mardi 8 octobre 2013

Suite à un accident grave de voyageur - Eric Fottorino

En septembre 2012, trois personnes se sont jetées sur les voies du RER dans les Yvelines, non loin de chez l’auteur. Des tragédies que la SNCF qualifie d’ « accident grave de voyageur. » Pour Éric Fottorino, c’est bien plus que cela : « Je ne reconnaissais rien dans ces paroles désincarnées. Elles composaient un chef d’œuvre d’évitement. L’accident grave n’évoquait aucun geste, ne suggérait aucune image. Il relevait d’une langue vidée de sa substance, dénuée de compassion. Une suite de mots pour ne plus y penser, pour passer à autre chose. »

Fottorino, utilisateur quotidien des transports en commun, s’interroge sur les raisons de cette déshumanisation. Il voudrait redonner aux victimes la dignité qu’elles méritent. Des morts passées sous silence par les médias et que la SNCF ne considère que comme des problèmes techniques : « L’échelle des priorités s’imposait dans sa crudité, sa cruauté. Le suicide sur les voies n’est pas une vie de perdu. C’est du temps de perdu. L’existence de tous est contrariée par la défaillance d’un seul. Des retards. Des arrêts inopinés. Des trains qui n’arriveront pas à l’heure. Il faut aller vite. S’assurer que le trafic peut être rétabli. » Des morts dont on se fiche ou pire, qui agacent. Sur certains forums, les usagers se lâchent. Ces suicidés ne sont que des égoïstes qui auraient mieux fait d’avaler des médocs ou de se tirer une balle dans la tête plutôt que d’embêter le monde. Ces suicidés anonymes dont on ne retient que le geste, dont l’existence n’intéresse personne. Heureusement, il y a aussi des messages de résistance au cynisme ambiant. D’aucuns voient  « dans ces gestes la volonté de choquer et d’exhiber sa détresse avec une violence indécente, comme un reproche à notre indifférence ». L’auteur pense aussi aux témoins directs qui, pour la plupart, ne pourront jamais oublier ce qu’ils ont vu.

Ce texte est, entre autres, un cri de douleur poussé face au mépris et à l’indifférence, mais j’ai apprécié le fait que Fottorino ne se mette pas au-dessus de la mêlée : « Combien de fois ai-je moi-même pesté à l’annonce d’un retard dû à un accident de personne ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions. [ …] Le temps du trajet, je ne suis plus tout à fait humain. Je ferme mes yeux à la laideur, mon cœur à la misère ».  A aucun moment il n’endosse le costume du donneur de leçon. Il voudrait juste comprendre comment un geste aussi irréparable est possible : « Je me demande si on s’entraîne à mourir. Si se jeter sur les voies est un crime prémédité contre soi. Ou un meurtre sans coupable. »  La réflexion est profonde et parfaitement construite, l’écriture magnifique. Un texte rare dont la beauté n’a, je trouve, rien de morbide.

Une découverte que je dois à Philisine Cave. Elle a une fois de plus joué son rôle de tentatrice à la perfection.


Suite à un accident grave de voyageur d’Eric Fottorino. Gallimard, 2013. 62 pages. 8,20 euros.


lundi 7 octobre 2013

Volt - Alan Heathcock

Un père qui écrase accidentellement son enfant avec un tracteur et perd les pédales. Un homme demandant à son gamin de l’aider à faire disparaître le corps d’un conducteur récalcitrant. Un pasteur et sa femme qui ne se remettent pas de la mort de leur fils en Irak. Une femme shérif désemparée devant la folie des hommes. Une paysanne un peu cintrée qui déambule dans un labyrinthe de maïs…

Tout cela se passe à Krafton, dans le trou du cul de l’Amérique. L’enfer sur terre. Des baraques déglinguées et des âmes cabossées. Des voitures en ruine, de la boue partout. Les éléments se déchaînent, les eaux recouvrent cette ville de péchés  et chacun semble chercher une impossible  rédemption. C’est sombre, violent, d’une infinie tristesse. Dans chacune de ces nouvelles, il y a au moins un personnage qui, à un moment ou un autre, pleure. Le plus souvent, d’ailleurs, ce sont des hommes.

