mercredi 29 mai 2013

Batchalo - Le Galli et Bétend

Février 1939, dans une ville de Bohème. Les nazis enlèvent des enfants tziganes pour mener des expériences abjectes au nom de la pureté raciale. Leurs parents partent à leur recherche, accompagnés d’un « gadjo » prénommé Josef, mais ils sont rapidement arrêtées par la police et déportés au camp de travail de Lety puis à Auschwitz. Placés dans une section baptisée Zigeunerlager (camp tzigane aussi appelé « camp de famille » puisque les déportés peuvent y rester avec les leurs) ils vivent dans des conditions difficiles, notamment à cause des ravages provoqués par le typhus. Le 22 mars 1943 a lieu le premier gazage de tsiganes et dans la nuit du 1er août 1944, Himmler expédie dans les chambres à gaz les survivants du « camp de famille ».

Un album très documenté qui revient avec une grande rigueur historique sur le génocide tsigane, une tragédie qui, rappelons-le, n’a été reconnue par le parlement européen que le 3 février 2011. Un pan méconnu de l’holocauste où l’on découvre les terribles motivations du Reich : pour le docteur Ritter, chef de L’institut de recherche pour l’hygiène raciale et la biologie de la population, les tsiganes représentent un danger de dégénérescence pour les allemands. Il préconise donc dans un premier temps le rassemblement de cette communauté dans des camps de travail forcé et la stérilisation massive. Son but est d’éviter tout métissage et, à terme « d’éliminer ces êtres indignes de la société. »

Michaël Le Gali a aussi souhaité mettre en valeur les traditions propres au peuple rom, leur vocabulaire, leurs croyances, leur façon de rendre la justice, leur passion pour la musique et la difficulté pour eux, nomades dans l’âme, de se voir à ce point priver de liberté de mouvement dans les camps. Liant la petite et la grande histoire, il insère dans son récit une part non négligeable de fiction, notamment à travers le personnage de Josef, le gadjo témoin et narrateur de ce voyage au bout de l’horreur. C’est sans doute dans cette part de fiction que réside les quelques faiblesses de l’album. La voix de Josef est souvent trop « neutre », comme détachée des événements qu’elle relate, d’une froideur presque clinique. Il manque ce petit supplément d’émotion qui aurait donné à l’ensemble davantage d’ampleur.

Au niveau graphique, le dessin réaliste et le choix des tons sépia donnent une patine particulière parfaitement adaptée au propos.

Un album instructif abordant un sujet trop méconnu, qui sonne comme un hommage des plus sincères au peuple tsigane et à la tragédie qui l’a frappé. Il est juste regrettable qu’il soit plus didactique que poignant.
 


Batchalo de Le Galli et Bétend. Delcourt, 2012. 80 pages. 14 euros.








mardi 28 mai 2013

Le phare des sirènes - Rascal et Régis Lejonc

Ange est élevé par son oncle depuis le décès de sa mère. Un oncle pêcheur de harengs et une vie tranquille dans une cabane en bois au bord d’une falaise. Mais un jour le tonton ne rentre pas de la pêche. Ange le cherche, il retrouve sur le sable sa casquette bleu marine et des morceaux de son bateau. Quelques temps plus tard, alors qu’il regarde l’océan avec une longue-vue, le jeune garçon aperçoit une forme échouée sur la plage. Pensant que c’est la dépouille de son oncle, il se précipite et s’arrête, essoufflé, devant le corps d’une sirène : « Sa queue couverte de fines écailles était écorchée par endroits et laissait apparaître une chair rose semblable à celle des saumons. Accrochées à ses cheveux, de minuscules étoiles de mer parsemaient, ça et là, sa longue chevelure. » Cette sirène prénommée Swidja, il va la ramener à la cabane pour la soigner. Cette sirène, il va en tomber fou amoureux. Elle va lui faire découvrir son royaume et lui ouvrir un infini champ de possibles...   

Mais la guerre éclate. Les hommes sont enrôlés de force. Sur le front, Ange est grièvement blessé. Il se réveille avec « la gueule d’un monstre. La gueule à faire peur. La gueule cassée. » Retournant sur la falaise de son enfance après sa sortie de l’hôpital, il trouve la cabane en ruine et accepte un poste de gardien de phare. 45° de latitude nord, 35° de longitude est. Le phare des sirènes. Depuis, il attend le retour de Swidja : « Un jour, je sais qu’elle me reviendra et qu’elle m’emmènera dans son palais de corail blanc. J’éteindrai alors la lumière crue du phare et nous nous en irons loin, bien loin sous la couverture des vagues. » 

Bon on ne va pas y aller par quatre chemins : je suis raide dingue du Phare des sirènes. Depuis sa sortie, ce titre ne m’a jamais quitté. Comme un gosse, je l’ai relu des dizaines de fois et je suis toujours bouleversé par cette histoire. Pourquoi me direz-vous ? Parce qu’on y parle d’amour, de mort et de solitude. Parce qu’on y découvre la folie des hommes. Parce que c’est beau, triste et douloureux. Parce que ça ressemble à une vie. Parce que l’écriture de Rascal, très littéraire, fait de ce texte un petit bijou. Parce que les illustrations pleine page de Régis Lejonc sont autant de tableaux dans lesquels on plonge avec délice. Parce que cet ouvrage très grand format prouve si besoin en était encore que les albums ne sont pas uniquement destinés aux enfants et que certains d’entre eux s’adressent à un public beaucoup plus mature.

Une merveille comme on en rencontre peu dans une vie de lecteur. 


