vendredi 4 novembre 2016

Irezumi - Akimitsu Takagi

Orochimaru, Jiraya et Tsunadehimé. Le serpent, la grenouille et la limace. « Le serpent engloutit la grenouille, la grenouille gobe la limace, la limace dissout le serpent ». Impossible de tatouer ces trois motifs sur la peau d’une seule et même personne en raison de la vieille superstition selon laquelle ces créatures se feraient la guerre et finiraient par détruire leur porteur.

Le maître tatoueur Horiyasu connaissait cette règle, il a choisi de tatouer un animal sur chacun de ses enfants, sans savoir qu’il ne pourrait malgré tout vaincre la superstition et le maléfice qui s’y attache. C’est d’abord sa fille Tamaé qui disparaît après les bombardements de Nagazaki. Ensuite sa jumelle Kinué est retrouvée démembrée dans sa salle de bain, la porte fermée de l’intérieur. Le tueur a laissé sur place ses jambes, ses bras et sa tête mais a pris soin d’emporter le tronc sur lequel était représenté le serpent. Quelques mois plus tard c’est au tour de son fils aîné Tsunatarô d’être assassiné dans un terrain vague. Son corps est entier mais on a pris soin de lui prélever l’épiderme où se trouvait l’image de la grenouille. La police penche pour un maniaque collectionneur de tatouages comme le Dr Hayakama. Surtout que ce dernier refuse de donner un alibi pour le soir du premier meurtre. Un coupable idéal donc. Pourtant trop de zones d’ombres subsistent. Incapable de percer le mystère de la pièce verrouillée de l’intérieur, les forces de l’ordre s’en remettent à Kyosuke Kazimu, médecin légiste de génie dont le sens de l’observation, la finesse d’analyse et la capacité de déduction hors normes vont permettre d’orienter l’enquête dans la bonne direction.

L’irezumi, l’art traditionnel du tatouage intégral, est au cœur de ce polar publié en 1951 et vendu à plus de dix millions d’exemplaires depuis. La pratique du tatouage était interdite dans le Japon de l’après-guerre. C’est donc en toute clandestinité que les grands maîtres officiaient. Quant aux tatoués, loin d’être tous des yakuza, ils étaient néanmoins nimbés d’une aura sulfureuse et fascinaient autant qu’ils effrayaient. Ce milieu fermé participe à l’atmosphère mystérieuse entourant l’enquête et ses protagonistes. En dehors de cela l’histoire est d’un grand classicisme mais l’ensemble s’avère particulièrement efficace, surtout si comme moi on est un lecteur occasionnel de polar sans grande expérience du genre (c’est rien de le dire !). Et puis au-delà de l’énigme j’ai aimé découvrir les difficultés quotidiennes d’une population humiliée par la défaite et peinant à s’imaginer un avenir dans un pays en ruines où tout était à reconstruire.

Sans doute pas le roman policier le plus original du monde, mais une découverte dépaysante qui offrira aux amateurs de meurtres en chambres closes une variante au Double assassinat dans la rue Morgue ou au Mystère de la chambre jaune.

Irezumi d’Akimitsu Takagi. Denoël, 2016. 290 pages. 17,00 euros.









jeudi 3 novembre 2016

Continuer - Laurent Mauvignier

Son fils a fait une connerie, elle est allée le récupérer au commissariat de bon matin. Lui s’en fout un peu, il a de mauvaises fréquentations et ne semble pas disposé à faire le moindre effort pour redresser la barre. Appelé à la rescousse, son ex-mari veut envoyer le gamin en pension pour le remettre au pas. Sibylle a une autre idée en tête et n’en démordra pas : elle veut l’embarquer avec elle pour un périple à cheval au fin fond du Kirghizistan. Plusieurs mois en pleine nature, pour resserrer les liens et découvrir un monde totalement inconnu, pour s’offrir un moment d’intimité mère-fils loin du quotidien. Sauf que l’ado revêche et décrocheur n’a pas forcément envie de crapahuter avec maman. L’excursion s’annonce donc tendue, surtout quand, une fois sur place, les événements s’accélèrent et entraînent les protagonistes sur une pente des plus glissantes.

