samedi 12 mai 2012

Un pedigree de Patrick Modiano

Modiano © Folio 2005
Avant de parler de son enfance, Modiano raconte ses parents. Une mère comédienne qui enchaînera les petits rôles et ne portera jamais la moindre attention à son fils. Un père toujours prêt à monter des affaires plus ou moins louches qui flirtera toute sa vie avec des représentants de la pègre et qui lui non plus ne sera pas d’une grande tendresse pour sa progéniture. « Mais je n’y peux rien, c’est le terreau – ou le fumier- dont je suis issu. » La jeunesse de Patrick Modiano n’est pas un long fleuve tranquille. Il enchaîne les pensionnats sordides et ne voit jamais ses parents, trop occupés par leurs carrières respectives. La perte de son frère est un moment aussi dramatique que traumatisant. Lorsqu’il retourne enfin vivre avec sa mère après avoir obtenu le bac, il connaît la misère la plus noire dans un appartement parisien miteux où le manque de moyens ne permet pas de payer le chauffage au cœur de l’hiver. Ce n’est qu’à 21 ans, en 1967, au moment où est publié son premier roman, que le jeune homme peut enfin prendre son envol et mener sa vie comme il l’entend : « J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps. »

Mon premier Modiano Un auteur important, il paraît. De ceux dont il faut surveiller chaque nouvelle publication. Je ne connais rien de son œuvre. Je sais juste que de nombreux auteurs contemporains le citent comme référence. Pourtant, à la lecture des premières pages de ce court texte, je m’interroge. Le style est sec, presque journalistique. Je me dis qu’il n’y a franchement pas de quoi s’emballer. Modiano survole 21 années à toute vitesse, ne s’arrêtant sur aucun événement marquant. Comme s’il ne voulait rien partager avec le lecteur. Du coup on découvre sa jeunesse à la façon d’un observateur peu concerné par ce qu’on lui raconte. Et puis, page 45, tout s’éclaire : « J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. » On sent l’urgence, un élan qui pourrait facilement se briser : « Je vais continuer d’égrener ces années, sans nostalgie mais d’une voix précipitée. Ce n’est pas ma faute si les mots se bousculent. Il faut faire vite ou alors je n’en aurais plus le courage ». Finalement, Un pedigree relève presque du journal intime. Une introspection qui n’aurait à la limite pas besoin d’être partagée. Quelques pages pour purger un passé douloureux et dire : « voila, c’est fait, ne venez plus m’emmerder avec ma jeunesse, c’est juste un mauvais souvenir sans grand intérêt. »

Drôle de texte. Sans doute pas la meilleure façon de découvrir cet auteur. Il n’empêche que cet exercice de style ne m’a pas forcément déplu. Reste maintenant à trouver un roman de Modiano qui me montre toute l’étendue de son talent.

Un pedigree de Patrick Modiano, Folio, 2005. 126 pages. 5,95 euros.

jeudi 10 mai 2012

Laissez-les lire !

Patte © Gallimard 2012
Geneviève Patte est la fondatrice de La joie par les livres et de la bibliothèque de Clamart. Depuis les années 60, elle parcourt le monde pour exposer et partager son point de vue sur la lecture et les bibliothèques pour enfants. « Donner à la lecture un visage irrésistible », tel doit être pour elle le but de chaque adulte s’engageant à éveiller chez l’enfant le goût de lire.

Publié pour la 1ère fois à la fin des années 70, son ouvrage Laissez-les lire, devenu un classique pour la majorité des bibliothécaires jeunesse, est aujourd’hui réédité dans une édition actualisée, revue et augmentée. Quel bonheur de replonger dans la prose vivifiante de cette passionnée !

