dimanche 19 avril 2015

Hautes œuvres : petit traité d’humanisme à la française - Simon Hureau

Je ne pouvais pas clôturer cette séquence «cadeaux » sans sortir de ma bibliothèque un livre offert par Mo’. Qui dit Mo’ dit BD. Je fréquente son bar depuis des années et on y est toujours aussi bien accueilli. J’ai honte de l’avouer mais elle m’a offert l’intégrale de Maus et je ne l’ai toujours pas lue, tout comme elle m’a offert le diptyque de Miriam Katin (« Lâcher prise » et « Seule contre tous »), que je n’ai pas lu non plus ! Promis, promis, promis, je m’y mets bientôt. En attendant, j’ai poursuivi grâce à elle ma découverte de l’univers de Simon Hureau (Crève saucisse, Mille parages) avec ces « Hautes œuvres », récit édifiant (et véridique !) du calvaire subi par Robert-François Damiens, accusé de tentative de meurtre sur Louis XV et torturé devant des milliers de parisiens sur la place de Grève.

En 1757, le régicide était considéré comme le crime suprême (le crime de lèse-majesté). Pour Damiens, cet attentat raté à l’arme blanche (le roi n’eut qu’une simple éraflure) se solda par la plus impitoyable des condamnations : main brûlée ; bras, cuisses et poitrine découpés à la tenaille ; huile bouillante ; pois et plomb fondu versé sur les plaies avant un démembrement à l’aide de chevaux et, cerise sur le gâteau, le bûcher. Le tout devant un public nombreux, fasciné ou horrifié par le spectacle.

C’est le bourreau, Charles-Henri Sanson, qui revient par le menu sur l’interminable supplice du condamné. Exécuteur des hautes œuvres maladroit et inexpérimenté, il a dû faire face à de nombreux soucis « techniques », finissant cette éprouvante journée sous les quolibets de la foule. Hureau n’épargne au lecteur aucun détail et certains passages sont peu ragoutants, mais au-delà de l’atrocité, il rend bien compte de l’atmosphère particulière de l’époque, du sentiment de révolte et d’injustice grondant dans les rangs du peuple au libertinage d’une noblesse décadente.

Le récit, très documenté,  s’avère passionnant et montre à quel point le siècle des lumières aura, malgré sa volonté affichée de modernité, gardé des pratiques relevant de la barbarie et de l’obscurantisme le plus abominables. Pas pour rien d’ailleurs que l’album a pour sous-titre plein d’ironie, « Petit traité d’humanisme à la française ». Autre ironie, et non des moindres, le même Charles-Henri Sanson deviendra quelques années plus tard le véritable régicide officiel, celui-là même qui guillotinera Louis XVI et Marie-Antoinette. Édifiant je vous dis !

Hautes œuvres : petit traité d’humanisme à la française de Simon Hureau. La boîte à Bulles, 2013. 48 pages. 13,00 euros.

L'avis de Mo'







samedi 18 avril 2015

Qui quoi où - Olivier Tallec

Troisième épisode de ma série « des-cadeaux-offerts-par-d’adorables-personnes-qui-me-veulent-du-bien » avec cet album jeunesse d’Olivier Tallec offert par Noukette pour mon anniversaire. Pas la peine de vous présenter Noukette, si vous passez souvent par ici, vous savez qu’elle et moi on doit faire à peu près 100 lectures communes par an et vous aurez compris qu’elle est un peu (beaucoup) ma chouchoute parmi les chouchoutes. Bref, dans mon colis anniversaire (oui, un colis, carrément) il y avait ce livre et j’aime autant vous dire qu’il a connu un énorme succès auprès de tous les membres de la famille (hormis la petite dernière qui est encore un peu jeune pour en saisir les subtilités).

En fait, c’est assez simple, il suffit de le tendre à n’importe qui, enfant ou adulte, de laisser la personne s’en emparer et l’ouvrir, et le tour est joué, le piège se referme. Pourquoi ? Parce que déjà le format interpelle. Un format à l’italienne mais qui s’ouvre vers le haut. On découvre alors des illustrations panoramiques avec, sur chaque double page, une galerie de personnages associée à une question. Pour y répondre, il faut observer attentivement les images et trouver des indices.