Commençons par le positif (ça va aller vite). La vie au Kirghizistan est bien rendue, les yourtes, les grands espaces, les populations locales aussi chaleureuses que portées sur la boisson, on s’y croirait. Laurent Mauvignier, dont je découvre ici la plume, déploie au fil des pages une indéniable force d’évocation. Pour le reste, je suis bien plus sceptique. Les portraits frôlent la caricature : le fils en pleine crise, buté et branleur, débordant de haine et de ressentiment pour tout et tout le monde. La maman solo dévouée trimbalant avec elle bien plus de regrets que de bagages, ne cessant de remonter le fil d’une vie qui aurait pu, aurait dû même, prendre une toute autre tournure sans un drame dont elle ne se sera jamais vraiment remise. Une maman passant de la résignation à l’action, du « peignoir-cheveux-gras-clop-au-bec-bière-à-la-main-devant-la-télé » à « femme-forte-et-sûre-d’elle-en-terre-inconnue ».

Et puis pour le coup c’est beaucoup trop psychologique pour moi. On est en permanence dans la tête des personnages, en permanence dans l’analyse, en permanence dans le décorticage des comportements et pensées de chacun. Je déteste les récits de ce genre, je préfère de loin le behaviorisme à l’américaine où on décrit sans jugement, où les faits se suffisent à eux-mêmes, où l’individu interagit avec son environnement sans que l'on ait besoin de nous expliquer en long en large et en travers les fêlures profondes de son âme blessée.

Trop caricatural, trop psychologique et surtout trop idyllique. On en bave mais à la fin tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’aurais dû me méfier après la scène d’introduction où le fiston et sa mère échappent miraculeusement à une agression et au vol de leurs chevaux. J’aurais dû avoir la puce à l’oreille quand la maman, seule au cœur de la tempête, fait une chute de huit mètres dans un ravin (désolé, je spoile !), « n’en finit pas de heurter des pierres, son sang se mêle aux rochers, à la glace » et s’en sort presque comme si de rien était. Et bien malgré ces deux avertissements je n’ai pas vu venir cette conclusion « à message », cette morale de l’histoire tellement « happy end » dont le propos univoque et sans nuance devient particulièrement agaçant. Un hommage à l’amour maternel qui aurait pu être d’une force et d’une intensité bouleversante. De mon point de vue (tout à fait subjectif, j'en conviens), ce n’est pas du tout le cas.

Continuer de Laurent Mauvignier. Minuit, 2016. 238 pages. 17,00 euros.


Un titre proposé par Sylire dans le cadres des matchs de la rentrée littéraire.







mercredi 2 novembre 2016

La jeunesse de Mickey - Tebo

Aussi incroyable que cela puisse paraître, Mickey a fini par vieillir ! Et la souris la plus célèbre du monde, si elle est loin d’être grabataire, n’en demeure pas moins nostalgique. Alors quand son arrière petit neveu Norbert vient lui rendre visite, Mickey lui raconte ses souvenirs de jeunesse. Le gamin ébahi découvre que son aïeul a connu la ruée vers l’or, l’esclavage, la première guerre mondiale, la prohibition ou encore la conquête de l’espace.

Très malin ce parti pris de mettre en scène un Mickey se retournant sur ses jeunes années. En cinq histoires courtes Tebo replace le personnage dans un contexte historique à la fois réel et adouci : en temps de guerre Mickey est un pilote pacifiste qui vient annoncer la fin des hostilités, concernant l’esclavage, il libère Minnie des griffes d’un chat (Pat Hibulaire) exploiteur de souris et pour ce qui est de la prohibition, pas question d’alcool (on est chez Disney !), c’est le chocolat qui se fabrique et se revend sous le manteau.

