jeudi 3 octobre 2013

Les pieds bandés - Li Kunwu

 « L’âge idéal est six ou sept ans quand la peau est douce et les articulations tendres. Il faut d’abord préparer deux petites paires de souliers bien cousus et tout l’équipement nécessaire : une bande blanche de tissu de chanvre, raidie avec l’amidon, bien sèche et enroulée ; également une paire de ciseaux, un dé à coudre, une bonne aiguille et du gros fil de couture, sans oublier de l’alcool jaune, une cuvette, du coton, des chutes de tissu… Ah oui, j’allais oublier, il faut encore du sang frais de chèvre. »  « La potion est amère mais le jeu en vaut la chandelle. » 

Au début du 20ème siècle, en Chine, si une femme voulait se marier avec un fils de bonne famille, elle devait avoir de tout petits pieds. Et pour avoir de tout petits pieds, il fallait les bander de manière abominable, une vraie torture. Une torture qu’a dû endurer Chunxiu. Elle n’avait que huit ans lorsqu’on lui a bandé les pieds. Dix ans plus tard, alors qu’elle était devenue une magnifique jeune femme prête à marier, l’armée révolutionnaire renversa l’empereur et édicta de nouvelles règles. Les vestiges de l’institution féodale furent bannis et le bandage des pieds interdit. Retournant dans son village natal, Chunxiu devint, suite à un événement tragique, une simple paysanne puis la nounou de Li Kunwu, l’auteur de ce one-shot en tout point édifiant.

Un douloureux destin de femme intimement lié à celui de son pays. Un destin individuel qui symbolise l’évolution de la Chine et sa marche forcée vers la révolution communiste. J’ai trouvé les pages où est décrite la technique du bandage à la limite de l’insoutenable. Quelle horreur ! Le personnage de Chunxiu est pour sa part touchant. Elle a traversé avec une étonnante dignité une existence pas épargnée par le malheur. Li Kunwu mélange avec bonheur la petite et la grande histoire. Son propos est clair et la progression chronologique se fait sans heurts. Une vraie maîtrise de la narration en somme.  

Coté dessin, j’ai bien aimé ce noir et blanc (of course !) à l’encrage épais et un peu tremblotant. Les scènes de foule et de marché sont notamment très réussies.

Un bel album, riche et instructif. En même temps c’était une recommandation de Mo’ et de Marilyne donc je ne prenais pas de grands risques en me lançant dans cette lecture.


Les pieds bandés de Li Kunwu. Kana, 2013. 127 pages. 15 euros.

Les avis de Mo', Cristina et Audouchoc.





mercredi 2 octobre 2013

Les filles de Montparnasse T1 : Un grand écrivain - Nadja

1873 à Paris. Sur les ruines de La Commune, la vie continue. A Montparnasse,  quatre jeunes femmes se partagent le même appartement. Garance peint, Rose-Aymée est modèle, Élise voudrait devenir chanteuse et Amélie écrit. Quatre destins de femmes dans un Paris bohème et artistique d’une étonnante modernité.

Nadja entremêle les trajectoires de ses héroïnes avec facilité. Mais sous le vernis d’une apparente liberté, on constate à quel point elles évoluent dans un univers totalement sous l’emprise des hommes. Pour chanter, Élise doit se soumettre aux désirs d’un patron de cabaret tandis qu’Amélie effectue son travail de correctrice sous la coupe d’un éditeur lui faisant comprendre qu’elle ne gagnera jamais autant en travaillant sur ses propres textes. Pour autant, dans ce monde très masculin, ces filles rêvent, pleurent, désirent. Leurs échangent sont sans tabous et chacune d’elle exhale à sa manière une grande sensualité.

Auteur bien connue pour sa production jeunesse (Le chien bleu), Nadja propose un style graphique particulier, chaque case étant entièrement réalisée à la gouache. C’est spécial mais très expressif et l’ensemble se révèle au final visuellement fort intense.  A noter que l’album s’ouvre sur un long passage onirique, ce qui ne manquera pas de rappeler aux lecteurs connaissant bien son œuvre que chez Nadja, le rêve occupe toujours une place importante.

Les filles de Montparnasse est une tétralogie dont le troisième volume sort demain. Un joli portrait de femmes au parti-pris graphique original aussi séduisant qu'efficace.