Ça a l’air facile comme ça, très bébé même, et pourtant, sans la concentration nécessaire, on peut se tromper. L’autre atout majeur vient des illustrations. Les « suspects » potentiels, alignés comme lors d’une séance d’identification dans un commissariat de police, ont des trognes impayables. On les voit de face, de profil ou allongés, et certains en profitent pour montrer du doigt leur voisin et influencer le « lecteur-enquêteur ». La dernière page donne la solution à toutes les énigmes, et permet accessoirement de constater que l’on a parfois eu tout faux…

Un livre-jeu épatant, réellement tout public même s’il s’adresse bien sûr en premier lieu aux enfants. Mais je vous répète que s’il arrive entre vos mains, quel que soit votre âge, vous êtes piégés !

Qui quoi où d’Olivier Tallec. Actes sud Junior, 2015. 28 pages. 12,00 euros. A partir de 4 ans.

L'avis de Noukette




vendredi 17 avril 2015

La nuit des terrasses - Makenzy Orcel

Encore un cadeau aujourd’hui. J’ai décidé cette semaine de me plonger dans des livres offerts par de bonnes fées avec lesquelles j’apprécie tellement d’échanger depuis que ce blog a pris son envol. Après les nouvelles de Russell Banks grâce à Framboise hier, je découvre cette fois-ci la poésie de l’Haïtien Makenzie Orcel, dont le premier roman, à mon grand désappointement, ne m'avait pas autant emballé que je l'espérais.

L’attention vient cette fois de Philisine, qui a en plus eu la gentillesse de me faire parvenir l’ouvrage orné d’une dédicace de l’auteur particulièrement personnalisée. Parce qu’elle sait déjà tout le bien que je pense d’elle, je ne vais pas en rajouter une couche ici et me contenter de la remercier avec une grosse bise qui claque.

Je ne suis pas un grand amateur de poésie. La poésie, je l’aime quand elle s'ancre dans la réalité, quand elle se drape d’une certaine rugosité et qu’elle s éloigne d’un lyrisme de façade et d’une esthétique convenue. Philisine connaissait mes goûts en la matière et elle a vu juste avec ce petit recueil aussi hypnotique qu’incandescent.

Les bars, la ville, la nuit, l’alcool, la chaleur des corps, autant de thèmes qui me parlent. La poésie de Makenzie Orcel est sensuelle, elle « affûte le rêve à coups de rhum et de reins ». La rythmique est saccadée, la forme courte, parfois proche du haïku, fait surgir l’image :

« puis vient l'oubli
 le temps jeté par-dessus bord
 le silence du verre
 posé à même le sol »

Certains vers résonnent comme des aphorismes : « Pour certaines choses de la vie il faut plus qu’un poème » / « Boire nous sort du temps ». Ces poèmes, ce sont autant d’instantanés attrapés à bras le corps et jetés avec rage sur la page dans une langue âpre et libre de toute contrainte. De quoi désarçonner, certes, mais il faut aller au-delà de la première impression, où le sens peut échapper, et se laisser emporter par les mots, par leur force d’évocation. C’est dans ce lâcher-prise, cet d’abandon, que la poésie de Makenzy Orcel s’apprécie à sa juste valeur.

La nuit des terrasses de Makenzy Orcel. La contre allée, 2015. 64 pages. 9,00 euros.

L'avis de Jostein

"ma tête remplie du tournis des phares
leur effarement
les tympans brûlés de leur gardien
leur têtes d'insomnie

l'horreur des bouches
s'inventant des comptoirs
pour dégueuler leurs ruines
les putains de la rue Capois
et la chair chaude de l'aimée

depuis que j'ai appris
qu'il faut laisser la nuit
entrer dans sa vie
pour qu'il y ait un phare quelque part
mes mots respirent mieux sous la mer

tout au fond de mon verre
"

-----------------------------

"c’est fou quand tu jouis

ça fait un bruit de sirène
de tempête sur la ville


il faut
déchirer ta petite culotte
et te prendre debout
dans un bar crasseux
d’ici
n’importe où


pour que tout soit parfait
quel amour se nourrit de fleurs
du confortable ?


fleuve en furie
chute de métaux


quand tu jouis
nul autre mai plus effusi
f..."