J’ai beaucoup aimé ce vieux Mickey fanfaron, de mauvaise foi, à l’imagination débordante et qui perd parfois la mémoire. Tebo le croque en bricoleur à la Géo Trouvetout, casse-cou et fonceur, pas cucul pour deux ronds. Son trait élastique et plein de vivacité, déstabilisant au premier abord, donne un rythme effréné qui fonctionne à merveille dans les nombreuses courses poursuites jalonnant chaque récit et ses dialogues très drôles, où règne souvent le second degré, rappelleront aux fans son héros fétiche Captain Biceps. L’album regorge par ailleurs de superbes doubles pages très fouillées plus proches de l’illustration que de la BD et visuellement bluffantes, surtout dans un ouvrage de grand format aussi classieux.

Une revisite culottée et pétillante qui reste du pur divertissement (on est chez Disney) mais offre un coup de jeune bienvenu à une icone vieillissante. De la vraie bande dessinée tout public où petits et grands pourront trouver leur compte, c’est une évidence.  

La jeunesse de Mickey de Tebo. Glénat, 2016. 80 pages. 17,00 euros.



Toutes les BD de la semaine sont
 à retrouver chez Moka







mardi 1 novembre 2016

Puisque aujourd'hui c'est permis...

Parce que le rendez-vous inavouable de Stephie du mois de novembre coïncide cette année avec la Toussaint, je me suis permis un premier mardi spécial « gros seins ». Tous les livres présentés ci-dessous trônent fièrement sur les étagères de mes bibliothèques (tout en haut, pour échapper aux regards innocents). Ce n'est pas le billet le plus fin de ma carrière, je vous l’accorde, j’espère que vous m’autoriserez à être particulièrement lourd au moins une fois dans l’année, et si ce n’est pas le cas et bien tant pis, vous n’aurez qu’à revenir demain, je vous parlerai de Mickey^^


Un recueil d’histoires courtes qui vaut surtout pour le premier récit, celui de la Comtesse de Frivoli se lançant au cœur de la jungle africaine à la chasse au léopard et se retrouvant, pour son plus grand plaisir, aux mains d’une tribu d’excités. Excitées, les femmes (à fortes poitrines, cela va de soi) le sont toujours dans ce petit livre à l’humour potache et un peu gras où les membres vigoureux et turgescents se donnent sans compter pour assouvir les appétits insatiables de ces dames. Pas follement original mais plutôt bien réalisé.

Merci à Manika pour le cadeau !


Jungle Fever de Douglo. Dynamite, 2014. 50 pages. 9,00 euros.


C'est l'histoire d'une jeune femme qui, un matin, réalise qu'elle n'est plus amoureuse de son compagnon. Elle décide alors de lui écrire une lettre de rupture. Le texte sonne au départ comme une bafouille griffonnée à la va vite et collée sur le frigo mais peu à peu les mots révèlent une ironie mordante, des reproches en cascade et un constat d’échec sans appel.

Le dessin est chic, élégant, vraiment classe et sensuel. Mais l’album se lit bien trop vite et en dehors d’être graphiquement très réussi, il reste au final assez anecdotique.



Darling chéri de Walter Minus. Hachette Comics, 2016. 32 pages. 14,95 euros.


Les Loisirs d’Anna raconte les aventures d’une jeune secrétaire d’apparence toute timide qui, le week-end venu, se transforme en femme fatale assoiffée de sexe. Sa spécialité : offrir des moments de détente torrides à de jeunes salary men surmenés ou à des étudiants ayant sérieusement besoin d’être déniaisés. Sans contrepartie financière ou autre, juste pour aider son prochain. Duo, trio, partouze, la petite n’a pas froid aux yeux, c’est le moins que l’on puisse dire.

Du manga porno classique où les filles ont comme il se doit des poitrines phénoménales. Pas vraiment mon truc mais les amateurs du genre se régaleront.



Les Loisirs d’Anna T1, de Saigado. Taifu Comics, 2009. 220 pages. 8,95 euros.


Dans un monde futuriste à l'abandon, un virus incontrôlable transforme les hommes en mutants assoiffés de sang. Seul le sérum permet d'échapper à la maladie. La pulpeuse Druuna est prête à tout pour obtenir le précieux remède et sauver son amoureux Schastar, gravement atteint. Dans un environnement où le sexe et la violence sont rois, la jeune femme va devoir user de ses charmes pour parvenir à ses fins.

