Printemps 1997. Faisant partie des derniers appelés du contingent à devoir effectuer le service militaire avant sa suppression définitive, je m’apprête à « faire mes trois jours » comme on disait à l’époque. Destination Cambrai pour une batterie de tests physiques et médicaux destinés à valider mon aptitude au service. Refusant obstinément de porter les armes et l’uniforme, je sais déjà que je serai objecteur de conscience, mais cela ne me dispense pas des trois jours. Avant de monter dans le train, je m’arrête dans une librairie afin de trouver un bouquin qui va m’aider à mieux supporter ce court séjour cambrésien. Déambulant dans le rayon de littérature étrangère, je tombe en arrêt devant un titre improbable mais on ne peut plus adapté à la situation : La conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Le clin d’œil est trop beau, c’est le livre que je me dois d’emmener à la caserne ! Voila donc comment j’ai rencontré, par hasard, un des plus beaux romans qu’il m’ait été donné de lire.
L’histoire de la publication de La conjuration des imbéciles est incroyable. John Kennedy Toole est né en 1937 en Louisiane. Couvé, surprotégé par une femme devenue mère à 37 ans alors que les médecins lui avaient certifiée qu’elle ne pourrait jamais l’être, le jeune garçon a très tôt développé des capacités intellectuelles au dessus de la moyenne. Devenu professeur dans un établissement de La Nouvelle Orléans, il continua à vivre chez ses parents. C’est pendant son service militaire (décidément !) qu’il rédigea La conjuration des imbéciles. Le roman fut refusé par plusieurs éditeurs, au grand dam de son auteur.
Le 26 mars 1969, à 31 ans, persuadé d’être un écrivain raté, JK Toole se suicide en inhalant les gaz d’échappement de sa voiture.
Sa mère est dévastée lorsqu’elle apprend la nouvelle. Pendant les années qui suivent, elle propose le manuscrit à de nombreuses maisons d’édition. Les refus s’enchaînent. Obstinée, Thelma Ducoing Toole décide de montrer le texte à Walker Percy, un enseignant de création littéraire à l’université de Loyola. Dans la préface de l’édition française, le professeur Percy relate cette rencontre « [elle] me tendit l’épais manuscrit. Il n’y avait pas moyen d’y couper. Il ne me restait qu’un seul espoir : qu’après avoir lu quelques pages, je les trouverais, en toute bonne conscience, assez mauvaises pour ne pas avoir à en lire davantage. D’habitude, c’est ainsi que cela se passe. En fait, le premier paragraphe suffit souvent et ma seule crainte est que celui-ci ne soit pas assez mauvais ou qu’il soit juste assez bon pour que je me sente obligé de poursuivre la lecture.
Cette fois-ci, je continuais à lire, encore et encore. Au début, avec le sentiment déprimant que ce n’étais pas assez mauvais pour en rester là. Ensuite, avec un vague titillement d’intérêt. Puis avec une excitation grandissante. Et finalement, avec une sorte d’incrédulité : il n’était pas possible que ce soit aussi bon. »
L’ouvrage est finalement publié par la Louisiana State University Press. En 1981, La conjuration des imbéciles remporte le prix Pulitzer de la fiction. A titre posthume, John Kennedy Toole, un jeune homme qui se suicida pensant être un écrivain raté, reçu la plus prestigieuse des récompenses américaines pour un roman.
Pourquoi La conjuration des imbéciles est un livre culte (au moins pour moi) ? Le roman met en scène un des personnages les plus marquants de l'histoire de la littérature américaine : Ignatius Reilly. Un gaillard de La Nouvelle Orléans surdoué intelectuellement, irascible, en révolte contre la stupidité de ses congénères, à l’égo démesuré, fainéant comme pas deux, souffrant d’importants troubles gastriques qui engendrent de nombreuses flatulences et éructations. Une sorte de Don quichotte (obèse) des temps modernes qui cherche à mener une croisade perdue d’avance contre les imbéciles de tout poil. Sa mère le pousse à trouver un travail : chacune de ses expériences professionnelles va tourner à la catastrophe. Ignatius a une petite amie, Myrna. La relation entre ces deux drôles d’oiseaux est pour le moins originale. Et puis il y a la ville. JK Toole plonge le lecteur dans sa Nouvelle Orléans. Un endroit bigarré, à l’atmosphère si particulière. On parcourt les bas-fonds avec un plaisir incroyable, croisant des personnages hauts en couleur et des endroits au charme indéfinissable. Bref, voila un roman franchement drôle, à la fois léger et profond. Après avoir dévoré les 500 pages, on referme le livre en se disant que l’on ne tombe pas tous les jours sur un tel texte. Et c’est bien dommage !
NB : la mère de JK Toole trouva dans les affaires de son fils le manuscrit d’un roman qu’il écrivit lorsqu’il avait 16 ans. La bible de néon fut publié en 1989 aux Etats-Unis. En France, les éditions 10/18 le sortirent en 1993.
La ocnjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. 10/18, 1992. 533 pages. 9,60 €.
Ce billet signe ma première participation au challenge Romans cultes de Métaphore. La liste des titres proposés me permettra de relire quelques pépites de ma bibliothèques (Les contes de la folie ordinaire, mon chien stupide, L'étranger, Le K...) ou d'en découvrir d'autres (Des souris et des hommes, Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur...). Bref, un beau programme en perspective.