samedi 25 avril 2015

La terre sous les ongles - Alexandre Civico

Une narration à la deuxième personne qui s’adresse à un homme filant sur l’autoroute en direction du sud-ouest : Bordeaux, Bayonne, puis l’Espagne, jusqu’à Cadix. Dans le coffre de sa voiture, un paquet qui « cogne au moindre virage. » On comprend vite que ce voyage signe une rupture avec le quotidien, un retour vers le pays du père. Ce père qui a fui le franquisme pour venir s’installer en France avant de pouvoir y accueillir sa famille. Les chapitres alternent le présent dans l’habitacle de la berline et le passé de l'histoire familiale. De stations-service en bars de province, de parkings de supermarché jusqu'à l'océan, le conducteur se rend là où "la terre se termine", là où il pourra enfin livrer son colis et lui redonner sa liberté...

Un premier roman qui n'a rien d'original mais se lit sans déplaisir. Le Road-Trip aux airs de déjà-vu se tient grâce à une écriture nerveuse, tendue, affûtée comme une lame. Les flash-back sur l'enfance et la trajectoire paternelle apportent un plus au récit, même si, là encore, on navigue en terrain connu. Une réflexion sur l'immigration, l'intégration, la langue, la misère, l'identité, la précarité. Un premier roman à lire d'une traite, entre deux péages (du moins si on est sur le siège passager). Court mais efficace. Court mais prometteur. Par contre, 15 euros pour 85 pages (75 pages même, puisque le texte commence à la page 11), même si je sais que les livres ne se vendent pas au poids, ça me semble excessif, vraiment excessif.

La terre sous les ongles d’Alexandre Civico. Rivages, 2015. 85 pages. 15,00 euros.










vendredi 24 avril 2015

Le Bateau de fortune - Olivier de Solminihac et Stéphane Poulin

Le coffre de la voiture est vide : « pas de serviettes, pas de maillots de bain, pas de pelles, pas de seaux, pas de ballon, pas de bouée de crocodile. » C’est la catastrophe, l’ours Michao à tout oublié ! Bien la peine de se rendre à la plage le premier jour de l’été pour profiter du soleil et se retrouver sans rien pour s’occuper. Pour le Renardeau et la chèvre Marguerite, la déception sera heureusement de courte durée. Parce qu’il existe bien d’autres façons de s’amuser au bord de la mer quand on a oublié d’amener son propre matériel…

Une histoire toute simple qui se singularise par son atmosphère doucereuse. Le vent chaud ébouriffe la dune, le soleil fait plisser les yeux. On a envie d’y être sur cette plage, pour partager les jeux de Michao, Marguerite et Renardeau. Une ode à l’imagination, à l’art de rêver, portée par le texte tout en légèreté d’Olivier de Solminihac et les illustrations splendides du québécois Stéphane Poulin. Chaque double page est un tableau à part entière, éclaboussé d’une lumière absolument incroyable.

Un album un peu hors du temps et des modes, un album à la patine pleine de charme et de délicatesse qui fait du bien, et c’est déjà beaucoup.



Le Bateau de fortune d’Olivier de Solminihac et Stéphane Poulin. Sarbacane, 2015. 28 pages. 15,50 euros. A partir de 5 ans.

L'avis de Syl









jeudi 23 avril 2015

La divine Chanson - Abdourahman A. Waberi

« Un jour, après une course-poursuite mémorable, à bout de souffle, il m’a confié que je suis sa lune. Je lui ai rétorqué qu’il est mon soleil. Nous avons éclaté de rire. Un rire franc et massif, sous les yeux des passants ahuris. Était-il sérieux ou d’humeur taquine, je ne le saurais jamais. Par contre, je peux vous garantir que pas une fois je ne l’ai quitté d’une semelle car le soleil n’est rien sans la lune, et la lune rien sans le soleil. »

Celui qui écrit cela est un chat. Un chat qui parle de son maître, Sammy Kamau-Williams, « pianiste solo, auteur-compositeur, poète, éveilleur de conscience ». Le Djiboutien Abdourahman Waberi signe avec cette « Divine chanson » une biographie très romancée de Gil Scott-Heron (1949-2011), héros de la contre culture américaine, musicien de génie surnommé le Dylan noir et considéré par beaucoup comme l’un des pères du rap. Dans une note d’intention, l’auteur précise qu’il « n’était pas question d’écrire la biographie de Gil Scott-Henderson, l’intéressé s’en est chargé lui-même. » Beaucoup de libertés donc dans cet hommage empruntant « les chemins escarpés de la fiction ».