Le phare des sirènes de Rascal et Régis Lejonc. Didier jeunesse, 2007. 60 pages. 19,90 euros. A partir de 10-11 ans.

Une lecture commune un peu spéciale aujourd’hui puisque je la partage avec Mo’ et Noukette, deux de mes blogueuses préférées. Les réunir sur cet album qui me tient tant à cœur est un vrai plaisir. En espérant qu’elles ont apprécié cette touchante histoire d'amour. De toute façon si ce n’est pas le cas je boude…


PS : petite info pour mes lectrices communes : avez-vous remarqué que la couverture est en fait la toute dernière image de l’album ? Regardez bien la page finale puis fermez le livre et vous comprendrez pourquoi je vous dis ça (bon je fais le malin mais c’est parce que l’auteur me l’a dit sinon je serais passé à coté...).     






lundi 27 mai 2013

A pas de loup - Zemanel et Madeleine Brunelet

Siou est un petit loup qui n’aime pas rester seul. Il voudrait bien suivre sa mère mais il ne sait pas encore marcher comme il faut. Sa mère lui a promis : «  Tu m’accompagneras quand tu marcheras comme un vrai loup. » En voyant une grenouille passer devant lui en sautillant, Siou se dit : « peut-être faut-il faire ainsi pour marcher comme un vrai loup ? » Mais à l’évidence ce n’est pas le cas. Il va par la suite tenter d’imiter le papillon, le serpent ou le blaireau mais il constate qu’aucun de ces animaux ne marche comme les loups…    

Un petit album sans prétention qui, je l’avoue, ne me laissera pas un souvenir impérissable. Ce récit en randonnée des plus classiques n’est pas d’une folle originalité. Petit Loup avance et chaque rencontre est prétexte à une nouvelle tentative pour, enfin, réussir à marcher comme un vrai loup. Le problème c’est que le texte est plutôt fade, il n’y a aucun humour et on se lasse assez vite de ces pérégrinations qui s’avèrent au final sans grand intérêt. Le dessin est sympa mais, là encore, il n’y a pas de quoi sauter au plafond. De jolies couleurs pastel tout de même et un personnage dont la bonne bouille pourra séduire les enfants.   

Loin d’être une pépite, donc. Disons que c’est le genre d’histoire idéale en petite lecture du soir, de celle que l’on partage avec plaisir avec son petit bout, même si je doute que cet album soit quotidiennement réclamé à corps et cris.


A pas de loup
de Zemanel et Madeleine Brunelet. Père Castor-Flammarion, 2013. 24 pages. 4,40 euros. A partir de 4-5 ans.





samedi 25 mai 2013

Màn - Kim Thuy

Màn, la narratrice, a quitté Saigon pour rejoindre son mari, un restaurateur vietnamien exilé au Québec. Mariage arrangé bien sûr, l’époux ayant été choisi par sa mère. Elle s’installe dans sa nouvelle vie sans véritables espoirs ni regrets, semblant ne rien attendre de précis de cette existence entièrement dévouée au travail. Elle s’investit en cuisine, concoctant des plats qui parfois tirent des larmes aux clients. C’est sa meilleure amie Julie qui va l’ouvrir au monde et lui faire trouver le juste équilibre entre la rigidité de son éducation vietnamienne et les postures démonstratives propres aux occidentaux : prendre ses enfants dans ses bras, les embrasser, chanter à voix haute… Et puis il y a Luc, rencontré en France après la parution d’un ouvrage culinaire devenu un best seller. Luc, l’homme marié qui deviendra l’amant passionné, celui dont elle gardera en mémoire chacune des parcelles de la peau. Celui grâce auquel elle osera « se regarder nue longuement dans un miroir. » Une histoire d’amour aussi brûlante qu’impossible…

Le récit suit parallèlement le parcours de Màn et celui de sa mère. De courts chapitres, parfois de simples paragraphes, introduits par des mots français accompagnés de leur traduction en vietnamien. Le ton est proche de la confidence et les phrases semblent chuchotées. Parfois resurgissent du passé des lieux, des sensations enfouies. J’aime évidemment ce coté elliptique qui apporte une forme de légèreté. La confession, certes des plus intimes, reste constamment traversée par la plus grande pudeur. La narratrice marche sur un fil, elle se livre sans jamais tomber dans le grand déballage indécent.  

Un superbe texte à la fois tendre, délicat et gourmand. Dans ce métissage de goûts et de couleurs, cuisine et mémoire jouent un rôle majeur. Kim Thuy propose à travers ce touchant portrait de femme une réflexion sur l’identité, sur cette complémentarité entre l’héritage maternel et l’exil qui donne un sens à l’existence de Màn. Un grand merci à Marilyne pour m’avoir donné envie de découvrir ce court roman aussi fin qu’élégant, je me suis régalé.     

Màn, de Kim Thuy. Liana Levi, 2013. 144 pages. 14,50 euros.