Si le courage vous manque de parcourir les 340 pages de cet incontournable (c’est une honte mais je sais rester magnanime et je respecte les droits imprescriptibles du lecteur selon Pennac), contentez-vous de la seconde partie consacrée à la place de la lecture dans la vie de l’enfant. Tout y est : le rôle de la bibliothèque bien sûr, mais aussi l’entrée de l’enfant en littérature ou encore le choix des fictions, des albums ou de la poésie et la place à accorder aux documentaires. Passionnant également le chapitre consacré à l’importance de la mise en œuvre d’une lecture critique permettant à l’enfant de développer une compréhension fine des textes, de hiérarchiser ses lectures et de ne pas tout mettre sur un même plan. C’est dans ces mêmes pages que Geneviève Patte s’attarde sur les lectures « traumatisantes », un sujet qui m’intéresse particulièrement.  Pour elle, « Rien n’est plus difficile pour un adulte que d’affirmer que telle ou telle image, telle ou telle histoire va effrayer les enfants, les enfants en général. Souvent ce sont les adultes qui se bloquent sur leur propre frayeur. […] Chacun a sa lecture. Ne craignons pas trop vite de traumatiser les enfants. Le danger est bien plus dans ce qui est faux, mièvre et ennuyeux, que dans ce qui est trop fort dans sa vérité.» Un point de vue que je partage totalement et qui m’a déjà valu quelques ennuis avec certains parents…

Cette seconde partie intitulée « Dans la forêt des livres » relève pour moi, vous l’aurez compris, de la lecture indispensable pour peu que l’on s’intéresse de près ou de loin à la transmission du plaisir de lire chez l’enfant. Le reste de l’ouvrage, plus spécifiquement centré sur le rôle du bibliothécaire, m’a moins emballé mais les expériences relatées restent néanmoins particulièrement instructives.

Laissez-les lire ! est un manifeste qui m’avait beaucoup marqué lorsque je l’ai découvert il y a une quinzaine d’année en préparant le CAPES de doc. Aujourd’hui, je tiens modestement le rôle du « prescripteur / tentateur » auprès d’élèves de 9 à 12 ans pas spécialement intéressés par la lecture et je me rends compte que si l’investissement de l’adulte est sincère et passionné, une majorité d’enfants adhèrent aux lectures qu’on leur propose et se laissent au moins séduire au départ. Le rôle de la communauté éducative est important mais celui des parents l’est encore plus. Lorsqu’ils sont associés aux activités de lecture de leurs enfants, beaucoup découvrent que la littérature jeunesse est un vaste champ des possibles ou chacun doit pouvoir trouver le livre qui lui convient à partir du moment où il est bien conseillé. Geneviève Patte ne dit rien d’autre.  Je reconnais que son discours peut parfois sembler un peu daté et je regrette l’absence d’une réflexion profonde sur l’avènement du numérique mais je reste malgré tout sous le charme de son argumentation.

Une bien belle réédition, donc. Indispensable si la question de la transmission du goût de lire chez l’enfant vous intéresse.


Laissez-les lire ! de Geneviève Patte. Gallimard jeunesse, 2012. 348 pages. 20 euros. 

mercredi 9 mai 2012

Daytripper : au jour le jour

Moon et Bà © Urban Comics 2012
A 32 ans, Bràs de Oliva Domingos a en charge la rubrique nécrologique d’un journal de Sao Paulo. A 21 ans, il a traversé le Salvador avec Jorge, son meilleur ami. Sept ans plus tard, il a vécu son premier véritable chagrin d’amour. Il lui faudra attendre le début de la quarantaine pour connaître les joies de la paternité. C’est à cette même époque qu’il est devenu un célèbre écrivain. Entre temps, il aura perdu Jorge et aura dû affronter une vie de famille chaotique. Enfin, à 76 ans, au crépuscule de sa vie, Bràs méditera sur les dernières lignes écrites à son attention par son propre père : « Quand tu accepteras qu’un jour tu mourras, tu profiteras vraiment de la vie. »

Une préface de Cyril Pedrosa et une postface de Craig Thompson. Déjà, ça sent bon. Petit conseil, il faut se lancer dans ce roman graphique ambitieux sans à priori. Se laisser prendre par la main et découvrir les mille et une vies de ce personnage qui pourrait tout à fait être vous ou moi.

