lundi 16 mars 2015

L’orangeraie - Larry Tremblay

Amed et Aziz sont jumeaux. Ils ont neuf ans et vivent dans un pays en guerre. Les ennemis se trouvent de l’autre coté de la montagne. C’est de là qu’est venu l’obus qui a tué leurs grands-parents. Quelques jours après ce tragique événement, un certain Soulayed s’est présenté chez eux et s’est entretenu avec leur père. Avant de repartir, le visiteur a laissé un sac. Dans le sac, une ceinture. Une ceinture tellement lourde qu’il fallait la porter à deux mains. Et dans la maison a résonné le cri de leur mère…

« C’est un très beau livre qui est brutal, qui est habité, qui est hanté. Vraiment superbe ». Ce n’est pas moi qui le dis mais Sorj Chalandon. Et il a bien raison. C’est un livre qui dénonce la folie des hommes. Une réflexion sur l’idée de sacrifice, sur l’embrigadement, la manipulation, la culpabilité. C’est un livre plein d’amour fraternel et de douleur. C’est le regard d’une mère qui va perdre ses enfants, celui d’un père persuadé qu’au-delà de l’horreur, il lui restera la fierté. C’est une fable politique, un conte cruel. Tout cela en 180 pages de tension permanente, en laissant à distance une émotion trop brute qui nuirait à la puissance du propos.

Je ne vais pas m’étendre davantage, c’est un texte qui m’a laissé sur le carreau. Ni plus ni moins. Et c’est un texte que vous devez lire parce qu’il est beau, brutal, habité, hanté. Pas mieux Mr Chalandon.

Extrait :
« Mais pourquoi faut-il vivre dans un pays où le temps ne peut pas faire son travail ? La peinture n’a pas le temps de s’écailler, les rideaux n’ont pas le temps de jaunir, les assiettes n’ont pas le temps de s’ébrécher. Les choses ne font jamais leur temps, les vivants sont toujours plus lents que les morts. Les hommes dans notre pays vieillissent plus vite que leur femme. Ils se dessèchent comme des feuilles de tabac. C’est la haine qui tient leurs os en place. Sans la haine, ils s’écrouleraient dans la poussière pour ne plus se relever. Le vent les ferait disparaître dans une bourrasque. Il n’y aurait plus que le gémissement de leur femme dans la nuit. Ecoute-moi, j’ai deux fils. L’un est la main, l’autre le poing. L’un prend, l’autre donne. Un jour c’est l’un, un jour c’est l’autre. Je t’en supplie, ne me prends pas les deux. »

L’orangeraie de Larry Tremblay. La Table Ronde, 2015. 180 pages. 14.80 euros.


Et une nouvelle lecture commune que je partage avec Noukette

Les avis d'AnneClara et Karine.








samedi 14 mars 2015

Acquanera - Valentina D’Urbano

Le titre annonce la couleur (ou plutôt l'absence de couleur). L’eau noire, celle du lac de montagne près duquel se déroule l’intrigue, est aussi sombre que l’âme des héroïnes. Des femmes sans hommes entretenant un rapport tellement particulier et étroit avec les morts qu’il relèverait presque d’une malédiction. Elsa la grand-mère fait des rêves prémonitoires où celles et ceux qu’elle voit sombrer sous les flots vont disparaître ou tomber malade. Pour sa fille Onda c’est encore pire puisqu’elle est capable de dialoguer avec les défunts, ce qui la mènera au bord de la folie. Seule Fortuna, la petite-fille et narratrice, semble avoir échappé au mauvais sort. Mais après dix ans passés loin du village, elle y revient pour affronter sa mère et un secret qui la mine depuis trop longtemps...

Je découvre Valentina d’Urbano avec ce roman et je dois lui reconnaître un vrai talent de conteuse. Chaque chapitre est construit comme l’épisode d’une saga familiale implacable prenant forme petit à petit sans aucun temps mort. La narration prend parfois des faux airs de thriller et la mécanique enclenchée dès la première ligne attrape le lecteur pour ne plus le lâcher jusqu’au point final. Le problème en ce qui me concerne, c’est que je ne suis pas du tout fan de ce genre de texte à la limite du surnaturel. Surtout, il n’y a ici aucune lumière et cela fini par être très plombant. Le récit est glauque, morbide, recouvert en permanence d’une chape de tristesse étouffante. Dans ce village italien, sous un ciel bas et gris, la pluie est froide, les maisons humides, le lac glacé, les cœurs secs et la forêt sinistre. Pas un rayon de soleil, rien pour réchauffer une atmosphère lourde de silences et de non-dits. A la longue, ça devient plus déprimant que fascinant je trouve.

