mardi 30 mai 2017

Les piqûres d’Abeille - Claire Castillon

« D’emblée, j’ai senti qu’Abeille avait du tempérament, et aucune tare susceptible de me dégoûter. »

L’amour, ça vous tombe dessus sans prévenir. Jean l’apprend à ses dépens au cours du mariage de sa marraine. Il y fait la connaissance d’Abeille, la nièce du marié, et c’est le coup de foudre. Après la cérémonie, apprenant qu’elle habite loin de chez lui, il décide de lui écrire. Mais si les missives du jeune garçon sont bon enfant, celles d’Abeille s’avèrent bien plus piquantes.

Une fois n’est pas coutume, je vous parle aujourd’hui d’une pépite jeunesse qui n’en est pas vraiment une. Si j’ai beaucoup aimé ce roman, son ton et ses personnages si particuliers, il ne me semble pas du tout adapté au public auquel il s’adresse. L’éditeur annonce une lecture « dès 11 ans » et franchement je ne vois pas beaucoup de lecteurs de 11 ans capables de saisir les nuances de ce texte déstabilisant. Parce que pour le coup tout le monde est déstabilisant : les parents moqueurs, la marraine égoïste qui déteste les enfants, la grand-mère aigrie et rabat-joie, la « petite-amie » méchante et dénigreuse, pas un pour rattraper l’autre, à part deux belles âmes, la sœur Zoé et le copain au grand cœur Lambert.

Déstabilisant donc, désarçonnant même tant il est rare de découvrir une tonalité aussi éloignée du politiquement correct dans un roman pour cette tranche d’âge. Personnellement j’ai adoré cet humour féroce, cette ironie mordante, la naïveté touchante d’un Jean persuadé « que les gens mauvais n’existent pas ». Après, le franc-parler et le cynisme sans limite de ses parents est à mes yeux un régal mais je conçois qu’il puisse choquer.

Un drôle de texte, donc. Assurément pas à sa place dans une collection pour les 10-13 ans, assurément pas adapté à cette tranche d’âge, surtout avec des lecteurs n’ayant pas suffisamment de bouteille pour en apprécier les subtilités et pour ne pas tout prendre au premier degré. Mais en ce qui me concerne, en tant qu’adulte, je me suis bien marré.

Les piqûres d’Abeille de Claire Castillon. Flammarion jeunesse, 2017. 152 pages. 14,00 euros. A partir de 11 ans.


Une lecture commune que j'ai évidemment le plaisir de partager avec Noukette.











vendredi 26 mai 2017

L’enfant qui - Jeanne Benameur

L’enfant qui vit avec son père et sa grand-mère. L’enfant qui a perdu sa mère. Il arpente la forêt, guidé par un chien imaginaire. L’enfant qui sait au fond de lui que cette mère a disparu pour toujours, que le manque ne sera jamais comblé. Il avance profondément dans la forêt, découvre de nouveaux lieux. L’enfant qui « a du mal à vivre dans les pièces de la maison », il cherche à habiter le monde. L’enfant qui est épris de liberté, comme sa mère, une « femme des routes » parlant une langue étrangère que le père avait ramenée chez lui après l’avoir rencontrée un jour de foire à la ville. Une femme des routes qu’il n’avait pas su garder, « arrachée à sa vie comme elle y était entrée, d’un coup ! ».

Un plaisir total pour moi de retrouver Jeanne Benameur dans un registre proche de celui de son chef d’œuvre « Les demeurées », dépouillant son récit à l’extrême, l’englobant d’une aura de mystère, usant d’une poésie sèche, d’un rythme heurté, de silences pesants d’où naît l’émotion. Des gens muets, des gens de peu de mots, « une langue du dessous des choses qui va sa route de corps en corps, ne se donne que par le silence de la peau ». Une langue aussi sensuelle que sensorielle qui interroge sur la notion de famille, sur la filiation, sur le vertige de l’absence et, plus que tout, sur le rapport à la mère : « Tant que les mères marchent auprès de nous, nous n’avons pas à nous soucier de la route. Nous marchons dans l’innocence de nos propres pas ».