Un chef d'oeuvre de la BD érotique et de la SF. Le graphisme de l'italien Paolo Serpieri est tout simplement incroyable. J'ai découvert cette série au début des années 90, j'avais à peine 15 ans et Druuna a peuplé nombre de mes nuits (et à cause d'elle j'ai aussi tâché nombre de mes draps mais je préfère ne pas m'étendre sur le sujet...).





Druuna T2 de Paolo Serpieri. Dargaud, 1987. 64 pages. 14,50 euros (épuisé et réédité depuis par Glénat mais avec des couvertures bien moins attirantes je trouve)


Trois hommes et une femmes sortent d'un marais avec des scaphandres. Ils retirent leur attirail et se retrouvent entièrement nus, dans une jungle hostile. Ils sont semblent-ils les derniers être humains et les hommes font de la femme leur plus précieux trésor. Logique puisque celle qu'ils surnomment Eve est le dernier espoir de sauver l'espèce. Inspectant les alentours, ils découvrent les vestiges d'une civilisation disparue et finissent par se demander s'ils sont vraiment seuls...

Un classique de la BD érotique que je n'avais jusqu'alors pas eu la chance de découvrir, l'erreur est réparée. C'est étrange, glauque, excitant, mystique, très osé. Le dessin est incroyablement expressif, l'anatomie féminine exposée sous toutes ses coutures. A l'évidence Riverston est bien plus à l'aise pour représenter les femmes que les hommes. Bon, pour être honnête, je suis pas certain d'avoir tout compris, impression renforcée par le fait que l'histoire n'ait jamais été menée à son terme par l'auteur. Mais je dois reconnaître que j'ai vécu une expérience de lecture assez perturbante et rien que pour ça, ça valait la peine.




Nagarya de Riverstone. Dynamite, 2016. 150 pages. 24,95 euros.


Pas vraiment de conclusion à attendre pour clore ce billet, disons juste que les gros seins en couverture, c'est  vendeur (en ce qui me concerne du moins). Et qu'un peu de vulgarité ne fait jamais de mal (en ce qui me concerne du moins).




Tous les participants du premier mardi
sont à retrouver chez Stephie








lundi 31 octobre 2016

Les lectures de Charlotte (26) : Coup de vent - Marsha Diane Arnold et Matthew Cordell

Le vent souffle trop fort et l’écharpe de l’ours s’envole. Des ratons laveurs la récupèrent et se disputent avant de l’abandonner. Le castor en fait un turban, les souris un trampoline, la loutre s’en sert de liane, le renard veut la faire sécher, etc. Dans la forêt enneigée les animaux vont tour à tour s’approprier le cache-nez jusqu’à ce que l’ours le retrouve finalement, en piteux état.

Une histoire en randonnée classique à la mécanique bien huilée. Le principe du perdu/trouvé est simple, répétitif et ludique. Chaque double page devient le théâtre de jeux et facéties des animaux avec pour fil rouge cette écharpe devenue l’objet de toutes les convoitises. La chute, parfaitement amenée, délivre un message positif vantant les bienfaits de la solidarité et de l’amitié.

Le dessin de l’américain Mathhew Cordell, vif et nerveux, a des faux airs de Quentin Blake. Ses personnages ont des postures et des expressions désopilantes qui déclencheront à coup sûr le sourire. Et puis pour les parents qui rechignent face à un texte trop « volumineux », c’est l’album du soir idéal puisqu’il n’y a pour ainsi dire qu’un mot par page (« perdu » ou « trouvé »).