Paris, le chat confident, l’inséparable ami, relate quelques épisodes marquants de la vie de son « soleil » : ses concerts inoubliables, son enfance difficile dans les jupes de sa grand-mère au fin fond du Tennessee, son engagement politique, sa quête poétique, la fascination qu’il a exercé sur toute une génération d’artistes, mais aussi les démons  qui n’ont eu de cesse de le harceler (drogue, alcool) et l’on conduit à plusieurs reprises derrière les barreaux.

L’écriture est magnifique, tout en lyrisme contenu. La voix du chat, aérienne et subtile, offre une distance où les souvenirs et la nostalgie ne souffrent d’aucune pesanteur. Au-delà du simple portrait, l’auteur propose une réflexion bien plus large sur le monde noir, liant musique et spiritualité, nous emmenant de l’Afrique au Brésil, d’Haïti au sud des États-Unis. Loin du classicisme formel que l’on trouve d’habitude dans ce genre d’exercice, Waberi donne à cette biographie très romancée un air de conte oriental au rythme jazzy imparable.

La divine Chanson d’Abdourahman A. Waberi. Zulman, 2015. 235 pages. 18,50 euros.

PS : l’œuvre écrite de Gil Scott-Heron (roman et mémoires) est publiée en France par les éditions de l’Olivier.

L'avis de Jostein

Extrait :

« Sa voix, jadis forte, qui s’éraille, se grippe et se brise comme au bord d’un sanglot n’en est que plus touchante. Le public, les Noirs surtout, est profondément ému par le personnage squelettique, hirsute, vieilli avant l’âge. Une marionnette suspendue aux phalanges d’un dieu farceur de carnaval : le Baron Samedi qui hante les cimetières du Nouveau Monde.
Ils savent par quoi Sammy est passé. Et si l’alcool et la drogue épaississent ses traits, si le tabac embrume ses cordes vocales, ils lisent sur son masque de revenant une douleur, un passé qu’ils connaissent depuis la nuit de la cale du bateau négrier. »










mercredi 22 avril 2015

Un certain Cervantès - Christian Lax

Mike Cervantès, vétéran d’Afghanistan, a perdu un bras et a été capturé par les talibans au cours d’une mission. Libéré contre une rançon, son retour au pays n’a rien d’un long fleuve tranquille. En plein choc post-traumatique, Mike multiplie les coups de sang et se retrouve derrière les barreaux. C’est là qu’il découvre l’œuvre de son homonyme et s’identifie, par mimétisme, au héros de papier du 17ème siècle en lutte contre les moulins à vent. Une révélation qui va le pousser à se lancer sur les routes afin de combattre les injustices de son époque.

Une jolie transposition que nous propose Lax avec cet album, en soulignant que les combats symboliques de Don Quichotte ont leurs équivalents dans l’Amérique d’aujourd’hui. L’inquisition existe toujours, notamment à travers la censure ou le prosélytisme permanent des télévangélistes, tout comme les croisades menées en terres d’islam, tandis que l’ultralibéralisme, internet et Big Brother n’ont rien à envier à la contre-réforme. Le risque de chercher en permanence des parallèles était de tomber dans des comparaisons tirées par les cheveux. Pour le coup, l’écueil est évité et Lax, après quelques albums plus consensuels, revient à un discours très à gauche pour dénoncer un modèle occidental où la dignité humaine n’a plus sa place et un système broyant les démunis et les petites gens. Je retrouve ici l’auteur engagé que j’avais adoré à l’époque de sa série « Le Choucas ».

Parce que les temps ont quand même (un peu) changé, Rossinante a pris les traits d’une Ford Mustang et Sancho Pança ceux d’un clandestin péruvien. Pour le reste, Mike est le même antihéros poissard et illuminé  que « l’ingénieux chevalier ». Je le reconnais, sa posture altermondialiste a un petit quelque chose de déjà-vu et le propos apparaît par moments un poil simpliste. Mais au fond, ça ne m’a pas gêné. De toute façon, un personnage qui lit Bukowski, Selby, Fante, Buroughs et Eward Abbey trouvera toujours grâce à mes yeux, quels que soient ses défauts.

