samedi 3 octobre 2015

Dandy - Richard Krawiec

Artie et Jolene. Lui est un voleur à la tire vivotant sans domicile fixe. Un laissé-pour-compte que personne ne remarque. Elle, de son coté, élève seule Dandy, son fils de deux ans qui sera bientôt aveugle si elle ne trouve pas les deux mille dollars nécessaires pour le faire opérer. Il la voit pour la première fois dans un bar. Elle est à moitié nue sur le ring au milieu de la salle, prête à se rouler dans la Jell-O avec une catcheuse sous les hurlements porcins d'une foule surexcitée. La seule solution qu'elle ait trouvée pour dégoter quelques billets. Il la rattrape dans la rue après le combat, entame la conversation. Le début d'une histoire d'amour passionnée et chaotique.

Un roman de 1986 qui plonge le lecteur au cœur du désespoir. Une mère qui n'a pas les moyens de sauver son bébé, le nourrit au beurre de cacahuète et au biberon de pepsi, qu'elle coupe au whisky quand elle veut l'assommer quelques heures. Un pauvre type, beau parleur, magouilleur à la petite semaine. Des pas grand-chose dans l'Amérique des années 80 et son capitalisme triomphant. Jolene et Artie sont des personnages inoubliables. Des personnages acculés, incapables de joindre les deux bouts. Ils veulent éviter la noyade, tentent des choses, se débattent. Échouent. Relèvent la tête, s'interrogent, replongent. Ils rêvent, tirent des plans sur la comète, envisagent des solutions extrêmes, les mettent en œuvre. Se plantent. Mais ils s'aiment et finalement, rien n'est plus important.

Au-delà du désespoir reste une humanité et une vitalité qui amène un rayon de lumière dans les ténèbres. Richard Krawiec n'enjolive rien. Il fut l'un des premiers auteurs américains à donner des cours d'écriture dans des centres d'accueil de SDF, des prisons ou des cités défavorisées, guidé par le souci de redonner la parole à ceux qui ne l'ont plus. Avec Artie et Jolene, il dresse le portrait d'un couple incroyablement touchant, un couple qui avance à tout petits pas et ne va nulle part. C'est beau et tragique sans jamais être sordide, malgré les apparences.

L'ombre de Selby plane sur ce grand roman, sombre et crépusculaire. De la littérature américaine sans gants, décomplexée. Celle que j'aime plus que toute autre.

Dandy de Richard Krawiec. Points, 2015. 240 pages. 6,70 euros.








vendredi 2 octobre 2015

Alcoolique - Jonathan Ames et Dean Haspiel

J’adore la séquence d’introduction de cet album (peut-être parce qu'elle me rappelle quelques souvenirs de jeunesse...). Jonathan A., le narrateur et double de l’auteur, se réveille à l’arrière d’une voiture, pendant qu’une naine d’un certain âge (pour ne pas dire d’un âge certain) lui tripote la braguette. Il ne sait pas comment il est arrivé là mais quand les flics viennent cogner au carreau, il prend ses jambes à son cou, trouve refuge sur la plage, s’allonge sous un ponton et s’enfouit dans le sable pour passer inaperçu.

Entre temps, il a commencé à raconter son histoire. Ses premiers déboires avec l’alcool, à 15 ans. Des bières partagées avec son meilleur copain. Il trouve le goût infect et vomit presque à chaque biture, mais boire le rend cool aux yeux des autres alors que d’habitude, il passe inaperçu. Puis vient son dépucelage (un fiasco), ses études, brillantes, jusqu’au diplôme obtenu à la prestigieuse fac de Yale. La mort de ses parents dans un accident de voiture est un tournant. Il part pour Paris avec l’argent de son héritage et s’abîme dans la boisson et la drogue. Retour au pays, cure de désintox. Des années de sevrage, un boulot de taxi à New Haven, la publication d’un premier roman, un polar fortement inspiré d’Hammett et Chandler. Un gros chagrin d’amour et c’est la rechute. Sans parler de la tragédie du 11 septembre qu’il vit en direct depuis le toit de son immeuble New-yorkais et la perte de Sal, son ami d’enfance, emporté par le sida. Une succession de coups durs et une plongée vertigineuse (vodka, bière, cocaïne et héroïne), dont il ne se remet pas…