Les filles de Montparnasse T1 : Un grand écrivain de Nadja. Olivius, 2012. 230 pages. 24 euros.








mardi 1 octobre 2013

Demande à la poussière - John Fante

Arturo, le héros de  Bandini, a bien grandi. Jeune adulte expatrié à Los Angeles, il se rêve écrivain et vient de publier sa première nouvelle dans une revue. En attendant que son talent lui ouvre les portes de la gloire, il crève la faim dans une chambre sordide, bouffant de la vache enragée et ayant toutes les peines du monde à payer son loyer. Et puis dans cette ville immense, Arturo est seul, tellement seul. Dans un troquet minable où le café est pire que de l’eau de vaisselle, il va rencontrer Camilla, une serveuse d'origine mexicaine dont il va tomber fou amoureux, pour le meilleur et surtout pour le pire.

Ah le bonheur ! Grâce à cette lecture commune proposée par Syl, j’ai pu replonger dans un texte découvert il y a 20 ans. Un roman culte, incontournable, une pépite qui a déclenché en moi un coup de foudre pour la littérature américaine. Demande à la poussière est une réécriture de La faim de Knut Hamsun. Il y a dans ces pages une vitalité, une fraîcheur, une urgence et une liberté de ton incomparables. Les phrases se bousculent, Arturo est tour à tour égocentrique, affreusement méchant, imbuvable, touchant ou exaspérant, parfois d'une totale mauvaise foi. Humain, quoi. Ce roman est d’une infinie tristesse mais il déborde d’amour. Il est aussi plein d’humour, d’autodérision, de désespoir. On touche à la folie, à la passion, à la vie dans ce qu’elle propose de plus universel, ce mélange de sentiments allant de la colère à la compassion, de l’attendrissement au dégoût.

L’écriture de John Fante est très orale, elle coule avec une sidérante simplicité. J’adore la variété de son registre de langue. Le vulgaire côtoie des moments de pure beauté, les dialogues sonnent parfaitement juste, c’est tout ce que j’aime en fait.

Les cinq pages du chapitre six sont à tomber par terre. C’est pour moi l’exemple même de l’écrivain touché par la grâce. Jugez plutôt : "J’ai regagné ma chambre, remontant les escaliers de poussière de Bunker Hill, le long des bicoques en bois mangées par la suie qui longent cette rue obscure, avec ses palmiers étouffés par le sable, le pétrole et la crasse, ces palmiers si futiles qui se tiennent là comme des prisonniers moribonds, enchaînés à leur petit bout de terrain, les pieds dans le goudron. Rien que de la poussière partout et des vieilles bâtisses, avec tous ces vieux assis aux fenêtres, tous ces vieux qui sortent de chez eux à petits pas, qui se déplacent douloureusement dans la rue noire. Les vieux de l’Indiana, de l’Iowa et de l’Illinois, de Boston et Kansas City et DesMoines, qui vendent maisons et pas-de-porte et s’en viennent ici en train et en automobile, au pays du soleil, histoire de mourir au soleil, avec juste assez d'argent pour vivre jusqu'à ce que le soleil les tue. [...] Juste assez pour entretenir l'illusion que c'est vraiment le paradis et que leurs petites bicoques en papier mâché sont des vrais châteaux. Les déracinés, les gens vides et tristes [...] On est du même pays, eux et moi, on est les nouveaux californiens."

Fante mon amour ! Sans John Fante, je n’aurais jamais connu Selby et consorts. Sans John Fante, une certitude, ma vie de lecteur aurait été bien plus triste !

Demande à la poussière de John Fante. 10/18, 2002. 272 pages. 7,10 euros.

Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Syl, Nahe et Manu.



Un billet qui signe ma 1ère participation au mois américain



lundi 30 septembre 2013

Le cycliste de Tchernobyl - Javier Sebastian

Vassia Nesterenko est ce vieil homme abandonné dans un self-service des Champs-Élysées et confié à la charge du narrateur, un fonctionnaire espagnol venu à Paris pour participer à la conférence internationale des poids et mesures. Il est aussi celui qui trouve refuge dans la cabine des auto-tamponneuses de Pripiat (la ville la plus proche de Tchernobyl) pour échapper aux chiens et qui circule à vélo entre les immeubles abandonnés. Mais il est également ce physicien menacé de mort par le KGB pour avoir dévoilé l’effroyable réalité de la catastrophe nucléaire et dénoncé la désinformation permanente mise en place par les sources officielles. Il fut l’un des tout premiers envoyés sur place et l’un des plus lucides aussi. Dès le début, il décida de venir en aide en priorité aux enfants et chercha à alerter les médias sur l’ampleur du drame. Une sincérité et une volonté de transparence qui lui valurent bien des inimités.