Graphiquement, le dessin au lavis est parfait pour nous emmener sur la route avec Mike, du sud de Kaboul à New York en passant par l’Arizona.

Un album forcément picaresque et truculent. Indispensable pour tout amateur de Cervantès qui se respecte. Ça tombe bien, j’en suis un.

Un certain Cervantès de Christian Lax. Futuropolis, 2015. 204 pages. 26,00 euros.


Une nouvelle lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Mo'.




La BD de la semaine est
 cette semaine chez Stephie








mardi 21 avril 2015

Géant - Jo Hoestlandt

« Le destin, parfois, est d’une grande cruauté envers les enfants, et les histoires sont pleines de ces destinées que la mort d’un parent vient frapper. Louis ne lisait pas ces histoires, mais elles l’ont rattrapé. »

Après la mort inattendue de son père, Louis doit abandonner sa vie dans les marais et le métier de berger auquel il se destinait. Contraint de partir pour la ville avec sa mère, le garçon va à l’école de temps à autre, mais il préfère effectuer de menus travaux pour gagner un peu d’argent. Avec ses nouveaux copains il apprend les jeux et les codes de la rue, parfois dans la douleur. Et le jour où Sofia, son père Jozef et la petite Maria emménagent sur son palier, Louis ne se doute pas que ces nouveaux voisins vont changer son existence…

J’ai eu la chance de faire venir Jo Hoestlandt dans une classe il y a quelques années et j’avais été frappé par sa douceur, sa gentillesse et son empathie naturelle envers les élèves qui lui faisaient face. Et bien j’ai envie de dire que l’on retrouve un peu de tout ça dans ce roman. C’est un texte assez triste et mélancolique mais est également porteur d’espoir. L’écriture est pleine de sensibilité, à la fois simple et poétique, le ton est juste, la question du deuil abordée de manière subtile, pudique.

Quelque part, « Géant » est un roman initiatique, un roman pour découvrir que le malheur peut aussi aider à grandir, même s’il est toujours difficile de grandir « sans ». Grandir sans l’un de ses parents et grandir sans trahir sa mémoire.

Une belle leçon de vie.

Géant de Jo Hoestlandt. Magnard, 2014. 112 pages. 8,90 euros. A partir de 8 ans.


Une nouvelle pépite jeunesse que je partage avec Noukette.









lundi 20 avril 2015

La dictature des ronces - Guillaume Siaudeau

Parce qu’il a accepté de s’occuper du chien de son ami Henry devant s’absenter pendant un mois, le narrateur débarque sur l’île de Sainte Pélagie. Au bord de la dépression, il voit dans ces vacances tombées du ciel l’occasion de faire le point et de se ressourcer. Mais il va rapidement comprendre que son lieu de villégiature ne ressemble à rien de ce qu’il a connu auparavant. Dès la traversée, le passeur ivre mort donne le ton. A la bibliothèque, tous les ouvrages ont des titres et des sujets déprimants et sont prêtés avec des paquets de mouchoirs. Les vendeurs d’encyclopédie frappent à sa porte à 3h du matin tandis que des avions publicitaires survolent la plage en traînant derrière eux des messages semblant anticiper chacun de ses faits et gestes. Pendant que les autochtones l’invitent à la pêche aux étoiles filantes, un cirque ambulant animé par d’anciens alcooliques anonymes propose un numéro de lancer de couteaux en mousse. Je vous épargne l’épisode de la neige en plein été et celui où un gosse passe ses journées au bord d’une falaise à attendre l’hypothétique retour de son père…

De Guillaume Siaudeau j’avais lu et apprécié le premier roman, « Tarte aux pommes et fin du monde ». J’ai retrouvé ici son univers riche de fantaisie et d’humour décalé, son écriture très imagée et son art de la formule : « J’étais plutôt du genre à ne pas croire au paradis mais à craindre l’enfer. A banaliser la lumière et à sacraliser les ombres. Je ne sais pas si mon pessimisme était à la hauteur de mes problèmes mais il y mettait du sien. » En creux, j’ai trouvé d’une grande justesse le portrait d’un narrateur digne de son époque dans son mal-être et sa fragilité, sa solitude, son manque d’espoir et d’ambition. Un homme aussi lucide que désabusé, capable d’associer une belle dose d’autodérision à une empathie sincère et désintéressée pour les doux-dingues qu’il croise sur cette île mystérieuse. Un homme en plein paradoxe, ressentant avec cette expérience insulaire, « un bien être doublé d’une gêne indescriptible. Le sentiment de ne pas être à [sa] place, mais de manière très confortable. C’était aussi difficile à expliquer qu’à vivre ».