Au final, je suis ravi d’avoir découvert une auteure dont j’avais jusqu’alors (et à juste titre) entendu le plus grand bien. Mais je pense que son premier roman, dans une veine plus sociale, me conviendrait bien mieux. D’ailleurs il vient tout juste de sortir en poche, je n’ai plus d’excuse !

Acquanera de Valentina D’Urbano. Philippe Rey, 2015. 350 pages. 20,00 euros.

Les avis de Clara, Sylire et Valérie.




jeudi 12 mars 2015

Revolver - Fuminori Nakamura

Un étudiant découvre un soir le cadavre d’un homme sous un pont. A coté de lui se trouve le revolver qui l’a tué, un Magnum 357. L’étudiant le récupère et le fourre dans sa poche. Une fois chez lui, il est ébloui par la beauté de cette arme, son magnétisme. Il la nettoie consciencieusement, la manipule et l’astique chaque jour. Il va commencer à sortir en la cachant sous son manteau, puis il va ressentir le besoin irrépressible de l’utiliser…

C’est un roman à la japonaise, subtil mais teinté de modernité. Inquiétant, tendu, malsain. C’est aussi une réflexion sur une jeunesse perdue, solitaire, en quête de sens, sur une existence dont le vide abyssal est comblé par un objet fascinant. C’est enfin le récit d’une vraie histoire d’amour entre un homme et une arme, une histoire de désir qui croit peu à peu, une histoire qui va mal finir tant cette compagne encombrante et dangereuse envahit le quotidien. Tout se déroule l’air de rien, sans jamais en rajouter, tout s’enchaîne naturellement avec un détachement proprement effrayant. Bien sûr j’ai pensé à Ryu Murakami, mais Nakamura est moins excessif, moins provocateur. Et c’est d’autant plus flippant !

Revolver de Fuminori Nakamura. Picquier, 2015. 174 pages. 18,00 euros.




mercredi 11 mars 2015

Cet été-là - Julian et Mariko Tamaki

Comme chaque année, Rose part en vacances avec ses parents à Awago Beach. Comme chaque année, elle y retrouve Windy, d’un an et demi sa cadette. Mais cet été-là n’est pas tout à fait comme les autres, puisque c’est celui où Rose va basculer peu à peu dans les affres de l’adolescence…

Je vais faire court car je ne voudrais pas m’étendre sur un album dont je pense qu’il ne me restera pas grand-chose d’ici peu. Clairement, je me suis ennuyé. C’est une réflexion intéressante sur le passage compliqué de l’enfance vers une plus grande maturité. Le corps change aussi vite que les préoccupations, on abandonne les châteaux de sable pour regarder des films d’horreur, on est fasciné par les relations sentimentales des jeunes adultes, on entre en conflit avec les parents, etc. J’ai apprécié le fait que la différence d’âge entre Rose et Windy joue énormément sur leurs comportements respectifs. Windy est la plus jeune et elle est encore « bébé » dans ses réflexions et ses attitudes. L’analyse est donc très fine et très subtile mais la narration est lente, très lente. On se traîne sur les pas de Rose, on vit avec elle un été apathique et franchement ce n’est pas passionnant.

Par contre j’ai bien aimé le dessin nerveux à l’encrage épais. C’est simple et direct, un peu brut de décoffrage parfois, mais aussi très spontané.

Une petite déception, donc. Je ne regrette pas pour autant d’avoir découvert le travail des cousines Tamaki et j’ai apprécié leur façon de mettre en scène les silences et les non-dits propre à cette période si particulière qu’est « la fin de l’insouciance ».


Cet été-là de Julian et Mariko Tamaki. Rue de Sèvres, 2014. 316 pages. 20,00 euros.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Sandrine.

Les avis de Anne, Antigone, Bouma, Kathel, Lasardine, Leiloona, Marion, Mo', Noukette, Stephie.



Les BD de la semaine,
c'est aujourd'hui chez Stephie





mardi 10 mars 2015

Le baiser du mammouth - Antoine Dole

Arthur aime Fiona, la meilleure amie de sa sœur. Mais Fiona a quinze ans et lui n’en a que neuf. Une différence d’âge qui n’est pas un problème à ses yeux. Et même si personne ne veut prendre ses sentiments au sérieux, Fiona la première, lui est bien décidé à prouver que cette histoire d’amour, ce n’est pas de la rigolade !