J’aime cette écriture minuscule, épurée, restant malgré tout d’une densité saisissante. J’aime ce regard sur l’enfance d’une cruelle lucidité, sur la solitude qui guide chaque existence : « Le début et la fin se ressemblent. Toi aussi il n’y a pas si longtemps tu étais encore dans la nuit laiteuse du ventre de ta mère. Un jour tu seras à nouveau dans cette brume lente et ce sera la fin. Entre les deux il y aura eu toute ta vie ».

Un bijou, ciselé avec une infinie délicatesse.

L’enfant qui de Jeanne Benameur. Actes Sud,  2017. 120 pages. 13,80 euros.







mercredi 24 mai 2017

Paiement accepté - Ugo Bienvenu

Charles Bernet a tout pour être heureux. Après trente ans de carrière, ce réalisateur est au sommet de son art, récompensé par un Golden Globe, le Lion d’or à Berlin, La palme d’or à Cannes et six Oscars. Malgré le succès, la reconnaissance de ses pairs et une femme superbe, Charles a un regret, ne pas avoir pu réaliser le film de science-fiction dont il rêve depuis son plus jeune âge. Quand l’opportunité se présente enfin, un accident de train vient interrompre brutalement le tournage. Cloué sur son lit d’hôpital, le réalisateur doit laisser sa place à un jeune loup aux dents longues. Persuadé que le projet qu’il considère comme celui de sa vie va être bafoué s’il n’est plus aux commandes, Charles sombre dans la dépression…

Le premier album d’Ugo Bienvenu, une adaptation du roman Sukkwan Island, ne m’avait que moyennement convaincu. Je le trouve bien plus à l’aise ici dans cette « création originale » où il n’hésite pas à lâcher les chevaux, déroulant son récit sans en donner toutes les clés, dans une audacieuse forme de « qui m’aime me suive » particulièrement maîtrisée. Pourquoi situer l’action en 2058 ? Pourquoi ces voitures volantes, ces robots dans les maisons alors que tout ce qui tourne autour de l’économie du cinéma est d’un réalisme très actuel ? Pourquoi le sosie de Donald Trump en producteur de film ? Pas de réponses à ces questions, à chacun de se faire sa propre interprétation, comme face à cette fin ouverte qui se termine d’ailleurs dans une totale obscurité, au sens propre du terme.

Un ouvrage singulier qui ne sera clairement pas l’album de tout le monde mais personnellement, j’ai beaucoup aimé. La réflexion sur le cinéma d’abord, son industrie, ses mesquineries, ses egos démesurés, ses petits arrangements entre amis, ses histoires de gros sous qui prennent le pas sur les considérations artistiques. Un univers impitoyable qu’Ugo Bienvenu connaît bien pour le côtoyer de près et dont il dresse un portrait acide. J’ai également apprécié l’ambiance graphique rétro aux couleurs pop acidulées qui m’a rappelé l’univers du regretté Paul Gillon, surtout celui de sa série « La survivante ». Enfin, j’ai adoré le rythme de l’histoire tout en rupture, les ellipses, le découpage percutant, l’enchaînement des séquences où l’ironie, le cynisme et les réflexions profondes sur le destin et la création se succèdent avec une fluidité saisissante.

Délicieuse impression avec cet album de voir un jeune auteur prendre son envol après une première tentative plutôt « scolaire ». C’est un plaisir de le voir proposer une œuvre aussi ambitieuse que personnelle, une œuvre atypique que l’on sent parfaitement assumée de la première à la dernière page. Et puis l’objet livre est splendide, ce qui ne gâche rien. Une curiosité qui m’a enchanté, ni plus ni moins.