Un beau recueil donc, à l’écriture poétique et enlevée, mais qui ne m’a pas pour autant totalement enthousiasmé. Il manque ce petit grain de folie, ce coté abrasif qui mettrait le feu aux poudres. La comparaison avec Donald Ray Pollock n’a pas lieu d’être, Heathcock restant dans l’ensemble beaucoup trop sage. Parmi les nouvellistes américains découvert il y a peu, Frank Bill et Anthony Doerr restent pour moi un cran au dessus. Pour autant, mon point de vue est comme d’habitude totalement subjectif. Faites-vous donc votre propre idée…

Volt d’Alan Heathcock. Albin Michel, 2013. 296 pages. 23 euros.


Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Anne et Clara.



samedi 5 octobre 2013

Trembler te va si bien - Risa Wataya

 « Etô Yoshika, vingt-six ans. Nationalité japonaise, groupe sanguin B, employée à K.K. Mareuil, facilement acnéique. Copain zéro, économies zéro. Loyer mensuel 75 000 yens. Ce que je déteste : les glandeurs. Ce que j'aime : le ragoût de bœuf. Ma passion du moment : chercher sur Wikipédia les espèces animales éteintes. »

Yoshika est célibataire mais elle a deux amoureux. Du moins, elle est restée follement amoureuse d’Ichi, la star du lycée qu’elle n’a pas revue depuis des années. Malheureusement Ichi ne s’est jamais intéressé à elle. Ce n’est pas le cas de Ni, un collègue du bureau lui ayant officiellement demandé si elle souhaitait devenir sa petite amie. « Ni, c’est l’ex-sportif affublé d’un petit début de bidon propre au buveur de bière, le type qui fixe sa vieille coupe ras du crâne quelque peu défraîchie au gel extrafort, grand nez, grands yeux, le type qui dégage une aura chaude et humide comme l’épaisseur d’un bento tout frais. » Entre les deux son cœur balance. Quoi que… Elle ne ressent rien pour Ni mais au moins il lui offrira une certaine sécurité affective. Seulement, lorsqu’Ichi réapparaît à une réunion d’anciens élèves, Yoshika se dit qu’elle va peut-être enfin avoir sa chance avec celui auquel elle n’a jamais cessé de penser depuis la fin de son adolescence…

Ça démarrait bien. Yoshika, jeune femme un peu paumée mais pleine de fraîcheur et d’humour raconte son quotidien avec une belle autodérision. Elle analyse avec finesse ses relations compliquées aux autres. On sourit devant les incertitudes amoureuses qui occupent ses pensées la plupart du temps et on se dit qu’elle est finalement aussi lucide que naïve. Bref, un portrait de femme sans doute assez typique d’un grand nombre de jeunes japonaises actives d’aujourd’hui très joliment troussé.

Mais dans le dernier tiers du roman le soufflé retombe. Les atermoiements de Yoshika deviennent exaspérant et on a juste envie de lui mettre un bon coup de pied aux fesses pour qu’elle cesse de se plaindre et se remue un peu, pour qu’enfin elle prenne les rennes et arrête de subir les événements. En fait ce dernier tiers est trop psychologique pour moi. La confession n’est plus légère et drôle, elle agace. C’est simple, j’ai eu l’impression d’être un psy auquel s’adresse une patiente. Mais je ne suis pas un psy, je suis juste un lecteur et j’avoue que la fin du roman m’a paru terriblement ennuyeuse.

Je retenterai néanmoins le coup avec cette auteure parce que j’ai trouvé le début de son récit excellent. Peut-être avec « Appel du pied », le roman qui lui fit gagner le prix Akutagawa (le Goncourt japonais) alors qu’elle n’avait que 19 ans. Dernier détail, je trouve le titre très beau mais je ne lui vois strictement aucun rapport avec le texte. Si quelqu’un a une explication je suis preneur.

Trembler te va si bien de Risa Wataya. Picquier, 2013. 144 pages. 16 euros.




vendredi 4 octobre 2013

La célèbre Marilyn - Olivier de Solminihac

Marilyn, c’est bien simple, personne ne fait attention à elle. Elle n’a qu’un seul ami et le jour où il est malade, il ne lui reste plus personne à qui parler. De toute façon un seul ami ce n’est pas assez selon elle pour exister. Pour exister, il faut être célèbre. Sans forcément faire quoi que ce soit de particulier pour le devenir. Son idée ? Se planter au milieu de l’école avec à la main un stylo et un calepin pour signer des autographes. A priori, impossible que cela fonctionne. Mais il suffit parfois de pas grand-chose pour déclencher un effet « boule de neige »…  

