Samedi à Montreuil, dans les allées
du salon,
Moka me rappelle l'air de rien que je n'ai toujours pas lu
cet album pour lequel elle avait eu un véritable coup de cœur et
qu'il y a là quelque chose d'absolument inadmissible ! Elle
m'avait déjà fait le coup avec «
Le bleu est une couleurchaude », je m'étais exécuté fissa et je ne l'avais pas
regretté, ce n'est rien de le dire. Cette BD, je l'ai achetée il y
a un an et depuis, elle traîne sur mes étagères, attendant que je
lui accorde l'attention qu'elle mérite. Alors hier matin, j'ai
profité d'une maisonnée endormie pour m'y plonger la tête la
première.
« C'était un homme
insaisissable, souvent absent et au tempérament très dur. La
maladie venait mettre un grand coup dans sa vie. Tout s'écroulait.
C'était triste mais j'étais convaincue que ça allait le rendre
meilleur, que tout irait mieux entre nous, maintenant que tout allait
mal pour lui. S'il avait failli mourir mais qu'il n'était pas mort,
c'était que la vie lui avait donné un sursis pour qu'on aille à la
rencontre l'un de l'autre ».
La narratrice raconte l'agonie de son
père. C'est d'abord un poumon qu'on lui ôte, puis le nez, qu'il va
dorénavant porter au cou comme un ruban, et enfin la bouche. On lui
offre de nouveaux poumons, qu'il doit traîner derrière lui comme une
valise à roulettes. Petit à petit, le père redevient un enfant
dont il faut s'occuper sans cesse, incapable de marcher, incapable de
se nourrir seul, qui ne parle plus, faisant la sieste chaque
après-midi et qu'il faut embrasser chaque soir sur le front pour le
rassurer avant de dormir. Un père tyrannique auquel chaque membre de
la famille offre son temps sans jamais avoir le moindre remerciement.
Un père finalement condamné le jour où la sentence des médecins
tombe, définitive : « Papa va mourir ».
Incroyable album à l'inventivité
graphique sans limite, parfois proche du surréalisme, épuré à
l'extrême et d'une force d'évocation stupéfiante. Le rapport au
père est souligné avec une pudeur bouleversante. On sent la
souffrance, la perte à venir, les non-dits, ces mots d'amour qui
jamais ne viendront. L'accompagnement vers les derniers instants est
décrit avec une sensibilité qui mettrait la larme à l’œil au gros
dur le plus aguerri. Au delà du sujet pour le moins douloureux, je
trouve le rapport texte/images proprement fascinant. Un très, très,
très grand album. Moka avait raison, il aurait été inadmissible de
le laisser prendre la poussière plus longtemps.
« Si j'avais dû trouver un élément
pour symboliser mon père, j'aurais choisi les pierres. Mais,
attention pas les galets lisses et doux. Non, plutôt les rochers qui
piquent les pieds si on leur marche dessus sans chaussures. Ceux qui
sont recouverts d'aspérités. Ceux qui râpent, qui coupent, qui
sont agressifs et froids. Mon père était un rocher sur lequel on
aurait aimé s'agripper sans se blesser. Sous lequel on aurait aimé
s'abriter sans se sentir menacé ».
La tendresse des pierres de Marion
Fayolle. Magnani, 2013. 140 pages. 25,90 euros.