Paiement accepté d’Ugo Bienvenu. Denoël Graphic, 2017. 144 pages. 21,90 euros.


















mardi 23 mai 2017

Ma grand-mère est une terreur - Guillaume Guéraud

Mémé kalachnikov, voilà comment est surnommée la grand-mère de Louis. Une grand-mère vivant au fond des bois, qui n’a pas sa langue dans sa poche, n’hésite pas à braconner et ressemble à une sorcière. Louis déteste aller chez elle, alors quand ses parents lui annonce qu’il va y passer les vacances de la Toussaint, il panique ! Pas de télé ni d’internet, des gâteaux aux noisettes plein de morceaux de coquilles sur lesquels on se casse les dents, des nuits sans dormir à cause du craquement des branches autour de la maison, des araignées au plafond de la chambre et des ronflements de mémé, le programme n’a rien d’alléchant. Tom y va donc à reculons, persuadé qu’il va s’ennuyer à mourir. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est que la construction annoncée d’une route devant traverser la forêt va faire de sa semaine de vacances une aventure trépidante. Parce que cette route, mémé n’en veut pas. Et elle est bien décidée à tout faire pour que personne ne coupe le moindre tronc d’arbre…

Même quand il s’adresse aux plus jeunes, Guillaume Guéraud cultive cette impertinence qui le caractérise et que j’aime tant. Sa mémé kalachnikov dépote, c’est le moins que l’on puisse dire. Et le petit Tom n’est pas en reste avec ses remarques aussi drôles que pertinentes. Exemple : « La chicorée, quelle horreur, j’avais oublié que ce truc existait. C’est un jus obtenu à partir de la racine d’une endive au jambon, si je me souviens bien, et ça remplace le café pour les gens énervés. Mais ça remplacera jamais mon bol de corn-flakes ».

Une écriture à la première personne très orale, bourrée d’humour, saupoudrée l’air de rien de quelques prises de position écolos et politiques (la faucille et le marteau sur la couverture ne sont pas là par hasard). Si vous ajoutez les péripéties enlevées, la pointe de fantastique, les personnages secondaires bien campés et les illustrations particulièrement parlantes de Gaspard Sumeire, vous obtenez un mélange détonnant qui plaira aux amateurs de récits rigolos et irrévérencieux.

Ma grand-mère est une terreur de Guillaume Guéraud. Rouergue, 2017. 96 pages. 8,50 euros. A partir de 9 ans.


Une nouvelle pépite jeunesse partagée avec Noukette.












lundi 22 mai 2017

Le séducteur - Jan Kjaerstad

Pas la peine de tourner autour du pot, je ne suis pas tombé sous le charme du séducteur. Pourtant, un tel bourreau des cœurs doté d’un « pénis miraculeux », un pénis qui peut « grossir ou mincir, rétrécir ou s’allonger selon les besoins, à la façon d’une longue vue », avait tout pour me plaire. Pourquoi ça a coincé alors ? Parce que je me suis ennuyé à parcourir les nombreux épisodes d’une vie foisonnante. Le narrateur ne cesse d’ailleurs de se poser la même question, sans doute pour justifier la construction anarchique d’un récit pour le moins décousu : « Qu’est-ce qui relie entre eux les événements d’une vie ? ». J’ai eu l’impression que répondre à cette interrogation l’intéressait moins que de dérouler ces événements comme une constellation de satellites en orbite autour de l’épisode qui ouvre le roman et revient de manière récurrente, à savoir l’assassinat de la femme de Jonas Wergeland, le fameux séducteur.

Jonas rentre donc chez lui et trouve sa chère Margrete étendue sur une peau d’ours blanc, baignant dans son sang. A partir de là, le narrateur, aussi mystérieux qu’omniscient, tisse une toile complexe où la biographie de Jonas apparaît de façon tout sauf chronologique, oscillant entre le présent, l’enfance, l’adolescence et la période la plus glorieuse de cette star de la télé norvégienne, célèbre pour sa série documentaire « Thinking Big ».  Les histoires s’enchaînent, certaines restant en suspens pour être reprises cent pages plus tard, on passe du coq à l’âne, d’anecdote en anecdote. On voyage, on s’aventure dans des contrées lointaines, on sourit parfois, on s’agace souvent et, en ce qui me concerne, on baille à s’en décrocher la mâchoire encore plus souvent.