Les frères jumeaux Fabio Moon et Gabriel Bà ont tricoté un canevas imparable. Attention, la narration est complexe, exigeante. La construction éclatée, les nombreux flashbacks, les périodes de la vie de Bràs présentées de façon non chronologique, tout cela demande beaucoup de concentration pour ne pas perdre le fil. Mais vos efforts seront récompensés au final tant cet album est de qualité.

L’amour, la mort, la famille, l’amitié, la carrière, tous ces sujets sont abordés au fil des pages à travers le destin de Bràs. Ça ressemble à une vie, quoi. Le ton est juste, touchant sans jamais tomber dans le pathos. Réfléchir à l’avenir, se retourner sur son passé et profiter du moment présent, voila le triptyque défendu par les auteurs.

Dans sa postface, Craig Thompson parle de puissance narrative. On referme en effet l’album en se disant que l’ensemble du récit, malgré sa construction complexe, est parfaitement maîtrisé. Le trait est simple et expressif. Un encrage épais qui rappelle les comics et un découpage audacieux alliant efficacité et lisibilité. Seul regret, la présence de la couleur qui pour moi n’apporte rien. J’aurais préféré des planches en noir et blanc mais c’est vraiment mon seul tout petit bémol.

Daytripper est un album qui se mérite. Pas question de le lire à la va vite. Il faut être en mesure de recevoir avec la plus grande attention cette lumineuse parabole sur le sens de la vie. Sans conteste pour moi la plus belle pépite dénichée depuis le début de l’année 2012.


Daytripper : au jour le jour de Fabio Moon et Gabriel Bà. Urban Comics, 2012. 256 pages. 22.50 euros.

L'avis de Lunch

Moon et Bà © Urban Comics 2012

 




Will Eisner 2011 du meilleur récit complet

vendredi 4 mai 2012

Les années n°8

Un numéro 8 consacré en grande partie à la culture et à la littérature Grecque contemporaine. Au sommaire, un portrait du poète Yannis Ritsos, un focus sur la tradition musicale du « Rébétiko » et sur celle du « Karaghiozis » (théâtre d’ombres) ainsi qu’une présentation du Colosse de Maroussi, un livre d’Henri Miller datant de 1941.

Dans le reste de la revue, retrouvez les rubriques habituelles avec une nouvelle de Nathalie Mercier, un portrait du poète haïtien Anthony Phelps, une critique élogieuse de l’ouvrage de Sylvain Tesson « Dans les forêts de Sibérie » (je vous invite à relire la note de lecture assassine concernant ce même ouvrage publié dans le premier numéro de la revue) et la chronique d’un professeur Hernandez très en forme. De mon coté, je vous parle d’Une Métamorphose iranienne, une BD de Mana Neyestani.

Si vous souhaitez recevoir chaque nouveau numéro par mèl, il vous suffit de me laisser vos coordonnées dans la rubrique Contact.

Téléchargez le n°8

Rendez-vous le 15 mai pour le n°9.

mercredi 2 mai 2012

Durango : l'intégrale

Swolfs © Soleil 2012
Durango est un héros de papier de ma jeunesse (de mon adolescence plus précisément). Avec lui, j’ai chevauché les plaines du Wyoming et de l’Utah, j’ai erré dans le désert d’Arizona, j’ai franchi les portes de saloon cradingues empestant la fumée et la sueur, j’ai descendu un nombre incalculable de salopards et j’ai couché avec quelques femmes de petite vertu. Archétype du cow-boy solitaire, Durango est un « nettoyeur ». C’est le gars que l’on appelle en toute dernière extrémité quand il n’y a plus moyen de faire autrement. Parce que l’on sait qu’avec lui dans les parages, les cadavres vont s’amonceler. Attention, Durango n’est pas un tueur à gage. Il ne défouraille qu’en état de légitime défense. Avec son chapeau, sa longue veste, son colt allemand, sa barbe de trois jours et ses magnifiques yeux verts, Durango est une icône. Un cow-boy taciturne et froid comme une lame dont j’ai lu et relu les aventures des dizaines de fois.