N’oubliez pas si vous souhaitez découvrir ce titre de participer au concours que je propose jusqu’à mercredi prochain. Et filez donc voir le billet de Marilyne qui m’a convaincu de découvrir ce roman et l’excellent article qu’elle a rédigé suite à sa rencontre avec l’auteure.



vendredi 24 mai 2013

Long John Silver - Dorison et Lauffray

A la fin de L’île au trésor, personne ne sait ce que devient Long John Silver. Dorison et Lauffray précisent au début de la série que « cet ouvrage ne prétend pas être une suite de l’île au trésor mais bien un humble hommage à cet immense chef-d’œuvre qui ne cesse de nous émerveiller depuis notre enfance. » Les auteurs ont donc imaginé un Long John Silver rangé des voitures depuis des années qui va reprendre du service pour les beaux yeux d’une aristocrate désargentée (et surtout pour rentrer définitivement dans la légende). Lady Vivian Hastings, ayant appris que son mari a découvert la cité de Guyanacapac et ses immenses richesses, monte une expédition pour le retrouver. Un voyage qui serait surtout pour elle l’occasion de s’emparer du trésor. Elle fait donc engager Long John et ses sbires sur le navire censé venir en aide à Lord Hastings pour qu’ils déclenchent une mutinerie et prennent le pouvoir à bord en leur promettant la moitié du magot une fois la mission accomplie. Mais entre cette femme fatale sans scrupules et le pirate à la jambe de bois, la cohabitation va parfois être compliquée, sans compter que la traversée jusqu’à la cité d’or sera loin d’être un long fleuve tranquille…

Ma manie consistant à attaquer une série uniquement lorsqu’elle est terminée aura cette fois eu du bon. Difficile en effet d’envisager l’ampleur de cette saga épique sans la dévorer d’une seule traite. Il faut dire aussi que l’aventure monte en puissance au fil des tomes, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas ailleurs. Tout a été pensé dans les moindres détails. Long John a évolué par rapport au roman de Stevenson. Il n’est plus ce manipulateur qui agit dans l’ombre. D’emblée, il montre un caractère entier dominé par la fougue et l’emportement, prenant le contrôle du navire sans aucun calcul préalable. Meneur d’hommes sûr de son fait, ne craignant personne, il ne cesse d’imposer ses choix et son point de vue. Face à lui, Lady Hatsings n’est pas en reste. Femme forte s’il en est, insoumise, égoïste, brisant enfin les chaînes d’une union qui lui ôtait tout liberté d’action, elle restera jusqu’au bout indomptable. Une grand partie de la force du scénario tient d’ailleurs dans les tempéraments hors normes de ces deux-là.  

Un énorme plaisir de lecture avec ces quatre tomes, même si j’ai un peu moins accroché avec le final que j’ai trouvé par moments difficilement compréhensible. Je crois que j’ai été gêné par l’aspect fantastique, certes justifié par les substances hallucinogènes prises par les uns et les autres, mais qui m’a un peu perdu sur certaines séquences. J’aurais aimé davantage de réalisme pur et dur mais je comprends que cette fin quelque peu « fantasmagorique » colle parfaitement à l’ambiance baroque qui traverse cette tétralogie. Dans l’ensemble, cette fresque spectaculaire est absolument remarquable et souligne si besoin est l’incroyable talent de Mathieu Lauffray. Plus que de découpage, il est ici question de composition. A ce titre, le dernier volume est à montrer dans les écoles. Les peintures pleine page donnent le vertige, les scènes d’action, nombreuses, sont maîtrisées de bout en bout. Et que dire de la couleur et du travail sur la lumière absolument somptueux. 

Une vraie saga d’aventure traversée par une virtuosité graphique et narrative totalement bluffante. Pas franchement le type de BD que j'ai l'habitude de lire mais difficile de ne pas se laisser emporter par un tourbillon aussi hypnotique.
 

Long John Silver T1 : Lady Vivian Hastings de Dorison et Lauffray. Dargaud, 2007. 58 pages. 14 euros.
Long John Silver T2 : Neptune de Dorison et Lauffray. Dargaud, 2008. 50 pages. 14 euros.
Long John Silver T3 : Le labyrinthe d’émeraude de Dorison et Lauffray. Dargaud, 2010. 54 pages. 14 euros.
Long John Silver T4 : Guyanacapac de Dorison et Lauffray. Dargaud, 2013. 60 pages. 14 euros.





jeudi 23 mai 2013

Longtemps que je n'avais pas proposé un petit concours...


Deux doublons viennent de débouler sur les rayonnages de ma bibliothèque. Du coup je vous propose de gagner un exemplaire de chaque.

 Le premier est le meilleur roman que j’ai lu depuis le début de l’année, à savoir l’excellentissime Wilderness de Lance Weller. J’ai vu l’auteur à St Malo et comme je voulais absolument une dédicace j’ai racheté un exemplaire. Du coup celui sans la petite griffe de Mr Weller, je m’en sépare avec plaisir.








Le second, on vient de me l’offrir alors que je l’avais déjà acheté. C’est ballot mais pas si grave puisque je sais que celui en trop va trouver un nouveau propriétaire qui sera ravi de l’accueillir. Ah oui, j’ai oublié de vous donner le titre : il s’agit de Màn de Kim Thuy. Je viens de finir de le lire et mon billet sera prêt d’ici peu mais si vous voulez en savoir plus, courez vite chez Marilyne découvrir son avis enthousiaste. Sans compter qu’elle a aussi rédigé un article passionnant suite à sa rencontre avecl’auteur.





Bref, deux très bons romans qui devraient faire votre bonheur. Pour participer rien de plus simple, il suffit d’être déjà passé par ici et de laisser un commentaire ci-dessous. Petit précision utile, les belges et les suisses sont les bienvenus.  