Alors oui, c’est ambitieux. J’admire l'audace, la prise de risque, la maîtrise totale du canevas sous le bordel apparent, et je dois reconnaître que la construction m’a parfois rappelé Confiteor, ce qui n’est quand même pas rien comme référence. Mais punaise, il aurait fallu élaguer l’ensemble à grands coups de hache ! La créativité littéraire affichée ici a tout d’une sophistication un peu artificielle, conceptuelle même. Tout ce que je déteste en fait. Aller au bout des 600 pages a été un long chemin de croix. Pourquoi m’infliger une telle punition ? Par respect pour le travail de l’écrivain, parce que je voulais voir jusqu’où la barque allait être menée, savoir comment tout cela allait se conclure, et surtout savoir qui avait tué Margrete. Après coup, je me dis que je n’avais pas besoin d’être aussi curieux…

Finir un roman et se sentir soulagé, se dire qu’on va enfin pouvoir passer à autre chose, c’est toujours très mauvais signe. Le séducteur m’a fait cet effet, malheureusement. Ce roman est le premier tome d’une trilogie, il ne faudra pas compter sur moi pour la suite.

Le séducteur de Jan Kjaerstad (traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon. Monsieur Toussaint Louverture, 2017. 600 pages. 23,00 euros.





vendredi 19 mai 2017

Forçats T2 : Le prix de la liberté - Bedouel et Perna

Paris, septembre 1923. Revenu de Cayenne avec un témoignage impitoyable sur la vie au bagne, Albert Londres raconte dans « Le Petit parisien » l’horreur de son voyage et milite pour la fermeture des pénitenciers de Guyane. Son récit décliné en plusieurs articles connaît un retentissement phénoménal dans l’opinion public et pousse le gouvernement à prendre position sur une question devenue particulièrement sensible. Parallèlement, le journaliste poursuit ses investigations pour innocenter son ami bagnard Eugène Dieudonné, accusé à tort d’avoir fait partie de la bande à Bonnot. Lorsqu’il apprend de l’administration que Dieudonné a une nouvelle fois tenté de s’évader qu’il est porté disparu, Londres, persuadé que le fuyard n’est pas mort, part pour le Brésil afin de le retrouver.

Le second volume de ce diptyque est à la hauteur du premier. Même si on s’éloigne de la moiteur étouffante de la jungle guyanaise, l’histoire garde une intensité qui ne baisse pas de la première à la dernière page. J’ai lu tout Albert Londres, au-delà du journaliste exceptionnel à la prose digne d’un grand écrivain, il m’en reste l’image d’un homme d’une intégrité inébranlable, toujours prêt comme il le disait lui-même, à « porter la plume dans la plaie », quitte à se mettre à dos son employeur ou les politiques. Un journaliste voyageur, un « flâneur salarié »,  un « curieux que l’on rencontre partout où il se passe quelque chose » dont le scénariste Patrice Perna dresse un portrait certes positif, mais ne sombrant pas pour autant dans l’hagiographie.

Je reste par ailleurs sous le charme du trait sombre et sans fioriture d’un Fabien Bedouel aussi à l’aise pour croquer les discussions orageuses d’un bureau parisien qu’une évasion nocturne sur un océan déchaîné.

Un diptyque puissant et maîtrisé, qui ne perd à aucun moment en cohérence, mâtinant d’une pointe de fiction des éléments historiques et biographiques aussi passionnants qu’instructifs. J’en redemande !

Forçats T2 : Le prix de la liberté de Bedouel et Perna. Les arènes, 2017. 64 pages. 15,00 euros.


