dimanche 22 mai 2016

Azil T1 : Chez Gaëtan Becpincé - Wenisch, Omont et Girard

Azil est un miraculé. Emmené par sa jeune propriétaire sur un bateau pour fuir un pays en guerre, l’ours en peluche est tombé à l’eau. Emporté par les courants, il s’est échoué sur une plage et a été recueilli par Monsieur Lepillier, un enseignant qui en a fait la mascotte de sa classe de maternelle. Chaque week-end, Azil est hébergé chez un élève et cette semaine, le sort désigne Gaëtan Becpincé. L’arrivée du doudou à la maison ne réjouit pas sa mère, persuadée que la peluche est pleine de parasites. Après un passage à la machine à laver, l’ours se retrouve accroché au fil à linge pour la nuit. Mais Gaëtan a peur pour lui, il y a des gitans dans le coin et comme le dit le grand frère de son copain Louis, « la nuit les gitans viennent et volent tout ce qu’ils trouvent »…

Une BD pour les petits abordant des thèmes d’actualité comme les migrants ou le regard porté sur celui qui vit différemment et que l’on juge par méconnaissance. Les préjugés passés au filtre de la vision de l’enfant sont autant de portes ouvertes vers des échanges avec les adultes. Le propos est intelligent, bienveillant sans mièvrerie. Le fait qu’Azil possède une conscience et partage avec le lecteur son ressenti face à chaque situation, souvent avec drôlerie, est un plus non négligeable. Par ailleurs le dessin et les couleurs douces de Tanja Wenisch offrent un cadre parfait à l’univers enfantin imaginé par Charlotte Girard et Jean-Marie Omont, scénaristes de l’excellente série « La balade de Yaya ».

Encore une réussite à mettre au crédit des éditions de La Gouttière dont les productions à destination des primo-lecteurs de BD n'ont décidément pas d'égal en terme de qualité.

Azil T1 : Chez Gaëtant Becpincé. De Wenisch, Omont et Girard. La Gouttière, 2016. 40 pages. 10,70 euros. A partir de 5 ans.





vendredi 20 mai 2016

De nos frères blessés - Joseph Andras

Une bombe. Déposée dans un local abandonné où personne ne va jamais, au fin fond de l’usine. « Pas de morts, surtout pas de morts ». Du pur sabotage. C’est ce que voulait Fernand Iveton, ouvrier communiste et militant anticolonialiste. Son action n’avait qu’un but : attirer l’attention du gouvernement français sur le nombre croissant de combattants qui luttent pour qu’il y ait plus de bonheur social sur cette terre d’Algérie où il est né. Mais Fernand a été dénoncé. Arrêté juste après avoir posé la bombe, qui n’explosera pas. Emmené au commissariat. Torturé. Emprisonné. Jugé. Condamné à mort. Guillotiné le 11 février 1957. Fernand Iveton restera le seul européen exécuté par la justice française durant la guerre d’Algérie.

Incroyable premier roman qui m’a happé dès les premières lignes, me laissant la gorge nouée face au destin tragique d’un idéaliste sacrifié au nom de la raison d’état. Joseph Andras raconte avec minutie l’enchaînement des événements, entrelaçant le présent du militant arrêté et son passé, notamment la rencontre avec celle qui deviendra sa femme et ne cessera de le soutenir jusqu’au bout. La prose est sobre, âpre, sans gras. La description des tortures est terrifiante, chaque coup porté résonnant avec une précision clinique. Et l’ouvrier de céder face à l’innommable douleur : « Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela la torture, "la question", la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même : donner ses frères. Que cela pouvait être aussi atroce. Non, le mot n’y est pas. L’alphabet a ses pudeurs. L’horreur baisse pavillon devant vingt-six petits caractères ».

Il n’y avait objectivement aucune raison de prononcer une telle condamnation tant les circonstances atténuantes semblaient évidentes. Après tout, le militant avait épousé une cause mais n’avait pas fait couler le sang. Seulement, l’opinion publique, vent debout face aux terroristes responsables des « événements » d’Algérie, avait besoin de satisfaire son esprit de représailles aveuglé par la haine. Et la France se devait de montrer sa fermeté, quitte à en faire trop. Le rejet de la grâce présidentielle réduisit en cendres les derniers espoirs. René Coty et son garde des sceaux François Mitterrand biffèrent d’un trait de plume le recours des avocats, préférant laisser, comme ils l’écrivirent, « la justice suivre son cours ».