Il y a ce formidable décalage entre l’implacable réalité des chiffres (des millions de cancers), le discours politique rassurant qui relève forcément du mensonge d’état et la vie qui perdure dans les zones contaminées. Le monde des survivants de Pripiat, ou plutôt celui des condamnés en sursis, est un condensé d’optimisme et d’humanité, une volonté farouche de rester debout et de résister, quoi qu’il arrive : « Ils savent tous qu’ils doivent partir. Sinon ils vont mourir. Et pourtant ils sont là. » Parce que c’est ici qu’ils sont nés, parce que c’est ici qu’ils reviennent affronter une mort certaine, parce que c’est ici qu’ils veulent s’aimer, danser et chanter une dernière fois. Emmanuel Lepage avait parfaitement retranscrit cela dans Un printemps à Tchernobyl, Antoine Choplin aussi avec La nuit tombée et Javier Sebastian l’exprime ici à son tour. Un monde interlope où se croisent les résidents permanents, les pillards à la recherche de derniers vestiges à monnayer et même quelques touristes en quête de sensations fortes. Une communauté vibrante et solidaire dans un univers apocalyptique.

Le cycliste de Tchernobyl est un roman engagé, profondément antinucléaire. Sebastian parvient à mélanger des éléments scientifiques purement factuels et des tranches de vie romanesques avec une facilité déconcertante. La figure héroïque de Vassia, physicien altruiste seul contre tous, ayant très vite compris l’ampleur de la catastrophe et voulant à tout prix témoigner de la réalité de la situation, est d’une grande pureté. Un texte sombre, désespéré et humain, une grande réussite.

Le cycliste de Tchernobyl de Javier Sebastian. Métailié, 2013. 204 pages. 18 euros.

Une fois de plus, c’est une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Marilyne.

L’avis de Leiloona 



samedi 28 septembre 2013

La petite fille en rouge - Roberto Innocenti et Aaron Frisch

Sophia habite avec sa mère dans une forêt de béton et de briques. Sa mamie habite de l’autre coté de la forêt et elle n’est pas très en forme. Alors Sophia décide d’aller lui tenir compagnie. Elle remplit son sac de biscuits et de fruits, boutonne son manteau à capuche rouge et quitte l’appartement avec en tête les recommandations maternelles : « Ne t’écarte jamais de ton chemin. » Mais la forêt est tellement grande. La petite fille n’a pas encore tous ses repères dans le monde extérieur, dans cette foule où « tout le monde vous voit mais personne ne vous voit. »

Sur la route devant la mener chez sa grand-mère, Sophia passe par le cœur de la forêt, un centre commercial gigantesque brillant de mille feux. Un endroit où les tentations sont nombreuses et par lequel l’enfant décide de faire un détour.  Elle s’y perd et en sortant, un terrible danger la guette. Bien plus tard, dans l’immeuble de la petite fille en rouge, une mère inquiète veille depuis des heures lorsque le téléphone sonne…

Une réécriture moderne et dérangeante du Petit chaperon rouge pour cet album angoissant à souhait. Ce n’est plus en forêt mais en ville que l’enfant chemine. Une mégalopole sombre et immense remplie de dangers. La naïveté de Sophia lui fait faire de bien mauvaises rencontres dans cet enfer urbain de pauvreté, de violence et de solitude. 

Les illustrations de Roberto Innocenti sont réalistes et d’une richesse folle. Toutes fourmillent de détails et l’étude minutieuse des arrières plans révèle une ambiance des plus malsaines : agressivité, crasse, pollution, omniprésence de la publicité, cohabitation entre une population aisée (dans le centre commercial) et une autre misérable. Très peu de lumière dans les rues, un ciel gris délavé et triste… tout concourt à distiller une atmosphère oppressante, jusqu’à la scène finale où les auteurs proposent deux versions : une conclusion que l’on imagine tragique et une happy end optimiste. La lecture de l’image tient un rôle majeur dans la perception de l’album par les plus jeunes. De cette interprétation découlera (ou pas) la compréhension fine des tenants et des aboutissants de l’histoire.

Cet album fascinant est à la fois un récit d’initiation et une réflexion politique sur notre société actuelle. Surconsommation, pollution, fracture sociale, délinquance, les choses sont montrées sans fard et poussent à la réflexion. 

