Alby est en colère. Contre tout. Et tout le monde. Dès la première page, une simple dispute à propos du lave-vaisselle lui suffit pour avoir envie de cogner sa sœur. Ce qu’il va faire d’ailleurs, et sans que ça lui pose de problème, puisque pour lui «
elle est un peu comme un frère, mais avec des seins ». Alby est un pauvre type, un gars capable de constater devant le corps nu de sa mère mourante, que «
son vagin est dans un bien meilleur état [qu’il] ne le pensait. » Un gars qui, après avoir lu un poème enamouré de la fille avec laquelle il sort, écrit 11/20 en haut de la feuille avant de lui rendre et de s’étonner qu’elle lui fasse la gueule pour si peu. Un gars qui pense que «
le Temps est cancérigène, comme le bacon brûlé », qui picole trop, enchaîne les petits boulots, est maladroit, impulsif, détestable.
Mais quand il cesse de fanfaronner, Alby peut se montrer touchant, fendre la carapace. Comme lorsque qu’il décide d’élever un oiseau tombé du nid en le nourrissant à la paille ou cherche désespérément son chien perdu dans la forêt. Ou quand il regarde avec franchise sa relation aux autres : «
Malgré la relative aisance avec laquelle j’enchaîne les râteaux, ce n’est jamais simple à vivre. Chercher en moi l’optimisme, la confiance et même, je dois l’avouer, la force nécessaire pour brancher une jolie fille demande un boulot de malade, quasi héroïque, surtout si on prend en compte toutes les fois dans ma vie pas-si-envieuse où ces efforts on été non seulement inutiles mais aussi même contre-productifs ».
Je me demande pourquoi j'ai un faible pour les personnages possédant un tel degré d'inadaptation sociale. Pourquoi je voue un culte à
Ignatius Reilly, pourquoi le
Bandini de John Fante me fascine, pourquoi je suis tombé amoureux de
Mailman, pourquoi
le journaliste crevant la dalle de Knut Hamsun est mon héros,
le Chinaski de Bukowski mon idole et le Calaferte du
Requiem des innocents mon Dieu. Les sales gosses infréquentables, misanthropes, à la fois vindicatifs et résignés, sont définitivement ma came. Sans doute parce que j'en ai beaucoup côtoyé et que je leur ai beaucoup ressemblé à une période de ma vie, que je les comprends et qu'ils me parlent. J'aime leurs excès, leur vulgarité, leur violence, leur mal être. Leur humour, souvent cradingue, me fait mourir de rire. Et leur autodérision permanente, l'absence d'orgueil et d'amour propre qui les caractérise est pour moi la marque des grands losers pathétiques sachant pertinemment la partie perdue d'avance, une marque de lucidité que je partage et admire.
Pour son entrée en littérature, Matt Summel a tout compris. Découpant son récit en chapitres constituant autant de petites nouvelles, il fonce, sans se poser de question. Il est fluide, facile, à l'aise. Il ne répète pas de gammes apprises dans des séances de « creative writing » comme la plupart de ses collègues anglo-saxons. Sa prose coule à l'instinct, ça crève les yeux et bordel que ça fait du bien.
Alors non, je ne tenterais pas de vous convaincre de faire la connaissance d'Alby. Parce que je me doute que ce premier roman tonitruant et plein de rage pourrait vous hérisser le poil et vous donner la nausée. Parce qu'il y a de grandes chances que vous détestiez cet homme à fleur de peau rongé par le chagrin, incapable de se remettre de la disparition de sa mère, incapable de nouer un véritable dialogue avec son père qu'il adore pourtant plus que tout. Et surtout parce que vous êtes assez grands pour savoir par vous-même si un personnage aussi fantasque, insupportable et politiquement incorrect a une quelconque chance de trouver grâce à vos yeux.
En veilleuse de Matt Sumell (trad. Jérôme Scmidt). Plon, 2016.
235 pages. 20,90 euros.