Fernand mort pour l’exemple, mort pour la France, victime d’une violence aveugle, d’une raison d’état se foutant des destins individuels au nom de l’intérêt collectif. Un symbole, un bouc émissaire dont l’exécution reste aujourd’hui encore une honte pour la République. Exercice d’admiration, texte forcément engagé qui aurait pu tourner au lyrisme dégoulinant et contre-productif, « De nos frères blessés » est au contraire un hommage d’une absolue dignité, porté par une écriture et une construction d’une maîtrise sidérante. Un très grand premier roman, je pèse mes mots.

De nos frères blessés de Joseph Andras. Actes sud, 2016. 140 pages. 17,00 euros.
















jeudi 19 mai 2016

Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons - Velibor Colic

« Après une longue traversée de l’Europe endormie, j’arrive en France. Je traverse la Croatie, la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne réunifiée. Je traverse le scandaleux silence et l’indifférence du monde, la nuit étoilée et la rosée matinale, les petites routes campagnardes et les longues transversales des autoroutes amollies par la chaleur ». [ …] « A l’ouest, rien de nouveau, me dis-je, une frontière puis une autre. Les flics et la douane, la douane et les flics ».

Été 92. Velibor Colic débarque à Rennes. Il a 28 ans et ne possède que trois mots de français : Jean, Paul et Sartre. Dans son sac de sport élimé, un stylo, un manuscrit, des deutsche marks, quelques habits et une brosse à dents. Déserteur de l’armée bosniaque, c’est un soldat qui a vu la mort mais ne l’a jamais donnée, préférant tirer en l’air plutôt que sur ses ennemis. A Rennes, on l’installe dans un foyer pour demandeurs d’asile. Une vie spartiate où se conjuguent ennui, promiscuité, consommation excessive d’alcool et cours de français. Après Rennes, ce sera Paris, puis Strasbourg. Ses papiers enfin en règle, il « profite » de l'intérêt que suscite la crise dans les Balkans pour publier son premier texte, « Les bosniaques », succession de témoignages sur la guerre qui déchire l'ex-Yougoslavie. Le début d’une carrière d’écrivain chaotique qui ne changera finalement pas grand-chose à sa condition de réfugié.

J’ai découvert Velibor Colic avec le terrifiant Archanges, j’ai poursuivi avec le touchant Ederlezi et je le retrouve ici dans une veine autobiographique aux accents tragi-comiques. Son manuel d’exil est tout sauf conventionnel, écartant d’emblée la dimension lacrymale et geignarde dans laquelle il aurait été facile de tomber. Le ton se veut léger, empreint d’autodérision et traversé par certains passages d’une grande beauté.

L’autodérision, c’est imparable avec moi, surtout quand c’est si bien amené.  Exemple, lorsque ce cher Velibor parle de son manuscrit : « Je suis en même temps anti-guerre et anti-paix, humaniste et nihiliste, surréaliste et conformiste, le Hemingway des Balkans et probablement LE plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps. J’ai juste un détail à régler : mes textes sont beaucoup plus mauvais que moi-même ».

Colic parle de l’exil, de son exil, avec une distance qui fait mouche. En se retranchant derrière l’autodérision et l’humour, il dit avec davantage de force la faim, la solitude et la pauvreté : « Dans ma chambre, il fait tellement froid qu’en prenant la douche je garde mes chaussettes. Pour me laver les dents je mets si peu de dentifrice que cela ressemble à un nettoyage à sec. Mon déodorant est "Eau Parisienne", c’est-à-dire l’eau du robinet, et mon parfum est belge. Avant de sortir, je m’asperge de quelques gouttes de bière derrière les oreilles ».