jeudi 16 avril 2015

Un membre permanent de la famille - Russell Banks

C’est compliqué entre Russel Banks et moi. J’ai essayé pourtant, plusieurs fois même, de me plonger dans son univers. Avec « Le livre de la Jamaïque », « Sous le règne de Bone » ou encore « Trailerpark ». A chaque fois j’ai abandonné, incapable de me concentrer sur l’histoire, d’accrocher à l’écriture et à la narration. J’avais donc fait un trait définitif sur cet auteur jusqu’au dernier salon du livre. Nous étions un petit groupe à tourner autour des tables d’Actes sud, discutant de nos dernières trouvailles, et Framboise à décider de m’offrir ce recueil de nouvelles. Le plus naturellement du monde, comme s’il était évident que lui et moi, on allait s’entendre. Vous vous demandez peut-être qui est Framboise ?  Pour la faire courte, je dirais c’est la grande copine de Noukette, mais aussi une personne adorable et d’une gentillesse incroyable. Bon, je ne le dis pas trop fort parce que je sais que sinon elle risque de piquer un fard – du coup, je ne vous dirais pas non plus qu’elle m’a offert d’autres livres au cours de ce beau week-end passé à arpenter les allées du salon. Quand j’y pense, elle est plus qu’adorable en fait, mais chut…

Bref, revenons à nos moutons, à Russel Banks et à ses nouvelles. Douze en tout, se déroulant pour la plupart entre le nord de l’état de New York et la Floride. On y croise des couples qui divorcent, une femme à qui le décès de son mari va ouvrir les portes d’une nouvelle vie, un chien écrasé accidentellement par son maître, un père à la retraite et sans ressources ne voulant pas dépendre de ses fils, un barman de casino qui prend les clients comme ils viennent, ne croyant rien de ce qu’ils racontent et les oubliant dès qu’ils s’en vont, un transplanté cardiaque qui va faire le plus beau des cadeaux à la femme de son « donneur », etc. Le titre du recueil, qui est aussi celui d’une nouvelle, est plein d’ironie tant, à lire Banks, on constate que la famille n’a aujourd’hui plus rien de permanent.

Les portraits transpirent la désillusion et la solitude, ils racontent la trajectoire de laissés-pour-compte trahis ou oubliés par les leurs. Vieillesse, chômage, précarité, des hommes et des femmes dénués de tout espoir, devenus invisibles et qui ne s’attendaient pas à ce que les choses tournent de la sorte. Des hommes et des femmes qui ont passé trop d’années à remettre leurs désirs à plus tard. Chaque histoire aborde un moment particulier, proche du point de rupture, de cet instant où le drame se noue, sur un geste ou un mot de trop.

Je crois qu’il me fallait des nouvelles pour me réconcilier avec Banks. J’aime cette économie de moyens, la limpidité qu’implique la forme courte. On est sur l’os immédiatement, sans fioriture, sans chichi. Et j’aime la « philosophie » qui se dégage de ces textes, reposant sur le décalage entre la vie telle qu'elle est et la vie telle qu'on la voudrait. On en est tous là, non ? En tout cas merci Framboise, pour le cadeau, pour cet excellent moment de lecture passé avec un auteur que je pensais avoir définitivement rayé de ma liste. Et pour tout le reste qu’on ne va pas dévoiler ici…

Un membre permanent de la famille de Russell Banks. Actes sud, 2015. 240 pages. 22,00 euros.

Les avis de AthalieCathuluClara ; Hop ! Sous la couetteIngannmic ; Jostein ; Kathel ; Le bison ; Luocine ; Tant qu'il y aura des livres










mercredi 15 avril 2015

Deux frères - Fabio Moon et Gabriel Ba

Adaptation d’un roman de l’auteur brésilien Milton Hatoum, « Deux frères » se déroule essentiellement après la seconde guerre mondiale et raconte la destinée d’une famille libanaise installée à Manaus. Le récit se focalise sur les jumeaux Yaqub et Omar, deux frères se haïssant depuis leur enfance. Deux frères aux caractères diamétralement opposés, séparés par un antagonisme inconciliable.

Mon deuxième gros coup de cœur BD de l’année après « Le grand méchant renard ». Pourquoi j’ai adoré ? Parce que c’est riche, dense, ambitieux, foisonnant, incroyablement bien construit en terme de narration. C’est une saga familiale à la beauté tragique qui se déploie au fil des pages, pleine de rancœur et de non-dits. Beaucoup d’ellipses et de flash-back, des protagonistes à la psychologie très fouillée, une lecture pas toujours aisée, c’est un album qui se mérite et ça me convient tout à fait. La ville de Manaus est aussi un personnage à part entière. On suit son évolution, sa transformation urbaine, son passage vers la modernité. On ressent la proximité de l’Amazonie, la chaleur, l’humidité du climat, le soleil implacable et les pluies diluviennes. L’immersion est totale !

Niveau dessin, je suis fan de ce trait anguleux et de ce noir et blanc intense digne des grands maîtres argentins Eduardo Risso et José Munoz. Le découpage est parfait et le format XXL de l’album offre à chaque case une rare profondeur, c’est bluffant.

