Le roman s’ouvre dans les allées du cimetière où se déroule l’enterrement du juge Barton Flatt en présence du maire et des ronds de cuir locaux. Parmi eux Douglas Raymer, le chef de la police, déprimé depuis la mort de sa femme un an plus tôt dans une malheureuse chute d’escalier alors qu’elle venait de faire ses valises et de lui annoncer dans une lettre qu’elle le quittait pour un autre. A partir de cette scène d’ouverture, Russo déplie son intrigue sur 48 heures et tant d’événements s’enchaînent qu’il est impossible de les résumer. Sachez juste que vous croiserez, entre autres, un repris de justice tatoué, un entrepreneur poissard à la virilité défaillante, une restauratrice gouailleuse, un vieux de la vieille à qui on ne la fait pas, une standardiste volubile, des serpents très venimeux, un orage dantesque, une télécommande de garage capricieuse et un chien qui passe son temps à se machouiller le pénis. Rien que ça.
Évidemment j’ai adoré. C’est déjanté tout en restant très cohérent, c’est drôle, cynique, sans pitié, irrésistible quoi. Et puis cette galerie de personnages est inoubliable, tous plus cabossés les uns que les autres, tous abattus, tous résignés à sauter dans le vide sans parachute. Un bal des médiocres où chacun tient son rôle à merveille, où chacun enchaîne les humiliations et les regrets sans repentir. J’ai rarement vu un roman aller aussi loin dans le pathétique, un pathétique qui nous laisse à la fois désolé et mort de rire, effaré et goguenard. Du grand art malgré une fin trop bisounours et positive par rapport au reste, à la limite de la faute de goût. Pas de quoi effacer pour autant l’immense plaisir de lecture que m’a procuré cette balade dans les rues de North Bath.
À malin, malin et demi de Richard Russo (traduit de l’anglais par Jean Esch). Quai Voltaire/La Table Ronde, 2017. 620 pages. 24,00 euros.