Des confessions sincères, rédigées vingt-cinq ans après, avec le recul nécessaire pour dédramatiser sans gommer d’un trait de plume les difficultés rencontrées. Exercice périlleux réussi haut la main, entre humour, tendresse et féroce ironie. Tout ce que j'aime en somme.

Manuel d’Exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Colic. Gallimard, 2016. 200 pages. 17,00 euros.







mercredi 18 mai 2016

Un homme de joie T2 - David François et Régis Hautière

Sacha commence à trouver sa place à New-York. A son arrivée d’Ukraine en 1932, l’eldorado annoncé s’était pourtant transformé en amère potion mais grâce à deux rencontres aussi fortuites que bienvenues, les choses se sont arrangées. Pas qu’il roule sur l’or, mais son travail sur les chantiers et les « petits extras » effectués pour le mafieux Lanzana suffisent à ses besoins. Chez ses camarades, la colère gronde et les velléités de grève se précisent. Pour les hommes de Lanzana qui tiennent les syndicats et veulent à tout prix que les délais de construction des gratte-ciel soient respectés, pas question de laisser la chienlit s’installer, il va falloir sévir et tant pis pour les meneurs. Sacha observe l’agitation de loin. De toute façon, ses pensées sont occupées par tout autre chose…

J’avais annoncé à la fin du premier tome que, connaissant la propension de Régis Hautière à faire morfler ses personnages, le gentil Sacha risquait de connaître de sérieuses désillusions. Ma prédiction s'est-elle réalisée ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Mais le fait est que dans la suite et fin de ce diptyque, l’ambiance s’alourdit à chaque page et pour tout le monde. Aucune lumière dans ce New-York poisseux où personne ne se fait cadeau et où les doux rêveurs n'ont pas leur place. Sacha, lui, garde les pieds sur terre, même si l'amour vient frapper à sa porte. Il sait que malgré les journées passées à construire ces bâtiments cherchant à tutoyer le ciel, personne ne se rapproche du soleil.

Un album crépusculaire porté par des couleurs incroyables, un trait à la fois souple et torturé et une science du cadrage qui donne le vertige. Depuis « De briques et de sang » le dessin de David François me fascine, il possède un charme unique et indéfinissable.

La ville monstre. Le sous-titre de ce superbe diptyque en dit bien plus qu'un long discours. New-York qui broie et écrase les pauvres âmes frappées par la grande dépression. Pas des plus réjouissant, je vous le concède. Mais l'essentiel est ailleurs. Et la qualité au rendez-vous.

Un homme de joie T2 de David François et Régis Hautière. Casterman, 2016. 54 pages. 13,95 euros.

Mon avis sur le tome 1

Une nouvelle lecture commune que je partage avec Noukette.













mardi 17 mai 2016

Le trésor du lac des trois chats - Mathis

Premier jour des grandes vacances et première grasse matinée, Alex est aux anges ! Pas question pour autant de se tourner les pouces, c’est enfin  l’occasion de construire une cabane dans la forêt. En cherchant l’endroit idéal pour installer ladite cabane, Alex en trouve une déjà montée, faite de planches et de tôles rouillées. Après l’avoir observée de loin, il décide d’y pénétrer. A l’intérieur, des piles de livres et une carte d’identité qui ne laisse planer aucun doute sur son propriétaire. Alex comprend en effet immédiatement que cette cabane appartient à un ancien camarade de classe de son père surnommé Sauvageon, qui a toujours vécu dans les bois mais dont personne n’avait jamais pu trouver le repère. Un Sauvageon qui a disparu depuis plusieurs semaines…

Alex rentre chez lui avec une boîte remplie de photos. Au fond de la boîte, sa sœur Anouk va trouver un carnet où Sauvageon consignait ses recherches en lien avec un trésor datant du Moyen-âge, le trésor du lac des trois chats. Entre recherches à la bibliothèque, réunions secrètes et expédition à vélo, Alex, Anouk, Mimi, Singe et Djamila vont se lancer dans une chasse au trésor où les choses ne vont pas vraiment se dérouler comme prévu.