Farfelu mais pas que, loin de là, ce second roman beaucoup plus subtil qu’il n’y paraît installe Guillaume Siaudeau parmi les jeunes auteurs français à suivre avec le plus grand intérêt. Du moins en ce qui me concerne.

La dictature des ronces de Guillaume Siaudeau. Alma, 2015. 178 pages. 16,00 euros.


Les avis d'Aifelle Blablablamia et Cathulu










dimanche 19 avril 2015

Hautes œuvres : petit traité d’humanisme à la française - Simon Hureau

Je ne pouvais pas clôturer cette séquence «cadeaux » sans sortir de ma bibliothèque un livre offert par Mo’. Qui dit Mo’ dit BD. Je fréquente son bar depuis des années et on y est toujours aussi bien accueilli. J’ai honte de l’avouer mais elle m’a offert l’intégrale de Maus et je ne l’ai toujours pas lue, tout comme elle m’a offert le diptyque de Miriam Katin (« Lâcher prise » et « Seule contre tous »), que je n’ai pas lu non plus ! Promis, promis, promis, je m’y mets bientôt. En attendant, j’ai poursuivi grâce à elle ma découverte de l’univers de Simon Hureau (Crève saucisse, Mille parages) avec ces « Hautes œuvres », récit édifiant (et véridique !) du calvaire subi par Robert-François Damiens, accusé de tentative de meurtre sur Louis XV et torturé devant des milliers de parisiens sur la place de Grève.

En 1757, le régicide était considéré comme le crime suprême (le crime de lèse-majesté). Pour Damiens, cet attentat raté à l’arme blanche (le roi n’eut qu’une simple éraflure) se solda par la plus impitoyable des condamnations : main brûlée ; bras, cuisses et poitrine découpés à la tenaille ; huile bouillante ; pois et plomb fondu versé sur les plaies avant un démembrement à l’aide de chevaux et, cerise sur le gâteau, le bûcher. Le tout devant un public nombreux, fasciné ou horrifié par le spectacle.

C’est le bourreau, Charles-Henri Sanson, qui revient par le menu sur l’interminable supplice du condamné. Exécuteur des hautes œuvres maladroit et inexpérimenté, il a dû faire face à de nombreux soucis « techniques », finissant cette éprouvante journée sous les quolibets de la foule. Hureau n’épargne au lecteur aucun détail et certains passages sont peu ragoutants, mais au-delà de l’atrocité, il rend bien compte de l’atmosphère particulière de l’époque, du sentiment de révolte et d’injustice grondant dans les rangs du peuple au libertinage d’une noblesse décadente.

Le récit, très documenté,  s’avère passionnant et montre à quel point le siècle des lumières aura, malgré sa volonté affichée de modernité, gardé des pratiques relevant de la barbarie et de l’obscurantisme le plus abominables. Pas pour rien d’ailleurs que l’album a pour sous-titre plein d’ironie, « Petit traité d’humanisme à la française ». Autre ironie, et non des moindres, le même Charles-Henri Sanson deviendra quelques années plus tard le véritable régicide officiel, celui-là même qui guillotinera Louis XVI et Marie-Antoinette. Édifiant je vous dis !

Hautes œuvres : petit traité d’humanisme à la française de Simon Hureau. La boîte à Bulles, 2013. 48 pages. 13,00 euros.

L'avis de Mo'







samedi 18 avril 2015

Qui quoi où - Olivier Tallec

Troisième épisode de ma série « des-cadeaux-offerts-par-d’adorables-personnes-qui-me-veulent-du-bien » avec cet album jeunesse d’Olivier Tallec offert par Noukette pour mon anniversaire. Pas la peine de vous présenter Noukette, si vous passez souvent par ici, vous savez qu’elle et moi on doit faire à peu près 100 lectures communes par an et vous aurez compris qu’elle est un peu (beaucoup) ma chouchoute parmi les chouchoutes. Bref, dans mon colis anniversaire (oui, un colis, carrément) il y avait ce livre et j’aime autant vous dire qu’il a connu un énorme succès auprès de tous les membres de la famille (hormis la petite dernière qui est encore un peu jeune pour en saisir les subtilités).

