lundi 14 mars 2016

Avant l’apocalypse - Adèle Bourget-Godbout et Réal Godbout

Que seraient devenus les dinosaures s’ils ne s’étaient pas éteints ? Le québécois Réal Godbout et sa fille Adèle répondent à la question avec malice et imagination, nous transportant dans un univers peuplé de dinos humanisés évoluant dans un décor fortement inspiré du début du 20ème siècle. La société de l’époque nous est présentée à travers les yeux d’une petite fille dinosaure  s’interrogeant sur le monde qui l’entoure. Entre observation du quotidien et réflexions très personnelles, la fillette  porte un regard à la fois naïf et pertinent sur la vie et les autres.

Un album splendide, graphiquement très travaillé. Chaque illustration pleine page aborde une thématique différente, comme autant de tableaux fourmillant de détails. Le format XXL permet d’en prendre plein les yeux et la double-page centrale sous forme de planisphère vaut à elle seule le détour.

Coté texte, les cartouches de quelques lignes en bas de page rappellent le ton enfantin du journal intime. La narratrice observe, interroge, rêve. Elle parle de la vie, de la mort, de Dieu, elle constate l’industrialisation de la société et l’essor des loisirs, découvre les grèves, l’arrivée de migrants, les vacances au bord de mer… c’est à la fois frais, léger et profond, finalement typique des réflexions que peut se faire une petite fille en train de grandir.

Un ouvrage superbe d’inventivité, audacieux et décalé au propos d’une grande finesse. Aussi réjouissant qu’original.

Avant l’apocalypse d’Adèle Bourget-Godbout et Réal Godbout. Marmaille et compagnie, 2016. 70 pages. 16,00 euros. A partir de 8 ans.







vendredi 11 mars 2016

Zaï zaï zaï zaï - Fabcaro

Quel couillon ce Fabrice ! Dessinateur de BD de son état, il s’est rendu compte en arrivant à la caisse de son supermarché qu’il avait oublié sa carte de fidélité. Une erreur impardonnable qui lui vaut une interpellation en bonne et due forme par le vigile. Menaçant ce dernier avec un poireau, il parvient à s’échapper in extremis. Commence alors pour lui une longue cavale avec, aux trousses, tous les flics et les médias du pays…

De l’or en barre cet album complètement déjanté au titre rendant un vibrant hommage à notre Joe Dassin national. Loufoque, absurde, fonctionnant sur le décalage permanent et drôlissime entre l’image et les dialogues, c’est simple, on se bidonne de la première à la dernière page. Et on déguste en arrière plan la critique sociale grinçante où tout le monde en prend pour son garde, des piliers de comptoirs complotistes aux forces de l’ordre décérébrées en passant par les journalistes apôtres de la non-information en continu, le tout saupoudré d’une bonne dose d’autodérision (l’auteur de BD ce parasite, ce nuisible, ce marginal…). En fait, le non sens poussé à ce point en deviendrait presque poétique par moments.

Honnêtement, je ne suis pas fan du dessin, qui me rappelle trop ce trait de Bastien Vivès avec lequel j’ai beaucoup de mal. Par contre le découpage en séquences d’une à deux pages donne un rythme parfait à la lecture et la bichromie de noir et brun délavé tirant sur le caca d’oie souligne à merveille la médiocrité ambiante.

Un album pour se détendre les zygomatiques, il serait stupide de ne pas en profiter, surtout par les temps qui courent. Et au-delà de l’humour « intelligemment absurde », la peinture de notre société et de ses nombreux travers fait mouche, sans manichéisme, sans que Fabcaro ait besoin d’enfiler le costume du donneur de leçon. Un régal, ni plus ni moins !

Zaï zaï zaï zaï de Fabcaro. Six pieds sous terre, 2015. 70 pages.


Un grand merci à Framboise pour ce bien joli cadeau ramené tout droit d'Angoulême !


Les avis de LunchLuocine, Mo, Noukette, SabineYvan








mercredi 9 mars 2016

Apache - Alex W. Inker

Paris, années 20. Dans un troquet désert, le patron tatoué et édenté attend le client. Un rupin adipeux entre en râlant parce que sa traction est tombée en rade alors qu’il se rendait aux courses. La jeune métisse qui l’accompagne ne pense qu’à se rincer le gosier et faire du gringue au tatoué. Quand le rupin fait un malaise et que son chauffeur débarque pour annoncer que la bagnole est réparée, l’atmosphère s’alourdit et la situation prend une drôle de tournure.