Aujourd’hui pas de roman pour ados dans notre rendez-vous hebdomadaire avec Noukette mais un titre pour les plus jeunes à partir de 8-9 ans. Une chasse aux trésor qui rappellera aux anciens dans mon genre le fameux Club des cinq (même si je préférais le moins connu « Clan des sept » ). Dialogues percutants, personnages pétillants, énigme à résoudre, un poil de tension et de suspens, les ingrédients sont classiques mais la recette fonctionne. Seul souci, une incursion dans le fantastique à la toute fin qui risque de désarçonner et de frustrer plus d’un lecteur. Pour le reste, c'est un sans faute.



Le trésor du lac des trois chats de Mathis. Thierry Magnier, 2016. 150 pages. 7,20 euros.









lundi 16 mai 2016

L’empreinte amoureuse - Mélanie Chappuis

Page 99, le narrateur déclare : « J’ai envie de brûler mes notes, de voir mes souvenirs partir en fumée, d’envoyer balader mon grand projet d’empreinte amoureuse. Je le trouve nul, prétentieux et vain ». Et moi j’ai envie de le prendre dans mes bras et de lui dire : « Enfin, tu t’en rends compte ! Punaise, il était temps ! ». Ben oui parce que depuis 99 pages, Bruno me bassine avec ses ex. Ce quadra frappé par un cancer du foie pleurniche. Monsieur a peur de mourir et encore davantage de se battre pour ne pas mourir. Refusant de se soigner parce que selon lui ça ne sert à rien, il va provoquer le départ de sa compagne Marion, incapable de comprendre son raisonnement et de le faire changer d’avis.

Soudain seul, Bruno se lance dans un grand projet : lister dans un carnet ses aventures depuis l’adolescence et tenter de recontacter ses conquêtes pour leur demander quelle trace il a laissée dans leur vie. Un inventaire qualifié pompeusement d’« empreinte amoureuse » qui va le plonger dans ses souvenirs de globe-trotter. Et nous de le suivre au fil de sa jeunesse dorée de fils d’ambassadeur, du Nigéria à l’Argentine en passant par Berne ou New-York. De Yassa à Laure, de Malika à Michelle, de Marie à Nathalie, de Yulia à Caroline, de Linda à Mathilde. Une enfilade de prénoms dans laquelle j’ai fini par me perdre, retenant juste que l’Argentine l’avait snobé, l’américaine était décédée dans un accident de voiture, la suissesse droguée avait failli l’entraîner avec elle dans sa perte, la vidéaste restera comme son plus gros chagrin d’amour, etc. Tout ça pour se rendre compte que Marion, c’est-à-dire la dernière, est la seule qui compte vraiment. Franchement, s’il me l’avait demandé, j’aurais pu lui annoncer dès le départ, c’était tellement évident !

Mélanie Chappuis est la femme du dessinateur, Zep, info people sans le moindre intérêt je vous le concède, mais il faut bien que je me mette à la hauteur de ce roman lui aussi sans le moindre intérêt. Rien à faire, je déteste les narrateurs pleurnicheurs. Au moins Bruno n’essaie pas de nous tirer des larmes mais j’ai trouvé sa démarche pathétique. Entre deux éclairs de lucidité, il enchaîne les descriptions de non-événements, de relations banales au possible dans lesquelles il ne fait que révéler une instabilité chronique. Et le retournement de situation final donnant évidemment dans le happy-end ne pouvait qu'enfoncer le clou de mon exaspération. Vraiment pas un roman pour moi.

L’empreinte amoureuse de Mélanie Chappuis. L’âge d’homme, 2015. 172 pages. 18,00 euros.




dimanche 15 mai 2016

L’ours qui jouait du piano - David Litchfield

Il était une fois un ours qui trouva un piano au fond des bois. Il s’en approcha doucement et posa sa grosse patte sur les touches, provoquant un bruit terrifiant. Le lendemain l’ours revint, puis les jours, les semaines, les mois et les années suivantes. Peu à peu il apprivoisa l’instrument et en tira des sons enchanteurs qui attirèrent tous les ours de la forêt. Surpris en plein récital par une petite fille et son papa, l’ours accepta de les suivre et devint la coqueluche de la ville, donnant des concerts à guichets fermés et vendant des millions de disques. Une nouvelle vie qui lui offrit tout ce dont il pouvait rêver mais ne remplaça jamais, au plus profond de son cœur, sa forêt et ses amis…

Un album qui célèbre la primauté de l’amitié sur les rêves de gloire. Oublier les lumières et les célébrations aussi somptueuses qu’artificielles pour retrouver ses racines, être auprès des siens et toucher le seul public qui compte en définitive. Le message est simple et positif, écartant toute superficialité pour revenir à l’essentiel avec un soupçon d’émotion.