Si vous me connaissez un peu, vous vous doutez que cet album me va comme un gant. Peut-être parce qu’Alcoolique est un roman graphique de mec. Entendons-nous, pas un mec plein de testostérone, sûr de lui, avançant gaillardement et franchissant les obstacles avec calme, maîtrise et maturité, mais plutôt un mec fragile, faible, lâche, incapable de sortir la tête de l’eau et possédant suffisamment de lucidité pour proposer une belle dose d’autodérision. Du loser comme je les aime, tellement paumé qu’il en devient touchant. Il pense qu’il va s’en sortir, se dit que chaque cuite sera la dernière en sachant pertinemment qu’il remettra le nez dans un verre à la première occasion. C’est à la fois triste et drôle, pathétique surtout, mais jamais geignard.

Contrairement au sujet, le dessin est sobre (oui, elle est facile mais je suis fatigué en ce moment…). Du noir et blanc réaliste aux cadrages maîtrisés. Pas de fioriture et une recherche d’efficacité qui fait mouche.

Confession sans pathos de la romance destructrice d’un homme avec la bouteille, Alcoolique est une vraie belle réussite. Premier roman graphique des éditions Toussaint Louverture (Mailman, vous vous rappelez ?), l’ouvrage est, comme toujours chez cet éditeur, d’une qualité de fabrication bien au dessus de la moyenne. Un objet livre-livre somptueux et un contenu à consommer sans modération ! (fatigué je vous dis…).

Alcoolique de Jonathan Ames et Dean Haspiel. Monsieur Toussaint Louverture, 2015. 144 pages. 22,00 euros.







mercredi 30 septembre 2015

Les équinoxes - Cyril Pedrosa

 « Je pense à toutes ses vies qui auraient été possibles et j’ai l’impression de ne pas en avoir vécu une seule. Au moins une. » La peur panique de ne pas avoir existé pleinement. Ce sens que l’on cherche et que l’on ne trouve pas. La certitude de naître et de mourir seul, la certitude que personne ne viendra nous sauver. Beaucoup de mélancolie, un zeste de nostalgie, la lucidité devant le temps qui passe et n’arrange rien. Des destins qui défilent, se croisent ou s’évitent en quatre tableaux, quatre saisons, de l’automne à l’été.

Vincent, son ex-femme, son frère Damien, sa fille Pauline. Louis, militant communiste septuagénaire. Catherine, secrétaire d’état à l’environnement. Camille, Antoine, Edith… Une levée de bouclier contre la construction d’un aéroport, une usine qui ferme. Des gens qui luttent, se démènent, se résignent. Il y a tout cela dans cet album choral où les solitudes intérieures semblent ne jamais être capables de partager leur ressenti, leur mal-être, leurs combats.

Pour moi, un nouvel album de Pedrosa est un événement majeur. C’est un auteur qui m’avait bouleversé avec « Trois ombres » et m’avait totalement impressionné par sa maîtrise narrative et graphique tout au long de « Portugal ». Clairement, « Les équinoxes » ne pouvait qu’être la BD de l’année. Sauf que. Ça n’a pas été le raz de marée que j’attendais, le tourbillon plein d’émotion qui devait m’emporter à coup sûr. Peut-être une œuvre trop intime, trop personnelle, trop introspective. Les thèmes et les réflexions se veulent universelles mais je suis resté à l’écart. Et puis les longs récitatifs qui viennent s’insérer entre les différentes séquences dessinées (et qui ont servi de matériau de base au récit), ralentissent la fluidité de l'ensemble. Le procédé a quelque peu gêné ma lecture et gâché mon plaisir.

Graphiquement, c'est impressionnant et j’adore toujours autant ce trait à la fois nerveux et très relâché qui se reconnait au premier coup d’œil. A chaque saison sa technique (aquarelle pour l’automne, crayon à papier pour l’hiver, pastel et crayons de couleur pour le printemps, couleurs franches sans noir pour l’été). Un album dense, ambitieux, intelligent et profond. Très au-dessus de la production actuelle. Un album que j’aurais aimé adorer. Mais la magie n’a pas opéré. Pour autant, Pedrosa reste à mes yeux l’auteur le plus talentueux de sa génération, et cette semi-déception ne va rien y changer.



Les équinoxes de Cyril Pedrosa. Dupuis, 2015. 330 pages. 35,00 euros.