Ici, les julots ne se séparent jamais de leur pouliche, sauf pour les laisser michetonner. Ici, on ouvre grand ses esgourdes, on règle les problèmes à coups de surin, on extrait les ratiches à la pince monseigneur, on rêve d’ouvrir un claque avec le pèze gagné en sales combines…

Pour faire simple, tout m’a plu dans cet album. J’ai adoré ce Paris des années 20, l’univers des voyous de la Belle Époque, ces durs à cuire revenus de Cayenne et des Bat d’Af (bataillons disciplinaires d’Afrique du nord), la poulette qui n’a pas froid aux yeux et les dialogues fleuris plein d’argot. Sans parler de la tension sexuelle montant crescendo, des entourloupes et de l’appât du gain comme cause commune, d’une sombre histoire de vengeance, d’un flashback dans les tranchées, de trajectoires pas très nettes où se mêlent amour et trahison, etc.

Dis comme ça, ça peut paraître un peu fouillis mais au final la narration est limpide : quatre personnages pour un huis clos poisseux où chacun semble jouer carte sur table mais ne pense en fait qu’à sa pomme.

Alex W. Inker signe un premier album plein d’audace et de maîtrise. Son univers graphique rend hommage au dessin de l’entre deux-guerres (les Pieds Nickelés apparaissent d’ailleurs au détour d’une case) grâce à l’utilisation d’une bichromie noire et rouge en trame du plus bel effet. L’objet-livre en lui-même est superbe, un pavé à l’italienne au cartonnage épais fleurant bon l’encre comme les ouvrages d’antan.

Je le reconnais, au vu du sujet et de son traitement, ce ne sera pas l'album de tout le monde. Mais si vous cherchez de la nouveauté en BD, de la nouveauté de qualité fignolée avec amour, application et talent, je vous le recommande chaudement.

Apache d’Alex W. Inker. Sarbacane, 2016. 125 pages. 22,50 euros.











mardi 8 mars 2016

Dans le désordre - Marion Brunet

Le groupe
La bande
La famille
Le nœud
La meute
Ils sont là.

Ils sont sept. Sept parcours, sept destins, sept histoires, sept caractères réunis par la même envie de vivre autrement, à la marge. Vivre libre, ensemble, loin des carcans. La rage au ventre, ils débattent, s’engagent, manifestent. Face aux CRS, dans les effluves des gaz lacrymogènes, ils tissent des liens indéfectibles. Investissant une maison « abandonnée », ils mettent en œuvre dans leur squat une organisation collective permettant à chacun de s’épanouir. Et au milieu de ce terreau libertaire va pousser la plus belle des histoires d’amour. Entre Jeanne et Basile, c’est le coup de foudre, l’attirance incontrôlable, cet autre que l’on ne pensait jamais trouver et qui pourtant est bien là, bras, cœur et corps grand ouverts. Une relation fusionnelle, incandescente, intense, que l’on pense éternelle. Parce que demain ne leur a jamais paru aussi beau. Parce que « demain est une promesse »…

Marion Brunet ne donne aucune leçon avec ce roman engagé. Elle présente juste une façon d’envisager l’existence, certes marginale, mais qui en vaut bien d’autres. L’aventure humaine relatée ici conte le cheminement d’une bande d’amis unie par la colère et l’incompréhension face à un monde dont ils ne partagent pas les valeurs. Ils sont beaux ces enfants de la révolte. Attachants, sensibles, agaçants aussi parfois, tellement riches de leurs espoirs, de leur lucidité désenchantée, persuadés qu’ils ne changeront jamais les choses, car le pouvoir restera toujours à la force brute de l’état policier, mais incapables de rentrer dans le moule formaté que la société leur propose.

Le texte est porté par une écriture pleine de souffle, rythmée, percutante. Sans envolées lyriques malvenues mais avec un réalisme et une chaleur qui illuminent chaque page. Et puis cette fin tragiquement belle, qui vous empoigne et vous serre le cœur, vous laisse groggy et désemparé avant d’insuffler une petite dose d’optimisme qui redonne espoir. Un roman magnifique, qu’il serait stupide de réserver à un lectorat adolescent tant son propos est universel et ses qualités littéraires évidentes.

Dans le désordre de Marion Brunet. Sarbacane, 2016. 250 pages. A partir de 14 ans.


Une pépite que je partage évidemment avec Noukette.















lundi 7 mars 2016

Trois fois dès l’aube - Alessandro Baricco

Après Mr Gwynn, j’ai eu envie de retrouver au plus vite l’univers si particulier de Barrico. Trois fois dès l’aube s’est imposé comme une évidence puisque ce petit recueil de trois histoires est censé avoir été écrit par Mr Gwynn lui-même, sous pseudonyme. Et même s’il peut se lire indépendamment du roman, enchaîner sa lecture à la suite de ce dernier est un plus non négligeable je trouve.