Vous avez jusqu’à mercredi prochain minuit. Résultats le jeud 30. Le premier nom sorti du chapeau prendra le titre qu’il veut, le second n’aura pas le choix. Bonne chance à toutes et tous.




mercredi 22 mai 2013

Canicule - Vautrin et Baru

Un braqueur américain, poursuivi par les gendarmes et ses complices, planque le magot dans un champ de blé avant de trouver refuge dans une ferme beauceronne. Le problème c’est que cette ferme est le repère d’une famille de tarés complets, aussi affreux que méchants. Le maître des lieux, totalement abruti et ultra violent, son frangin alcoolique, un gamin souffre-douleur qui ne sera pas loin d’être au final le pire de tous, une nymphomane hystérique, une épouse presbytérienne et soumise qui finira par briser ses chaînes, j’en passe et des meilleures. Le braqueur, une fois à l’abri des regards dans un grenier, découvre l’horreur et constate qu’il y a bien plus méchant et retord que lui. Tout cela va forcément mal se terminer. La tension monte, chacun en prend pour son grade et personne, vraiment personne, n’en sortira grandi…

Un polar brut de décoffrage d’une sauvagerie inouïe. Vautrin dresse le portrait de l’inhumanité. Il démontre qu’en fonction des circonstances, on peut finir par laisser libre cours à nos plus bas instincts. La ferme, lieu isolé dans un océan de champs de céréales, est une prison dont aucun des occupants ne peut s’échapper. Un huis clos permanent où les rapports de force semblent clairement définis. Cobb le braqueur agit comme un détonateur, il est l’étincelle qui met le feu aux poudres et révèle les autres à leur bassesse. La cupidité engendre une brutalité incontrôlable, les protagonistes agissant sans qu’aucune barrière morale ne vienne réfréner leurs actes. Le résultat est saignant, noir de chez noir et, il faut bien l’avouer, par moments jubilatoire. Parce qu’il est évidemment impensable de prendre tout cela au premier degré. Seul le caractère grotesque, tragi-comique de l’ensemble et une pointe d’humour noir rend d’ailleurs la violence supportable.

Baru donne à ses protagonistes le visage de la laideur, déformant leurs traits en fonction de leur état d’esprit (colère, douleur, haine…). Il joue constamment sur le contraste entre la lumière éblouissante des jours d’été et la noirceur du propos. La douce chaleur estivale devient peu à peu poisseuse, irrespirable, étouffante. Son art du cadrage donne le dynamisme nécessaire aux nombreuses scènes d’action et malgré l’absence totale d’onomatopées, le lecteur discerne parfaitement le bruit et la fureur qui traverse toutes les pages. Un vrai tour de force graphique !

Canicule est un mélange réussi entre un récit d’action trépidant et une fable pessimiste sur la condition et la nature humaine. Une histoire déstabilisante qui, si on ne l’appréhende pas avec le recul et le second degré nécessaire, peut s’avérer fortement dérangeante. En tout cas, il n’y a pas à dire, c’est drôlement bon de déguster de temps en temps un petit noir bien serré comme celui-là. Le genre de lecture qui me manquait depuis les adaptations des romans de Manchette par Tardi.
 

Canicule de Vautrin et Baru. Casterman, 2013. 110 pages. 18 euros.


Une fois de plus j’ai le plaisir de partager cette lecture commune avec Mo’. Filez-vite découvrir son avis.





mardi 21 mai 2013

Où je rends une visite impromptue aux étonnants voyageurs

Je n’avais pas du tout prévu de me rendre au festival de St Malo ce week end. Mais dimanche, alors que nous avions envisagé une belle balade au Cap Fréhel, la météo en a décidé autrement.  Direction St Malo donc, pour visiter l’aquarium. Seulement, tout le monde semblait avoir eu la même idée puisqu’il y avait au moins 100 mètres de queue à l’entrée. Résultat, le seul endroit pour se mettre au sec  restait le festival. Toute la petite famille s’est donc retrouvée à déambuler dans allées. Et je tiens à tirer un grand coup de chapeau à mes quatre princesses, pas spécialement intéressées par l’événement et qui ont été d’une patience d’ange pendant que je m’arrêtais quasiment à chaque stand. Les pépettes n°1 et 2 ont vite trouvé leur compte chez les éditeurs jeunesse et ont eu droit à de belles dédicaces mais aucune n’a traîné les pieds après avoir eu ce qu’elle voulait. Et que dire de Charlotte, surnommée par sa mère « le bébé tout-terrain » qui est arrivée au festival endormie, qui s’est réveillée par la suite et n’a jamais montré le moindre signe d’énervement. Malgré le bruit, la chaleur, la foule, la poussette bousculée par des festivaliers pressés, elle a regardé ce qui se passait autour d’elle avec une sérénité bluffante, finissant même par déguster son biberon dans l’espace réservé aux enfants sans avoir pleurer un seul instant.


Une belle après-midi donc. Pour les filles, pépette n°1 a eu droit à une magnifique dédicace d’Emmanuelle Tchoukriel. Un poussin réalisé au Rotring qu’elle a déjà essayé de reproduire à la maison.







Pépette n°2 a jeté son dévolu sur un album de Zékéyé, un personnage qu’elle apprécie beaucoup. Nathalie Dieterlé lui a dessiné Zékéyé et son fidèle compagnon le crocodile qui apparaît dans la toute première histoire. Inutile de vous dire que la pépette était ravie. 









Et Charlotte a eu elle aussi droit à sa petite dédicace. Qui de mieux qu’Émilie pour cette grande première ? Domitille de Pressensé l’a gratifiée d’un joli dessin plein de tendresse dans un album qui n’a pas été choisi par hasard vu son titre…


De mon coté, j’ai commencé par acheté sur le stand de Phébus un ouvrage de Wilkie Collins dont Hélène a récemment dit beaucoup de bien. Puis je me suis rendu sur le stand des éditions Gallmeister pour rencontrer Lance Weller dont le roman Wilderness reste pour l’instant ce que j’ai lu de mieux cette année. Un charmant bonhomme qui, lorsque je me suis présenté, m’a affirmé, à ma grande surprise, que mon blog avait été un des premiers à parler de son livre et n’a cessé de me remercier. Je ne pouvais pas partir sans une dédicace, tant pis si j’ai déjà un exemplaire à la maison. Il y avait à coté de Lance Weller Pete Fromm avec lequel j’ai échangé quelques mots. Je suis en train de finir le dernier opus publié en France « Comment tout à commencé » qui est en fait son premier roman, c'était l'occasion rêvée. 