En ce printemps 2012, les éditions Soleil ont la bonne idée de publier une intégrale consacrée au héros de Swolfs. L’occasion de (re)découvrir les quatre premiers volumes d’une saga devenue mythique pour beaucoup de lecteurs. Dans le tome 1, en plein hiver, Durango va venger la mort de son frère. Dans le second, il viendra en aide à un village incapable de se défendre face à une horde de bandits sans pitié. Dans le troisième, pris au piège d’une diabolique machination et accusé à tort de meurtre, il va défendre son innocence à sa manière, c'est-à-dire dans un bain de sang. Enfin, dans le quatrième, il va s’associer à un mexicain trafiquant d’armes pour échapper à des chasseurs de prime.

Fortement inspirée des westerns spaghettis à la Sergio Leone, Durango est une œuvre violente, sans concession. Un hommage au genre d’une redoutable efficacité avec une intrigue souvent minimaliste et linéaire dont le seul but est de mettre en scène de sanglantes fusillades très chorégraphiées. Bien sûr, on peut considérer que Swolfs n’a rien inventé. Le raccourci avec Blueberry notamment semble à première vue évident. Et pourtant. A l’époque de Blueberry, la censure faisait rage et la violence devait rester très modérée. Dans Durango, les barrières sont tombées. Le sang gicle, les cadavres sont montrés en gros plan et les filles faciles sont nues.

Il faut par ailleurs reconnaître que le charme de la série tient pour beaucoup dans le trait de Swolfs. Quels réalisme, quel souffle, quelle maîtrise du découpage ! La fluidité des scènes d’action est à montrer dans les écoles de dessin. Du grand art !

Bon vous aurez compris que je ne suis pas objectif parce que je suis fan. On a bien le droit de temps en temps de se laisser aller à vanter les mérites d’une série que l’on adore sans forcément trouver les arguments les plus convaincants de la terre. Je dis juste ça en passant, au cas où une personne découvrant ce billet franchisse le pas et soit déçue par sa lecture. C’est une éventualité dont je n’assumerais pas la responsabilité, je vous préviens !!


Durango, intégrale T1 de Yves Swolfs. Soleil, 2012. 194 pages. 29.95 euros.


Swolfs © Soleil 2012



vendredi 27 avril 2012

Seuls 7 : Les terres basses

Vehlmann et Gazzotti
© Dupuis 2012
Tadam ! Je vous avais déjà fait le coup il y a quelques temps avec Ernest et Rebecca. En tant qu’abonné au magazine Spirou, je reçois mon exemplaire une semaine à l’avance. Et dans le numéro daté du 2 mai, c’est le grand retour de Seuls !
A la fin du sixième volume, une partie de la ville s’est enfoncée. Les enfants sont maintenant prisonniers de la zone rouge et doivent à tout prix trouver un moyen d’escalader la falaise de gravats qui les entoure….
Onze planches seulement dans cette première livraison, la prépublication de l’ensemble de l’album devant s’étaler sur six semaines. Bon je ne vais pas spolier plus que ça mais disons que ça démarre sur les chapeaux de roue : la tension entre Saul et Dodji est encore très palpable, une créature étrange apparaît et la série prend quelques airs de Walking dead…
  
Toujours aussi bien foutue, quoi. Vivement donc le 1er juin et la sortie officielle de l’album. D’ici là je vais guetter avec impatience mon Spirou chaque semaine dans la boîte aux lettres.

Seuls T7 : Les terres basses  de Fabien Vehlmann et Bruno Gazzotti. Dupuis, 2012. 46 pages. 10.60 euros. 