Un coup de cœur et un coup de poing comme on en voit peu en littérature jeunesse, à réserver néanmoins aux lecteurs ayant suffisamment de maturité pour l’aborder avec le recul et la sérénité nécessaires.

La petite fille en rouge de Roberto Innocenti et Aaron Frisch. Gallimard jeunesse, 2013. 32 pages. 13, 90 euros. A partir de 8-9 ans.





vendredi 27 septembre 2013

Ça ressemble à une vie - Roger Wallet

Alors voila. J’ai offert ce livre à Philisine et Philisine en a tellement bien parlé qu’elle m’a donné envie de le relire. Ce n’est pas un livre comme les autres pour moi parce que c’est un livre de Roger. Un homme avec qui j’ai longtemps travaillé, un homme avec lequel j’ai vécu de fabuleux moments au cours d’ateliers d’écritures mémorables. Un homme qui m’a fait découvrir Michon et Carver. Un homme que je considère comme un grand écrivain, un nouvelliste exceptionnel. Bref je lui voue une admiration sans bornes et j’ai toujours beaucoup de mal à parler de ses ouvrages. Trop de proximité, je ne trouve pas les mots justes et je n’arriverai jamais à lui rendre l’hommage qu’il mérite.

Ça ressemble à une vie raconte l’histoire de Louis Even. Apprenti menuisier avant guerre. Sa femme Marthe. Son premier fils Martin. Il se met à son compte, voit son entreprise prospérer. Un adultère. Marthe qui s’en va. Entre temps David est né. Attardé. Il sourit et il bave. Toujours dans les jupes de sa mère et puis
« un jour d’avril 77 une lettre c’est marthe. 
cancer. Promets-moi de veiller sur lui je ne t’ai jamais rien demandé mais là je te le demande  
Promets-moi
s’effondre
il avait oublié ce goût du sel dans la bouche »
Ça ressemble à une vie et les années passent. Il vend son affaire. Vieillit. Martin est enseignant. David grandit et fait des progrès. Un jour ça lui échappe il l’appelle fiston. De la tendresse. Un père et son fils, ensemble, jusqu’à la fin. Une vie quoi...

Ce texte ne se donne pas facilement, il me semble qu’il se mérite. Une existence racontée en 33 tableaux. Forcément elliptique. Le rythme est saccadé, les phrases coupées, les majuscules et la ponctuation absentes la plupart du temps. De la poésie en prose ou de la prose poétique. On s’en fout. Il faut se laisser porter par la beauté et l’âpreté de la langue. Etre submergé par l’émotion quand l’image surgit. En quelques mots à peine. Pas d’effet de style, pas de grandiloquence. Une écriture minuscule à la force d’évocation incomparable. C’est beau. C’est de la littérature.

Ça ressemble à une vie de Roger Wallet. Éditions des Vanneaux, 2005. 70 pages. 10 euros.

PS : vous pouvez retrouver Roger Wallet dans la revue numérique et gratuite « Les années ». Une revue bimensuelle dont il est le co-fondateur et le grand manitou et à laquelle j’ai le plaisir de participer en y alimentant la rubrique BD. Si vous souhaitez la recevoir par mail, il suffit de me le demander.



jeudi 26 septembre 2013

Faillir être flingué - Céline Minard

Des cow-boys, des indiens, des voleurs de chevaux, des chariots dans la plaine, des danseuses de saloon… Brad, Josh, Jeffrey, Elie, Zébulon, Sally et les autres. Une multitude de personnages convergeant volontairement ou pas vers une ville champignon sortie de nulle part : « Une rue longue d’environ 600 mètres, bordée de part et d’autre de tentes et de baraques en planches plus ou moins solides. » La naissance d’un monde neuf ou chacun aura sa chance, quel que soit son turbulent passé.

Tous les clichés possibles s’empilent (attaque de la diligence, saloon tenu par une maquerelle, chinois blanchisseurs…)  et pourtant l’image mythique du western ne cesse d’être bousculée. Céline Minard a à l’évidence pris beaucoup de plaisir à tricoter cet univers à la fois décalé et respectueux des codes du genre. Et c’est surtout parce qu’elle maîtrise à la perfection ces codes qu’elle peut se permettre de les chahuter comme bon lui semble. Elle est tellement à l’aise dans cet environnement si cloisonné que l’on a parfois envie de hurler : « Dorothy M. Johnson, sors de ce corps ! ».  Il suffit de voir la facilité déconcertante avec laquelle elle parvient à installer une ambiance « typiquement western » : son saloon a l’odeur du tabac froid et du whisky bon marché, sa prairie verdoyante résonne du bruit des sabots des chevaux indiens et quand on s’assoit sur le fauteuil du barbier, on sent la douceur de la mousse à raser et la pression du coupe-chou sur notre carotide. Une écriture descriptive à la précision diabolique qui plonge le lecteur en pleine immersion.  Que ce soit dans les passages contemplatifs où lors de scènes d’action trépidantes, tout sonne terriblement juste. Même le final, nerveux à souhait, que l’on attend crépusculaire et tragique, se termine sur une pirouette inattendue.