Un album qui fonctionne à merveille avec Charlotte. Le schéma narratif permet d’anticiper les situations tandis que l’histoire, rapidement connue par cœur, devient vite addictive. Une lecture jubilatoire, de celle que l’on relit encore et encore sans jamais se lasser. Enfin, les enfants du moins…

Coup de vent de Marsha Diane Arnold et Matthew Cordell. Didier jeunesse, 2016. 36 pages. 13,10 euros. A partir de 3 ans.







samedi 29 octobre 2016

Les grandes vacances - Robert Doisneau et Daniel Pennac

« Le récit de vacances, comme si nos plus précieux souvenirs se concentraient dans ces brèves semaines d’éternité où il ne se passe rien, justement, rien que du ténu, de l’infinitésimal, de l’intime et du répétitif, rien que nous autres face aux autres, sans la prothèse du travail… où le moindre événement tourne en sujet d’épopée, motif lyrique que la famille enjolivera d’année en année… et où les pires emmerdements  -magie des vacances - deviennent d’inépuisables sujets de rigolade. »

Les vacances des années 50, l’insouciance de l’après-guerre, le début des bikinis remplaçant les maillots de bains en laine, la France qui profite pleinement des congés payés et prend la route ou les rails pour découvrir la montagne, les bords de mer, la Suisse, l’Espagne, ou l’Italie. La voiture trop chargée, le pique-nique sur le bord de la nationale, l’hôtel à trouver quand la nuit tombe, le camping sauvage, les gares bondées, les enfants assis sur les valises en attendant le train, les balades à vélo, la sieste, les cartes postales à écrire ou la lecture à l’ombre, seules activités possibles en attendant que la chaleur de l’après-midi devienne supportable … Doisneau a capturé ces instants avec le talent qu’on lui connait, faisant rejaillir des souvenirs qui parleront à chacun, parce qu’on les a vécus ou vus dans des albums de famille.

On ne peut qu’être admiratif devant le talent du photographe, son œil unique, ses clichés au grain et à la lumière inimitables, instants furtifs de bonheur simple figés sur la pellicule avec une rare sensibilité. En parfait complément, le texte de Pennac déborde de tendresse. On y retrouve sa verve, sa malice et son humour pour raconter ses propres vacances, mais aussi celles de Doisneau.

Réédition d’un ouvrage publié pour la première fois en 1991, ses grandes vacances ont le goût et la nostalgie d’une époque où les français découvraient avec délice la joie des villégiatures estivales.  Un livre que je vais me faire un plaisir de glisser au pied du sapin, ma môman va l’adorer.

Les grandes vacances de Robert Doisneau et Daniel Pennac. Hoebeke, 2016. 96 pages. 19,90 euros.





jeudi 27 octobre 2016

Descente à Valdez - Harry Crews

1974. Harry Crews débarque en Alaska, à Valdez (à prononcer Valdiiiz pour que ça rime avec disease selon les habitants du coin), un bled paumé où pullulent les caravanes, les préfabriqués et les engins de chantier. L’auteur du chanteur de gospel est envoyé sur place par le magazine Playboy pour écrire un reportage sur la construction d’un oléoduc trans-Alaska de 1300 kilomètres de long. A terme, deux millions de litres de pétrole devront transiter chaque jour dans ce gros tuyau, quitte à défigurer un paysage jusqu’alors protégé et à bouleverser une biodiversité dont les huit sociétés pétrolières chargées de l’exploitation du gisement n’ont strictement rien à cirer.

Crews arrive dans une ville en pleine évolution, poussant trop vite, sans infrastructures adaptées à l’inflation de population en cours et à venir. Il y rencontre Dave le contremaître, Hap le cuistot, Chris le pêcheur, Jay l’autochtone et sa femme esquimaude, le chef d’une police comptant en tout et pour tout trois membres, un dealer de marijuana, une prostituée venue de Californie certaine de crouler sous la clientèle ou encore un tatoueur frappadingue. Il arrive aux derniers instants avant la tempête, à ce moment crucial où Valdez va plonger dans une autre dimension, absolument pas prête à devenir une ville champignon de 17 000 habitants uniquement attirés par des salaires juteux : « Une tension, une violence même flotte dans l’air de Valdez, en équilibre précaire et sur le point de basculer vers quelque chose d’inédit. Vers quoi, personne ne le sait ».