Mon avis sur le tome 1 





mardi 16 mai 2017

Nils et ZénaT1 : L’homme au cigare - Sylvie Deshors

Nils et Zéna, partis explorer un hangar abandonné, découvrent des cartons contenant des vêtements neufs d’une marque très prisée des ados. Comprenant que ces habits sont « tombés du camion », ils préfèrent ne pas y toucher pour éviter les ennuis. Le lendemain, Zéna attire tous les regards au collège avec ses fringues flambant neuves et Nils comprend que son amie est retournée seule au hangar pour se servir. Il comprend également qu’elle a fait une grave erreur et qu’elle risque de le payer cher…

La collection Pépix, connue entre autres pour accueillir le fameux Gurty, passe au polar en gardant les points forts qui la caractérisent : chapitres courts, mise en page aérée, illustrations en noir et blanc, vocabulaire simple, écriture très orale, etc. Le genre de roman jeunesse idéal pour mettre le pied à l’étrier à des lecteurs peu motivés. Ici, le suspens rajoute une dose de tension qui maintient l’intérêt jusqu’à la conclusion. C’est malin, rythmé, et le duo garçon-fille fonctionne avec une belle complémentarité.

Action, enquête, mystère, le cocktail se veut détonnant et dégage une belle énergie. Une série prometteuse dont les trois premiers titres sont sortis en deux mois. Voila une façon intelligente de fidéliser un lectorat appréciant de retrouver des personnages attachants et une mécanique narrative efficace sachant les tenir en haleine. Pour la peine, après avoir avalé le premier d’une traite, je vais foncer vers les deux suivants !

Nils et ZénaT1 : L’homme au cigare de Sylvie Deshors. Sarbacane, 2017. 140 pages. 10,90 euros. A partir de 11 ans.

Une lecture commune que j'ai le plaisir une fois de plus de partager avec Noukette.











dimanche 14 mai 2017

Pierre Loti : Les immensités de la nature, le soleil et la mort

Pierre Loti ou l’invitation au voyage. Des souvenirs d’enfance dans le jardin de son oncle à la Polynésie, du Golfe persique à la campagne pyrénéenne, du désert au Pays Basque, l’auteur de « Pêcheur d’Islande » s’attarde sur ces instants où le temps semble suspendu : l’aube, le crépuscule, une méditation face à une étendue désertique, une après-midi caniculaire au jardin à regarder le vol d’un papillon. Une forme d’harmonie où l’émotion et la grâce s’invitent de façon aussi inattendue qu’éphémère. La rêverie plutôt que l’action, un rapport aux objets proche d’une sensation proustienne et une écriture simple, imagée, d’une grande pureté caractérisent la plupart des textes présentés dans cet ouvrage.    

Une idée géniale je trouve cette collection de nature writing loin du Michigan et des auteurs emblématiques du genre. Ici on donne dans l’ancien et le classique, une façon malicieuse de prouver que parler des grands espaces n’a rien de nouveau. Surtout, on accède à des auteurs majeurs par un biais original, certains faisant sans le savoir de l’écologie avant l’heure, d’autres s’épanouissant dans l’observation des fleurs où la contemplation de l’océan. La forme aussi est intéressante. Dans le recueil consacré à Loti on alterne entre récit de voyage, extraits de romans et nouvelles pour un dépaysement garanti et un hymne aux immensités de la nature d’une beauté assez fascinante.

Pierre Loti : Les immensités de la nature, le soleil et la mort (textes réunis par Élisabeth Combres). Plume de carotte, 2017. 126 pages. 9,90 euros.


PS : Les deux autres titres proposés pour le lancement de la collection « Esprits de nature » regroupent des textes d’Yvan Tourgueniev et Edgar Allan Poe. Le suivant, à paraître en juin, sera consacré à George Sand.








vendredi 12 mai 2017

Chiisakobé T3 et 4 - Minetaro Mochizuki

Toujours empêtré dans les suites de l’incendie du quartier qui a ravagé la menuiserie familiale et tué ses parents, Shigeji persiste à refuser toute aide extérieure pour assurer la survie de l’entreprise dont il a hérité malgré lui. Parallèlement, Ritsu, la jeune femme qu’il a engagée pour s’occuper de sa maison et des orphelins recueillis après la catastrophe, devient de plus en distante, persuadée que Shigeji s’apprête à demander la main de la jolie Yûko et à la mettre à la rue…

Tout le récit tient sur la complexité de personnages insaisissables, retranchés derrière une carapace hermétiquement close, incapables de forcer leur nature, même quand la situation l’exige. Des êtres qui ont du mal à se dévoiler, à fendre l’armure, à communiquer.

