dimanche 25 mars 2012

Seins et oeufs

Kawakami © Actes Sud 2012
Natsu accueille pour quelques jours sa sœur Makiko et sa nièce Midoriko dans son petit appartement de Tokyo. Makiko a rendez-vous dans une clinique pour programmer l’opération d’augmentation mammaire dont elle rêve depuis des mois. En pleine crise d’adolescence, Midoriko s’est quant elle réfugiée dans le silence. Elle ne parle plus et communique exclusivement par écrit. Pour les trois femmes, ce court regroupement familial va être l’occasion de mettre à nu la difficile condition de chacune.

Le récit alterne entre le point de vue de Natsu et les écrits de Midoriko. Pour cette dernière, la puberté est un cauchemar. La jeune fille ne supporte pas la lubie de sa mère et n’accepte pas les changements de son propre corps : « Moi, mon corps a faim, il a des cycles hormonaux, il fonctionne sans que je lui demande rien et ça me donne l’impression d’être enfermée dedans. Pour la simple raison qu’on est née, en fin de compte, il faut vivre, manger tout le temps et gagner sa vie, rien que ça c’est l’horreur ». Makiko est une mère célibataire dont le boulot d’hôtesse lui permet à peine de joindre les deux bouts. Pour elle aussi, il est difficile d’imaginer l’avenir alors qu’elle vient de passer la quarantaine.

La relation mère/fille terriblement conflictuelle est sans doute la partie la plus intéressante de ce court roman. Le personnage de Midoriko, ado en plein questionnement existentiel, est assez touchant. L’auteur brosse le portrait de trois générations de femmes japonaises (Natsu a dix ans de moins que sa sœur) ayant pour malheureux points communs la solitude et la perte de repères. Je ne sais pas si Natsu, Midoriko et Makiko symbolisent la majorité des japonaises actuelles mais si c’est le cas, tout cela est bien triste.

Pour tout dire je n’ai pas été emballé par ce texte. Pas touché par le sujet mais surtout assez atterré par la piètre qualité de l’écriture. Quelle platitude ! Les dialogues sont sans intérêt et sonnent assez faux. Après, c’est peut-être un problème de traduction mais quand je lis trois fois le même adverbe en deux lignes, je me dis qu’il y a un problème. La quatrième de couverture vantait pourtant un livre percutant (euh…), provocant (je vois pas en quoi il est provocant) et drôle (alors là, si vous trouvez un passage drôle, faites-moi signe parce que de mon coté je n’ai rien vu). Vous avez dit publicité mensongère ? Bon ok, je suis peut-être de mauvaise foi. Peut-être que c’est tout simplement trop que Girly pour moi. Une déception, quoi !


Seins et œufs de Mieko Kawakami, Actes Sud, 2012. 108 pages. 13.50 euros.



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vendredi 23 mars 2012

Soldats de sable

Higa © Le Lézard Noir 2011
J’avoue avoir un peu tiqué en découvrant dans ma boîte aux lettres ce manga envoyé par Choco dans le cadre du loto BD de Mo’. Un récit de guerre, pas mon truc ça ! Sur la seconde guerre mondiale et la bataille d’Okinawa en plus, encore moins mon truc. Surtout, je pensais que le point de vue serait ultra patriotique avec des kamikazes élevés au rang de martyrs à tous les coins de page. Je m’apprêtais donc à me lancer dans une lecture des plus indigestes lorsque j’ai parcouru la postface. Et là, pour le coup, j’ai été sacrément rassuré. L’auteur y précise en effet que son but était de mettre en valeur les témoignages de villageois ayant vécu et subi les horreurs de la bataille. Une sorte de devoir de mémoire, notamment envers ses parents, natifs de l’île.

Ce manga est en fait un recueil de nouvelles. La plus poignante est sans conteste celle que Susumu Higa consacre à la mémoire de sa mère, une femme remarquable qui, pendant le conflit, n’a vécu que pour protéger ses enfants. Mais le mangaka parle aussi du traumatisme ressenti par les autochtones, en grande partie à cause du jusqu’auboutisme de l’armée japonaise qui s’est souvent mêlée aux civils, en a enrôlé de force un très grand nombre et n’a pas hésité à assassiner ceux qui tentaient de lui résister. Au final, les sujets abordés sont tous très différents. Seul point commun évident, la présence de ces petites gens dont l’histoire avec un grand H ne parle que trop rarement. Le propos est limpide, la situation infernale vécue par tous les protagonistes japonais de la bataille d’Okinawa est clairement exposée et l’antimilitarisme qui affleure dans chaque nouvelle est amené avec suffisamment de finesse pour ne pas sombrer dans la prise de position simpliste.