Un roman jeunesse sans prétention et finalement sans grand intérêt. C’est bien écrit et le narrateur est malicieux mais le propos est convenu et les situations présentées trop simplistes. Se poster dans la cour de récré pour signer des autographes alors que l’on a aucun talent particulier et connaître ainsi la gloire, c’est prendre les enfants pour plus bêtes qu’ils ne sont il me semble. Bien sûr il y a un message derrière tout ça. La célébrité, n’importe qui peut y accéder (clin d’œil appuyé à la téléréalité)  et on fini toujours par s’en mordre les doigts. Certes. C’est dans l’air du temps et ça peut faire réfléchir mais je ne suis pas convaincu par la façon dont l’auteur mène sa barque.

Un texte court, qui se lit très vite mais qui, je le crains, s’oublie aussi très rapidement. En ce qui me concerne il ne m’en restera rien d’ici peu…


La célèbre Marilyn d’Olivier de Solminihac. L’école des loisirs, 2013. 70 pages. 8,00 euros. A partir de 8-9 ans.

jeudi 3 octobre 2013

Les pieds bandés - Li Kunwu

 « L’âge idéal est six ou sept ans quand la peau est douce et les articulations tendres. Il faut d’abord préparer deux petites paires de souliers bien cousus et tout l’équipement nécessaire : une bande blanche de tissu de chanvre, raidie avec l’amidon, bien sèche et enroulée ; également une paire de ciseaux, un dé à coudre, une bonne aiguille et du gros fil de couture, sans oublier de l’alcool jaune, une cuvette, du coton, des chutes de tissu… Ah oui, j’allais oublier, il faut encore du sang frais de chèvre. »  « La potion est amère mais le jeu en vaut la chandelle. » 

Au début du 20ème siècle, en Chine, si une femme voulait se marier avec un fils de bonne famille, elle devait avoir de tout petits pieds. Et pour avoir de tout petits pieds, il fallait les bander de manière abominable, une vraie torture. Une torture qu’a dû endurer Chunxiu. Elle n’avait que huit ans lorsqu’on lui a bandé les pieds. Dix ans plus tard, alors qu’elle était devenue une magnifique jeune femme prête à marier, l’armée révolutionnaire renversa l’empereur et édicta de nouvelles règles. Les vestiges de l’institution féodale furent bannis et le bandage des pieds interdit. Retournant dans son village natal, Chunxiu devint, suite à un événement tragique, une simple paysanne puis la nounou de Li Kunwu, l’auteur de ce one-shot en tout point édifiant.

Un douloureux destin de femme intimement lié à celui de son pays. Un destin individuel qui symbolise l’évolution de la Chine et sa marche forcée vers la révolution communiste. J’ai trouvé les pages où est décrite la technique du bandage à la limite de l’insoutenable. Quelle horreur ! Le personnage de Chunxiu est pour sa part touchant. Elle a traversé avec une étonnante dignité une existence pas épargnée par le malheur. Li Kunwu mélange avec bonheur la petite et la grande histoire. Son propos est clair et la progression chronologique se fait sans heurts. Une vraie maîtrise de la narration en somme.  

Coté dessin, j’ai bien aimé ce noir et blanc (of course !) à l’encrage épais et un peu tremblotant. Les scènes de foule et de marché sont notamment très réussies.

Un bel album, riche et instructif. En même temps c’était une recommandation de Mo’ et de Marilyne donc je ne prenais pas de grands risques en me lançant dans cette lecture.


Les pieds bandés de Li Kunwu. Kana, 2013. 127 pages. 15 euros.

Les avis de Mo', Cristina et Audouchoc.





mercredi 2 octobre 2013

Les filles de Montparnasse T1 : Un grand écrivain - Nadja

1873 à Paris. Sur les ruines de La Commune, la vie continue. A Montparnasse,  quatre jeunes femmes se partagent le même appartement. Garance peint, Rose-Aymée est modèle, Élise voudrait devenir chanteuse et Amélie écrit. Quatre destins de femmes dans un Paris bohème et artistique d’une étonnante modernité.