Trois histoires se déroulant à l’aube, ce moment si particulier où un nouveau jour s’annonce, entre chien et loup, dans une lumière digne d’un tableau d’Edward Hopper. Trois histoires ayant comme point commun un hôtel miteux et impersonnel. Trois histoires de rencontres et de confidences entre un homme et une femme. Des rencontres qui vont provoquer un séisme, un bouleversement, un nouveau départ. Mais Baricco reste Barrico. Joueur, faisant de la fiction le lieu de tous les possibles. Pas pour rien qu’il précise en introduction : « ces histoires décrivent deux personnages qui se rencontrent à trois reprises, mais chaque rencontre est à la fois l'unique, la première et la dernière. Ils peuvent le faire parce qu’ils vivent dans un Temps anormal qu’il serait vain de chercher dans l’expérience quotidienne. Un temps qui existe parfois dans les récits, et c’est là un de leurs privilèges. »

Ainsi donc, ces personnages sont les mêmes. Cette femme qui fait un malaise dans le hall d’un hôtel et se retrouve dans la chambre de l’inconnu lui ayant porté secours. Cette jeune fille de seize ans s’enfuyant avec un veilleur de nuit pour échapper à son petit ami violent. Et cette policière devant prendre en charge un ado venant d’assister à l’incendie de sa maison et à la mort de ses parents. Inimaginable en théorie. Sauf que. La fiction permet toutes les audaces, et Baricco le sait mieux que quiconque.

Un bonheur de retrouver cette écriture élégante qui coule avec limpidité, cet art consommé des dialogues, cette mélancolie ensorcelante. Car Baricco est un charmeur qui ne cesse de nous rappeler « la mystérieuse permanence de l'amour dans le tourbillon incessant de la vie ». Un auteur vraiment unique qui, je pense, jamais ne me décevra.  

Trois fois dès l’aube d’Alessandro Baricco. Gallimard, 2015. 120 pages. 13,50 euros.



dimanche 6 mars 2016

Les lectures de Charlotte (14) : L’escargot - Magali Attiogbé

Petit escargot 
Porte sur son dos
Sa maisonnette. 
Aussitôt qu'il pleut, 
Il est tout heureux, 
Il sort sa tête.

Charlotte adore cette comptine que j’ai dû lui chanter un millier de fois. Elle n’est pas dans ce petit livre mais elle y aurait assurément sa place. Dans cet album de la collection « Ma petite nature », sont distillées quelques informations incontournables sur un ton proche de la comptine :
« Je suis un escargot. Je porte ma maison sur mon dos. Quand il fait trop chaud, je me cache dans ma coquille. Quand il pleut, c’est la fête ! »

Les enfants découvrent aussi que le gastéropode doit échapper au regard des oiseaux, qu’il adore la salade, qu’au printemps il est amoureux et qu’il cache ses œufs dans la terre.



Les illustrations sont rondes et colorées, quelques pages jouent avec des effets de découpe rendant la manipulation interactive. Le texte, simple et précis, va à l’essentiel sans se disperser et le petit format aux coins arrondis et à l’épais cartonnage assure une prise en main confortable.

Un album aussi ludique qu’instructif qui permet aux tout-petits une première approche en douceur du documentaire. J’ai déjà repéré d’autres titres de la collection susceptibles d’intéresser ma pépette. D’ici peu, la grenouille, la fourmi et le papillon rejoindront l’escargot sur les étagères de sa bibliothèque.



L’escargot de Magali Attiogbé. Amaterra, 2016. 20 pages. 9,50 euros. A partir de 3 ans.






vendredi 4 mars 2016

Corrosion - Jon Bassoff

Un vétéran d’Irak revenu au pays défiguré tombe en panne dans un bled paumé. Au troquet du coin, il assiste à une dispute entre un couple. Après avoir dérouillé le mari violent, l’ex-soldat repart avec la femme. Pas forcément l’idée du siècle, pour l’un comme pour l’autre, vu la façon dont les choses vont se dérouler par la suite…

C’est un fait, il n’est pas bon d’enchaîner deux lectures très, très sombres dans la même semaine. D’abord pour le moral. Avec l’actualité et la météo déprimantes en plus, ça plombe sérieusement. Ensuite parce qu’on ne peut pas s’empêcher de comparer. Et pour le coup, Corrosion ne sort pas gagnant de sa confrontation face à Un homme à terre. Le problème de Corrosion, c’est la folie. Le personnage est cinglé, sa démence permet tous les comportements déviants sans justification (à part peut-être un rapport à la mère et par extension un rapport aux femmes des plus compliqués). C’est facile je trouve. Dans Un homme à terre, les dérapages répondent à des situations tangibles, des urgences vitales, un désespoir lié à des choix extrêmement concrets à faire, ou pas. On dépiaute la nature humaine jusqu’à l’os, sans jugement mais en restant dans le rationnel. Et clairement, je préfère.