Si je devais émettre une réserve, elle concernerait le dessin, assurément pas le point fort de cet ouvrage. Le trait de Susumu Higa manque de souplesse, les visages sont figés et laissent difficilement transparaître les émotions mais le découpage rend l’ensemble très lisible, c’est bien là l’essentiel.

Un superbe recueil proposé par les éditions Lelézard Noir. Et une bien belle découverte que je dois à Choco. Nul doute que sans elle je n’aurais jamais posé les yeux sur ce manga, ce qui aurait quand même été fort regrettable !


Soldats de sable de Susumu Higa, Le Lézard Noir, 2011. 252 pages. 21.00 euros.  


Higa © Le Lézard Noir 2011 



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mercredi 21 mars 2012

Thermae Romae 1 et 2

Yamazaki © Casterman 2012
A Rome, en l’an 128 de notre ère, sous le règne de l’empereur Hadrien, Lucius Modestus est un architecte sans grand talent. Spécialisé dans la conception et la construction de thermes, ses projets sont systématiquement refusés car son employeur considère que ses idées sont d’un autre âge. Déprimé, il se rend avec un ami dans un bain public et se retrouve aspiré par un trou au fond du bassin. Transporté dans l’espace et le temps, Lucius se réveille de nos jours au milieu d’un sentô (bain public japonais). De retour dans son époque, il va s’employer à reproduire les innovations découvertes dans le japon du XXIe siècle, ce qui fera de lui une célébrité et le mènera à côtoyer l’empereur en personne.

Au cours de chaque chapitre, Lucius voyage dans le temps et découvre un nouveau procédé technique qu’il met en application dès son retour à Rome. Présentées comme cela, les choses pourraient rapidement paraître très répétitives. C’était d’ailleurs ma grande crainte au début du premier volume. Mais finalement l’écueil est surmonté avec brio car l’auteur propose une vraie progression de l’intrigue. Au fil des chapitres, on voit évoluer l’état d’esprit de l’empereur ou encore la jalousie soulevée chez ses confrères par l’insolente réussite de Lucius. Surtout, ce dernier n’est pas présenté comme un simple technicien sans âme. Il doit faire face à un douloureux divorce et on le voit même tenter de régler ses problèmes d'érection ! Mélanger la petite et la grande histoire n’est pas d’une folle originalité mais la recette reste efficace. Grâce aux va-et-vient de Lucius entre son époque et la nôtre, l’auteur confronte les pratiques thermales de deux civilisations vouant aux bains publics un amour irraisonné. Entre chaque chapitre, des commentaires et des photographies enrichissent le propos et éclairent davantage encore la problématique venant d’être traitée. Pour les pointilleux, il faut bien reconnaître que la Rome antique de Mari Yamasaki est plus fantasmée qu’historiquement irréprochable, mais de mon point de vue, peu importe. De toute façon, quand on imagine qu’un architecte de l’an 128 peut voyager dans le temps, on peut se permettre quelques largesses quand à la véracité historique !

Graphiquement, le trait est réaliste et assez précis, notamment dans la reproduction des bâtiments, des vêtements et des objets de la vie courante.

Voila donc un manga plein de fraîcheur (normal, me direz-vous !), à la fois léger et instructif, qui m’a beaucoup séduit. La série, terminée au Japon, compte en tout six tomes. Le troisième sortira chez nous en juin et je serai avec plaisir au rendez-vous.


Thermae Romae T1 et T2 de Mari Yamazaki, Casterman, 2012. 190 pages. 7,50 euros.


Yamazaki © Casterman 2012
 
 
 




Ce billet signe ma seconde participation aux 10 jours japonais de Choco




mardi 20 mars 2012

Jintarô, le caïd de Shinjuku

Akiyama © Le Lézard Noir 2011
« Tu crois que je suis qui ? C’est quoi mon nom ? Dis-le ! ». Son nom, c’est Jintarô, le caïd de Shinjuku. Si vous ne savez pas qui il est, vous ne ratez pas grand-chose. Surtout, si vous ne connaissez pas son nom, c’est plutôt bon signe, ça signifie que vous n’avez pas encore eu affaire à lui. Jintarô est préteur sur gages. Un gros bourrin moche comme un pou et fringué comme un yakuza, aussi violent que vulgaire. Un obsédé sexuel qui, quand un client ne peut pas payer, demande à sa femme de régler les dettes en nature. Son quotidien est rythmé comme du papier à musique : « Je fais des bénéfices au péril de ma vie le jour et la nuit je m’adonne aux plaisirs de l’alcool et de la chair ». Tout un programme !