Après un détour sur le stand de mes chouchous Métalié où j’ai pu voir Arnaldur Indridason en pleine action, j’ai failli faire une pause chez Casterman pour récupérer une dédicace de Xavier Coste dont la biographie de Rimbaud en BD me tente beaucoup mais je n’ai pas voulu infliger une trop grande attente à mes princesses. Pour la même raison, je suis passé à coté de Mathias Enard sans m’arrêter alors que j’ai vraiment envie de découvrir son dernier roman et qu’une petite rencontre avec lui aurait été la cerise sur le gâteau. Pas grave, j’ai vu François Boucq à l’œuvre sur son album XIII Mystery et je dois reconnaître que c’est un dessinateur sacrément impressionnant.

Au final, deux heures intenses et très sympa qui ont ensoleillé une après-midi bien terne. Après tant d’effort, mes princesses ont eu droit à un kouign ammann au cœur de la cité malouine. Je leur devais bien ça !









lundi 20 mai 2013

Où je prête mon blog à un auteur pour qu’il y publie une nouvelle inédite (2)

Pour ceux qui arrivent là par hasard où qui ont raté l'épisode précédent, toutes les explications se trouvent ici.

Cette nouvelle a été publiée dans une version abrégée par le Courrier Picard le 11 septembre 2011. Roger m'a fourni la version intégrale que vous trouverez donc ci-dessous. Bonne lecture.


Enterrement de Pablo Neruda le 23 septembre 1973



Orphelins



Sa mère mourut en juillet. Foie pancréas, deux mois tout était dit. L’hôpital Nord rapatria son corps chez Jouvin le mardi. Elle fut incinérée le jeudi 12, telle était sa volonté. Pas mal d’amis vinrent de Paris. Il ne les connaissait pas tous mais tous l’embrassèrent. Quelques-uns, les plus âgés, avaient encore le regard perdu des exilés. 
Quand ce fut le moment, une femme qui travaillait avec sa mère à l’imprimerie trouva les mots pour dire à quel point Amanda Martinez était « une belle femme, lumineuse et généreuse. Et forte ». Puis son fils lut une lettre, le papier tremblait dans sa main. Par quelles voies mystérieuses sa mère l’avait-elle récupérée, des mois après ? Elle était de son père. Il disait sa foi inébranlable en la révolution et que son combat le dépassait. Il disait que son amour pour Amanda et pour son fils ne cesserait qu’avec la mort. Alors la voix de Victor Jara s’éleva : « Te requierdo, Amanda / La calle mojada / Corriendo a la fábrica… », « Je me souviens de toi, Amanda / La rue mouillée / Et toi courant à la fabrique / Où travaillait Manuel ». L’assistance écoutait silencieusement. Puis brusquement quelqu’un se leva, dressa le poing et lança par trois fois : « Compañera Amanda Martinez ! » et tous, poing levé : « ¡Presente! »

Il vint peu après ranger la maison. La voisine s’était occupée du chat. Les premiers jours, il traîna, accablé. Tout lui faisait mal. Elle avait fait agrandir la photo qu’il aimait de son père. C’était à l’enterrement de Pablo Neruda, le 3 octobre 1973. Allende était mort et la répression s’abattait sur le pays. Près de la voiture couverte de fleurs un homme marche. Veste de cuir noir. Une mèche lui tombe sur le front, une moustache lui barre le bas du visage. Noire. Et noirs aussi les yeux, qui ne cillent pas. Son père. Il avait perdu le souvenir de sa voix, de la vigueur de ses bras, de la chaleur de ses baisers mais ce regard-là, par-delà les années, il lui avait toujours semblé qu’il le reconnaissait.
Il se dit que peut-être il allait garder la maison. Après tout Beauvais n’était qu’à deux heures de Lille et, dans la trentaine, il éprouvait parfois le besoin de souffler. Bien sûr, en dix ans, les amitiés s’étaient éparpillées… Il remit la main sur des photos, réécouta des CD, feuilleta à nouveau des livres.
Le vendredi, enfin, il se décida. Il entra dans la chambre de sa mère. Tout était impeccable, tiré à quatre épingles, « J’ai fait le grand ménage », lui avait-elle dit en souriant. Elle avait même plié les draps et les couvertures. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas. Dans la penderie il trouva les cartons qu’elle avait dits, « à jeter », « à donner », et quelques vestes et manteaux « qui pourraient trouver à faire plaisir ».
Les papiers étaient dans le bureau. Elle avait tout rangé dans des chemises de couleur : la maison, les assurances… L’autorisation provisoire de séjour (novembre 73). Quelques échanges de courrier avec l’OFPRA. La naturalisation en 81, lundi 13 juillet 81. Sur le livret de famille son père était porté « disparu ». Malgré ses demandes réitérées auprès de l’ambassade, elle n’avait jamais reçu d’avis de décès.
Et puis il y avait cette chemise au bistre passé sur laquelle figurait un prénom de lui inconnu, Pablo. Un papier jaunet plié en quatre, écorné et couvert d’auréoles. Il l’ouvrit. « Hospital de Talagante, Calle Balmaceda, 1458 Talagante, Chile. Tel. 57 44 252. » C’était un acte de naissance. 
« … Est né ce jour, à 19h, Martinez Pablo Joaquin, fils de Martinez Joaquin Salvador et de Sanchez Amanda Matilde, son épouse… » Il releva la tête, chercha quelque part où poser le regard. Il écarta le rideau, le soleil inondait la rue. Sur la place des gamins tapageurs jouaient au ballon. Il les regarda un moment puis revint à la feuille tachée qui n’avait pas quitté sa main. Elle portait la date du 10 juin 1973.
***
A Santiago, à l’aéroport Benitez, il prit un taxi. Quand il donna l’adresse, le chauffeur lui jeta un regard suspicieux : « Isla de Maipo ? On en a pour une bonne demi-heure à cette heure-ci ». Ricardo agita la tête : « De toute façon, ce sera plus rapide et plus agréable que l’autobus ». L’hiver tirait à sa fin, il faisait doux et le chauffeur roulait vitre baissée. Cette ville, il avait l’impression de la connaître mais c’était la première fois qu’il y venait. Sa mère avait tiré un trait et ne voulait plus entendre parler de tout ça, dont elle portait le deuil. Il ne l’avait jamais vue habillée autrement que de noir. Cette tiédeur, les bruits de la rue… Il s’endormit.
« Monsieur ! Monsieur !... Camino de canteras, on y est… - le chauffeur eut un petit rire sec – Je ne sais pas si les carrières sont toujours là mais je crois bien qu’on vous attend. »
Une vieille femme était assise sur une chaise, devant la maison. Elle scrutait le taxi avec inquiétude. Elle cherchait à deviner, derrière les vitres teintées, qui pouvait bien s’arrêter là, au 1512 Chemin des carrières, où nul ne s’était arrêté depuis si longtemps.
Il descendit. Le chauffeur mit les bagages à terre et démarra. Ils n’eurent rien à se dire. Ils se dévisagèrent. Ils se reconnurent.