Vehlmann et Gazzotti © Dupuis 2012

jeudi 26 avril 2012

Clandestin de Philip Caputo

Caputo © Le Cherche Midi 2012
Gill Castle a perdu sa femme dans les attentats du 11 septembre. Incapable de surmonter sa peine, ce financier New Yorkais aux revenus très confortables décide de tout plaquer pour partir s’installer sur le ranch de son cousin Blaine, au fin fond de l’Arizona. A quelques kilomètres à peine de la frontière mexicaine, Castle tente de se reconstruire dans la solitude et l’isolement. Mais le jour où il sauve d’une mort certaine un mexicain ayant franchi la frontière clandestinement, il ne se doute pas que cette rencontre va changer sa vie…

Des années que je n’avais pas lu un tel pavé ! Je suis plutôt un adepte des écritures minuscules, des recueils de nouvelles et des courts romans. J’aime les auteurs capables de dire beaucoup en peu de mots, ceux qui vous installent une ambiance avec un minimum de moyens. Là pour le coup, c’est tout le contraire. Clandestin est un roman ambitieux, ample, très construit, où plusieurs histoires s’entremêlent allègrement. Le propos de Caputo pousse à la réflexion. Dans cette Amérique violente où la frontière mexicaine ressemble de plus en plus à une ligne de front, il est temps de s’interroger. Sur la condition des migrants, sur la position défendue par les propriétaires terriens américains, sur les motivations purement financières des passeurs et des narcotrafiquants, sur le rôle ambigu joué par la police… Beaucoup de questions qui n’appellent au final aucune prise de position franchement tranchée. « Certains de ces immigrants ont des histoires qui font passer Les raisins de la colère pour une comédie », déclare l’un des personnages. Castle porte également un regard plein d’humanité sur le clandestin qu’il vient de sauver : « Miguel était une victime-née […] Il y avait en lui quelque chose de doux, de triste, de malheureux, qui éveillait des sentiments de tendresse […] en même temps que ça invitait, presque inexorablement, la cruauté aveugle du monde à s’abattre sur lui. » Mais quand ces mêmes clandestins saccagent vos terres, votre perception évolue rapidement : « Je comprends les mexicains. […] Ils n’ont qu’à ramper sous une clôture ou escalader un mur pour gagner dix dollars de l’heure en passant le balai chez Wal-Mart (contre dix dollars par jour chez eux). Y a pas photo. Je ferais pareil. Mais on m’a découpé mes clôtures. Et il y a deux ans Mc Intyre a attrapé un clandestin qui essayait de piquer ma camionnette. Je suis désolée pour ces gens, mais en même temps il me font vraiment chier, et je crois que je ne devrais pas avoir de scrupules. » C’est cette ambivalence des sentiments qui fait à mes yeux tout le sel du récit. Non, ce n’est pas tout blanc ou tout noir, ce n’est pas si simple.

Le point de vue tout en finesse pousse le lecteur à la réflexion mais au final Clandestin reste avant tout un roman plein de souffle, une saga familiale aux nombreux rebondissements qui se lit d’une traite. A recommander sans réserve !         

Clandestin de Philip Caputo, Le Cherche Midi, 2012. 732 pages. 22,00 euros.

L'avis de Kathel

L'avis de Clara

L'avis de Keisha

mercredi 25 avril 2012

L’homme qui marche

Taniguchi © Casterman 2012
L’homme qui marche, c’est l’histoire d’un homme… qui marche. Il marche en promenant son chien, il marche en rentrant du bureau, il marche sous la pluie, il marche quand il fait nuit, il marche dans la ville après une tempête, bref, il marche tout le temps. Quoi d’autre me direz-vous ? Et bien rien, strictement rien. Il marche, un point c’est tout.
  