Dans une interview à la fin du recueil, l’auteur précise qu’il a voulu créer un personnage qui soit vraiment un sale type. Pour le coup c’est réussi. Son comportement et son faciès sont à vomir. Sans parler de son langage. Un petit exemple pour vous mettre dans le ton ? « La chatte des gonzesses c’est comme l’ouverture d’un porte-monnaie. Dès que tu montres de l’argent, elle s’ouvre grand. » La classe, non ?

Ce one-shot compte en tout et pour tout six chapitres. Comme Jintarô meurt à la fin, on se doute qu’il n’y aura jamais de suite. En même temps, difficile d’imaginer des millions d’aventures tant le personnage est stéréotypé. Et puis il vaut mieux déguster ce manga à petite dose pour éviter la nausée.

Le dessin de George Akiyama est ultra vintage. A tel point que j’ai longtemps cru que c’était un manga des années 70 avant de découvrir que la première publication des aventures de Jintarô datait de 1995. La gueule du prêteur sur gages, c’est quand même quelque chose ! Et puis les nombreuses scènes de sexe, sans être totalement explicites sont proches d’une forme de psychédélisme très étonnant.

De la série B trash et sans concession, assumée à 200% par l’auteur qui reconnaît que quand il créé son histoire, il ne réfléchit pas du tout, préférant dessiner comme il sent. Au final, je ne garderais pas un souvenir impérissable de ce titre même si je reconnais qu’il pourra séduire les amateurs de seinen atypiques. Une belle initiative en tout cas des éditions du Lézard noir que de faire découvrir en France un manga si particulier même si, chez cet éditeur, je préfère largement le sulfureux Vagabond de Tokyo.


Jintarô, le caïd de Shinjuku de George Akiyama. Le Lézard Noir, 2011. 184 pages. 18 euros.


Akiyama © Le Lézard Noir 2011




Ce billet signe ma première participation aux dix jours japonais de Choco

samedi 17 mars 2012

Le Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock

Pollock © Albin Michel 2012
Dans l’Amérique des années 50-60, il ne fait pas bon vivre au fin fond de l’Ohio ou de la Virginie Occidentale. On y rencontre en effet de drôles de loustics. Il y a d’abord Willard Russell, vétéran de la guerre du pacifique travaillant dans un abattoir. Lorsque sa femme contracte un cancer incurable, il se met à sacrifier des animaux dans le jardin devant son fils Arvin. Mais il y a aussi Henry Dulap, avocat véreux et sa femme nymphomane, le prédicateur Roy Laferty et son cousin invalide Theodore, le shérif alcoolique Lee Bodecker ou encore le pasteur Teagardin dont l’un des passe temps favoris consiste à engrosser les jeunes filles de sa congrégation. Surtout, il y a Carl et Sandy. Ces deux là profitent de leurs vacances pour piéger les auto-stoppeurs ayant le malheur de monter dans leur voiture. Les trajectoires de ses personnages vénéneux ne vont cesser de se mélanger dans un maelstrom ravageur.
  
Encore un premier roman américain d’une grande puissance. Une belle leçon pour nos auteurs français qui se contentent le plus souvent de barboter dans l’autofiction sans saveur. Donald Ray Pollock ne s’interdit aucun excès. Rarement un texte aura aussi bien porté son titre. Le diable est en effet  présent dans ou autour de chacun de ces êtres en perdition. Il y a bien ici où là quelques âmes pures, mais aucune ne résistera aux damnés et aux prédateurs qui jetteront sur elles leur dévolu.

La prose est affutée comme un rasoir et l’auteur déploie un incroyable talent pour lier les histoires et les destins. Le lecteur se laisse mener par le bout du nez et voit les pièces du puzzle s’assembler avec limpidité. Imparable ! Un texte violent, sans concession, aussi glaçant que fascinant. Après Le sillage de l’oubli et avant Clandestin, ce nouveau détour du coté des romans américains me conforte dans l’idée qu'en 2012 cette littérature restera encore, et de loin, ma préférée. Un dernier mot tout de même sur la jaquette de couverture qui est juste abominable et ne rend pas du tout hommage, c'est peu de le dire, au talent de l'auteur.