L'avis de Jacques

La BD de la semaine est aujourd'hui chez Noukette




mardi 29 septembre 2015

146298 - Rachel Corenblit

146 298. Encrée. Et ancrée. Une suite de chiffres sur le bras de sa grand-mère. Une suite de chiffres dont elle a compris le sens pendant un cours d’histoire sur la seconde guerre mondiale. Le secret bien caché s’est enfin révélé à elle et a pris sens. Aujourd’hui, Elsa se fait tatouer sur le bras le douloureux héritage. Parce que sa grand-mère à la mémoire défaillante lui a enfin parlé de cette expérience innommable. La rafle, le convoi, le camp. La faim, la soif, le froid, la cruauté, l’entraide. La mort partout. La survie, coûte que coûte. Aujourd’hui, Elsa va garder à jamais la trace d’une histoire familiale frappée par la folie des hommes. Une histoire qui la bouleverse au point de vouloir la ressentir dans sa chair. Pour ne jamais oublier.

Encore un texte coup de poing dans cette collection qui ne cessera jamais de me surprendre. Le monologue d’Elsa, entrecroisant sa vie et celle de sa grand-mère, sonne avec une justesse qui laisse groggy. Pas un mot de trop. Phrases courtes. Écriture incisive. Percutante. La douleur qui s’imprime sur le bras d’Elsa et sur la rétine du lecteur. Un monologue qui, une fois de plus et sur un sujet pourtant abordé des milliers fois, parvient à frapper au cœur et aux tripes. Avec une économie de moyen remarquable, loin de tout lyrisme excessif et sans jamais tomber dans le tire-larmes. Aussi bluffant que poignant.

146298 de Rachel Corenblit. Actes Sud Junior, 2015. 66 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.



Une nouvelle pépite jeunesse que j'ai le plaisir
de partager avec Noukette





lundi 28 septembre 2015

Fordetroit - Alexandre Friederich

Après avoir lu le dernier Reverdy, j'ai eu envie de retourner à Detroit. Ça tombe bien, le Suisse Alexandre Friederich y a passé quelques temps l'an dernier. Au cœur du désastre, il a parcouru les quartiers sinistrés à vélo, ne pouvant que constater l'ampleur des dégâts. Une ville frappée de plein fouet par la crise économique, symbole de l'échec du capitalisme. Une ville désertée par ses habitants (la population est passée de 1,5 millions à 700 000 âmes), une ville devenue la proie des flammes (« A Detroit les incendies sont constants.Pas une minute ne se passe sans que les flammes ne ravagent une partie de la ville. »), une ville où se succèdent les bâtiments désaffectés et où le taux de criminalité est le plus élevé du pays.

L'auteur est persuadé qu'à Detroit, la fin du monde a déjà eu lieu. C'est pour lui un laboratoire dans lequel il va pouvoir étudier l'avenir de l'humanité. Logeant chez l'habitant, il déambule dans une ville fantôme à la recherche des formes de vie ayant survécu à l'apocalypse. Il va croiser des junkies, des SDF, des chômeurs, des éclopés en tout genre.Mais aussi des citoyens ayant conservé une once d'espoir, ayant fait de la débrouille et de l'autogestion leur raison d'être. Des gens debout face à la tempête : « On a l'impression par ici que ce qui se passe est une des images de l'avenir. Et cependant, la vie continue. »

Avec Friderich, pas de plans larges sur les ruines, pas une vue d'ensemble de la catastrophe mais une plongée digne d'un ethnologue, au plus près des lieux et des gens. Ni fiction, ni carnet de voyage, ni reportage, ce texte inclassable est traversé par de très beaux passages : « Quel jour sommes-nous ? Un jour ouvrable, un jour de semaine. Difficile à croire. Tout est enfoui, abstrait, cataleptique. Au-dessous du niveau des émotions. Ici dans le centre, après les fastes de la production et le capitalisme conquérant, les retombées sont catastrophiques : le puits de langage est soufflé, les forces vitales défaites, le sens perdu. Une révolution dramatique. L'homme a déserté la scène. Le silence occupe la place. »

Alors que Reverdy était dans le « pendant » de l'écroulement de la ville, au début de la crise des subprimes en 2008, Friederich est lui dans « l'après ». Il déploie au fil de sa traversée à vélo la maquette du monde à venir, un monde qui, bien que frappé en plein cœur, ne cesse de renaître de ses cendres. Une réflexion lucide, optimiste et d'une grande beauté.