Elle lui raconta peu à peu. Ils étaient partis le 14 au matin. Un ami de son père les avait pris en charge jusqu’à la montagne, sa mère et lui. Ils avaient juste deux sacs, quelques papiers, un livre. Un passeur les emmènerait jusqu’à Mendoza. Son père les rejoindrait avec Pablo dès que la situation le permettrait. Le bébé avait de la fièvre et il n’était pas prudent de l’embarquer dans un tel voyage. Ici, Rosa veillait sur lui. Un médecin habitait dans la rue, il lui donna les médicaments.
« Il se disait les choses les plus folles sur ce qui venait de se passer, tu sais. Ton père venait la nuit et puis il fut obligé de se cacher. » Très vite, elle cessa d’avoir de ses nouvelles. C’est seulement vers la fin octobre qu’elle apprit son arrestation. La jeep avait stoppé bruyamment. Le gradé entra le premier, suivi de deux soldats en armes. Il parla de menées subversives et de la nécessité de « remettre de l’ordre dans cette pétaudière communiste ». Le bébé se réveilla dans la chambre et se mit à pleurer… « Sur le moment, j’ai cru que Joaquin leur avait tout dit. Ils l’ont enroulé dans un drap, ils n’ont rien pris de ses habits, rien que ses médicaments. Ils m’ont assurée que là où ils l’emmenaient il ne manquerait de rien et que le soir même son père le verrait… »
Elle se mit à pleurer silencieusement. Les larmes inondaient ses joues. Ricardo appuya tendrement son front contre le sien, « Abuela ! Abuelita ! »
Elle avait fait des recherches toutes ces années. Le docteur Cordoba l’emmenait parfois à la ville. Elle courait les bureaux, rentrait sans rien. Le nom qu’elle donnait ne disait rien à personne. Il n’apparaissait dans aucun fichier, elle devait se tromper… Un jour, le curé lui parla de l’orphelinat des Sœurs de la Providence, à Valparaiso, « Demandez Sœur Cristina de ma part ». Elle s’y rendit en bus, passa plusieurs contrôles militaires. Elle fit à pied les deux kilomètres de la gare routière au centre ville. Elle finit par sonner, en milieu d’après-midi, à la porte de la grande bâtisse coloniale, Cabo Rodriguez Alfaro, 975. On la fit entrer dans un petit parloir. Entre deux crucifix trônait la photo du général. Elle attendit une dizaine de minutes avant que la sœur la reçoive. Un bonnet blanc recouvert d’un petit voile noir lui entourait le visage.
Tout de suite Rosa parla du Père Urribe. La sœur sourit, il était un ami de son père. Rosa commença par se perdre dans des considérations générales, la sœur la coupa : « Comment s’appelle-t-il, l’enfant que vous cherchez ? » Elle n’était pas la première. La sœur prenait des notes au fur et à mesure. Tous les détails pouvaient se révéler utiles : la taille, le poids, la couleur des yeux… Elle écrivait au crayon dans un petit carnet rouge. Elle demanda : « Vous auriez une photo de lui ? » « De lui, non. Mais de ses parents, oui. Et de son frère… Je n’en ai qu’une, si vous pouviez… » Pendant qu’elle était partie faire des photocopies, une jeune fille apporta du thé et deux petits gâteaux secs.
La religieuse lui laissa peu d’espoir, « C’est le Père Urribe qui vous recontactera si nos recherches aboutissent ou si nous trouvons la moindre piste. Ne perdez pas confiance ».