Crews reporter, c’est du Crews pur jus, avec cette tendresse particulière pour les paumés magnifiques, cette prose déjantée et ces dialogues au cordeau. Il enchaîne les situations rocambolesques, se saoule et danse au seul bar du coin, se réveille dans sa voiture de location avec une gueule de bois terrible et un tatouage réalisé à son insu pendant qu’il était dans les vapes : « J’ai commencé à hurler et à gueuler qu’ils ne peuvent pas tatouer quelqu’un de complètement déchiré, que je n’aurais jamais accepté d’être tatoué, car seuls les trous-du-cul se font tatouer et je n’en étais pas un ». Du Crews pur jus je vous dis, et une forme de journalisme à l’ancienne, proche du gonzo de Hunter S. Thompson. Forcément j’ai adoré…

Descente à Valdez d’Harry Crews (traduction de Bruno Charoy). Allia, 2016. 65 pages. 7,50 euros.









mercredi 26 octobre 2016

Le quatrième mur - Corbeyran et Horne (d’après le roman de Sorj Chalandon)

Georges est étudiant au milieu des années 70. Militant d’extrême gauche, il est pétri de rêves, de convictions et d’espoirs. Sa rencontre avec Sam, juif grec fuyant la dictature de son pays, lui ouvre les yeux sur une réalité qu’il ne pouvait soupçonner. Sam le fou de théâtre n’aura pas été en mesure de mener à bien son grand projet. Frappé de plein fouet par un cancer, il ne pourra mettre en scène l’Antigone d’Anouilh dans un Liban en guerre. Tout était pourtant prêt pour « réunir des ennemis » et leur offrir une parenthèse enchantée au cœur d’un champ de bataille. Dans son casting, Antigone était palestinienne et sunnite, Hémon son fiancé, druze, Créon, le père d’Hémon, maronite. Les gardes devaient être joués par trois chiites, la nourrice par une chaldéenne et Ismène par une catholique arménienne. Sur son lit de mort, Sam demande à Georges de se rendre sur place pour monter la pièce. Ce dernier accepte sans savoir ce qui l’attend vraiment. Mais une fois arrivée à Beyrouth, il comprend vite qu’il ne sortira pas indemne d’une telle aventure…

« Voler deux heures à la guerre en prélevant un cœur dans chaque camp ». L’idée est belle mais sa réalisation vouée à l’échec dans le Liban de 1982, le Liban du massacre de Sabra et Chatila. Je n’ai pas lu le roman, néanmoins il se dégage de cet album une intensité dramatique que j’imagine encore plus forte dans le texte d’origine. Chalandon touche à l’intime et à l’universel, il mélange avec brio la petite et le grande Histoire en soulignant l’impossible mise en œuvre d’une trêve poétique face à l’absurdité, la violence et la folie des hommes.

Les choix graphiques d’Horne sont au diapason du récit. Son trait aiguisé comme une lame et proche du crayonné traduit l’urgence, la tension, la souffrance, l’ambiance pesante. Le gris délavé met en lumière un Liban en ruine et ses décombres fumantes sous un ciel bas et triste.

Une tragédie bouleversante, belle et désespérée, qui enterre les illusions de l’utopie sous les cendres du chaos. Je n’ai plus qu’une envie maintenant, me jeter au plus vite sur le roman et le dévorer d’une traite !

Le quatrième mur de Corbeyran et Horne (d’après le roman de Sorj Chalandon). Marabout, 2016. 140 pages. 17,95 euros.


Une lecture commune que j'ai une fois encore le plaisir de partager avec Noukette.






mardi 25 octobre 2016

Espionnage intime - Susie Morgenstern

Angélique a tout de la lycéenne modèle : excellente élève, jamais un mot plus haut que l’autre, toujours prête à donner un coup de main à ses parents qu’elle adore, ni tabac ni alcool, une sincère bienveillance envers ses deux frères, une complicité totale avec sa grand-mère et sa tante. L’image d’Épinal de l’ado parfaite ? En apparence. Car son journal intime révèle des secrets inavouables qui noircissent grandement le tableau. Et si au final cette jeune fille parfaite portait bien mal son prénom…