Texte court et immédiatement compréhensible, illustrations superbes aux couleurs et aux textures très travaillées, grand format permettant de plonger le regard en profondeur à chaque page, voilà un album qui possède de nombreux atouts pour séduire les petits bouts auxquels il s’adresse. Et les grands bouts qui ont la chance et le privilège de leur lire à voix haute.

L’ours qui jouait du piano de David Litchfield. Belin jeunesse, 2016. 32 pages. 12,90 euros. A partir de 3 ans.





vendredi 13 mai 2016

Les tifs - Charles Stevenson Wright

New York, années 60. Lester le métis se lève un matin bien décidé à prendre son destin en main. Ras le bol d’être mis au rebut à cause de sa couleur de peau. Première étape vers la gloire, se lisser les cheveux. Avec ses nouveaux tifs aux bouclettes soyeuses, Lester se voit enfin comme quelqu’un d’autre, l’égal des blancs, celui à qui tout va sourire, travail, amour, argent et célébrité. Commence alors une odyssée hallucinée dans les rues de Big Apple où le bellâtre va trimbaler sa dégaine auprès d’une faune pas piquée des hannetons, du travesti surjouant son rôle de drama queen à l’acteur célèbre tombé au fond du caniveau et sortant tout juste de prison en passant par une prostituée vénale et un producteur de disques véreux.

Second volume de la trilogie new-yorkaise de Charles Stevenson Wright (après « Le Messager »), « Les tifs », publié en 1966, est un texte inclassable, à la fois pamphlet et satire acide d’une population noire et métissée dont les rêves de réussite et d’égalité ne pouvaient qu’être un jeu de dupes voué à l’échec. Un roman boycotté à sa sortie par la critique, considéré aujourd’hui comme un chef d’œuvre et qui entraîna son auteur vers une chute inexorable, réduit à la pauvreté, détruit par l’alcool, sombrant dans l’anonymat le plus total jusqu’à sa mort dans un hospice du Lower East Side.

C’est simple, il y a tout ce que j’aime dans ce roman. Une plongée à la marge directe, terrible, violente, désespérée, portée par un cynisme tranchant, un humour noir dévastateur et une succession d’événements surréalistes tirant souvent vers l’absurde et frôlant parfois l’hystérie. C’est cash, sans fioriture, tout son sauf consensuel. Le cri de colère d’un écrivain enragé et d’un narrateur perdu entre fantasmes d’une vie meilleure et lucidité face à une réalité sans pitié : « Je m’imaginais que ma chance allait tourner. Est-ce qu’elle avait tourné ? Non, la vie me tenait toujours par les couilles et m’injectait des lavements empoisonnés dans le cul. » Ou encore « On s’en prenait à moi depuis si longtemps. Une mètre cinquante-cinq pieds nus, soixante-trois kilos tout mouillé. L’air d’un gamin, avec une démarche de marin à terre, un visage typiquement métissé : un Américain issu d’un pot de chambre bouillonnant, fruit d’au moins cinq races différentes copulant par deux ou trois comme dans une partie de chaises musicales ».

Un roman qui transpire l’urgence, irascible, affûté comme une lame. Typiquement ma came.