Le Diable, tout le temps, de Donald Ray Pollock, Albin Michel, 2012. 370 pages. 22 euros.

PS : on me souffle à l'oreille que cette couverture est un clin d'oeil à Jackson Pollock, le peintre américain fer de lance de l’Action painting. Ok, je veux bien, mais alors c'est du sous-sous Pollock !

L'avis d'Athalie

L'avis de Nathalie


vendredi 16 mars 2012

Les années n°5 : spécial guerre d'Algérie

A l’occasion du cinquantenaire des Accords d’Evian, voici un numéro spécial de 12 pages consacré à la guerre d’Algérie. C’est bien sûr à travers la littérature que nous abordons ce sujet. Nous nous ferons largement écho de vos réactions et commentaires dans le prochain numéro.

Téléchargez le n°5

Rendez-vous le 31 mars, ici même, pour le numéro 6.


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Bonne lecture !


jeudi 15 mars 2012

Locke and Key 1 : Bienvenue à Lovecraft

Hill et Rodriguez
© Milady 2010
Après avoir échappé de justesse aux psychopathes qui ont assassiné leur père, les enfants de la famille Locke déménagent chez leur oncle sur l’île de Lovecraft dans un drôle de manoir. Tyler l’ainé et sa sœur Kinsey ont été très traumatisés par les événements. Le premier pense être responsable de la mort de son père et la seconde se coupe de plus en plus du monde extérieur tandis que leur mère sombre chaque jour davantage dans l’alcool. Seul Bode, six ans, semble avoir digéré la tragédie. Le gamin passe son temps à fouiner dans le manoir et il découvre une porte aux étranges pouvoirs. Autre découverte, une créature charmeuse et terrifiante qui vit au fond d’un puits dans le jardin et semble s’intéresser de près au bambin. Lorsque l’assassin de leur père s’échappe de sa cellule, les Locke savent qu’ils vont sans doute vivre un nouveau cauchemar…

A force de lire les avis enthousiastes d’Yvan sur les différents volumes de cette série, j’ai fini par craquer. Mes bonnes résolutions de début d’année (acheter moins et me focaliser sur ma PAL monstrueuse) n’auront tenu que deux mois. Que voulez vous, on ne se refait pas !

Alors Locke & Key, c’est vraiment une tuerie ? Le coup du manoir mystérieux n’avait au départ rien de bien original (il faut dire que depuis que je regarde les épisodes de Scooby-Doo avec mes filles je peux vous dire que je m’y connais en manoir lugubres et surprenants). Là, c’est un fait, on est loin de Scooby Doo. Le scénariste Joe Hill, fils de Stephen King, a su tisser une toile d’une redoutable efficacité. Le lecteur n’est pas pris pour couillon, c’est rien de le dire. La densité de chaque chapitre est telle qu’il faut continuellement rester attentif. Flash back, changement de décor au détour d’une case, protagonistes apparaissant succinctement et revenant de manière plus importante 100 pages plus loin... pas question de survoler le récit sous peine de s’y perdre totalement. Sans compter que les clés aux pouvoirs magiques surprenants cachées un peu partout dans la maison peuvent être une source inépuisable de rebondissements plus spectaculaires les uns que les autres. La tension palpable à chaque page rend cette série aussi angoissante qu’addictive. Je ne suis pas du tout fan des thrillers et des récits d’épouvante gores à souhait mais là je me suis laissé embarquer avec une étonnante facilité. Et n’allez pas croire que les choses sont édulcorées : ça cogne, ça saigne et ça fout vraiment les jetons par moments !

Graphiquement, le trait épais du chilien Gabriel Rodriguez ne m’emballe pas plus que ça. A noter tout de même l’importance qu’il accorde au regard de chaque personnage pour souligner les émotions et sa grande maîtrise des scènes où l’horreur et la terreur explosent sans crier gare.

Locke & Key a eu sur moi le même effet que Walking Dead : au départ réticent, pas fan du genre, je me suis laissé convaincre par les avis enthousiastes et au final j’ai découvert une série tout simplement remarquable. Seul problème, mes bonnes résolutions vont une fois de plus passer à la trappe et je vais m’empresser d’aller acheter la suite !