J’avais hâte de découvrir Antoine Dole dans un registre différent, s’adressant à des lecteurs plus jeunes que des ados et sur un ton moins acide et moins teinté d’humour noir que ce qu’il propose avec la série Mortelle Adèle. Et bien je n’ai pas été déçu. Sa capacité à se glisser dans la peau d’un gamin de neuf ans est stupéfiante. Tout sonne juste dans la réflexion d’Atrhur, dans sa façon naïve et déterminée de vivre ce premier amour avec une sincérité absolue, avec la certitude que Fiona et lui, c’est pour la vie : « Elle est faite pour moi et, moi, je suis fait pour elle. Enfin, je crois. Et si c’est pas le cas, c’est pas grave, je trouverai un moyen de la faire changer d’avis. » On le sent prêt à bousculer des montagnes, avec ses mots à lui, ses sentiments à hauteur d’enfant. Et il faut bien reconnaître que tout cela est diablement touchant.

L’autre point positif tient dans le fait que l’auteur de « Je reviens de mourir » garde une vraie ambition dans l’écriture alors qu’il aurait pu succomber à la tentation de « bébéifier » un peu son discours. Ce n’est évidemment pas le cas et on retrouve ici son style percutant, son phrasé imagé et sensoriel : « C’est bête un cœur, ça s’ouvre pour un rien et ça bat la chamade, ça s’épluche même, comme un artichaut. » […] « Les chagrins d’amour, comme papa les appelle, c’est pour ceux qui abandonnent, ceux qui ne croient plus, ceux qui ont trop peur, ceux qui s’avouent vaincus. Si on baisse les bras dès que c’est compliqué, si on lâche l’affaire, alors on ne va jamais rien vivre de tout ce bonheur-là, on ne va jamais ressentir comment c’est tendre au-dedans, comment ça crépite, comment ça bouillonne, comment c’est plein de caresses, de rire et de joie. »

Et puis j’avoue que j’ai aimé la fin teintée d’un réalisme lucide, d’une certaine forme de morale qui sort quelque peu des sentiers battus. Pas cucul en tout cas. Du tout. En même temps, connaissant Antoine Dole, je serais tombé de ma chaise si cela avait été le cas.

Le baiser du mammouth, d’Antoine Dole. Actes sud junior, 2015. 78 pages. 6,90 euros.

Et comme chaque mardi ou presque, je partage cette pépite jeunesse avec Noukette.








lundi 9 mars 2015

Scipion - Pablo Casacuberta

Anibal, le narrateur, ne parvient pas à régler la question du père. Un père universitaire érudit et célèbre, spécialiste de l’antiquité qui lui a donné le prénom d’un héros carthaginois des guerres puniques. Un père qui n’a eu de cesse de l’humilier et de le rabaisser, un père qui, il en est persuadé, ne l’a jamais aimé. Et même s’il est mort depuis deux ans, la cicatrice est toujours ouverte. Alors qu’une fondation gère l’héritage paternel considérable, le fils, devenu alcoolique, vit dans une pension minable avec un vieillard grabataire comme colocataire. Son seul legs se résume à trois boîtes contenant beaucoup de paperasse dont une lettre lui accordant l’intégralité des biens de son géniteur, mais uniquement s’il parvient à remplir des conditions très contraignantes. Comme un ultime affront, une dernière façon de l’humilier et de le conforter dans sa médiocrité.

J’ai cru au départ à une variation de plus sur les relations père-fils compliquées. Mais c’est beaucoup plus fin. J’ai aimé chez Anibal cette légèreté de ton, cette amertume lucide et cette forme d’autodérision permanente qui, au final, se révèle touchante. Il y a bien quelques digressions à première vue pas indispensables mais l’introspection de ce pauvre homme se devait de passer par quelques séquences plus psychologiques que rocambolesques. La galerie de personnages entourant notre anti-héros vaut son pesant de cacahuètes, de l’avocat retors à l’infirme nymphomane en passant par l’ex-petite amie ayant réussi une brillante carrière.

Difficile de grandir à l’ombre d’un père à l’aura écrasante. Le manque de reconnaissance, la confiance en soi qui s’effrite, l’impossibilité d’assumer un nom trop lourd à porter. Finalement, seul le deuil permettra de transformer la haine et la colère en une certaine forme d’empathie. Un roman à la fois drôle et grave à l’indéniable sens comique. L’occasion pour moi de découvrir la voix singulière de Pablo Casacuberta, un auteur uruguayen que je ne suis pas près d’oublier.

Scipion de Pablo Casacuberta. Métailié, 2015. 262 pages. 18,00 euros.

Les avis de Clara et Nadael








dimanche 8 mars 2015

Un océan d’amour - Lupano et Panaccione

Certains livres sont plus précieux que d’autres. Parce qu’ils ont par exemple été offerts par des personnes qui comptent énormément ou encore parce que leur lecture a été un moment de grâce, une bulle de douceur loin des soucis du quotidien. Et bien Un océan d’amour réunit à lui seul ces deux conditions en ce qui me concerne.