Nadja entremêle les trajectoires de ses héroïnes avec facilité. Mais sous le vernis d’une apparente liberté, on constate à quel point elles évoluent dans un univers totalement sous l’emprise des hommes. Pour chanter, Élise doit se soumettre aux désirs d’un patron de cabaret tandis qu’Amélie effectue son travail de correctrice sous la coupe d’un éditeur lui faisant comprendre qu’elle ne gagnera jamais autant en travaillant sur ses propres textes. Pour autant, dans ce monde très masculin, ces filles rêvent, pleurent, désirent. Leurs échangent sont sans tabous et chacune d’elle exhale à sa manière une grande sensualité.

Auteur bien connue pour sa production jeunesse (Le chien bleu), Nadja propose un style graphique particulier, chaque case étant entièrement réalisée à la gouache. C’est spécial mais très expressif et l’ensemble se révèle au final visuellement fort intense.  A noter que l’album s’ouvre sur un long passage onirique, ce qui ne manquera pas de rappeler aux lecteurs connaissant bien son œuvre que chez Nadja, le rêve occupe toujours une place importante.

Les filles de Montparnasse est une tétralogie dont le troisième volume sort demain. Un joli portrait de femmes au parti-pris graphique original aussi séduisant qu'efficace.

Les filles de Montparnasse T1 : Un grand écrivain de Nadja. Olivius, 2012. 230 pages. 24 euros.








mardi 1 octobre 2013

Demande à la poussière - John Fante

Arturo, le héros de  Bandini, a bien grandi. Jeune adulte expatrié à Los Angeles, il se rêve écrivain et vient de publier sa première nouvelle dans une revue. En attendant que son talent lui ouvre les portes de la gloire, il crève la faim dans une chambre sordide, bouffant de la vache enragée et ayant toutes les peines du monde à payer son loyer. Et puis dans cette ville immense, Arturo est seul, tellement seul. Dans un troquet minable où le café est pire que de l’eau de vaisselle, il va rencontrer Camilla, une serveuse d'origine mexicaine dont il va tomber fou amoureux, pour le meilleur et surtout pour le pire.

Ah le bonheur ! Grâce à cette lecture commune proposée par Syl, j’ai pu replonger dans un texte découvert il y a 20 ans. Un roman culte, incontournable, une pépite qui a déclenché en moi un coup de foudre pour la littérature américaine. Demande à la poussière est une réécriture de La faim de Knut Hamsun. Il y a dans ces pages une vitalité, une fraîcheur, une urgence et une liberté de ton incomparables. Les phrases se bousculent, Arturo est tour à tour égocentrique, affreusement méchant, imbuvable, touchant ou exaspérant, parfois d'une totale mauvaise foi. Humain, quoi. Ce roman est d’une infinie tristesse mais il déborde d’amour. Il est aussi plein d’humour, d’autodérision, de désespoir. On touche à la folie, à la passion, à la vie dans ce qu’elle propose de plus universel, ce mélange de sentiments allant de la colère à la compassion, de l’attendrissement au dégoût.

L’écriture de John Fante est très orale, elle coule avec une sidérante simplicité. J’adore la variété de son registre de langue. Le vulgaire côtoie des moments de pure beauté, les dialogues sonnent parfaitement juste, c’est tout ce que j’aime en fait.

Les cinq pages du chapitre six sont à tomber par terre. C’est pour moi l’exemple même de l’écrivain touché par la grâce. Jugez plutôt : "J’ai regagné ma chambre, remontant les escaliers de poussière de Bunker Hill, le long des bicoques en bois mangées par la suie qui longent cette rue obscure, avec ses palmiers étouffés par le sable, le pétrole et la crasse, ces palmiers si futiles qui se tiennent là comme des prisonniers moribonds, enchaînés à leur petit bout de terrain, les pieds dans le goudron. Rien que de la poussière partout et des vieilles bâtisses, avec tous ces vieux assis aux fenêtres, tous ces vieux qui sortent de chez eux à petits pas, qui se déplacent douloureusement dans la rue noire. Les vieux de l’Indiana, de l’Iowa et de l’Illinois, de Boston et Kansas City et DesMoines, qui vendent maisons et pas-de-porte et s’en viennent ici en train et en automobile, au pays du soleil, histoire de mourir au soleil, avec juste assez d'argent pour vivre jusqu'à ce que le soleil les tue. [...] Juste assez pour entretenir l'illusion que c'est vraiment le paradis et que leurs petites bicoques en papier mâché sont des vrais châteaux. Les déracinés, les gens vides et tristes [...] On est du même pays, eux et moi, on est les nouveaux californiens."