Locke and Key T1 : Bienvenue à Lovecraft de Joe Hill et Gabriel Rodriguez. Milady Grpahics, 2010. 168 pages. 14,90 euros.

Hill et Rodriguez © Milady 2010
 
Les avis de Yvan, Phooka, Ptitetrolle, Mr Zombi

mercredi 14 mars 2012

Kililana song 1 de Benjamin Flao

Flao © Futuropolis 2012
Archipel de Lamu, au large du Kenya. Une région paradisiaque pour l’instant encore épargnée par le tourisme de masse où les pêcheurs utilisent des bateaux traditionnels à voile et où chacun vit dans une grande simplicité. Le petit Naïm, 11 ans, préfère passer ses journées au grand air plutôt qu’à l’école coranique, au grand dam de son frère. Ce dernier le pourchasse dans les rues tortueuses du port pour le ramener par la peau des fesses sur les bancs de la classe. Suivant les traces de Naïm, le lecteur rencontre une galerie de personnages hauts en couleur : un capitaine hollandais traficoteur qui passe son temps à jurer comme un charretier, une jeune femme usant de ses charmes pour plumer des expat’ français snobinards et affairistes, un vieux sage philosophe où encore un sorcier animiste sur le point d’être exproprier. Une intrigue un brin décousue qui sert surtout de prétexte à la découverte d’une région naturelle n’étant pour l’instant par encore passée sous le rouleau compresseur de la modernité.

Au départ, l’auteur comptait réaliser un carnet de voyage classique. Mais à force de rencontres, d’anecdotes glanées ici ou là et surtout d’une envie irrépressible de faire une BD plutôt qu’une compilation d’aquarelles, Benjamin Flao s’est lancé dans ce diptyque au premier tome plus que prometteur. Naïm, son gamin débrouillard et cynique a tout de Tom Sawyer. L’histoire se déroule d’ailleurs à hauteur d’enfant, c’est ce qui fait tout son charme.

L’autre point fort de l’album tient évidemment à la qualité du dessin. Un trait proche du crayonné, des décors somptueux et des couleurs chaudes. C’est splendide ! Surtout, l’alternance entre les séquences dynamiques et celles plus contemplatives donne beaucoup de variété au récit. De la même manière, l’auteur fait se succéder des cases ultra fouillées et d’autre beaucoup plus épurées. A l’arrivée, ce parti pris graphique rend la narration très lisible et lui enlève toute lourdeur.

Des reproches ? Difficile de savoir où l’histoire va nous mener (même si pour moi, l’intérêt de l’album est ailleurs). Certains ne manqueront pas non plus de souligner que Benjamin Flao présente une Afrique de carte postale et ignore quelques réalités kenyanes comme l’intégrisme religieux, la grande pauvreté, le sida ou les guerres ethniques. Certes, mais on n’est pas ici dans le reportage à la Joe Sacco, plutôt dans le dépaysement version Hugo Pratt. La filiation avec le père de Corto Maltese est d’ailleurs évidente et assumée par l’auteur. Pour moi, le but est atteint, j’ai passé un moment de lecture délicieux qui m’a emmené loin, très loin de ma tristounette Picardie. Rien que pour cela, chapeau bas Mr Flao et merci pour la balade.

L'avis de Mo'.

Kililana song T1 de Benjamin Flao, éditions futuropolis, 2012. 128 pages. 20 euros.


Flao © Futuropolis 2012

Flao © Futuropolis 2012

Flao © Futuropolis 2012


mardi 13 mars 2012

La leçon de pêche - Heinrich Böll et Emile Bravo

Böll et Bravo © P'tit Glénat 2012
Dans un petit port de la côte ouest, un modeste pêcheur assoupi dans sa barque est réveillé par un touriste curieux. Ce dernier lui demande pourquoi il n’est pas en mer alors que le temps est parfait pour la pêche. Le pêcheur de lui répondre qu’il est déjà sorti le matin même et qu’il est revenu avec suffisamment de homards et de sardines pour ne pas avoir à retourner en mer une seconde fois. Le touriste lui explique alors que s’il sortait à nouveau il pourrait ramener davantage de poissons. Et s’il continuait chaque jour sur le même rythme, il pourrait bientôt troquer sa barque contre un bateau à moteur puis en acheter un second, se constituer une flotte de chalutiers, construire un hangar frigorifique pour stocker se pêche avant, à terme d’ouvrir sa propre conserverie. En gros, le petit pêcheur pourrait devenir un capitaine d’industrie si seulement il se donnait la peine de travailler plus. Mais sa conception de la vie est différente…