Du souffle, un hymne poétique à la nature sauvage, des personnages incarnés et des destins croisés… pas de doute, Céline Minard est bien une virtuose.

Faillir être flingué de Céline Minard. Rivages, 2013. 325 pages. 20 euros.

L'avis d'Hélène





mercredi 25 septembre 2013

June - Nicolas Moog

Quand papa boit, c’est toute la famille qui trinque. Otis picole en cachette mais quand il rentre à la maison puant la vinasse, il ne trompe personne. Otis est malade. L’alcool le ronge petit à petit. Il en a conscience mais ses démons sont plus forts que lui : « Le docteur a dit qu’une rechute serait catastrophique. Le docteur a dit qu’une hospitalisation à la demande d’un tiers serait la seule solution face à cette catastrophe. Le docteur a dit que le tiers le plus approprié, c’était moi. »

Fébrilité, crise de délire, dépression… le mal est chaque jour plus profond. Sa femme ne baisse pas les bras mais elle sait que la démarche vers le sevrage doit venir de lui. Quant aux enfants, ils vivent les choses difficilement. Thomas le fils a compris à quel point son père est fragile et si la petite June semble perdue devant l’ampleur de la situation, elle continue de lui vouer un amour sans borne : « Mon papa, il a jamais fait de mal à personne. Pourquoi il serait devenu le diable tout à coup ? Il voulait pas qu’on sache que c’était la foire dans sa tête… alors il buvait. Comme un trou. A un moment il était oppressé comme un citron, il a plus supporté. Il voulait pas avoir l’air faible… comme si c’était un problème, comme si c’était honteux.  C’est pour ça. Il nous a tellement donné… »

L’album est découpé en courts chapitres. Une succession de scénettes où les protagonistes donnent tour à tour leur point de vue. Le huis clos familial, cette volonté commune de ne pas ébruiter la situation, de ne rien dire aux voisins et aux amis. Si Otis a disparu depuis quelques semaines c’est parce qu’il est parti rendre visite à sa mère dans le sud. La fraternité entre les enfants, le soutien mutuel que l’on s’apporte pendant cette période difficile. La joie du retour à la maison après la cure. La mère, pleine d’espoir et de doutes : « Et la vie continue. Comme avant… enfin espérons. »

Les choses sont exposées sans fard, la simplicité du dessin et du découpage rend la narration d’une parfaite limpidité. Je ne connais pas Nicolas Moog ni son parcours mais on sent du vécu dans ce scénario. J’ai aussi beaucoup aimé la fin ouverte. Pas de happy end. Une histoire en suspens. Malgré l’apparente guérison, le mal rôde, une rechute est toujours possible… C’est fort. Très fort.

June de Nicolas Moog. 6 pieds Sous Terre, 2011. 56 pages. 20 euros.

L'avis d'Oliv





lundi 23 septembre 2013

Le chemin des morts - François Sureau

Les années 80, « la cocaïne, l’indifférence à la misère, le goût d’aller vite et de gagner beaucoup d’argent. » Le narrateur sort de  l’école de la magistrature et prend son premier poste au conseil d’État en qualité d’auditeur de deuxième classe. Acceptant une affectation à la commission des recours des réfugiés, une juridiction chargée d’examiner les demandes d’asile, il découvre que les décisions ne sont pas toujours simples à prendre : « Ces malheureux ne quittent pas le pays où ils ont été persécutés avec un certificat de torture en poche signé du chef de la police. Ils ne présentent presque jamais de preuves. C’est leur récit qui compte. Il y faut beaucoup de discernement. Certains ne disent pas la vérité qui leur vaudrait le statut, et préfèrent raconter les fables dont un ami les a persuadés qu’elles emporteraient la conviction. D’autres font mauvaise impression en plaidant d’une voix de stentor ou en essayant d’émouvoir, alors qu’un récit plus simple, plus fidèle, déciderait leur juge. »  

Chargé d’instruire le dossier d’un certain Ibarrategui, militant basque réfugié en France depuis la fin des années 60 après avoir pris part à la guérilla pro-républicaine, le jeune juge et ses pairs rejettent la demande d’asile, justifiant cette décision par le retour de la démocratie en Espagne. Un verdict lourd de conséquence puisque qu’un groupuscule clandestin franquiste assassinera peu après le militant de retour au pays.  