Amour, passion, violence, doutes, colères, espoirs, mépris, trahison… il y a un caractère universel dans l’histoire de ses deux frères et de leur famille. Fabio Moon et Gabriel Ba ont su se jouer de la complexité du texte d’origine, donnant au récit une dynamique et un rythme parfaits. Du grand art, le genre d’album exigeant et touffu qui procure un plaisir de lecture incomparable. Je me suis régalé, tout simplement.

Deux frères de Fabio Moon et Gabriel Ba, d’après le roman de Milton Hatoum. Urban Comics, 2015. 232 pages. 22,50 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Mo'.


Et aujourd'hui, la BD de la semaine
est chez Noukette




mardi 14 avril 2015

Le pull - Sandrine Kao

Parce qu’elle est d’une timidité maladive, Soline aime s’enfouir sous un ample pull pour passer inaperçue. Rougissant dès qu’on lui adresse la parole, incapable de regarder les gens dans les yeux, elle a du mal à s’insérer dans le nouveau collège de région parisienne où elle vient de faire sa rentrée suite au divorce de ses parents. Incitée par son amie Lucille à porter une tenue davantage dans l’ère du temps, Soline opte pour des vêtements plus près du corps et souligne son joli minois d’un léger maquillage. Rien de révolutionnaire ni d’ostentatoire à première vue, mais cette transformation suffit à changer les regards et les attitudes de certains...

J’avoue, je n’avais rien vu venir. Je pensais découvrir une histoire classique d’ado mal dans sa peau, mais c’est bien plus fin. Sandrine Kao propose une réflexion délicate et originale sur le harcèlement, un harcèlement aussi insidieux que pernicieux, poussant la victime à se demander si ce n’est pas elle qui imagine des choses, voire si ce n’est pas elle qui les encourage. Elle montre la façon dont l’angoisse monte peu à peu, les ravages que provoque une attitude déplacée que l’on subit en silence. Coline va de plus en plus en mal mais avant de toucher le fond elle a ce sursaut qui va lui permettre de redresser la tête et d’affronter son bourreau : « C’était une question de courage, de volonté : je devais me montrer capable de m’affirmer ».

Un sujet grave abordé de façon positive, sans rien nier du mal être engendré mais en insistant sur le fait qu’il est toujours possible de s’en sortir. L’écriture pleine de sensibilité et de justesse fera longtemps résonner la voix de Soline dans l’esprit des jeunes lecteurs. Une vraie réussite.

Le pull de Sandrine Kao. Syros, 2015. 96 pages. 6,30 euros. A partir de 10 ans.

Et une nouvelle lecture jeunesse que j'ai le plaisir de partager avec Noukette.

L'avis de Faelys et celui de Hérisson





lundi 13 avril 2015

Les larmes de l’assassin - Thierry Murat et Anne-Laure Bondoux

Je me rappelle de la dédicace d’Anne-Laure Bondoux à Montreuil en décembre dernier. De Stephie, attendant son tour et s’étonnant d’apprendre que je n’avais jamais lu cette auteure jeunesse incontournable. Limite choquée, la Stephie ! Du coup, je suis reparti du salon avec son dernier roman, « Tant que nous sommes vivants ». Mais j’ai eu le malheur de le prêter quelques jours plus tard, avant même d’avoir eu le temps de l’ouvrir, et je ne l’ai pas revu depuis. Alors quand cette BD, adaptation de l’un de ses autres textes, m’a fait de l’œil avant-hier à la médiathèque, je n’ai pas hésité.

« Ici, personne n’arrivait par hasard. Car ici, c’était le bout du monde, le sud extrême du Chili où la côte fait de la dentelle dans les eaux du Pacifique. Sur cette terre malmenée par le vent, même les pierres semblaient souffrir ». Le narrateur a vu un jour débarquer dans la bicoque des ses parents, isolée à des kilomètres de toute autre habitation, un fugitif. Un truand, un escroc, un assassin. Un homme qui allait changer sa vie à jamais…

Soyons clair et net, j’ai adoré. Il y a tout pour me plaire dans cet album. Un environnement rugueux, une terre désolée, des gens de peu de mots, une tragédie en marche. C’est une histoire de rédemption et d’amour, une histoire de naissance commune, une histoire de solitudes, de silences qui en disent bien plus que de longs discours. Quasiment pas de dialogues, des récitatifs superbement littéraires, le vent, la pluie, l’humidité et le froid comme décor. Fascinant.