Fordetroit d'Alexandre Friederich. Allia, 2015. 128 pages. 6,50 euros.

samedi 26 septembre 2015

Les loups à leur porte - Jérémy Fel

J’ai lu ce roman suite à complot ourdi par mes deux blogueuses belges préférées. C’est d’abord La fée lit, qui en a fait un coup de cœur et a pensé qu’il pourrait me plaire tout en me sortant de ma zone de confort. Et c’est ensuite Cajou qui a eu la gentillesse de me l’offrir (plein de poutous pour la peine !).

Je me suis donc lancé en toute confiance, même après avoir lu sur la quatrième de couv  qu’une « atmosphère  énigmatique et troublante, entre Twin Peaks et Stephen King » m’attendait, alors que d’habitude ce genre de références me fait fuir à toutes jambes.

J’ai cru dans un premier temps  avoir affaire à un recueil de nouvelles. Le livre s’ouvre sur un incendie volontaire aux États-Unis en 1979. Deux morts et le coupable, tapi dans l’ombre, qui regarde son  œuvre le sourire aux lèvres. Second chapitre, des années plus tard, toujours aux États-Unis, un ravisseur d’enfant file en voiture vers Chicago, s’arrêtant pour la nuit dans un motel sordide. Troisième chapitre, près d’Annecy, une maison isolée et une baby-sitter psychologiquement fragile, pour ne pas dire plus, qui va foutre la trouille de sa vie au gamin qu’elle garde. Quatrième chapitre, à Nantes, une femme quitte son mari après avoir découvert qu’il l’a trompe...

Quatre histoires, quatre lieux et quatre époques à priori sans aucun rapport. Mais à partir du chapitre suivant, on retrouve un des personnages du début. Et de fil en aiguille, on commence à comprendre que des interactions vont naître, que tout cela est un gigantesque puzzle narratif dont les pièces, d’apparence totalement incompatibles, vont finir par s’emboîter. Diabolique.

Ok, j'avoue, je me suis laissé piéger comme un bleu, même si j’ai quelques bémols. La fin est trop abrupte, et surtout il y a des répétitions et des tournures de phrases assez maladroites qu’une relecture attentive (de l’éditeur notamment) aurait permis d’éviter. Je sais bien que c’est un premier roman et que l’indulgence doit être de mise mais quand même.

Après, au-delà de ces bémols, impossible de ne pas reconnaître la capacité de l’auteur à mettre en place une ambiance angoissante à souhait. Sans tomber dans le gore ni dans la violence à outrance, mais en privilégiant une forme de suggestion bien plus efficace. Et avec une écriture très visuelle, des scènes s’enchaînant de façon cinématographique et une construction du récit particulièrement maline.

Efficace est le mot qui caractérise le mieux ce texte je pense. Tellement efficace que malgré une semaine chargée et épuisante, je n’ai pas pu aller me coucher chaque soir sans avaler quelques dizaines de pages, impatient de savoir comment tout cela allait se terminer.

Efficace et culotté. Et drôlement bien fichu, malgré une écriture qui, littérairement parlant, a encore besoin de gagner en maturité. De toute façon, pour que je dévore 430 pages aussi vite, il faut que je sois ferré. Et pas qu’un peu.

Alors merci aux copines belges qui m’ont fait un beau cadeau avec ce premier roman vers lequel je ne serais jamais allé tout seul et qui m’a fait passer de très agréables heures de lecture.

Les loups à leur porte de Jérémy Fel. Rivages, 2015. 435 pages. 20,00 euros.





vendredi 25 septembre 2015

Les lectures de Charlotte (10) : Moi grand, toi petit de Lilli L’Arronge

Un album trop mimi, basé sur un jeu d’oppositions et de contraires. Un parent et son enfant partagent des moments empreints de complicité et de complémentarité. Les doubles pages se répondent sans cesse, les situations s’enchaînent, variées et très parlantes : « Moi je range, toi, tu déranges » ; « Moi, je suis épuisé, toi, tu es réveillé » ; « Toi, patatras, moi sparadrap ».