Après, Corrosion est un vrai bon roman noir à l’ambiance pesante et à la construction tout sauf linéaire. Mais sa lecture ne m’a pas procuré beaucoup de sensations. Pas forcément de l’ennui mais quelque chose ressemblant à de l’indifférence, ce qui est limite pire. Le parcours du narrateur ne m’a pas passionné, c’est le moins qu’on puisse dire. Et puis l’écriture manque un peu de caractère, de relief. Pas une déception à proprement parler mais je m’attendais à mieux. Et maintenant, pour me remettre de mes émotions après ces deux romans éprouvants, il va me falloir des textes dégoulinant de sucre et de guimauve, plein d’arc-en-ciel  et de licornes pailletées. Le problème, c’est que je n’ai pas ça en stock...

Corrosion de Jon Bassoff. Gallmeister, 2016. 230 pages. 17,20 euros.









mercredi 2 mars 2016

Le maître des crocodiles - Stéphane Piatzszek et Jean-Denis Pendanx

1984. Léo, documentariste et militant écologiste, débarque dans un archipel d’Indonésie avec son ami Bernard et sa compagne Isabelle qui attend leur premier enfant. A l’occasion d’une baignade matinale, cette dernière est attaquée par un crocodile géant. Une chasse au « monstre » s’engage aussitôt mais le corps sans vie de la jeune femme est récupéré et l’animal parvient à s’échapper. Trente ans plus tard, Léo revient sur les lieux du drame pour clôturer définitivement ce qui sera resté à jamais le drame de sa vie.

Il y a bien sûr du Moby Dick dans ce « Maître des crocodiles ». La référence au chef d’œuvre de Melville est évidente. Léo possède la même obsession, le même entêtement qu’Achab. Un ennemi à affronter, une quête qui, au-delà d’un pur désir de vengeance, donne un sens à son existence. Mais le récit lorgne aussi du coté des dents de la mer avec quelques séquences assez sanglantes et propose une réflexion proche de la fable écologique où le lien entre l’homme et la nature apparaît dans toute sa complexité. Le lecteur découvre aussi le quotidien difficile des habitants de ces îles isolées où le tourisme se développe et où les ressources naturelles continuent de s’épuiser malgré une prise de conscience ayant permis jusqu’alors d’éviter une catastrophe de grande ampleur (notamment grâce à l’arrêt de la pêche aux explosifs qui détruisait les récifs coralliens et l’ensemble de l’écosystème marin).

Le dessin est superbe et le travail sur la lumière, notamment, est impressionnant. Les aquarelles de Jean-Denis Pendanx magnifient les paysages luxuriants, entre jungle et océan, et offrent une esthétique plus suggestive que réaliste, ce qui n’est pas plus mal, surtout pendant les scènes où le crocodile entre en action.

Une histoire forte et engagée qui, au-delà du duel entre l’individu et l’animal, interroge sur l’influence néfaste qu’exerce l’homme sur son environnement. Sans compter que les multiples niveaux de lecture donnent à l’ensemble richesse et profondeur.

Le maître des crocodiles de Stéphane Piatzszek et Jean-Denis Pendanx. Futuropolis, 2016. 140 pages. 20,00 euros.





mardi 1 mars 2016

Le premier mardi c'est permis (46) : Les filles d'Ève - Frédérique Martin

Une halle couverte aux vitres monumentales. Du monde partout, un brouhaha d’enfer. Un reporter, caméra sur l’épaule, suit un concierge de luxe à la recherche de bonnes affaires pour ses riches clients. La marchandise qu’il convoite est étudiée de près et doit répondre à des critères physiques précis. Seuls les plus beaux spécimens l’intéressent.