La sobriété graphique de Thierry Murat touche à la perfection avec des registres monochromes incroyablement expressifs et des cases s’étirant en longueur pour souligner l’immensité des paysages de la Terre de Feu. Tout en pudeur et en émotion contenue, cette adaptation libre mais respectueuse du roman d’origine est une réussite totale. Un album d'une rare qualité. Me voila prêt à plonger dans la bibliographie d’Anne-Laure Bondoux, Du moins dès que j'aurais récupéré l'exemplaire que j'ai eu le malheur de prêter.


Les larmes de l’assassin de Thierry Murat (adapté du roman d’Anne-Laure Bondoux). Futuropolis, 2011. 125 pages. 18,30 euros.


Les avis de BoumaCanel (Mr), Enna, MangoMo, Noukette, Sara, Yvan,






samedi 11 avril 2015

Héloïse, ouille ! - Jean Teulé

L’histoire d’Héloïse et Abélard est connue, archi-connue même. Abélard, le plus célèbre philosophe et théologien de son époque (1079-1142) devenu le professeur particulier puis l’amant d’Héloïse, nièce du chanoine Fulbert, de vingt ans sa cadette. Un coup de foudre qui engendra une folle passion, tant physique qu’intellectuelle. Découvrant le pot aux roses, Fulbert se vengea en envoyant ses sbires castrer le sulfureux précepteur. Puni par là où il avait fauté, ce dernier consacra le reste de ses jours à une existence pieuse, tandis que sa belle rentra au couvent.

Je ne m'étends pas sur les détails, je préfère laisser Mr Teulé s'en charger. Et le bougre sait y faire. Du Teulé dans le texte, paillard, grivois, plein d’exubérance, jamais avare « d’anachronismes lexicaux ». Un style débraillé qui peut choquer, tant le mythe ici revisité est à des années-lumière de notre conception de l’amour courtois. Les cent première pages enchaînent les parties de jambes en l’air sans temps mort : Abélard « polissonne la bagasse » et « bélute la donzelle » qui le lui rend bien, vouant entre autres une admiration sans borne à ses « génitoires ». Bref, on « heurtebille » à tour de bras et sans complexe, n’en déplaise aux culs serrés.

J’aime cette liberté de ton, ces obscénités assumées, cette vulgarité jamais choquante. Parce que derrière l’exubérance et la langue frétillante (sans mauvais jeu de mots), on sent l’érudition et l’énorme travail de documentation.

Teulé se lâche, s’amuse, prend son pied et nous avec. Il offre à Héloïse et Abélard un sérieux coup de jeune et à nous, lecteurs, un vrai moment de plaisir. Qu'on se le dise.

Héloïse, ouille ! de Jean Teulé. Julliard, 2015. 336 pages. 20,00 euros.  

Les avis de L'irrégulière ; Ys ;











vendredi 10 avril 2015

Plus de morts que de vivants - Guillaume Guéraud

Dernier jour de cours avant les vacances d’hiver dans un collège de Marseille. « Aucune menace dans l’air. Juste le froid coupant de février. Qui glaçait les mains. Qui gelait les oreilles jusqu’à les rendre cassantes. Et qui tailladait les poumons à chaque inspiration. » Aucune menace et pourtant à 8h25 un élève de sixième s’est mis à saigner du nez sans raison. Puis une cinquième a perdu ses cheveux par poignées et « la grosse Anouk » s’est écroulée dans la cour, les tripes à l’air. Le début du chaos, une épidémie qui se répand plus vite que la peste, un établissement en quarantaine et la mort qui frappe. A tour de bras. Sans distinction…

Guéraud… ce gars est frapadingue mais c’est pour ça que je l’aime ! Pour avoir lu quelques avis ici ou là avant de me lancer, je suis rentré dans ce roman à reculons. J’ai tourné les premières pages avec pour leitmotiv un « jusque là tout va bien » de façade, car je savais que ça allait déraper à un moment ou l’autre. Il ne m’a pas fallu attendre longtemps. Après, l’engrenage se met en route, on ne voudrait y glisser qu’un ongle mais on y passe la main, le bras et tout le reste. On en ressort en lambeaux et ce n’est pas joli à voir, croyez-moi ! Guéraud donne dans le gore. Il mène sa barque tout en tension avec son écriture au scalpel, jouant avec nos nerfs comme le sadique fait crisser la craie sur le tableau noir. Surtout, on sent qu’il s’amuse, qu’il prend son pied (et, je ne devrais pas le dire, mais nous avec !).