 C’est tendre et drôle, on passe en revue le quotidien avec une simplicité, tant graphique que narrative, d’une redoutable efficacité. Et au-delà de cette simplicité apparente, l’adulte voit en filigrane l’opposition classique, nécessaire et indispensable entre la responsabilité du grand et l’inconscience du petit, entre la force du grand et la fragilité du petit, entre les ruses du grand et la malice du petit…




A lire à voix haute, à partager sans modération avec son enfant sur les genoux. Charlotte adore, et ne se lasse jamais de retrouver ce duo si craquant ! La liaison texte/image est incroyablement expressive et cet album prouve une fois de plus qu’il n’y a pas besoin de grands effets pour engendrer l’émotion, qu’un petit dessin accompagné de quelques mots vaut mieux qu’un long discours.




Moi grand, toi petit de Lilli L’Arronge. Didier jeunesse, 2015. 40 pages. 13,10 euros. A partir de 2 ans.





jeudi 24 septembre 2015

Mà - Hubert Haddad

C’est ainsi, il pleut
je suis trempé
je marche

Joli projet que celui de retracer le parcours de Santoka, le dernier grand haïkiste (1882-1940). Un homme peu épargné par les coups durs, né à la campagne et ne s’étant jamais remis du suicide de sa mère alors qu’il n’était qu’un enfant. Des études universitaires rapidement avortées, une existence sans relief, un mariage raté, la découverte de la poésie et la volonté de suivre les pas du grand maître Basho l’auront poussé à découvrir le Japon à pied, dans le dénuement le plus total, pendant plusieurs décennies. Ce buveur invétéré, ne cherchant rien d’autre que « vivre pleinement l’instant » était persuadé que « la marche à pied mène au paradis ».

Un plaisir de retrouver le Hubert Haddad que j’aime, tout en délicatesse. A l’image du marcheur impénitent, il prend son temps, s’attarde sur des détails dont l’insignifiance cache une réelle profondeur. Il décrit une vie d’ascète et de dépouillement faite d’observation et de méditation, une vie d’errance et de mendicité pleine de sens. Et le tout sans enjoliver les choses ni les fantasmer, sans occulter la faim, le froid, la pluie, la misère, la solitude ou encore l’accueil parfois agressif des villageois chez qui Santoka demande l’aumône.

La construction du récit est malicieuse, je vous laisse la découvrir par vous-même. Surtout, l’écriture d’Haddad, sensible et à l’écoute d’une nature évoluant au gré des saisons, est d’une douceur qui fait un bien fou. Un roman zen dans la veine de l’excellent « Peintre d’éventail », idéal pour attaquer la rentrée du bon pied.

d’Hubert Haddad. Zulma, 2015. 246 pages. 18,00 euros.


Une lecture commune que j'ai le plaisir de partager avec Philisine.






mercredi 23 septembre 2015

Carnet de santé foireuse - Pozla

« Tout est parti de ce carnet. Ma bouée de sauvetage, ma soupape, mon crachoir. Après, si je voulais qu’on saisisse mes gribouillis, fallait remettre dans le contexte et développer. […] En posant mes tripes sur la table, le récit s’est imposé. L’errance médicale… les arcanes de la maladie, dans lesquels on zone dans nos chemises trop courtes. Puis refaire surface, petit à petit.»

Ses tripes sur la table… il ne pouvait pas dire mieux. Dans ce pavé de 368 pages, Pozla revient sur une douloureuse expérience  vécue à l’automne 2011 et dans les mois qui suivirent. Il y décrit, non sans humour, le long chemin de croix l’ayant amené aux portes de l’enfer. Depuis l’enfance, un mal de ventre ne l’a jamais lâché. Pour les médecins consultés, toujours la même rengaine et toujours la même conclusion : psychosomatique. Sauf que. Les symptômes persistent. S’aggravent même. Et le verdict fini par tomber : « inflammation sérieuse de la paroi de l’intestin grêle. Suspicion d’une maladie de Crohn ». Une maladie rare et incurable. L’opération est inéluctable. 80 cm d’intestin en moins. Le début du calvaire.



Incroyable. Incroyable qu’un gars me racontant ses problèmes gastriques et intestinaux ait pu m’immerger à ce point au plus près de sa souffrance. Avec ses mots à lui. Ses images surtout. Sans jamais tomber dans le geignard. Avec une forme d’autodérision qui nous arrache des sourires, une vision à la fois désespérée et  positive. Une volonté permanente de comprendre, d’être à l’écoute de son corps, de trouver coûte que coûte une solution. Le doute, la dépression qui guette et attend son heure. Le soutien inconditionnel de sa femme alors que plus d’un conjoint aurait baissé les bras devant la lourdeur de son cas. Sa fille de quelques mois qu’il ne peut même plus porter tellement il est affaibli. Et puis la pente que l’on commence à remonter. Comprendre que le mal est aussi psychologique, que le ventre et la tête sont intimement liés. S’essayer à l’hypnose, trouver le régime alimentaire qui soulage. L’espoir, toujours, malgré les embûches et les rechutes.