Fante mon amour ! Sans John Fante, je n’aurais jamais connu Selby et consorts. Sans John Fante, une certitude, ma vie de lecteur aurait été bien plus triste !

Demande à la poussière de John Fante. 10/18, 2002. 272 pages. 7,10 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Syl, Nahe et Manu.



Un billet qui signe ma 1ère participation au mois américain



lundi 30 septembre 2013

Le cycliste de Tchernobyl - Javier Sebastian

Vassia Nesterenko est ce vieil homme abandonné dans un self-service des Champs-Élysées et confié à la charge du narrateur, un fonctionnaire espagnol venu à Paris pour participer à la conférence internationale des poids et mesures. Il est aussi celui qui trouve refuge dans la cabine des auto-tamponneuses de Pripiat (la ville la plus proche de Tchernobyl) pour échapper aux chiens et qui circule à vélo entre les immeubles abandonnés. Mais il est également ce physicien menacé de mort par le KGB pour avoir dévoilé l’effroyable réalité de la catastrophe nucléaire et dénoncé la désinformation permanente mise en place par les sources officielles. Il fut l’un des tout premiers envoyés sur place et l’un des plus lucides aussi. Dès le début, il décida de venir en aide en priorité aux enfants et chercha à alerter les médias sur l’ampleur du drame. Une sincérité et une volonté de transparence qui lui valurent bien des inimités.

Il y a ce formidable décalage entre l’implacable réalité des chiffres (des millions de cancers), le discours politique rassurant qui relève forcément du mensonge d’état et la vie qui perdure dans les zones contaminées. Le monde des survivants de Pripiat, ou plutôt celui des condamnés en sursis, est un condensé d’optimisme et d’humanité, une volonté farouche de rester debout et de résister, quoi qu’il arrive : « Ils savent tous qu’ils doivent partir. Sinon ils vont mourir. Et pourtant ils sont là. » Parce que c’est ici qu’ils sont nés, parce que c’est ici qu’ils reviennent affronter une mort certaine, parce que c’est ici qu’ils veulent s’aimer, danser et chanter une dernière fois. Emmanuel Lepage avait parfaitement retranscrit cela dans Un printemps à Tchernobyl, Antoine Choplin aussi avec La nuit tombée et Javier Sebastian l’exprime ici à son tour. Un monde interlope où se croisent les résidents permanents, les pillards à la recherche de derniers vestiges à monnayer et même quelques touristes en quête de sensations fortes. Une communauté vibrante et solidaire dans un univers apocalyptique.

Le cycliste de Tchernobyl est un roman engagé, profondément antinucléaire. Sebastian parvient à mélanger des éléments scientifiques purement factuels et des tranches de vie romanesques avec une facilité déconcertante. La figure héroïque de Vassia, physicien altruiste seul contre tous, ayant très vite compris l’ampleur de la catastrophe et voulant à tout prix témoigner de la réalité de la situation, est d’une grande pureté. Un texte sombre, désespéré et humain, une grande réussite.

Le cycliste de Tchernobyl de Javier Sebastian. Métailié, 2013. 204 pages. 18 euros.

Une fois de plus, c’est une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Marilyne.

L’avis de Leiloona 



samedi 28 septembre 2013

La petite fille en rouge - Roberto Innocenti et Aaron Frisch

Sophia habite avec sa mère dans une forêt de béton et de briques. Sa mamie habite de l’autre coté de la forêt et elle n’est pas très en forme. Alors Sophia décide d’aller lui tenir compagnie. Elle remplit son sac de biscuits et de fruits, boutonne son manteau à capuche rouge et quitte l’appartement avec en tête les recommandations maternelles : « Ne t’écarte jamais de ton chemin. » Mais la forêt est tellement grande. La petite fille n’a pas encore tous ses repères dans le monde extérieur, dans cette foule où « tout le monde vous voit mais personne ne vous voit. »

Sur la route devant la mener chez sa grand-mère, Sophia passe par le cœur de la forêt, un centre commercial gigantesque brillant de mille feux. Un endroit où les tentations sont nombreuses et par lequel l’enfant décide de faire un détour.  Elle s’y perd et en sortant, un terrible danger la guette. Bien plus tard, dans l’immeuble de la petite fille en rouge, une mère inquiète veille depuis des heures lorsque le téléphone sonne…

Une réécriture moderne et dérangeante du Petit chaperon rouge pour cet album angoissant à souhait. Ce n’est plus en forêt mais en ville que l’enfant chemine. Une mégalopole sombre et immense remplie de dangers. La naïveté de Sophia lui fait faire de bien mauvaises rencontres dans cet enfer urbain de pauvreté, de violence et de solitude. 