En fait, lire ce roman, c’est plonger dans un paradoxe permanent, dans un grand huit où alternent fascination et répulsion. Je ne vais pas vous décrire ce qu’il arrive concrètement à ces pauvres personnages frappés par le virus mais franchement, il y a de quoi rendre son quatre heures. Répulsion donc, mais en même temps fascination liée au rythme du récit, au huis clos irrespirable, à l’avancée de cette folle journée, à l’espoir (totalement illusoire quand on connaît un peu l’univers de Guéraud) que les choses vont finir par s’arranger. C’est vraiment une drôle d’expérience de lecture qui dérange, bouscule, interpelle. Au-delà du simple déballage sanguinolent et des descriptions à l’efficacité très cinématographiques, il faut voir dans cette sombre histoire une allégorie de la violence gratuite et aveugle qui peut frapper partout, à n’importe quel moment, et sous n’importe quelle forme. Une violence aussi insidieuse que cette épidémie face à laquelle il est impossible de se prémunir.

Un roman haletant, impossible à lâcher. Mais un roman flippant, totalement flippant même. Vous êtes prévenus.

Plus de morts que de vivants de Guillaume Guéraud. Rouergue, 2015. 252 pages. 13,70 euros. A partir de 15 ans.

Une lecture commune que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.

Les avis de Clara et Moka.







mercredi 8 avril 2015

Emmett Till : Derniers jours d’une courte vie - Arnaud Floc’h

20 août 1955. Emmett Till, 14 ans, descend du train en gare de Money, dans le fin fond du Mississippi. Ce gamin noir de Chicago vient passer ses vacances chez son oncle. Faisant fi des mises en garde, Emmett le fanfaron décide d’entrer dans une épicerie interdite aux nègres. On ne saura jamais ce qu’il s’est réellement passé à l’intérieur mais la femme blanche derrière la caisse accusera Emmett de lui avoir « manqué de respect ». Un affront suffisamment grave pour que son mari et le demi-frère de ce dernier décident de faire payer à l’impudent son comportement inadmissible. Le 31 août, le corps d’Emmett est sorti de la rivière, atrocement mutilé. Arrêtés, les deux hommes reconnaissent l’enlèvement du garçon mais nient le meurtre. Au bout de trois jours de procès et 67 minutes de délibération, les jurés, tous blancs, prononcent leur acquittement malgré de nombreux témoignages à charge. Ils ressortent de la salle d’audience sous les vivas de la foule, posant pour les photographes aux bras de leurs épouses, cigares et larges sourires aux lèvres.

Un album plein de rage et d’indignation. Les faits se suffisent à eux-mêmes, il n’est pas nécessaire d’en rajouter, Arnaud Floc’h l’a bien compris. La sobriété renforce l’aspect tragique de cette innommable barbarie. Le scénario est habilement construit, multipliant les allers-retours entre 1955 et 2015. On sent la chaleur du mois d’août dans le sud profond, l’humidité poisseuse du bayou, mais aussi la résignation d’une population afro-américaine sous le joug d’une ségrégation séculaire semblant impossible à remettre en cause. On sent la cruauté des bourreaux, la peur panique d’Emmett, sa souffrance, son martyre. Un enfant d’à peine 14 ans… L’émotion monte au fil des pages, la gorge se serre et la colère ne cesse de gronder. On referme l’ouvrage groggy, secoué par tant d’horreur et d’injustice. Le dossier pédagogique final, avec remise dans le contexte historique, témoignages et photos d’époque, apporte un éclairage encore plus édifiant à ce fait divers abject.

Une BD d’utilité publique, surtout par les temps qui courent, pour rappeler à ceux qui en douteraient encore que l’inhumanité et la bêtise n’ont aucune limite. La mort d’Emmett aurait inspiré Rosa Parks lorsqu’elle refusa de céder sa place à un blanc dans un bus, en décembre de la même année. Le calvaire vécu par ce pauvre garçon et l’acquittement de ses assassins constituent pour certains historiens la pierre angulaire de la lutte pour les droits civiques des noirs aux États-Unis. Un élément déclencheur qui aura eu le mérite de dresser l'ensemble d'une communauté face à l'arbitraire, même si cette revanche posthume n’effacera jamais les supplices endurés.

Emmett Till : Derniers jours d’une courte vie d’Arnaud Floc’h. Sarbacane, 2015. 80 pages. 19,50 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Moka et Noukette.



La BD de la semaine,
c'est aujourd'hui chez Stephie