de la moindre occasion pour se faire quelques dollars, peu importent les moyens employés.

Pas question de se méprendre, il n’y a rien d’héroïque chez Jacky et les siens. Mère immature, beau-père aussi fanfaron que fainéant, grands-parents qui l’élèvent en le considérant davantage comme un fardeau que comme un cadeau, le gamin aura constamment vécu dans l’instabilité la plus totale, tant financière qu’affective.

830 pages et pas de longueurs à craindre. Du moins tant qu’on aime les atmosphères poisseuses, le sexe cradingue, les personnages qui ne cessent de lutter et de se résigner, qui remontent la pente avant de la descendre aussi sec pour revenir au point de départ. Du moins tant qu’on n’est pas effrayé par le langage fleuri, les scènes d’inceste, le soupçon de zoophilie et la violence domestique.

Un roman fleuve qui fit scandale au moment de sa sortie en 1970. Un roman qui prend aux tripes et montre la vie des exclus dans une Amérique peinant à se remettre de la grande dépression. Sans chichi ni fioriture, sans jugement, en exposant une réalité crue, brutale, dérangeante, malsaine. Tout ce que j’aime dans la littérature américaine en somme, de Steinbeck à Fante, de Selby à Bukowski.

Voilà, c’est fait. J’ai pris ma première très grosse claque de l’année. J’en viens même à me demander si je vais trouver une lecture plus marquante dans les 361 jours qui restent avant de la terminer.

Un jardin de sable d’Earl Thompson (traduit de l'américain par Jean-Charles Khalifa). Monsieur Toussaint Louverture, 2018. 830 pages. 24,50 euros.

















mercredi 3 janvier 2018

Alexandrin ou l’art de faire des vers à pied - Alain Kokor et Pascal Rabaté

Rabaté ne pouvait trouver mieux que Kokor pour illustrer cette histoire poétique en diable. En effet sa fiction en vers racontant le parcours d’Alexandrin, poète ambulant vendant ses œuvres au gré de ses errances et du jeune Kevin, un fugueur qu’il va prendre sous son aile, est magnifiée par les dessins aux tons pastel et le découpage d’une grande inventivité typique du travail de l’auteur de « Supplément d’âme ».

Avec Alexandrin et Kevin le récit d’apprentissage prend des chemins de traverse où rien ne sert de se presser. De la ville à la campagne, on déambule le nez au vent, porté par un goût immodéré pour la liberté. Le regard posé sur l’existence se veut décalé. On prend son temps, on musarde, on fraternise sans jugement, on profite de la vie comme elle vient.

C’est beau, doux, chaleureux, plein de lenteur, de silence et de contemplation. Mais sous le vernis de l’innocence la cruauté du monde finit par affleurer. Et sans jamais se laisser déborder par la moindre mièvrerie, les auteurs achèvent la balade de leur poète sur une note douce-amère  ramenant chacun à sa propre solitude. Un sans faute qui annonce, je l’espère, le début d’une collaboration aussi durable que fructueuse.

Alexandrin ou l’art de faire des vers à pied d’Alain Kokor et Pascal Rabaté. Futuropolis, 2017. 92 pages. 22,00 euros.






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mardi 2 janvier 2018

Les lectures de Charlotte (46) : Une maison dans les buissons - Akiko Miyakoshi

Charlotte et moi avons voulu commencer l’année en douceur avec cet album japonais plein de charme. Sakko emménage dans sa nouvelle maison. Sa mère lui a dit que les voisins avaient une fille de son âge alors elle part à sa rencontre. Mais il n’y a personne dans  la maison d’à coté alors Sakko décide d’explorer le champ qui sépare les deux habitations. Au milieu du champ, quelques buissons forment un abri sous lequel la petite fille se glisse. Au pied d’un buisson elle trouve un panier contenant une dinette. Devinant que ce panier appartient à la voisine, elle le décore de quelques fleurs et le remet en place, en espérant que sa propriétaire appréciera son geste.

Un album tout en tendresse qui montre la capacité des enfants à explorer de nouveaux territoires et à nouer des amitiés avec une simplicité désarmante. Les illustrations sont magnifiques, on se promène dans la nature avec Sakko et on partage avec elle le plaisir de sa rencontre avec Yoko. Sans compter qu’il est appréciable de voir des enfants jouer en plein air loin de tout divertissement numérique ou télévisuel.




Une jolie lecture, idéale pour attaquer 2018 sous les meilleurs auspices. Et je ne doute pas que Charlotte et moi aurons encore de nombreuses occasions de partager ensemble de belles découvertes livresques dans les mois qui viennent.

Une maison dans les buissons d’Akiko Miyakoshi. Syros, 2017. 32 pages. 14,90 euros. Dès 4 ans.