Ici, on vient acheter des femmes : « la tragique raréfaction du sexe féminin avait conduit les gouvernements à prendre des mesures draconiennes pour éviter sa disparition ». Privées de liberté, les femmes sont devenues des produits, du bétail rare et hors de prix. Asservies, exploitées, elles ont perdu le statut d’être humain. Mais la colère gronde. Soudain, alors que le chef de l’état arpente les allées, une étincelle embrase la foule et sonne le temps de la révolte. Dans la panique ambiante, le reporter suit la jeune femme qui a mis le feu aux poudres, bien décidé à évacuer la frustration qui l’habite depuis trop longtemps : « Je veux ce qui me revient de droit. Je veux tes seins et tes fesses. Ta bouche aussi. » Mais la belle est bien décidée à ne pas se laisser faire car « le temps des femmes dociles s’achève ».

Une nouvelle de Frédérique Martin dans l’esprit du recueil publié il y a peu. Avec ce soupçon d’étrangeté, cette ironie mordante et cette représentation d’un futur proche pour le moins effrayant. Sans compter qu’à ces ingrédients vient s’ajouter une tension sexuelle parfaitement mise en scène.

Que retenir de ce texte si joliment troussé ? Que le sexe fort n’est pas celui que l’on croit ? Bon, c’est tout sauf un scoop pour moi, je suis bien placé pour savoir à quel point les mâles sont faibles, lâches, opportunistes, prêts à jeter leurs principes aux orties dès que la situation le permet, et à quel point une virilité de façade et une force physique portée en étendard ne suffisent pas à asseoir une quelconque supériorité. Frédérique Martin le démontre avec finesse et conviction, sans gros sabots. Parce que l’évidence saute aux yeux : malgré les apparences, les rapports hommes/femmes sont toujours menés par ces dames. Et personnellement ce n’est pas pour me déplaire, l’orgueil et l’amour propre typiquement masculin, il y a fort longtemps que je m’en tamponne.

Les filles d’Ève de Frédérique Martin. Éditions In8, 2012. 25 pages.

Un grand merci et un gros bisou à Stephie pour le cadeau !

Les avis de Noukette et Stephie













lundi 29 février 2016

Un homme à terre - Roger Smith

« Une heure avant l’arrivée des tueurs, John Turner regardait le soleil se coucher sur les monts Tucson en sirotant une eau de Seltz, debout à côté de sa piscine surdimensionnée ». Où comment annoncer la couleur dès la première phrase d’un roman. John et sa femme Tanya  vont se faire braquer à domicile par trois hommes déterminés. Des tueurs.

Je n’ai même pas envie d’en dire plus. A part peut-être que les apparences sont parfois trompeuses. John est en Arizona depuis dix ans et gagne très bien sa vie en vendant des aspirateurs de piscine. Il a quitté l’Afrique du sud avec un joli pactole, laissant derrière lui un passé trouble. Tanya l’a accompagné mais elle déteste l’Amérique et son mode de vie. Le couple bat de l’aile malgré la présence de Lucy, leur fille de neuf ans. Et John a eu le malheur de tomber amoureux de sa sculpturale assistante, Grace. Maintenant, trois braqueurs débarquent chez lui sans crier gare, et c’est tout sauf un hasard…

Un homme à terre n’est pas un roman noir, c’est un roman plus que noir. Tellement sombre et désespéré qu’il vous donne la nausée. Roger Smith ne prend aucun gant. Il ne cherche pas midi à quatorze heures et fonce droit au but. Pas besoin de tergiverser, la violence est là, brute, insupportable, poisseuse. Une violence montrée sans complaisance, sans aucun désir de l’esthétiser, même si la scène finale est clairement Tarantinesque. Ce n’est pas un roman cool et affriolant, c’est un roman glauque, sans issue, d’un pessimisme absolu.

Impossible de rester insensible devant cette manière sans concession de mener l’intrigue, de présenter une galerie de personnages tous plus dégueulasses les uns que les autres. On alterne entre le passé de John en Afrique du sud (cauchemardesque) et son présent américain où, sous le vernis de la réussite sociale se cachent de lourds secrets. Je vous avoue que j’ai failli ne pas aller au bout. Je voyais trop le coup venir, cette fin inéluctable qui me laisserait ko debout avec en bouche un goût de bile impossible à ravaler. Et puis j’ai cédé devant ce le jusqu’au-boutisme assumé de l'auteur, un jusqu'au-boutisme déroulé dans une langue précise, lapidaire, là encore sans fioriture, et qui vous force à regarder « la banalité du mal » et les versants les plus obscurs de l’âme humaine les yeux dans les yeux.

Une expérience de lecture qui bouscule, secoue, interpelle. Et dont je vous mets au défi de sortir indemne.


Un homme à terre de Roger Smith (traduit de l'anglais Estelle Roudet). Calmann-Lévy, 2016. 312 pages. 20,90 euros.