Pourquoi j’adore ce manga ? Parce qu’il ne s’y passe rien justement. C’est le registre de Taniguchi que je préfère, celui de l’intime et du contemplatif, de la solitude et de l’oisiveté. Marcher sans but, se perdre dans une flânerie où le chemin compte plus que la destination, c’est une attitude qui me parle. Je suis moi-même un gros marcheur. Pas de voiture, pas de transport en commun. Je marche pour aller ou pour revenir du boulot quel que soit le temps. J’adore marcher dans le froid glacial ou sous le soleil radieux de l’été. Même marcher sous la pluie ne me déplait pas. Alors oui, ce personnage de marcheur solitaire me plait. J’aime sa simplicité, le coté méditatif de sa marche, son sens de l’observation, le fait qu’il prenne son temps, qu’il ne se balade pas avec des écouteurs sur les oreilles ou les yeux rivés à l’écran de son smartphone. 

Le trait du mangaka est pour beaucoup dans le charme qui se dégage de ce titre. Les décors sont magnifiques de précision, les perspectives, nombreuses, sont d’une grande minutie. L’attention portée aux expressions du visage est également à signaler. Tout est dit dans ce port de tête légèrement incliné vers le haut, ce regard pétillant du marcheur attentif à l’environnement qui l’entoure.

Grâce à cette réédition somptueuse célébrant les 10 ans de la collection Écritures de Casterman, ce volume entre enfin sur les rayonnages de ma bibliothèque. L’objet en lui-même est magnifique : un tirage limité à 3000 exemplaires avec couverture imprimée sur papier métallique, tranche-fil, signet et bord des pages dorées (je vous avais parlé de cette opération anniversaire ici). Petit bémol tout de même pour les collectionneurs obsédés par l’état parfait des BD qu’ils achètent (ce n’est pas mon cas mais ils sont plus nombreux qu’on ne le croit) : la couverture métallique est tellement fragile qu’elle marque au moindre petit coup. Chez mon libraire, aucun exemplaire n’était exempt de défaut (trace de frottement ou léger enfoncement). Bon courage, donc si vous vous lancer dans la quête d’un volume à l’état absolument impeccable ! Si vous êtes moins pointilleux et que cet inclassable manga vous tente, laissez vous embarquer, vous ne devriez pas le regretter.        
  

L’homme qui marche, de Jirô Taniguchi. Édition spéciale, Caterman 2012. 155 pages. 18.50 euros.  


Taniguchi © Casterman 2012






mardi 24 avril 2012

Ma vie précaire d’Elise Fontenaille

Fontenaille © Calmann-lévy 2012
« Lorsque j’étais enfant, je voulais être pauvre et écrivain ». Comme quoi, les rêves d’enfance se réalisent parfois. Elise, double littéraire de l’auteur, ne peut plus payer son loyer. Elle décide donc se débarrasser de tout ce qui se trouve dans son logement avant de le quitter et elle commence par les livres. Ne souhaitant pas les vendre, elle les descend en bas de chez elle et les offre aux passants : « Donner mes livres, c’était comme offrir un mari qu’on ne regarde plus à une femme qui le désire… ». Après les livres, ce sera au tour de la vaisselle, des vêtements et des meubles. Au final, il ne restera plus rien. « A ma grande surprise, moi qui ne suis pas d’un naturel généreux, loin de là – plutôt d’un égoïsme total et décomplexé : après moi le déluge -, je me découvrais heureuse de donner, de tout donner. » En rendant les clés de son appartement, Élise sait qu’elle entame une période de précarité et de nomadisme. Des amis lui prêtent une maison à St Nazaire. Un atelier d’écriture l’emmène pour quelques temps en Guyane. Le retour à Paris est difficile, la marchande de sommeil qui lui loue une chambre de bonne insalubre est un odieux personnage. Après quelques détours en Corse et dans le Tarn elle trouve enfin un vrai studio dans ses modestes moyens en face de l’hôpital Saint-Louis. L’écrivain nomade se sédentarise et semble retrouver un certain équilibre…

