Ilias est sourd et muet, comme sa mère Maria. Tous deux
vivent dans une petite maison crétoise, loin de tout. Maria est en bout de
course. Totalement sénile. Ilias s’en occupe comme il peut. Dans la journée, il
répare les camions venus trouver secours au seuil de son petit atelier. Le
soir, il pêche dans les criques avec sa vieille barque. Un jour, entre deux
falaises, Ilias entend le souffle du vent : « ses deux tympans s’ouvrirent,
cravachés d’un coup de grisou expulsé du puisard. Quelque chose venait de
hurler qu’il reconnut pour un bruit, le premier, entré dans sa tête. Un bruit
neuf, distinct, pas de ces borborygmes claustrés tout le jour dans son immense
caisse de résonance intérieure […] Un son intelligible, venu de l’extérieur. »
Une impression nouvelle qui le bouleverse…
Que se passe-t-il dans ce court roman ? Pas grand-chose
à vrai dire. La vie qui s’écoule, paisible. Silencieuse. L’écaillage d’un
mérou, la réparation d’un camion, l’agonie d’une dorade, une séance de manucure,
tout est prétexte à décrire le moindre geste, le moindre mouvement. Une
écriture sensorielle à l’incroyable force d’évocation. C’est poétique sans être
ronflant, imagée sans tomber dans la banale compilation de descriptions. Ça pourrait
être très lourd, ça pourrait être de la pure esbroufe, de l’exercice de style
sans âme. C’est au contraire une déclaration d’amour à la langue et au pouvoir
enchanteur des mots. On sent un auteur exigeant, orfèvre, ciselant chaque
phrase avec minutie et prenant un évident plaisir à le faire. Tout est là, je
pense. Michel Jullien joue avec un lexique foisonnant, il créé une musicalité
qui enchante et force l’admiration. Et le lecteur de se régaler de ces petits
riens si joliment troussés. Juste somptueux.
Yparkho de Michel Jullien. Verdier, 2014. 137 pages. 13,50
euros.
Quelques extraits, j’aurais pu recopier des dizaines de
pages :
« Plus que le silence familial, plus que leur défaut d’ouïe,
Ilias et Maria partagent le peu de choix de leur vie d’élection, cet endroit
délaissé, cette maison bâtie sous un virage en épingle à cheveux dont l’accotement
verse parfois sur la toiture. Mère et fils ne se voient pas, non qu’ils s’ignorent :
leur mutuelle surdité les en dispense, et puis manger force à regarder en bas. Ils
n’ont jamais mis au point de gestations codées, de mimes, nulle distorsion de
faciès pour un verbe, nulle agitation buccale où lire un mot, pantomine de
lèvres, nul mouvement impudique de langue comme l’ont les sourds discutant
entre eux à qui se coupe la parole. Il ne rient ni ne se consolent. Muets au
pas de la mer, ils partagent leur pudibonderie depuis une quarantaine d’années… »
« Sur la barge de peu de pente, au départ de la barque, six
chats postés tenaient l’air de ne surtout pas être là, sur pattes ou mal
alanguis, la babine agitée d’un flegme sardonique. […] L’un d’eux s’étira, le
dos en plein cintre, comme s’il allait quitter la place mais l’alibi de
l’indolence le fit s’asseoir exactement là où il venait de se lever,
seigneurial et galeux. Un autre boulé sur ses croûtes se pelageait le croupion
de bonne foi, l’aine béante, une gigolette en l’air, cessant soudain ses lècheries
pour regarder la barque s’éloigner, une lunule de langue figée entre ses dents.
»