Comment ne pas craquer pour les déboires de cette bigouden et de son mari marin. Harponné par un chalutier, il dérive sur l’océan avec une mouette pour seule compagnie. En chemin il croisera un pétrolier pollueur, des douaniers un peu trop zélés et des pirates plutôt bienveillants. Quant à elle, bien décidée à le retrouver, elle s’embarquera pour une croisière vers Cuba dont elle ne sortira pas indemne.

La BD muette me touche quand elle ne donne pas dans la démonstration technique et conceptuelle, quand le dessin reste en permanence au service de l’histoire et que sa fluidité permet un confort de lecture optimum. Autant vous dire que c’est le cas ici. L’alchimie fonctionne entre les délires scénaristiques finalement très structurés de Lupano et leur mise en scène par un Gregory Panaccione au sommet de son art. Je crois que jamais un récit muet ne m’avait autant parlé !

J’adore Lupano pour sa capacité à prendre en permanence le contre-pied des modèles dominants. Il fait de losers ou de retraités des héros magnifiques (Ma révérence et Les vieux fourneaux), et quand il s’attaque au western, c’est pour dénoncer l’usage des armes à feu (L’homme qui n’aimait pas les armes à feu). Ici, il nous raconte une histoire d’amour XXL entre un marin maigrichon et binoclard et une bigouden taillée comme une armoire normande. Tout sauf des gravures de mode mais des personnages attachants prêts à soulever des montagnes pour se retrouver. L’alternance de séquences hilarantes et d’autres plus dramatiques donne toute sa force à l’ensemble. Le découpage dynamique et imparable de Panaccione offre à leur épopée maritime l’écrin qu’elle mérite.

Une BD incroyable, totalement inclassable, dans laquelle on a envie de replonger encore et encore pour y dénicher de nouveaux détails, de nouvelles trouvailles ayant échappés à la lecture précédente. Une réussite totale, un album pétillant comme une coupe de champagne. Mais sans aucune bulle !

Un océan d’amour de Wilfrid Lupano et Gregory Panaccione. Delcourt, 2014. 224 pages. 24,95 euros.


Une lecture commune que j'ai l'immense plaisir de partager avec Moka.


Les avis de Livresse des mots, MargueriteMo', Noukette, SandrineSara et Violette.





vendredi 6 mars 2015

Les lectures de Charlotte (5) : C'est à moi !

Une petite fille trouve un râteau et un seau sur la plage. Mais bien vite le propriétaire des objets arrive pour les lui arracher des mains en hurlant « C’est à moi ! ». La fillette s’empare alors d’une pelle mais elle entend la même phrase. Pareil avec le ballon. Et le camion en plastique.  Finalement un autre enfant arrive et lui propose de jouer avec elle. Abandonnant sans regret l’égoïste qui lui hurle dessus, elle s’installe un peu plus loin pour construire un château, à quatre mains et avec un enfant prêteur…

Quel plaisir de retrouver le garnement qui nous avait tant fait rire il y a peu en réclamant à corps et à cris un « cocodrile » ! Toujours prêt à démarrer au quart de tour, s’énervant un peu plus à chaque page avant d’exploser de rage et de se retrouver tout penaud le bec dans le sable. Le graphisme est simple et montre la crispation progressive du visage face au flegme inébranlable de la fillette. A la lecture, la voix grossit en même temps que la colère de l’enfant, ce qui fait bien rire Charlotte.

Aussi épuré qu’efficace, ce nouvel album de Laure Monloubou permet en outre d’aborder avec humour la difficulté des tout-petit à prêter leurs jouets. Un problème auquel tous les parents sont confrontés un jour ou l’autre, non ?

C’est à moi de Laure Monloubou. Amaterra, 2015. 26 pages. 9,50 euros. A partir de 2 ans.








jeudi 5 mars 2015

Pike - Benjamin Whitmer

Une fois n'est pas coutume, je profite du lancement aujourd'hui même de "Neonoir" pour remonter un billet vieux de plus de deux ans et vous parler du premier titre de cette nouvelle collection des éditions Gallmeister, un roman qui m'avait scotché à l'époque.