Je vous l’accorde, il ne se passe pas grand-chose dans ces deux derniers tomes. Comme dans les précédents d’ailleurs. Tout se déroule avec lenteur, entre silences et non-dits. Et inexplicablement, cette lenteur me fascine. Les gros plans sur une main ou un pied, la façon dont un visage se tourne, dont chaque posture exprime un sentiment est bien plus parlante qu’un dialogue je trouve. A cet égard la scène de la demande en mariage (je ne spoile rien, il suffit de regarder la couverture du dernier volume^^) est d’une maîtrise époustouflante en terme de découpage et elle résume à merveille le comportement plein de retenu et de maladresse des protagonistes.

J’ai aimé aussi la réflexion profonde sur la perte et le deuil, la volonté de se relever après une tragédie et le besoin de se sentir accompagné, même par ceux qui ne sont plus là. Le tout avec une dignité et une forme d’orgueil qui, en ce qui me concerne du moins, force l’admiration.

Un manga vraiment à part, dont le rythme et l’esthétique particulière pourront à l’évidence désarçonner plus d’un lecteur. Je me garderais donc bien de le conseiller à qui que ce soit mais pour ma part, je le classe parmi les petits bijoux du genre.

Chiisakobé T3 de Minetaro Mochizuki (traduit du japonais par Miyako Slocombe). Le Lézard noir, 2016. 236 pages. 15,00 euros.
Chiisakobé T4 de Minetaro Mochizuki (traduit du japonais par Miyako Slocombe). Le Lézard noir, 2017. 236 pages. 15,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec A_girl_from_earth.



jeudi 11 mai 2017

L’amour et autres blessures - Jordan Harper

« Dans les Ozarks, on a environ deux semaines de printemps avant qu'il se mette à faire plus chaud que dans la culotte d'une putain. C'était justement une de ces belles journées d'avril, après le froid mais avant les orages et la chaleur. Une belle journée pour les embrouilles. »

Un junkie poursuivi par des dealers dans le désert, un couple de braqueurs de stations-service, des combats de chiens, une petite frappe qui veut se faire un surnom, un règlement de comptes sanglant, une femme fatale venant se percher sur un tabouret de bar, un plan tout cuit qui tourne au vinaigre, un « nettoyeur » au cœur d’artichaut, une décision radicale pour sauver une histoire d’amour, une bonne poire pas si naïve que ça, un taulard trop sûr de lui, la vengeance d’un mari trompé, un grand-père inconsolable... Les Monts Ozarks, le Texas, Détroit, New-York, Hollywood, autant de lieux différents pour ces quinze nouvelles décapantes dont on ne sort pas indemne.

Avec Jordan Harper, rien ne se passe comme prévu. Ça dérape, ça part en sucette, les projets, sur le papier si bien huilés, finissent en catastrophe. C’est dramatiquement drôle, sans pitié ni répit pour personne. Ceux qui me connaissent savent que j’y ai trouvé mon compte. Les losers pathétiques, j’en raffole. Surtout quand on les enrobe d’une atmosphère électrisante à souhait, d’un humour corrosif et d’une noirceur jusqu’au-boutiste totalement assumée.

Cupidité, solitude, drogue, violence, désespoir, recherche vaine d’un avenir meilleur, on pourrait tomber dans le cliché mais l’auteur évite ce piège en trouvant l’angle d’attaque original qui fait mouche. Son sens de la formule et son écriture à la fois nerveuse et très orale m’ont embarqué de la première à la dernière page, avec une mention spéciale pour la magnifique nouvelle qui donne son titre au recueil.

Pas à dire, il y a du Donald Ray Pollock et du Daniel Woodrell chez Jordan Harper. Une filiation qui a de la gueule pour un jeunot roublard comme un vieux routier à qui on ne la fait pas. Un nouvel auteur américain à suivre de près, de très près même…

L’amour et autres blessures de Jordan Harper (traduit de l'anglais par Clément Baude). Actes sud, 2017. 190 pages. 19,00 euros.