Des années après, le juge revient sur ce qu’il considère sans doute comme un cas de conscience, un sentiment prégnant de culpabilité même si, au fond de lui, il sait qu’il n’a commis aucune erreur et que la décision finale ne pouvait être différente. Le droit et la justice face à l’humanité. La raison d’état et la politique qui s’imbriquent de façon intime. Comment un récit aussi « technique » juridiquement parlant peut être aussi touchant ? Sans doute parce que de ce regret, ce remords même, à l’évidence très autobiographique, François Sureau a su faire une œuvre littéraire. A peine soixante pages âpres, denses, limpides, sans un mot de trop. A travers la figure christique du militant basque déchargeant par avance les juges de la responsabilité de sa mort à venir, il offre à son récit une surprenante hauteur spirituelle.

Voila un tout petit texte qui pousse à la réflexion. Sur la notion de droit, sur les enjeux politiques de certaines décisions juridiques, sur le fait que la raison d’état prend toujours le pas sur les considérations individuelles. Impressionnant !

Le chemin des morts de François Sureau. Gallimard, 2013. 55 pages. 7,50 euros.

Une nouvelle lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Marilyne.




samedi 21 septembre 2013

Esprit d’hiver - Laura Kasischke

Un matin de Noël. Une tempête de neige. Une mère qui se retrouve seule à la maison avec sa fille adoptive. La gamine a 15 ans. Ses parents sont allés la chercher dans un orphelinat Sibérien alors qu’elle n’était qu’un bébé. Mais en ce matin de Noël Tatiana, d’habitude si gentille, a un comportement étrange. Un comportement qui, au fil de la journée, va devenir de plus en plus inquiétant…

La middle class américaine décortiquée jusqu’à l’os. Sous le vernis des apparences proprettes, le mal rode et le malaise est profond. Cette thématique est le fonds de commerce de Laura Kasischke, une auteure à l’univers romanesque parfaitement délimité. Kasischke, c’est un peu une bonne copine qui proposerait gentiment de faire votre nœud de cravate et serrerait petit à petit la soie autour de votre cou jusqu’à vous étrangler totalement. Sans avoir l’air d’y toucher. Elle possède cette capacité à diffuser une ambiance malsaine en toute décontraction. Dans ses romans, on tourne les pages avec le même leitmotiv en tête : « jusque-là tout va bien, jusque-là tout va bien… ». Et pourtant on sait que ça va mal finir. C’est du moins ce que j’ai toujours ressenti en la lisant. Et ici aussi c’était le cas jusqu’à la moitié du texte. Mais après j’ai lâché prise. Trop de longueurs, trop de redites. Les incessants flash-backs dans l’orphelinat de Sibérie pour répéter en permanence un seul et unique événement m’ont saoulé. L’impression d’être pris pour un abruti auquel on rabâche sans cesse les mêmes informations pour être certain qu’il a bien compris.

En fait ce roman est beaucoup trop psychologique pour moi. Ce huis-clos glaçant en pleine tempête de neige avait pourtant tout pour me plaire. Mais l’ensemble n’est pas assez tendu, pas assez nerveux. Surtout il pourrait largement être amputé d’une centaine de pages sans que cela gêne le moins du monde, bien au contraire. Pour tout vous dire, je l’ai acheté le jour de sa sortie, il y a un mois. Commencé dans la foulée avec impatience, je l’ai ensuite fait traîner pendant des semaines. Un signe qui ne trompe pas et me pousse à classer ce texte dans la catégorie des lectures « chiantes », ni plus ni moins. Dommage mais ça arrive. Et je me sens bien seul puisqu’après voir fait un tour sur Babelio je constate que 24 chroniques sont en ligne et pas une seule ne met moins de 4/5 à ce titre. C’est quoi mon problème ?

Esprit d’hiver de Laura Kasischke. Bourgois, 2013. 276 pages. 20 euros.

Un autre avis négatif, celui de Cuné !