J’aime bien Élise Fontenaille. Je vous en ai parlé ici et ici. Ma vie précaire tient presque du journal intime. Difficile de démêler le vrai du faux mais il semble bien que la plupart des événements relatés se sont vraiment déroulés. Les premiers chapitres sont excellents, de l’installation de sa « bibliothèque sauvage » en bas de chez elle à son voyage en Guyane, les anecdotes sont savoureuses et traitées sans pathos. Le problème, c’est que par la suite, l’empilement des saynètes et des portraits plutôt fades a sérieusement entamé mon intérêt pour le texte. Le pire, (pour moi) ce sont tous ces chapitres où elle s’attarde sur ses nombreuses conquêtes, le plus souvent des jeunes gens d’origines exotiques qui ne font que défiler dans sa vie (et dans son lit) les uns après les autres. Du récit léger et émouvant on passe à cette autofiction pure et dure que je ne supporte pas. Franchement, les nombreux succès de la narratrice sur les sites de rencontres m’ont laissés totalement de marbre.

Au final, ce roman autofictionnel m’est apparu bancal. Des débuts franchement réussis et une fin laborieuse, limite pénible. Heureusement qu’il n’y avait pas 50 pages de plus, je crois que j’aurais abandonné en route. Une relative déception donc, qui ne m’empêchera cependant pas de m’intéresser aux futures publications de cette auteure attachante.

Ma vie précaire, d’Élise Fontenaille. Calmann-lévy, 2012. 206 pages. 15,50 euros. 

samedi 21 avril 2012

Comment enseigner l'histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d'une nymphomane alcoolique

Sharpe © Belfond 2012
Au secours, Wilt revient ! Pour ceux qui ne le connaissent pas, Henry Wilt est professeur à l’université britannique de Fenland. Il a en charge l’enseignement des techniques de la communication, une matière qui n’attire que des élèves de piètre qualité. Malgré son statut, le salaire du professeur ne suffit pas à faire bouillir la marmite. Il faut dire que sa femme, Eva, a souhaité inscrire leurs quadruplées dans une école privée dont les frais de scolarités sont exorbitants. En plus, les quatre gamines sont ingérables et rendent folles les responsables de l’établissement qui n’ont qu’une envie, les virer. Jamais avare de fausses bonnes idées, Eva pense avoir trouvé une solution aux problèmes financiers du ménage : pendant les vacances d’été, son mari va donner des cours particuliers à Edward Gadsley, un gosse de riches décervelé dont la mère pense qu’il peut intégrer la prestigieuse faculté de Cambridge grâce à une solide remise à niveau. Problème, Edward est un crétin fini, sa mère une nymphomane alcoolique et son beau-père un richissime aristocrate imbuvable. Wilt le sait, il va s’embarquer dans une sacrée galère. Mais il ne se doute pas du cauchemar qui l’attend dans le manoir des Gadsley…

Pour le cinquième épisode des aventures de son loser préféré, Tom Sharpe frappe fort. Son petit prof sans envergure, toujours affublé d’une femme tenant plus du dragon que de la tendre épouse et de quadruplées aussi odieuses que douées pour inventer les pires catastrophes, se fourre une fois de plus dans un inextricable guêpier. En anglais, Wilt signifie « dégonflé ». Un qualificatif parfait pour un antihéros dont le courage n’est certes pas la qualité première.

L’humour en littérature est un exercice des plus difficiles. Sharpe est passé maître en la matière, c’est indéniable. Franchement, je me suis régalé. Les aventures de Wilt sont à la fois rocambolesques et désopilantes. Les personnages semblent tous complètement cintrés, pervers, grossiers et abrutis. De l’humour, donc mais de l’humour très vache et une plume trempée dans l’acide qui dresse un impitoyable portrait d’aristos dégénérés. Un roman déjanté mais qui reste pétri de finesse, humour anglais oblige. So british !


Comment enseigner l'histoire à un ado dégénéré en repoussant les assauts d'une nymphomane alcoolique
, de Tom Sharpe. Belfond, 2012. 276 pages. 19 euros.