Soyons honnête, j’ai quelques bémols. Le titre en dit trop, on voit venir de loin certaines grosses ficelles narratives et les citations sentencieuses ou moralisatrices (« le courage est un devoir », « le bonheur est une habitude à cultiver ») alourdissent parfois l’ensemble. A force de bons sentiments à outrance, on finit par frôler l’overdose de sucre et de guimauve mais la recette reste digeste car Susie Morgenstern garde les rênes de son récit et ne se laisse pas déborder. J’admire son écriture fluide, ses dialogues percutants et sa façon de mettre en scène autant de personnage sans jamais perdre le lecteur en route. Tous sont touchants à leur façon et reconnaissables au premier coup d’œil, tous apportent leur pierre à l’édifice sans lourdeur ni artifices inutiles.

Je me rends compte que je me suis d’emblée senti à l’aise dans ce roman, prêt à balayer d’un revers de main ses petits défauts tant il m’a fait passer un bon moment auprès de cette famille aussi heureuse que dysfonctionnelle. Et puis le sujet incite à se projeter sur nos propres difficultés de communication : « Pourquoi ne pose-t-on jamais les questions quand il est encore temps de le faire ? », pourquoi faut-il un drame pour qu’enfin l’échange se noue, que la relation s’apaise, quitte à ce que les choses se clarifient trop tard ?

Assurément un texte qui plaira au public auquel il s’adresse. Son ton moderne, son thème finalement universel et sa galerie de personnages attachants emporteront à coups sûrs l’adhésion, ça ne fait aucun doute.

Espionnage intime de Susie Morgenstern. L’école des loisirs, 2016. 140 pages. 12,80 euros. A partir de 13 ans.


Une lecture jeunesse que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette.









lundi 24 octobre 2016

Fils du feu - Guy Boley

Ça commence dans une gerbe d’étincelles. Le feu, la forge, le père et son comparse Jacky martelant de concert, en rythme cadencé. Le fils fasciné par le bruit, la chaleur, les escarbilles jaillissant comme des étoiles filantes. Dehors, près du dépôt de locomotives bordant la maison, l’enfant retrouve sa grand-mère étêtant mécaniquement des grenouilles vivantes. Avant de partir pour l’école il embrasse la joue flasque du voisin, monsieur Lucien, et assiste aux lessives collectives où les femmes prennent des airs de lavandières. Le fils du feu devenu adulte raconte ainsi son enfance, chronique plus amère que douce marquée par la mort du petit frère, événement traumatisant pour chaque membre de la famille. La mère continue de s’adresser au défunt comme s’il n’était jamais parti, le père lève pour la première fois la main sur sa femme et l’aîné constate les dégâts, il souffre et tente de grandir, malgré tout.

Honnêtement, je pensais prendre une grosse claque, je pensais me retrouver sur le cul, soufflé par la force d’un texte court et renversant. Et bien ça n’a pas été le cas. Tant mieux pour mes petites fesses douces et potelées (ce n’est pas moi qui le dis, c’est ma femme…) et tant pis pour le plaisir de lecture orgasmique tant espéré et jamais venu. Je m’étais imaginé un long poème en prose puissant et habité, je ne m’étais pas trompé, mais il m’a manqué un petit quelque chose, un soupçon d’aspérité sans doute. Il me reste l’impression d’une écriture trop lisse, trop travaillée, trop léchée. Disons qu’il m’aurait fallu davantage de spontanéité et de rage. Je suis resté à distance, pas vraiment emporté, ni par les personnages, ni par l’histoire. Pas simple d’expliquer ce ressenti mais l'évidence s'impose, je me suis par moments ennuyé au cours de cette lecture.

Après, impossible de nier que Guy Boley a une plume élégante, parfois intense, d’une grande musicalité, et que son entrée en littérature à plus de soixante ans laisse augurer de bien belles choses à venir.

Fils du feu de Guy Boley. Grasset, 2016. 160 pages. 16,50 euros.



Les avis de Laure, LeiloonaMoka et Sylire