Les illustrations de Roberto Innocenti sont réalistes et d’une richesse folle. Toutes fourmillent de détails et l’étude minutieuse des arrières plans révèle une ambiance des plus malsaines : agressivité, crasse, pollution, omniprésence de la publicité, cohabitation entre une population aisée (dans le centre commercial) et une autre misérable. Très peu de lumière dans les rues, un ciel gris délavé et triste… tout concourt à distiller une atmosphère oppressante, jusqu’à la scène finale où les auteurs proposent deux versions : une conclusion que l’on imagine tragique et une happy end optimiste. La lecture de l’image tient un rôle majeur dans la perception de l’album par les plus jeunes. De cette interprétation découlera (ou pas) la compréhension fine des tenants et des aboutissants de l’histoire.

Cet album fascinant est à la fois un récit d’initiation et une réflexion politique sur notre société actuelle. Surconsommation, pollution, fracture sociale, délinquance, les choses sont montrées sans fard et poussent à la réflexion. 

Un coup de cœur et un coup de poing comme on en voit peu en littérature jeunesse, à réserver néanmoins aux lecteurs ayant suffisamment de maturité pour l’aborder avec le recul et la sérénité nécessaires.

La petite fille en rouge de Roberto Innocenti et Aaron Frisch. Gallimard jeunesse, 2013. 32 pages. 13, 90 euros. A partir de 8-9 ans.





vendredi 27 septembre 2013

Ça ressemble à une vie - Roger Wallet

Alors voila. J’ai offert ce livre à Philisine et Philisine en a tellement bien parlé qu’elle m’a donné envie de le relire. Ce n’est pas un livre comme les autres pour moi parce que c’est un livre de Roger. Un homme avec qui j’ai longtemps travaillé, un homme avec lequel j’ai vécu de fabuleux moments au cours d’ateliers d’écritures mémorables. Un homme qui m’a fait découvrir Michon et Carver. Un homme que je considère comme un grand écrivain, un nouvelliste exceptionnel. Bref je lui voue une admiration sans bornes et j’ai toujours beaucoup de mal à parler de ses ouvrages. Trop de proximité, je ne trouve pas les mots justes et je n’arriverai jamais à lui rendre l’hommage qu’il mérite.

Ça ressemble à une vie raconte l’histoire de Louis Even. Apprenti menuisier avant guerre. Sa femme Marthe. Son premier fils Martin. Il se met à son compte, voit son entreprise prospérer. Un adultère. Marthe qui s’en va. Entre temps David est né. Attardé. Il sourit et il bave. Toujours dans les jupes de sa mère et puis
« un jour d’avril 77 une lettre c’est marthe. 
cancer. Promets-moi de veiller sur lui je ne t’ai jamais rien demandé mais là je te le demande  
Promets-moi
s’effondre
il avait oublié ce goût du sel dans la bouche »
Ça ressemble à une vie et les années passent. Il vend son affaire. Vieillit. Martin est enseignant. David grandit et fait des progrès. Un jour ça lui échappe il l’appelle fiston. De la tendresse. Un père et son fils, ensemble, jusqu’à la fin. Une vie quoi...

Ce texte ne se donne pas facilement, il me semble qu’il se mérite. Une existence racontée en 33 tableaux. Forcément elliptique. Le rythme est saccadé, les phrases coupées, les majuscules et la ponctuation absentes la plupart du temps. De la poésie en prose ou de la prose poétique. On s’en fout. Il faut se laisser porter par la beauté et l’âpreté de la langue. Etre submergé par l’émotion quand l’image surgit. En quelques mots à peine. Pas d’effet de style, pas de grandiloquence. Une écriture minuscule à la force d’évocation incomparable. C’est beau. C’est de la littérature.

Ça ressemble à une vie de Roger Wallet. Éditions des Vanneaux, 2005. 70 pages. 10 euros.

PS : vous pouvez retrouver Roger Wallet dans la revue numérique et gratuite « Les années ». Une revue bimensuelle dont il est le co-fondateur et le grand manitou et à laquelle j’ai le plaisir de participer en y alimentant la rubrique BD. Si vous souhaitez la recevoir par mail, il suffit de me le demander.