Plusieurs années s’écoulèrent. On était maintenant en 1984. Un matin frileux d’avril. Le Père Urribe frappa à la porte. Il sortit une enveloppe de sa soutane. Elle contenait une photo. Un jeune communiant en costume sombre et brassard blanc, agenouillé sur un prie-Dieu, cierge à la main. Il était de trois-quarts mais il tournait le visage. Rosa resta de longues minutes sans dire un mot. « Il est arrivé à l’orphelinat en septembre, il avait quelques mois d’après les notes de la sœur infirmière. Il a été enregistré sous le prénom d’Enrique. On l’a donné pour né le 15 mai », dit le Père Urribe. Rosa hocha plusieurs fois la tête. Elle se leva et ouvrit le tiroir du buffet. D’une enveloppe en kraft elle fit tomber des photos. Une vingtaine peut-être. Elle les fit glisser et en retourna une qu’elle posa à côté du communiant. Elle dit alors : « Joaquin avait dix ans ». Le gamin avait été pris devant la maison par un voisin, il souriait à l’objectif. Le Père Urribe en prit une dans chaque main, il les rapprocha, les écarta, les rapprocha à nouveau et les reposa en soupirant « C’est très troublant ». « C’est lui », dit simplement Rosa. 
Il avait été adopté en 1976, à l’âge de trois ans. Lui était avocat, elle était sans travail et le médecin avait été formel : jamais elle ne pourrait avoir d’enfant. Il s’appelait Enrique Alberti et il allait au collège Saint-Georges, à Vitacura, au nord-est de Santiago. Ses parents y habitaient, avenue Luis Pasteur, 350.
Vingt fois elle avait pris le bus et le métro. Elle avait passé des heures à le guetter. Une fois ils étaient sortis à pied, ses « parents » et lui. Elle les avait suivis. Ils étaient allés déjeuner dans un restaurant chic qui servait des fruits de mer. Ce devait être une occasion particulière. Ils étaient endimanchés et l’homme avait commandé un vin pétillant de France. Elle passa plusieurs fois devant eux. Ils avaient la cinquantaine et rien dans leurs manières n’était haïssable. Le garçon s’ennuyait avec discrétion. Un moment il leva les yeux, il s’était installé face à la fenêtre et son regard tomba dans celui de Rosa. Elle sentit quelque chose la remuer jusqu’à l’âme.

Il n’eut aucun mal à trouver, à deux pas de la Moneda, le 16, rue Santa Isabel. C’était un immeuble bas, quatre niveaux, avec des fleurs sur les balcons. Il appela par l’interphone, on ouvrit. Il monta. Juste en face de l’escalier la porte était entrouverte. Le jeune homme alluma le palier et lui tendit la main en souriant. Ricardo frissonna. « Ma femme revient, nous étions sans café… »
L’appartement était clair et meublé avec style. Du moderne assez design. Ils s’assirent dans des fauteuils de cuir rouge. « Excusez-moi de vous recevoir comme ça, dit l’homme, mais je m’absente toute la semaine… Vous êtes historien, c’est ça ? » Ricardo hésita et se contenta de répondre « C’est à peu près ça… » « Je n’ai pas bien compris au téléphone en quoi je pouvais vous être utile. Je suis graphiste et les choses de l’art n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire… » Il rit et, au moment précis où il rit, quelque chose d’imperceptible advint : il se passa la main dans les cheveux et les rejeta vers l’arrière. Ses yeux d’un noir sombre prirent un éclat si particulier que Ricardo en trembla. Son père avait le même tic. Il perdit toute contenance et commença à bredouiller.
A ce moment la clef tourna dans la serrure et la femme entra. Elle irradiait. « Laura… Monsieur Martinez, dont je t’ai parlé. » Quand elle lui serra la main avec entrain, il sentit son parfum délicat. « Alors je peux vous le proposer. Un petit café ? J’ai pensé aux croissants, ça vous dit ? » « Oh non, il ne fallait… » Elle avait déjà fait volte-face et poussait la porte de la cuisine.
Ricardo avait retrouvé son assurance : « Graphiste, c’est exactement ce que je cherchais. Figurez-vous que je travaille sur les photos de famille… Vous sauriez vieillir quelqu’un sur une photo ou le rajeunir ? » A nouveau Enrique se mit à rire : « Oh là là ! Je vous vois venir. Si c’est pour des faux papiers, ne comptez pas sur moi ». Ricardo sortit de son cartable une chemise à rabats. Il aligna sur la table des photos noir et blanc, de lui à différents âges, et deux en couleurs. « Je les ai sorties de l’album de famille », dit-il. « C’est votre mère ? » demanda Enrique. Ricardo hocha la tête, « Et Rosa, ma grand-mère, qui habite à Isla de Maipo… Vous ne remarquez rien ? »  
Enrique observait, vaguement intrigué, sans bien comprendre où il voulait en venir. Dans la cuisine, sa femme avait mis la radio, ces programmes bruyants du matin car il n’était pas dix heures. Elle apporta le plateau, le posa sur la table et s’approcha du guéridon où les photos s’étalaient. « Des photos de famille de M. Martinez », commenta son mari. Elle plissa l’œil comme on fait pour observer un détail et tout de suite pointa un des clichés : « C’est incroyable, chéri, on dirait toi ! » Elle désignait un jeune communiant en costume sombre agenouillé sur un prie-Dieu. « N’est-ce pas ? dit Ricardo. Mais regardez ceci : je trouve que c’est encore plus intrigant. »
Il posa sur le verre la photo de son père qu’il aimait entre toutes. La femme, interloquée, la prit, « Mais Enrique… » Elle faisait glisser sa main gauche de haut en bas, cachant progressivement chaque partie du visage, les cheveux, le front, les yeux, la moustache, le menton et dévisageant son mari, qui convint : « Oui, c’est sûr, il y a un petit quelque chose. Mais qui est-ce ? » Ricardo hésita une seconde : « Enrique, si je suis historien, ce n’est que de ma famille. Cet homme s’appelait Joaquin Salvador Martinez, il a disparu en octobre 1973. Cette photo est publique, il accompagne le cercueil de Pablo Neruda. »
Sa femme avait servi le café. « Ah, j’ai oublié les croissants ! » Elle retourna dans la cuisine.
Ricardo s’était arrêté. Enrique sortit de sa poche un paquet de Belmonts et lui en proposa une. Ils allèrent sur le balcon. La ville s’étirait paresseusement. Au clocher voisin dix heures sonnèrent. « Enrique… Cet homme est votre père… » L’autre tira nerveusement sur sa cigarette. « Ce n’est pas possible, j’ai tous mes papiers. J’étais orphelin quand les Sœurs m’ont recueilli… » Il aurait pu aussi bien le jeter dehors et oublier toutes ces conneries mais il restait là, à tirer comme un damné sur sa Belmonts dans le soleil montant. On était en septembre, le mardi 11, et le lendemain il devait partir dans le Sud négocier un contrat important à Punta Arenas. 
Ricardo passa son bras autour de son épaule. « Enrique, je suis venu vous annoncer une très triste nouvelle… » Il se tourna vers lui : « Maintenant, vous êtes orphelin… Maman est morte au début juillet… », dit-il en un souffle.
A ce moment la femme cria : « Venez vite voir, c’est terrible ce qui se passe ! » « Mais où ça ? » demanda son mari. « Aux Etats-Unis, je viens d’entendre à la radio. Il paraît que la télévision passe les images en boucle… » Ils rentrèrent précipitamment. Le poste grésilla. Ils aperçurent sur l’écran la vision incompréhensible d’un avion qui venait percuter une tour en plein New-York. Un immense panache de fumée blanche jaillit instantanément vers le haut de la tour, il s’irisa de flamboiements et vira au noir.
« Dieu de Dieu ! s’écria la femme, nous allons tous mourir !... » Debout devant la télévision, tous les trois se prirent les mains.