Graphiquement, on sent l’urgence et on navigue entre les Freaks Brothers de Shelton, Reiser et les idées noires de Franquin. Ce carnet de croquis ne devait pas être publié au départ. C’était un phare en pleine tempête, un ballon d’oxygène indispensable gribouillé sur un lit d’hôpital. Souvent, ça part dans tous les sens, symbole d’un esprit torturé par la douleur. Car finalement le personnage principal de l’album, c’est elle. Comment la gérer alors qu’elle vous pousse dans vos derniers retranchements ? Comment la dompter, l’affronter ? S’avouer vaincu parfois devant sa puissance. Comment la représenter ? L’ensemble est d’une inventivité folle, délirante dirons certains. Normal, quand on sait le nombre incalculable de médicaments avalés par le dessinateur et leurs effets sur son métabolisme.



Mais au final, le récit est bien plus structuré qu’il n’y paraît. De toute façon, son ami Manu Larcenet l’avait prévenu : «  Si tu n’es pas irréprochable dans la manière dont tu exploites ton sujet, ça fera un livre forcément raté. C’est que tu t’attaques à un Everest, là… ». Mission accomplie, l’Everest a été conquis avec brio. En ce qui me concerne, je suis sorti totalement abasourdi et admiratif devant cet album inoubliable. Pas loin d’être mon plus gros coup de cœur BD de l’année !

Carnet de santé foireuse de Pozla. Delcourt, 2015. 368 pages. 34,95 euros.





samedi 19 septembre 2015

Il était une ville - Thomas B. Reverdy

Lorsque le français Eugène débarque à Détroit en 2008, la ville semble être au bord de la disparition. Usines fermées, centre ville ghettoïsé, paupérisation galopante, maisons à l’abandon incendiées par des bandes de gosses  en mal de sensations fortes… la Catastrophe (crise des subprimes et effondrement des banques) a frappé de plein fouet Motor City, en faisant une ville fantôme, symbole d’une Amérique en déliquescence. Eugène ne vient pas en touriste, il est envoyé par « l’Entreprise » afin de développer un projet baptisé « l’intégrale ». Mais il se rend vite compte qu’il ne pourra mener à bien sa tâche car son employeur n’a plus les moyens de ses ambitions. Alors Eugène traîne dans les bars et va rencontrer la douce Candice. De leur coté, Stro, Gros Bill et Charlie, trois ados un peu paumés, vont quitter leurs foyers et rejoindre dans « la Zone » une école désaffectée où des centaines d’enfants vivent en communauté sous les ordres de l’impitoyable Max. Georgia, la grand-mère de Charlie, va vouloir le retrouver à tout prix. Son chemin croisera celui du lieutenant Brown, flic désabusé ayant perdu à peu près toutes ses illusions…

Résumé de la sorte, on voit déjà à quel point le récit semble décousu. Les histoires sont menées en parallèle et si certains protagonistes finissent par se rencontrer au fil des événements, le lien est loin d’être évident. On passe de l’un à l’autre, on survole plus que l’on ne creuse en profondeur. Comme dans Les évaporés, Reverdy s’intéresse à ceux qui disparaissent d’un monde en perdition, ceux qui survivent à leur manière alors que tout s’écroule autour d’eux, mais d’une façon assez artificielle je trouve.

J’avoue que je suis resté un peu sur le bord de la route. Je m’attendais à un regard plus sociologique porté sur la première mégalopole américaine à se déclarer officiellement en faillite. L’écriture est superbe, vibrante, pleine de souffle. Mais pour le reste, on tourne un peu à vide et les grosses ficelles romanesques manquent de finesse. Pas une déception à proprement parler parce que la plume de Thomas Reverdy est un enchantement et justifie à elle seule que l’on se plonge dans ce roman mais clairement, je n’y ai pas pris le même plaisir qu’à la lecture des « évaporés ».

Il était une ville de Thomas B. Reverdy. Flammarion, 2015. 270 pages. 19,00 euros.

Les avis de Delphine Olympe, Kathel et Laure.