Les tifs de Charles Stevenson Wright. Le Tripode, 2016. 200 pages. 22,00 euros





mercredi 11 mai 2016

L’adoption T1 : Qinaya - Zidrou et Monin

Un tremblement de terre au Pérou. 8,4 sur l’échelle de Richter. Plus de 37 000 morts. « On s’émeut, on compatit, puis on oublie. Après tout, qu’est-ce qu’on en a à foutre du Pérou et des péruviens ». C’est ce que pense Gabriel, 75 ans. Oui mais voilà, son fils et sa belle-fille ont adopté Qinaya, 4 ans, qui a perdu ses parents suite au séisme. Au moment de l’arrivée de la petite à l’aéroport, Gabriel reste en retrait. Pas concerné le nouveau papy. Jusqu’au jour où il lui faut garder la gamine pendant deux heures. Une corvée qu’il accepte difficilement, mais qui va tout changer.

Résumé de la sorte, on a l’impression d’avoir affaire à un scénario cousu de fil blanc baignant dans un sirop qui dégouline de bons sentiments. Ce serait bien vite oublier que Zidrou tire les ficelles. Ok, le papy bougon va fondre pour la fillette venue du bout du monde et devenir un gros nounours débordant d’affection. Mais, parce qu’il y a forcément un « mais », l’histoire ne reste pas en surface, elle creuse un sillon bien plus profond que les apparences ne pourraient le laisser penser. Le récit s’attarde longuement sur la relation entre Gabriel et son fils, une relation compliquée, surtout parce que l’un des deux a oublié de tenir son rôle. Par manque de temps. D’envie aussi. Cet aspect a fait résonner en moi des éléments de ma propre histoire et confirme ma certitude qu’il est bien plus facile d’être grand-père que père. Question de disponibilité sans doute, entre autres choses…

Ce premier volume d’un diptyque dont la suite, je l’espère, ne tardera pas trop, est porté par le dessin rond et les couleurs chaudes de l’excellent Arno Monin. Récit d’un bouleversement affectif poignant, tout en tendresse et en subtilité, cette « Adoption » mêlant histoire familiale et chronique du troisième âge sonne juste, pousse à la réflexion et fait planer un insupportable suspens, tant la pirouette finale, totalement inattendue, laisse le lecteur aussi pantelant qu’admiratif devant de tels talents de conteur…

L’adoption T1 : Qinaya de Zidrou et Monin.  Bamboo, 2016. 64 pages. 14,90 euros.


Une lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.



Les BD de la semaine sont
aujourd'hui chez Stephie



mardi 10 mai 2016

Traits d’union - Cécile Chartre

Un mariage à première vue comme les autres : une mère qui a tout prévu dans les moindres détails, l’invité lourdaud qui va passer son temps à draguer pour tenter de ramener une fille dans son lit à l’heure de la soupe à l’oignon, l’ex-petite copine du marié qui rumine leur histoire passée, le meilleur ami plein d’amertume, tata Odette qui pense que ce mariage, c’est une belle connerie, du classique quoi.

Sauf que. Les mariés ont à peine 18 ans, se connaissent depuis quelques moi et leur précipitation à sauter le pas interpelle. La pique-assiette ayant l’habitude de s’inviter incognito chaque samedi dans des cérémonies où elle ne connait personne trouve l’ambiance très particulière. Et une gamine qui a tout vu mais n’a encore rien dit s’apprête à révéler un secret censé mettre une pagaille d’enfer. Sauf que...

J’adore Cécile Chartre. Son humour noir, sa prose nerveuse qui ne s’embarrasse pas de chemins détournés pour aller à l’essentiel, ses personnages souvent drôles malgré eux et cette capacité à imaginer des situations aussi inconfortables qu’incongrues (« Petit meurtre et menthe à l’eau » en est l’exemple le plus frappant). Ici elle trousse un roman choral piquant et acidulé où la voix de chaque protagoniste, plutôt que de résonner avec force, dissone sacrément. Bon, pour être honnête, j’avais vite découvert le pot aux roses mais cela n’a en rien gâché mon plaisir. Un titre qui inaugure la nouvelle collection « Rester vivant » des éditions Le Muscadier, une collection dont le but est, entre autres, « de poser un regard incisif sur nos comportements individuels et collectifs ».  Pour le coup, le contrat est rempli haut la main.

Traits d’union de Cécile Chartre. Le Muscadier, 2016. 66 pages. 8,50 euros.

Une nouvelle pépite jeunesse que je partage avec Noukette.

Les avis de Fanny et Hélène