Pike est un gros dur qui s’est rangé des voitures. Depuis son retour à Cincinnati, il vit de petits boulots qu’il effectue avec son pote Rory. Sa fille Sarah, qu’il n’a pas vue depuis qu’elle avait six ans, vient de mourir d’une overdose. Sarah a eu une fille, Wendy. La gamine d’une dizaine d’années débarque chez son grand-père, qu’elle ne connait pas, avec pour seul bagage un chaton prénommé Monster. Pike savait que Sarah se prostituait pour payer ses doses, mais il voudrait retrouver les vrais responsables de sa mort. Pour cela, il va devoir s’immerger dans les pires quartiers de Cincinnati, de squats de junkies en motels miteux. Une plongée effroyable dont il ne sortira pas indemne…

Pour un premier roman, Benjamin Whitmer fait fort, très fort, et nous plonge dans cette Amérique où "on se fait grossir à la bière jusqu'à ce que le cœur lâche définitivement". Lire Pike, c’est comme avaler une cuillère à soupe de Tabasco cul-sec. Ça gratte, ça brûle, ça vous donne envie de hurler. On à beau se dire qu’à un moment où l’autre les choses vont s’adoucir, on se trompe lourdement et l’effet reste hautement abrasif. Des années que je n’avais pas lu un roman aussi noir. La tension et la violence permanentes vous laissent au bord de la nausée. L’écriture de Whitmer, très visuelle, offre des descriptions d’une froideur clinique. Les pires exactions sont exposées sans aucun jugement, comme si tout cela était absolument naturel.

Pike n’est pas un polar. Au-delà de son effet coup de poing évident, de sa grossièreté, de son coté sordide, de ses dialogues au couteau, c’est un texte d’une infinie tristesse dans lequel il ne faut se lancer que si l’on a le cœur bien accroché.

Pour l’écrivain Stephen Graham Jones, « voici le noir dans toute sa splendeur, ce que le genre devient lorsqu’il renonce à se montrer gentil – une force dramatique brutale rongée jusqu’à l’os qui vous promène de page en page. » Pas mieux.

Pike, de Benjamin Whitmer, éditions Gallmeister, 2015 (1ère édition en 2012). 288 pages. 16,00 euros.

Extrait : "Il est possible de tellement s'éloigner du lieu d'où l'on vient que tout retour est impossible. Tout vrai retour. On peut briser tous les ponts avec son passé, il suffit d'être prêt à s'amputer d'un bout de soi-même que l'on ne craindra pas de regretter le reste de sa vie. Et il faut se préparer à accepter la merde, quelle qu'elle soit, qui viendra combler le trou."

Les avis de From the Avenue et Keisha







mercredi 4 mars 2015

Les ogres-Dieux T1 : Petit - Hubert et Gatignol

Au royaume des ogres, la consanguinité affaiblit la race à chaque nouvelle génération. A tel point que le dernier rejeton du roi est à la naissance à peine plus grand qu’un bébé humain. Hors de question pour le monarque de laisser en vie un pareil avorton. Pour lui éviter une mort certaine, sa mère le cache et il est élevé par sa tante Desdée, une géante mis au ban de sa communauté car elle refuse de manger de la chair humaine. L’enfant prénommé à juste titre « Petit » grandit loin de la folie et de la violence de la cour mais plus les années passent et plus il lui est difficile de rester dans la clandestinité…

Un album SOMPTUEUX ! L’objet-livre en lui-même est superbe, de très grande taille (logique vu son sujet), et la mise en page particulièrement soignée avec une narration alternant les séquences de BD et des intermèdes présentant, au fil de longs et beaux textes à la typographie travaillée, les aïeux de Petit. Graphiquement, Gatignol propose une incroyable galerie de personnages, jouant sur les effets d’échelle et de perspective pour souligner les différences entre les géants et les humains. Il rend à merveille l’immensité du château et la terreur provoquée par ces monstres semblant perpétuellement en quête de chair fraîche à se mettre sous la dent. Les tons de gris renforcent l’aspect sombre et angoissant du récit et offrent relief et texture à l’ensemble. Du grand art !

Loin du simple conte, cette histoire aux accents gothiques propose une réflexion profonde sur le déterminisme familial et le libre arbitre. Petit est celui qui peut sauver les siens d’une dégénérescence inéluctable, il est entre deux mondes régis par des rapports de force inégaux et ne sait plus vraiment auquel de ces mondes il souhaite appartenir (celui des ogres sclérosé par des siècles de repli sur soi ou celui des humains, bien plus moderne et culturellement avancé mais pas pour autant moins cruel). Une histoire fascinante à la construction imparable. Il est rare de trouver autant de finesse, d’intelligence et d’originalité sur un thème aussi éculé.



Les ogres-Dieux T1 : Petit d’Hubert et Gatignol. Soleil, 2014. 174 pages. 26,00 euros.


Les avis de Lunch et Yvan.