vendredi 17 mai 2013

Le temps de l’innocence - Edith Wharton

Au moment où le roman commence, l’aristocratie New Yorkaise se retrouve à l’opéra. Promis à un avenir brillant, fiancé à la belle May Welland, jeune fille élevée dans la plus pure tradition de la haute bourgeoisie, Newland Archer a tout pour être heureux. Mais lorsque ce soir-là il aperçoit dans une loge voisine la comtesse Olenska, une cousine de May de retour d’Europe après un divorce tonitruant, ses certitudes vacillent. Irrésistiblement attiré par cette femme sulfureuse, intelligente et cultivée, il va néanmoins se résigner à son mariage, se pliant au système de convention d’une société plus que jamais renfermée sur elle-même.

Le temps de l’innocence, c’est la peinture amère du vieux monde New Yorkais de la fin du XIXème siècle. Un monde aux principes rigides, composé de quelques familles richissimes et fermé à toute nouvelle influence. Des gens « nés dans une ornière d’où rien ne peut les tirer. » Dans cette atmosphère de caste, Ellen, femme brillante et libre qui a eu l’audace de quitter son mari, soulève la réprobation générale. Seul Newland l’admire et ne cesse de la défendre. Il sait pourtant que jamais leur attirance mutuelle ne pourra éclater au grand jour et qu’il doit, par tradition, se plier à cette discipline de tribu qu’il supporte de moins en moins.   

Bon, soyons clair, la découverte de ce célèbre roman, Prix Pulitzer 1921, aura pour moi été un long calvaire. Nous devions présenter cette lecture commune avec Marie le 15 avril (je la remercie d’ailleurs au passage pour sa patience et son indulgence alors que son billet était prêt depuis longtemps) et au final il m’aura fallu un mois de plus pour aller jusqu’au bout. En gros, je lisais chaque soir une quinzaine de pages avant de me coucher, impossible de faire plus. Mon petit somnifère à moi, quoi (et puis c’est quand même plus sain que de prendre un Lexomil). En fait tout m’a agacé chez ces bourgeois engoncés dans leurs certitudes d’un autre âge. Sans compter qu’il ne se passe strictement rien, à part les chastes rapprochements de Newland et d’Ellen qui pimentent quelques rares fois (et tout est relatif) une intrigue sans aucun relief. Je n’ai pas ressenti d’empathie pour les personnages et mon manque d’attention conjugué à mon manque d’intérêt a rendu difficile la distinction entre les trop nombreux protagonistes mis en scène. Question dialogues, les conversations de salon insipides foisonnent. Je n’ai retenu que cette remarque faite par Newland qui définit mieux que toute autre ce petit monde sentant la naphtaline à plein nez : « Chez nous, il n’y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous sommes ennuyeux à mourir. »

Que retenir de ce roman de mœurs soporifique ? Disons qu’avec May et Ellen, Newland navigue entre deux continents étrangers l’un à l’autre. Parti de l’un, il se dirige vers l’autre sans jamais parvenir à l’atteindre, rattrapé par la dignité d’un devoir conjugal qu’il se résout à honorer en dépit de ses aspirations à l’émancipation. Ça aurait pu être très beau, à la fois triste et bouleversant. Personnellement, j’ai juste trouvé que c’était très pénible…

   
Le temps de l’innocence d’Edith Wharton. J’ai lu, 2003. 308 pages. 6,90 euros.

Une lecture commune que j’ai le plaisir de partager avec Marie (c’est toujours un plaisir même si le charme n’a cette fois pas opéré de mon coté).

Les avis, tous très positifs voire enthousiastes de Lili GalipetteAthalie, Mango