Une fable d’Heinrich Böll, prix Nobel de littérature en 1972, magistralement mise en images par Emile Bravo. Le texte date de 1963 mais il résonne encore aujourd‘hui où la valeur travaille semble pour beaucoup être le seul symbole possible d’accomplissement. Böll propose une réflexion sur la vanité, sur l’ambition démesurée, sur le capitalisme sauvage qui pille les ressources naturelles, bref sur quelques maux propres à notre monde actuel. Le propos est simple et immédiatement compréhensible pour les enfants. Les dessins de Bravo, comme toujours, privilégient la lisibilité. L’alternance entre des illustrations pleine page et des cases de BD évite la monotonie et donne du rythme. A noter également la qualité de l’édition avec un format à l’italienne et une jaquette dont le verso cache une magnifique illustration panoramique.

Un album idéal pour développer l’esprit critique des tout-petits. Et puis c’est pas tous les jours que l’on peut se vanter de lire à ses enfants un prix Nobel de littérature !


La leçon de pêche d’Heinrich Böll et Emile Bravo, Glénat, 2012. 40 pages. 12,20 euros. A partir de 4 ans.


Böll et Bravo © P'tit Glénat 2012

dimanche 11 mars 2012

Chronique de la dérive douce de Dany Laferrière

Laferrière © Grasset 2012
1976. Dany Laferrière fuit la dictature haïtienne et atterrit à Montréal : « J’ai vingt-trois ans aujourd’hui et je ne demande rien à la vie, sinon qu’elle fasse son boulot. J’ai quitté Port-au-Prince parce qu’un de mes amis a été trouvé sur une plage la tête fracassée et qu’un autre croupit dans une cellule souterraine. Nous sommes tous les trois nés la même année, 1953. Bilan : un mort, un en prison et le dernier en fuite. » Sans amis, sans toit et sans emploi, il découvre la ville : « Je marche toute la nuit dans la nouvelle cité. Je ne connais pas encore les quartiers qu’on ne doit pas traverser ni les filles qu’il est dangereux d’aborder. Dans un mois j’aurai perdu cette innocence. » Le choc des civilisations est parfois difficile à affronter : « Chacun muré dans son univers. J’ai quitté une capitale de bavards invétérés pour tomber dans une ville de mordus du silence où les gens préfèrent regarder la télévision plutôt que de s’adresser à leur voisin. La distance qui les sépare semble parfois infranchissable et cela se reflète dans cette agitation pour esquiver le regard de l’autre.» Le jeune homme du sud trouve un emploi à l’usine et surtout, il doit traverser son premier hiver dans une ville du nord. Une épreuve terrible ! Heureusement, la littérature, l’alcool et les femmes lui permettront de mieux affronter l’exil...

J’ai découvert Dany Laferrière en l’an 2000, avant un séjour estival à Montréal. Je voulais absolument lire des écrivains du cru avant de partir et j’étais tombé sur son premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, dans la très jolie collection Motifs du Serpent à plumes. Un vrai coup de cœur pour ce texte audacieux, drôle et sans concession. Depuis, j’ai lu tous ses ouvrages sortis en France. Il me manquait cette Chronique de la dérive douce publié au Canada en 1994. Un roman d’initiation à la prose poétique et précise qui relate à la fois une entrée dans la ville et une entrée dans la vie. J’y ai retrouvé avec plaisir ce narrateur faussement candide qui pose un regard plein de fraîcheur sur la mégalopole qu’il découvre. J’ai aimé son apologie de l’oisiveté, une prise de position dans laquelle je me retrouve totalement à l’heure où on nous bassine avec la valeur travail comme seul accomplissement possible pour l’être humain. J’ai aimé les références littéraires toujours aussi présentes, j’ai aimé ce personnage qui passe son temps à lire et à regarder les filles passer (deux activités dans lesquelles je me retrouve aussi totalement !), bref j’ai passé un excellent moment de lecture, comme d’habitude avec cet auteur !

Chronique de la dérive douce, de Dany Laferrière, Grasset, 2012. 220 pages. 16 euros.