En fait, c’est assez simple, il suffit de le tendre à n’importe qui, enfant ou adulte, de laisser la personne s’en emparer et l’ouvrir, et le tour est joué, le piège se referme. Pourquoi ? Parce que déjà le format interpelle. Un format à l’italienne mais qui s’ouvre vers le haut. On découvre alors des illustrations panoramiques avec, sur chaque double page, une galerie de personnages associée à une question. Pour y répondre, il faut observer attentivement les images et trouver des indices.

Ça a l’air facile comme ça, très bébé même, et pourtant, sans la concentration nécessaire, on peut se tromper. L’autre atout majeur vient des illustrations. Les « suspects » potentiels, alignés comme lors d’une séance d’identification dans un commissariat de police, ont des trognes impayables. On les voit de face, de profil ou allongés, et certains en profitent pour montrer du doigt leur voisin et influencer le « lecteur-enquêteur ». La dernière page donne la solution à toutes les énigmes, et permet accessoirement de constater que l’on a parfois eu tout faux…

Un livre-jeu épatant, réellement tout public même s’il s’adresse bien sûr en premier lieu aux enfants. Mais je vous répète que s’il arrive entre vos mains, quel que soit votre âge, vous êtes piégés !

Qui quoi où d’Olivier Tallec. Actes sud Junior, 2015. 28 pages. 12,00 euros. A partir de 4 ans.

L'avis de Noukette




vendredi 17 avril 2015

La nuit des terrasses - Makenzy Orcel

Encore un cadeau aujourd’hui. J’ai décidé cette semaine de me plonger dans des livres offerts par de bonnes fées avec lesquelles j’apprécie tellement d’échanger depuis que ce blog a pris son envol. Après les nouvelles de Russell Banks grâce à Framboise hier, je découvre cette fois-ci la poésie de l’Haïtien Makenzie Orcel, dont le premier roman, à mon grand désappointement, ne m'avait pas autant emballé que je l'espérais.

L’attention vient cette fois de Philisine, qui a en plus eu la gentillesse de me faire parvenir l’ouvrage orné d’une dédicace de l’auteur particulièrement personnalisée. Parce qu’elle sait déjà tout le bien que je pense d’elle, je ne vais pas en rajouter une couche ici et me contenter de la remercier avec une grosse bise qui claque.

Je ne suis pas un grand amateur de poésie. La poésie, je l’aime quand elle s'ancre dans la réalité, quand elle se drape d’une certaine rugosité et qu’elle s éloigne d’un lyrisme de façade et d’une esthétique convenue. Philisine connaissait mes goûts en la matière et elle a vu juste avec ce petit recueil aussi hypnotique qu’incandescent.

Les bars, la ville, la nuit, l’alcool, la chaleur des corps, autant de thèmes qui me parlent. La poésie de Makenzie Orcel est sensuelle, elle « affûte le rêve à coups de rhum et de reins ». La rythmique est saccadée, la forme courte, parfois proche du haïku, fait surgir l’image :

« puis vient l'oubli
 le temps jeté par-dessus bord
 le silence du verre
 posé à même le sol »

Certains vers résonnent comme des aphorismes : « Pour certaines choses de la vie il faut plus qu’un poème » / « Boire nous sort du temps ». Ces poèmes, ce sont autant d’instantanés attrapés à bras le corps et jetés avec rage sur la page dans une langue âpre et libre de toute contrainte. De quoi désarçonner, certes, mais il faut aller au-delà de la première impression, où le sens peut échapper, et se laisser emporter par les mots, par leur force d’évocation. C’est dans ce lâcher-prise, cet d’abandon, que la poésie de Makenzy Orcel s’apprécie à sa juste valeur.

La nuit des terrasses de Makenzy Orcel. La contre allée, 2015. 64 pages. 9,00 euros.

L'avis de Jostein

"ma tête remplie du tournis des phares
leur effarement
les tympans brûlés de leur gardien
leur têtes d'insomnie

l'horreur des bouches
s'inventant des comptoirs
pour dégueuler leurs ruines
les putains de la rue Capois
et la chair chaude de l'aimée

depuis que j'ai appris
qu'il faut laisser la nuit
entrer dans sa vie
pour qu'il y ait un phare quelque part
mes mots respirent mieux sous la mer

tout au fond de mon verre
"

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"c’est fou quand tu jouis

ça fait un bruit de sirène
de tempête sur la ville


il faut
déchirer ta petite culotte
et te prendre debout
dans un bar crasseux
d’ici
n’importe où


pour que tout soit parfait
quel amour se nourrit de fleurs
du confortable ?


fleuve en furie
chute de métaux


quand tu jouis
nul autre mai plus effusi
f..."















jeudi 16 avril 2015

Un membre permanent de la famille - Russell Banks

C’est compliqué entre Russel Banks et moi. J’ai essayé pourtant, plusieurs fois même, de me plonger dans son univers. Avec « Le livre de la Jamaïque », « Sous le règne de Bone » ou encore « Trailerpark ». A chaque fois j’ai abandonné, incapable de me concentrer sur l’histoire, d’accrocher à l’écriture et à la narration. J’avais donc fait un trait définitif sur cet auteur jusqu’au dernier salon du livre. Nous étions un petit groupe à tourner autour des tables d’Actes sud, discutant de nos dernières trouvailles, et Framboise à décider de m’offrir ce recueil de nouvelles. Le plus naturellement du monde, comme s’il était évident que lui et moi, on allait s’entendre. Vous vous demandez peut-être qui est Framboise ?  Pour la faire courte, je dirais c’est la grande copine de Noukette, mais aussi une personne adorable et d’une gentillesse incroyable. Bon, je ne le dis pas trop fort parce que je sais que sinon elle risque de piquer un fard – du coup, je ne vous dirais pas non plus qu’elle m’a offert d’autres livres au cours de ce beau week-end passé à arpenter les allées du salon. Quand j’y pense, elle est plus qu’adorable en fait, mais chut…

Bref, revenons à nos moutons, à Russel Banks et à ses nouvelles. Douze en tout, se déroulant pour la plupart entre le nord de l’état de New York et la Floride. On y croise des couples qui divorcent, une femme à qui le décès de son mari va ouvrir les portes d’une nouvelle vie, un chien écrasé accidentellement par son maître, un père à la retraite et sans ressources ne voulant pas dépendre de ses fils, un barman de casino qui prend les clients comme ils viennent, ne croyant rien de ce qu’ils racontent et les oubliant dès qu’ils s’en vont, un transplanté cardiaque qui va faire le plus beau des cadeaux à la femme de son « donneur », etc. Le titre du recueil, qui est aussi celui d’une nouvelle, est plein d’ironie tant, à lire Banks, on constate que la famille n’a aujourd’hui plus rien de permanent.

Les portraits transpirent la désillusion et la solitude, ils racontent la trajectoire de laissés-pour-compte trahis ou oubliés par les leurs. Vieillesse, chômage, précarité, des hommes et des femmes dénués de tout espoir, devenus invisibles et qui ne s’attendaient pas à ce que les choses tournent de la sorte. Des hommes et des femmes qui ont passé trop d’années à remettre leurs désirs à plus tard. Chaque histoire aborde un moment particulier, proche du point de rupture, de cet instant où le drame se noue, sur un geste ou un mot de trop.

Je crois qu’il me fallait des nouvelles pour me réconcilier avec Banks. J’aime cette économie de moyens, la limpidité qu’implique la forme courte. On est sur l’os immédiatement, sans fioriture, sans chichi. Et j’aime la « philosophie » qui se dégage de ces textes, reposant sur le décalage entre la vie telle qu'elle est et la vie telle qu'on la voudrait. On en est tous là, non ? En tout cas merci Framboise, pour le cadeau, pour cet excellent moment de lecture passé avec un auteur que je pensais avoir définitivement rayé de ma liste. Et pour tout le reste qu’on ne va pas dévoiler ici…

Un membre permanent de la famille de Russell Banks. Actes sud, 2015. 240 pages. 22,00 euros.

Les avis de AthalieCathuluClara ; Hop ! Sous la couetteIngannmic ; Jostein ; Kathel ; Le bison ; Luocine ; Tant qu'il y aura des livres